Les historiens et historiennes comme témoins et acteurs sociaux

Conférence de clôture du colloque des étudiants en histoire de l’Université de Sherbrooke, 26 février 2016

GÉRARD BOUCHARD

Historien, sociologue et professeur Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs, Université du Québec à Chicoutimi.

 

Table des matières
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    Je tiens d’abord à remercier les organisateurs et organisatrices du colloque pour m’avoir offert cette tribune qui me donne l’occasion de faire avec vous le point sur quelques questions fondamentales auxquelles je me suis toujours intéressé.

    Je voudrais dire aussi que j’ai beaucoup apprécié la qualité et la diversité des exposés auxquels j’ai pu assister. J’ai noté tout particulièrement l’érudition, l’originalité et la rigueur des présentations. Je vais, du reste, m’en inspirer en partie dans les réflexions que je vais maintenant vous livrer.

    Ce sont des réflexions très simples, mais qui, de plus en plus, me paraissent essentielles, pressantes même. Et je me rends compte que j’ai mis des années pour y arriver, pour prendre conscience de ce qu’est vraiment « le métier d’historien », comme disait Marc Bloch, pour comprendre vraiment ce qu’il apporte à une société et, pour tout dire, pour bien réaliser son caractère indispensable –j’ajouterais, plus que jamais. 

    En fait, je voudrais vous parler de la dignité de ce que nous faisons comme scientifiques et comme humanistes, engagés –parfois malgré nous ou inconsciemment—mais engagés tout de même dans l’histoire qui se fait. En gros, l’histoire ouvre une fenêtre sur ce que nous sommes collectivement, en vertu de nos antécédents, mais aussi une fenêtre sur ce que nous aurions pu être et sur ce que nous pourrions être. Je suis bien d’accord, c’est un gros programme. L’histoire s’en acquitte en ré-actualisant, en redonnant vie à une dimension de nous-mêmes dont nous serions autrement amputés.

    Une distance critique

    En tant qu’historiens, historiennes, je pense que nous pouvons faire tout cela, nous pouvons être acteurs dans notre société, mais à la condition –et c’est un peu paradoxal– à la condition, d’abord, de nous mettre à distance par rapport à notre société, par rapport aux représentations, aux perceptions qu’elle diffuse par le biais des médias, de l’école, du discours public, et tous les autres canaux de transmission. 

    Comme toutes les autres sciences, l’histoire doit se mettre à distance du réel tel qu’il apparaît à première vue, afin de construire ses propres représentations à l’aide de ses méthodes, à l’aide de ses procédés d’objectivation qui lui procurent l’indépendance, la liberté d’esprit qui lui permettent de jeter un regard neuf sur des réalités familières –ou faussement familières. C’est ce que j’appelle la distance critique.

    J’ai parlé des représentations, des perceptions que toute société diffuse : en fait, il vaudrait mieux parler plus précisément des fausses perceptions, des stéréotypes que toute société diffuse et qu’elle reproduit. Ces stéréotypes, ces représentations qui ont la vie dure ne sont jamais innocents : en général, ils sont produits par de puissants acteurs sociaux qui contrôlent les mécanismes de diffusion et qui le font en fonction de leurs intérêts.   

    En voici un exemple. Au 19e siècle, en Europe, la bourgeoisie capitaliste a construit et répandu l’imaginaire de la nation qui représentait la société comme une famille soudée par une communauté d’intérêts, par la solidarité que créent les liens du sang et par une hiérarchie naturelle. En réalité, c’était le moyen que la bourgeoisie avait trouvé pour réprimer une autre vision de la société –une vision menaçante– qui la représentait plutôt comme un ensemble de classes sociales caractérisées par de profondes inégalités de pouvoir et de conditions de vie, par des rapports de domination et d’exploitation au profit de cette bourgeoisie.

    Voici un autre exemple, plus près de nous. Au Québec, la représentation de notre société a longtemps été influencée par la vision du conquérant, du colonisateur, qui justifiait les inégalités inter-ethniques par le fait que la culture, la mentalité des Canadiens français était incompatible avec la nouvelle économie, avec les nouvelles technologies introduites par le capitalisme industriel. Jusque dans les années 1960-1970, des historiens renommés –incluant des historiens canadiens-français– ont soutenu ce genre d’interprétation.

    À une autre échelle, dans la région du Saguenay (une région que je connais un peu), les historiens ecclésiastiques sont parvenus à perpétuer longtemps une vision du passé qui donnait à voir une société paisible, harmonieuse, unie autour de ses prêtres, profondément imbue de l’idéal de la vie rurale et catholique, une population austère, soumise, reconnaissante envers les patrons pourvoyeurs d’emplois, insouciante des ambitions matérielles et heureuse de son sort. Jusque dans les années 1940, on prêchait aussi que cette société n’avait pas beaucoup besoin d’instruction et encore moins de démocratie : il suffisait de faire confiance aux élites.

    On projetait également la vision d’une population principalement rurale, de familles remarquablement stables, profondément enracinées sur leur terre et pratiquant une agriculture autonome, ignorante du marché. 

    Je me suis employé, dans mes travaux, à démolir tous ces stéréotypes qui paraissent aujourd’hui très évidents parce qu’ils appartiennent à un passé révolu. Mais toutes les sociétés sont soumises à de telles visions déformées d’elles-mêmes, des visions dont se nourrissent les identités collectives, qui orientent les choix et les comportements et dont le commun des mortels n’est pas nécessairement conscient.

    Or, c’est précisément une fonction importante des historiens, des historiennes, que de soumettre, au regard de la science, les représentations dominantes. Et ce travail critique de l’historien, c’est la première fonction qui en fait un acteur indispensable dans sa société.

    Mais il ne peut le faire, encore une fois, qu’en s’efforçant de prendre une distance, une distance méthodologique par rapport à ces représentations.

    En d’autres mots, comme tout scientifique, l’historien doit donc pratiquer le doute méthodologique.

    L’historisation des valeurs

    Je vous propose un autre exemple illustrant la façon pour l’historien ou l’historienne, de se poser en acteur collectif. Ce deuxième exemple a trait à ce que j’appelle l’historisation des valeurs. 

    Nous vivons dans des sociétés de plus en plus diversifiées où il est devenu difficile de promouvoir une identité qui fasse justice au mélange des cultures. Par exemple, personne ne songerait aujourd’hui à définir le Québécois par référence à la religion catholique ou aux traditions associées à la famille rurale. De la même façon, il serait excessif d’imposer aux immigrants d’adopter tous les modèles culturels de la société d’accueil. Il y a cependant un terrain qui peut rendre justice à la diversité et rassembler tous les citoyens au-delà de leurs différences, c’est celui des valeurs communes qui servent de socle à une société. Mais comment ces valeurs en viennent-elles à s’enraciner, à prendre prise dans une société ?

    Il y a, bien sûr, les valeurs universelles diffusées par les grands organismes mondiaux comme l’ONU, et qui sont inscrites dans les traités de droit internationaux. Mais aux yeux du citoyen ordinaire, ces valeurs paraissent bien abstraites. Il a peine à s’y reconnaître et il y adhère plutôt mollement; c’est une affaire de spécialistes –ou pire encore : une affaire de professeurs. Il en va bien différemment avec ce que j’appelle les valeurs historisées.

    Dans le passé de toute société se trouvent des événements marquants, des expériences déterminantes dont on s’accorde à perpétuer la mémoire. Ce sont souvent des épisodes positifs, gratifiants (de grandes victoires militaires, une période glorieuse de création artistique ou scientifique, d’immenses réussites économiques). Mais souvent aussi, ce sont des traumatismes, des infortunes : des défaites, des humiliations, des catastrophes. 

    Dans le premier registre, on pense à la victoire de Trafalgar (pour la mémoire anglaise), à la Révolution française, au mouvement européen des Lumières ou à la Renaissance italienne. Dans la direction opposée, on songe à la défaite des Catalans aux mains des Espagnols au début du 18e siècle, à l’Apartheid en Afrique du Sud, à la défaite des Plaines d’Abraham en 1759, à la guerre de Sécession aux États-Unis, à toutes les expériences de despotisme ou de colonisation.

    Grâce à la commémoration, il y a une émotion qui se dégage de ces épisodes, et de ces émotions peuvent émerger des valeurs. Une société qui a vécu l’expérience de la dictature et qui a lutté pour s’en affranchir va développer un culte pour la liberté. Une société qui a été colonisée va célébrer la démocratie. Une société qui a été longtemps soumise à un régime de privilèges va se montrer très sensible à l’idéal de l’égalité des droits (on pense, encore ici, à la France).

    Vous remarquerez que ce sont là des valeurs universelles, mais elles sont l’objet d’une adhésion profonde de la part des citoyens parce qu’elles ont été forgées dans le passé de leur société. En vertu d’un processus d’appropriation, les citoyens n’ont pas le sentiment qu’elles leur ont été imposées de l’extérieur. Elles font partie d’une mémoire trempée dans l’émotion, presque sacrée : on serait même prêt à donner sa vie pour les faire triompher ou pour les perpétuer. Ce sont des mythes : des valeurs sacralisées enracinées dans le passé d’une société. 

    On aperçoit ici une fonction fondamentale pour la science historique, une fonction qui consiste à démêler, au sein du passé, les événements, les expériences susceptibles de créer une émotion forte d’où peuvent se dégager des valeurs sacralisées –en l’occurrence, des valeurs partagées qui vont nourrir l’identité, marquer le débat public, orienter les choix collectifs qui vont permettre de construire des consensus politiques et de mobiliser une société autour de grands idéaux. Or, cette fonction de sélection et de promotion au sein du passé relève au premier chef du travail de l’historien, de l’historienne.

    D’autres fonctions

    On peut entrevoir d’autres rôles pour la science historique. Par exemple : 

    a) Nourrir les identités à l’échelle des régions, à l’échelle locale (il ne faut pas sous-estimer l’importance des appartenances régionales ou communautaires); 

    b) Aborder le passé comme un champ d’expérience, comme un laboratoire, ce qui permet d’enrichir notre connaissance du social, en particulier du changement social dans la longue durée, par opposition au temps court qui circonscrit ordinairement la recherche sociologique. De ce point de vue, la science historique, c’est l’étude des sociétés en changement; 

    c) Autre exemple de fonction : faire ressortir les éléments de continuité entre le passé et le présent, au-delà des épisodes de rupture. C’est un besoin que ressentent toutes les populations : le sentiment de venir à la suite de quelque chose, de quelqu’un, de continuer une histoire, le sentiment que nous ne sommes pas des atomes égarés dans la durée, que nous faisons notre bout de chemin dans un train en marche. J’irais jusqu’à dire qu’il ne peut y avoir de ruptures sans continuités, que celles-ci sont d’autant plus nécessaires que les changements sont profonds.

    Trois conditions

    On pourrait imaginer d’autres fonctions, mais je vais m’arrêter ici pour aborder une autre question : comment, à quelles conditions la science historique peut-elle s’acquitter de ces responsabilités ? Je voudrais insister sur trois points :

    Première condition : les assises méthodologiques

    D’abord, et tout particulièrement pour ce qui concerne sa fonction critique, il importe évidemment que l’historien soit un scientifique. Je veux dire par là que le travail historiographique doit reposer sur une méthodologie qui est une garantie de rigueur et dont fait partie l’analyse comparative. J’ai beaucoup pratiqué la comparaison dans mes travaux. C’est un procédé très efficace et indispensable de décentration de soi, un moyen d’objectivation qui permet, notamment, de prendre de la distance, de déceler les fausses et les vraies caractéristiques d’une société, qui permet aussi de formuler de bonnes questions : pourquoi des contextes apparemment semblables ont-ils donné lieu à des parcours collectifs différenciés ? 

    La comparaison permet aussi d’attirer l’attention et de s’interroger sur des non-événements. Par exemple : pourquoi de grands courants de pensée parmi les plus influents en Occident au 19e siècle ont-ils très peu touché le Québec ? Je parle de grands débats qui ont occupé très peu de place au sein de nos élites, de nos intellectuels, de nos scientifiques. Par exemple : le grand mouvement du scientisme, le socialisme, l’essor du capitalisme, la laïcité, la démocratie (en particulier l’intense réflexion autour et à la suite de Tocqueville)[1]. Je pense aussi à la thématique des droits humains à la suite de la Révolution française, à toute la thématique des classes dangereuses, des inégalités sociales, des mouvements sociaux protestataires; je pense aussi à l’American dream qui a séduit toutes les populations d’Occident, mais dont on ne trouve presque pas de trace dans les écrits de nos élites. C’est la même chose, plus récemment, avec la pensée postcoloniale, et le reste. 

    Autre exemple de question non posée, dans un domaine différent, mais auquel j’ai eu à m’intéresser : pourquoi cette absence de la grande propriété dans le monde rural québécois ? Pourquoi l’empire de la petite propriété familiale, à la différence de ce qu’on a observé dans d’autres collectivités neuves ? 

    Ce sont là des exemples de ce que j’appelle des non-événements dont la comparaison permet de prendre conscience, d’attirer l’attention sur des facettes importantes de notre passé et de susciter de nouvelles questions pour la science historique.

    Vous allez me permettre de glisser un dernier exemple qui a trait à la région du Saguenay et aux régions rurales du Québec. Dans mon livre Quelques arpents d’Amérique, c’est l’appareil comparatif avec les autres collectivités neuves qui m’a permis de critiquer l’identité ou la vision traditionnelle du Canadien français. Selon le discours des élites, les principaux traits distinctifs des Canadiens français étaient a) l’importance de la religion, b) l’attachement à la terre, c) la vigueur de l’esprit communautaire, d) l’enracinement, la sédentarité, e) le caractère central de l’institution familiale associée à une fécondité exceptionnellement élevée. Grâce à la comparaison (avec le Canada anglais, les États-Unis, des pays d’Amérique latine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande), j’ai pu montrer que ces traits se retrouvaient dans toutes les collectivités neuves, qu’ils résultaient simplement des nécessités de la survie dans les contextes de peuplement. 

    La grande question qui, dès lors, se posait était la suivante : comment en était-on venu au Canada français à construire cette fausse identité ? Et c’est à partir de là que j’ai décidé de réorienter mes travaux vers l’étude des imaginaires collectifs et des mythes sociaux.

    Au-delà de la comparaison, mais dans le même esprit d’une meilleure objectivation de la recherche, je signale aussi la construction de bases de données informatisées, là où c’est possible. Ce sont de véritables infrastructures de recherche, très précieuses, en particulier quand elles sont polyvalentes, quand elles peuvent appuyer tout un éventail d’analyses. 

    Ces bases de données informatisées permettent aussi une critique et une validation méthodologique du fait que les requêtes d’analyse peuvent être répétées à volonté simplement en modifiant des variables ou en redéfinissant les populations cibles.

    Deuxième condition : la spécialisation

    La deuxième condition sur laquelle j’aimerais insister, c’est la nécessaire diversité, la pluralité des approches, des avenues de recherche, des questionnements, des échelles d’enquête. On déplore parfois l’éclatement ou la sur-spécialisation de la recherche en histoire (j’y reviendrai plus loin), mais il ne faut pas sous-estimer la richesse que cette diversité représente.

    La société qui est l’objet de nos recherches est elle-même éclatée en quelque sorte, du fait qu’elle se présente sous des dimensions très variées. Par exemple, une personne expérimente sa vie de plusieurs façons : comme homme ou comme femme, comme jeune ou âgé, plus ou moins scolarisé, comme membre d’une famille, comme résidente d’une maison, d’un quartier, d’une ville, d’une région, comme travailleur ou sans emploi, comme consommateur, comme appartenant à une classe sociale, à une Église, à un parti politique, à une nation, et le reste. 

    Dans notre domaine de recherche, cette pluralité se traduit nécessairement par de nombreux champs de spécialisation que vous connaissez bien : l’histoire économique, l’histoire sociale, l’histoire politique, l’histoire des femmes, l’histoire culturelle, l’histoire de la population (incluant celle de la santé et des épidémies), l’histoire nationale, l’histoire environnementale, l’histoire publique, l’histoire locale, la biographie, l’histoire autochtone, l’histoire mondiale. On peut encore ajouter à cela l’ethnohistoire, la géographie historique, la démographie historique, l’archéologie, la muséologie, la généalogie, et tout le champ de la commémoration. 

    En plus, la plupart de ces champs d’enquête comportent des divisions. L’histoire culturelle inclut l’histoire des idées, l’histoire religieuse, l’histoire des mentalités, l’étude des imaginaires, des mythes, l’histoire du livre ou de la lecture. L’histoire sociale se spécialise dans l’étude des classes, des inégalités, des rapports de pouvoir, de la mobilité sociale…etc.

    Personnellement, je ne vois pas cette fragmentation comme un problème. Je crois que c’est un signe de santé, d’approfondissement au sein de la recherche historique. Comme dans tout autre domaine, on assiste à la formation d’expertises indispensables. Et je vois que vous êtes du même avis. J’ai bien noté que ce que vous avez appelé les pratiques émergentes faisaient partie de la thématique de ce colloque.

    Je pense la même chose de la diversité des sources de données : qualitatives, quantitatives, orales, iconographiques, bases de données informatisées. Chacune a ses avantages et ses limites. Je crois qu’il faut les voir comme complémentaires.

    Troisième condition : l’esprit de synthèse

    Mais je pense aussi –c’est la troisième condition que doit respecter la science historique pour remplir les fonctions que j’ai évoquées– je pense qu’il faut éviter que toutes ces spécialités soient refermées sur elles-mêmes, éviter qu’elles acquièrent une sorte d’autonomie. Je pense que vous êtes sensibles également à cet impératif puisque l’interdisciplinarité fait partie des préoccupations de cette rencontre. Le cloisonnement, c’est le risque associé à la spécialisation. En d’autres mots, il faut savoir cultiver aussi l’ouverture, cultiver une curiosité pour l’ensemble du champ social, pratiquer l’interpénétration des champs d’enquête de façon à préserver la possibilité de la synthèse, la nécessité d’une vision d’ensemble. Il faut toujours garder à l’esprit que les dimensions plurielles que j’ai énumérées sont toujours engagées dans une étroite interaction dans la vie concrète d’une société. 

    Je suis bien conscient que ce que je vous invite à faire est difficile : je dis qu’il faut en même temps cultiver la spécialisation et s’en méfier. Encore une fois, c’est un précepte qui est dicté par la dynamique sociale elle-même. 

    À titre d’illustration, je vous propose un très bel exemple tiré de l’histoire sociale des idées, plus précisément le grand mouvement des Lumières dans la France de la deuxième moitié du 18e siècle. L’une des grandes idées mises de l’avant par les philosophes, c’était l’idéal d’égalité. L’histoire des idées permet de reconstituer, avec une grande précision, cet épisode déterminant de l’histoire occidentale.

    Mais si vous vous arrêtez là comme spécialiste de l’histoire des idées, vous n’avez fait que la moitié du travail. Il vous reste à montrer comment, à partir du moment où une nouvelle idée a été émise dans un contexte donné, comment elle va pénétrer les mentalités, les pratiques, les comportements dans la société. En d’autres mots, par quels processus ou mécanismes sociaux cette idée va-t-elle en arriver à se diffuser, à s’implanter dans les institutions et à produire un important changement dans la société ? 

    Dans ce cas, des historiens ont pu mettre au jour deux facteurs, deux circonstances déterminantes. Premier facteur : l’apparition du capitalisme de consommation en vertu duquel des attributs prestigieux jusque-là exclusivement associés aux élites aristocratiques (nous parlons surtout de modes vestimentaires ou culinaires) sont devenus des objets de consommation courante. De nouveaux ateliers, de nouveaux producteurs se sont mis à fabriquer des imitations de qualité bien inférieure, mais qui permettaient au tout-venant de se produire en public avec les atours de la noblesse. 

    Parallèlement se développait à Paris une nouvelle mode, la promenade, dans les grandes avenues, dans les jardins et dans les parcs. Il se produisait donc une forme de démocratisation par le biais de la marchandisation. Ce petit capitalisme était aveugle aux distinctions de classe : ce qui lui importait, c’était de fabriquer et de vendre, peu importe l’identité du vendeur ou de l’acheteur. Des classes très inégales en venaient donc à partager les lieux publics. Les rangs sociaux ne se confondaient pas, mais ils se côtoyaient. D’où : la diffusion, la concrétisation de cette idée. On peut voir là un apprentissage concret de l’idée d’égalité. C’était un apprentissage non programmé, mais qui n’en préparait pas moins le terrain à la révolution qui s’en venait.

    Le deuxième facteur est tout aussi intéressant, et tout aussi fortuit. À la même époque, la monarchie trop dépensière, très appauvrie, se trouvait au bord de la faillite. Elle ne pouvait plus emprunter aux bourgeois, auprès desquels elle s’était surendettée. Elle s’est donc tournée vers la solution la plus improbable qui soit : instituer un impôt à la noblesse. C’était une sorte de profanation, on mettait fin à l’un des privilèges les plus étroitement associés à l’aristocratie : l’immunité fiscale. D’une façon bien involontaire, cette décision, à sa façon, faisait elle aussi progresser très concrètement l’idée d’égalité; même la noblesse n’était plus au-dessus du commun des mortels.

    Ce qu’on retient de tout cela, c’est que le sort d’une idée dans une société, ce qu’il en advient une fois qu’elle a été formulée, ne dépend pas seulement de sa cohérence, de sa nouveauté, de son potentiel de séduction, de ses qualités intrinsèques. Elle doit aussi entrer dans les pratiques sociales, être appropriée par des acteurs qui y voient un moyen de faire avancer leurs intérêts, prendre appui sur d’autres changements en cours parallèlement dans cette société. 

    Autrement dit, l’idée doit entrer en résonance avec différents éléments d’une conjoncture, en l’absence de toute programmation –on pourrait parler ici d’une logique des coïncidences contextuelles. Cet exemple démontre pourquoi il faut passer de l’histoire des idées à l’histoire sociale des idées.

    Je vous soumets un deuxième exemple lié aux problèmes de pauvreté, aux problèmes de sous-développement dans les Réserves autochtones aux États-Unis. Selon une explication traditionnelle, un peu paresseuse, fournie par des économistes, on croyait que ces difficultés étaient dues à l’emprise d’une culture qui n’avait pas su évoluer pour s’adapter aux nouvelles réalités. Il fallait donc changer ces cultures pour les « moderniser ».

    C’est l’histoire sociale et culturelle de ces communautés qui a permis d’y voir plus clair. En fait, la nouvelle explication proposée était exactement le contraire de la précédente. Ce sont les communautés qui avaient pu vraiment conserver leur ancienne culture qui réussissaient le mieux. On a pu montrer que la vigueur des traditions, des coutumes, de l’identité traditionnelle et du sentiment d’appartenance créait une solidarité, une cohésion collective. Et cette cohésion se traduisait par une capacité de se concerter, d’en arriver à des consensus, de se mobiliser autour d’objectif communs et de mieux défendre ses intérêts.

    On pourrait multiplier ce genre d’exemples. Je ne résiste pas à vous en soumettre un dernier. Je reviens à l’émergence des idéologies nationales et des nationalismes en Europe à partir de la fin du 18e siècle. Une démarche d’histoire des idées permet de reconstituer avec précision la filiation intellectuelle de cette idéologie. Mais elle n’explique pas pourquoi ces idées-là se sont implantées de façon si spectaculaire à l’échelle de l’ensemble du continent, pourquoi elles ont finalement prévalu sur d’autres –le socialisme, par exemple. En fait, l’histoire sociale, encore une fois, a montré que la raison principale se trouve premièrement dans l’économie, deuxièmement dans un rapport de classes. 

    Je dis dans l’économie, plus précisément dans les nécessités de l’essor et de l’expansion du capitalisme. Le libre mouvement des biens et le besoin de main-d’œuvre appelaient diverses formes d’homogénéisation telles que la suppression des péages, des systèmes locaux de mesure, de tout ce qui entravait le commerce à l’échelle du territoire national. Ils appelaient aussi une scolarisation minimale et une uniformisation des contenus de l’école. Il fallait, en outre, mettre en place un nouveau régime de gouvernance favorable au développement de la nouvelle économie. Tout cela rendait nécessaire le remplacement des monarchies autoritaires et une représentation de la société désormais définie comme nation, appuyée sur le peuple. 

    En deuxième lieu, la construction et la promotion de l’idée nationale était dictée par des considérations de classes sociales. L’expansion du capitalisme industriel s’accompagnait de la formation d’un prolétariat rebelle dont les luttes attestaient les divisions profondes de la nouvelle société, les rapports d’oppression qui la sous-tendait et que l’idée nationale avait pour fonction d’occulter. 

    En plus, les mouvements populaires étaient en quête de justice sociale et de démocratie; ils militaient donc eux aussi contre les monarchies totalitaires, absolutistes. En conséquence, et d’une façon très inattendue, les objectifs de la classe bourgeoise et ceux de la classe ouvrière se rencontraient –d’où la diffusion du modèle national, mais d’où aussi la progression de l’idée démocratique. Je pense que ces exemples montrent la nécessité, à la fois, de la spécialisation et de l’ouverture interdisciplinaire.

    Dans une ère de changements rapides comme celle que nous vivons, où des cadres fondamentaux de la vie collective sont en mutation (je pense à la mondialisation, à la révolution des communications, à la mobilité des personnes, au bouillonnement des idées, au choc des modèles culturels…), dans un monde comme celui-là, marqué par l’instabilité et l’insécurité, où tout semble se redéfinir, on pourrait croire que le passé est dépassé, qu’il faut plutôt se tourner vers l’avenir pour résoudre les énigmes du présent. Ce serait à la fois une erreur et une illusion que de sacrifier le passé. 

    D’abord, peu importe l’ampleur et la vitesse des changements, il subsiste toujours, comme je l’ai dit, des éléments de continuité. C’est à l’historien de les faire ressortir. Et plus précisément, c’est à l’historien, à l’historienne de faire voir les rapports complexes entre les ruptures et les continuités. En fait, plus les changements sont rapides, plus ce besoin est pressant.

    J’irai plus loin. En s’acquittant de cette tâche, l’historien doit s’efforcer de montrer le sens de ce qu’il observe, en reconstituant la logique (souvent contradictoire) des parcours, en indiquant ce qui les commande et ce vers quoi ils tendent. Autrement dit, en faisant ressortir les éléments de cohésion dans l’apparent désordre des tendances en cours. C’est de cela, en définitive, que se nourrit une société et c’est ce qu’elle attend de l’étude du passé : des repères, des références, des directions. Il ne faut pas l’en priver.

    C’est pour cette raison et celles que j’ai évoquées précédemment que les historiens, les historiennes, sont à la fois des témoins et des acteurs indispensables dans leur société. Voilà quelle serait ma réponse à la fameuse question que posait Marc Bloch : à quoi sert l’histoire ? 

    Références

    [1] Je me réfère ici à la période allant du milieu du 19e siècle (soit aux lendemains du mouvement patriote) jusqu’au milieu du 20e.