Introduction
La ville de Sorel est située sur la rive sud du Saint-Laurent, à l’embouchure de la rivière Richelieu. À partir du 19e siècle, la région croît rapidement grâce à son emplacement stratégique. Plus précisément, son port profite des échanges entre Montréal et Québec. Ainsi, l’accroissement des limites de la ville se fait par étapes successives, soit par le développement portuaire, industriel et commercial. Cependant, le véritable essor de Sorel commence au début du 20e siècle. C’est l’arrivée de la famille Simard dans la région qui vient changer le sort de cette ville alors principalement vouée à une économie portuaire et agraire. Sorel devient une ville industrielle.
Les frères Simard (Joseph, Ludger et Édouard) sont nés à Baie-Saint-Paul. En 1909, Joseph arrive à Sorel où il trouve de l’emploi en tant que commis à l’hôtel de ville de Sorel. En 1914, il est embauché par la compagnie Sorel Light Heat and Power où il est nommé surintendant. La même année, ce dernier est rejoint par son frère Édouard. Ensemble, ils commencent à acquérir des entreprises régionales en déclin afin de les rebâtir. Qui plus est, ils n’hésitent pas à s’établir dans de nouveaux créneaux jusque-là inexploités dans la région. En 1917, Joseph achète les Chantiers Manseau avec deux associés et s’amorcent alors les opérations de dragage au Cap-de-la-Madeleine. En 1928, Joseph Simard vend les parts qu’il détient à la Sorel Light Heat and Power et décide de fonder la compagnie Dredging Contractors Ltd. Deux ans plus tard, il devient propriétaire de deux autres usines, soit Sorel Mechanical Shops et Sorel Iron Foundry, afin d’alimenter les besoins du Chantier Manseau. L’aîné des Simard renomme l’ensemble compagnies acquises Consolidated Marine Companies. En 1932, la fonderie Beauchemin et Fils est achetée par les mêmes entreprises. C’est à ce moment que le troisième frère, Ludger, se joint à l’aventure en tant que président de la fonderie qu’il renomme Sorel Steel Foundries Ltd. En 1937, le gouvernement fédéral décide d’abandonner le chantier qu’il opère depuis 1900 à Saint-Joseph-de-Sorel, celui-ci étant devenu un lieu de patronage politique. La même année, le General Dredging Contractors devient propriétaire de l’ancien chantier fédéral.
Bref, la famille Simard entreprend une véritable ascension et une diversification au niveau de ses actifs. On peut penser à Sorel Industries Limited, Marine Industries Limited, Richelieu Knitting, l’Hôtel Saurel ainsi qu’à la radio locale CJSO. À la suite de ce survol des actifs possédés par la famille Simard, on ne peut nier l’importance qu’ont eue les trois frères sur la vie économique, sociale et culturelle de la ville de Sorel et de ses environs. Au cours des années 1940, les directions des entreprises centrales de l’empire industriel Simard, soit Marine Industries Limited et Sorel Industries Limited, vont orchestrer la production d’un journal bimensuel (Écho de la Marine) et d’une revue mensuelle (25 pounders). En 1944, ils font partie des 5 100 journaux de compagnies d’Amérique du Nord[1].
Différents spécialistes du travail se sont penchés sur l’étude des journaux d’entreprises. Selon Peter Johansen, ces derniers sont d’importants témoins de la culture populaire d’une époque, mais ils peuvent aussi servir à la direction de moyen de gestion du personnel[2]. Comme l’observe Stéphanie Piette, c’est un moyen facile et efficace pour rejoindre l’ensemble du personnel et pour faire passer des idées ou des messages jugés importants[3]. La popularité de l’Écho de la Marine et du 25 pounders ne fait que renforcer l’idée que les informations véhiculées sont transmises rapidement. Selon Claudine Drolet, le journal d’entreprise est également un vecteur de paternalisme et de « corporate welfare capitalism[4] ». Finalement, Joan Sangster abonde dans le même sens en offrant une définition du rôle de ce type de publications :
Pour faire suite à ce survol historiographique concernant les publications d’entreprises, notre objectif est d’analyser la production originale de la Marine Industries Limited et de la Sorel Industries Limited et des discours qui y sont véhiculés. D’une part, ceci nous permettra de déterminer si leur production est un outil de renforcement de la loyauté des employés envers les entreprises et la famille Simard, ou plutôt un espace de sociabilité autonome pour les ouvriers. D’autre part, puisque ce sont des publications diffusées pendant les années entourant la Seconde Guerre mondiale, nous allons observer si celles-ci servaient de relais de propagande pour la guerre. Bref, en utilisant la totalité des numéros du journal Écho de la Marine et de la revue 25 pounders comme sources principales, nous allons étudier l’implication des grands industriels dans le développement d’un outil de sociabilité pour une population majoritairement ouvrière et les manières dont cette dernière s’est appropriée, ou non, ces outils communicationnels.
Nous proposons une démonstration en trois temps. La première section consiste en une brève présentation des usines auxquelles sont associées les tribunes à l’étude. Ensuite, nous allons analyser le fond et la forme de l‘Écho de la Marine et du magazine 25 pounders. La dernière section consistera à faire un retour sur nos hypothèses à la lumière de cette analyse.
Marine Industries Limited et Sorel Industries Limited : le cœur industriel de Sorel
L’empire des Simard repose d’abord sur la Marine Industries Limited, entreprise elle-même divisée en deux sections : la construction navale et le dragage. Même si la famille Simard s’applique à diversifier l’économie, elle ne change pas la formule déjà gagnante de l’industrie navale soreloise. En effet, le port de Sorel est le noyau de son activité économique. Dès le début de la Seconde Guerre, la Marine s’adapte et se met à l’œuvre en produisant des corvettes, des balayeurs de mines, des bateaux de ravitaillement et les fameux cargos de 10 000 tonnes[6]. En temps normal, cette usine emploie un peu plus de 300 hommes, mais les besoins de la guerre font grimper ce nombre à 6 000 hommes. Ces effectifs auraient même augmenté à 8 000 pendant la période la plus active[7]. À cette entreprise, il faut ajouter la Sorel Steel Foundries, usine sœur, employant environ 300 hommes et se spécialisant dans la fabrique d’outillage lourd[8].
Entre 1939 et 1969, les chantiers sidérurgiques et mécaniques de Sorel Industries Ltd, situés sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent et au confluent de la rivière Richelieu, dominent le paysage sorelois. Le 1er juillet 1941, la compagnie présente au gouvernement canadien les six premiers canons de campagne 25 pounders. De 1939 à 1945, la production de Sorel Industries consiste essentiellement en la fabrication de canons de 25 livres pour les armées britanniques, canadiennes et alliées, de canons navals de divers calibres, ainsi que d’obus pour la marine américaine[9]. Elle est la seule en Occident à fabriquer des canons complets à partir de la matière première. À son plus fort, la Sorel Industries emploie environ 4 000 ouvriers. Lors d’une entrevue accordée à René Lévesque en 1959, Édouard Simard affirme qu’environ 15 000 personnes ont travaillé pour l’effort de guerre dans ses diverses usines et commerces[10].
La période d’après-guerre n’arrive pas sans inquiétude dans des villes comme Sorel, où la presque totalité de la production sert à des fins militaires. Cependant, des mesures sont prises afin d’éviter un trop grand essor de la population dans la région une fois les hostilités terminées. De 1946 à 1950, la Sorel Industries Limited reçoit davantage de contrats commerciaux, notamment la reconstruction de wagons frigorifiques pour le compte des Chemins de fer nationaux du Canada et la fabrication de différentes pièces d’artillerie de rechange pour le compte du Département de la Défense nationale du Canada[11]. De plus, la Marine Industries Limited concentre ses efforts sur la production de plusieurs vaisseaux pour la ligne transatlantique française et de bateaux pêcheurs pour le gouvernement de la France. Finalement, l’entreprise reprend ses activités de dragage, qui avaient été pratiquement interrompues pendant la guerre[12]. Ceci permet aux Simard de continuer de fournir du travail à un grand nombre d’employés.
Bref, puisque la majorité de la population de Sorel et un nombre considérable de gens provenant de ses périphéries travaillent dans les diverses usines et commerces des Simard, les publications au cœur de cette étude entrent dans les foyers d’un nombre non négligeable de gens. De plus, comme la radio locale voit le jour seulement en 1945, ces publications imprimées sont d’importantes sources d’information pour la majorité des Sorelois pour les nouvelles locales, mais aussi pour les nouvelles internationales relatives à la Seconde Guerre mondiale. Il importe donc de les étudier[13].
L‘Écho de la Marine (1942-1948)
L’Écho de la Marine est fondé au mois de mai 1942 sous la direction de J.-Léon Ferron. Neuf numéros sont publiés jusqu’à l’été 1943. Les cinq premiers numéros de ce journal sont d’un petit format d’une dizaine de pages et paraissent aux mois de mai, juin, juillet, août et septembre 1942. Dans le premier numéro de mai, tous les directeurs de la Marine ont écrit un article invitant les employés à lire ce journal régulièrement. Les numéros suivants se composent d’éditoriaux, d’articles d’intérêt féminin et de plusieurs informations provenant des principaux contremaîtres de Marine Industries. Les quatre numéros suivants sont publiés plus tard sous la direction d’Henri Gendron : au jour de l’An, au mois de février, à Pâques et un dernier à l’été 1943. Le format de ces quatre numéros est un peu plus grand et se compose maintenant d’une douzaine de pages. En plus d’éditoriaux signés par la direction, la rédaction reproduit les rapports de quilles avec quelques photos des clubs. Chaque édition fait connaître au lecteur un héros du chantier, soit un employé fort apprécié par ses pairs et par la direction.
Dans un contexte de grande productivité et de prospérité pendant la Seconde Guerre mondiale, les Simard font connaître leur intention de faire revivre le journal en finançant sa production, arrêtée depuis quelque temps. Les frères font appel aux services de Maurice Boulianne, alors directeur du journal maskoutain Le Clairon. Engagé le 1er février 1944, il a pour tâche de diriger le journal d’usine en plus d’être responsable des relations publiques avec les lecteurs francophones. Le premier numéro de cette édition améliorée de l’Écho de la Marine voit le jour six semaines après son embauche, soit le 16 mars 1944. Le directeur-gérant de Marine Industries, Ludger Simard, se dit heureux de saluer la publication du journal : « Je suis d’ailleurs persuadé que cette fois-ci notre périodique se portera bien…[14] ».
L’Écho est d’abord inséré bimensuellement dans le journal local Le Courrier de Sorel. Deux pages devaient répondre aux objectifs fixés par la direction lorsque les Simard décident de financer cette publication. Les employés sont présentés dès la parution du premier numéro par Ludger Simard : « Ce journal est le vôtre ! Il est fait pour vous et par vous. En dépit de la gravité des problèmes de l’heure, nous croyons qu’une telle initiative s’impose dans une industrie importante comme la nôtre. Je ne doute pas que l’Écho de la Marine remplira sa mission et saura nouer des liens d’amitié, créer des courants de sympathie, pour le bénéfice de nous tous au sein de la grande famille des employés de la Marine Industries[15] ».
Le rédacteur en chef s’entoure d’Émile Pontbriand, responsable des nouvelles sportives, et de Marthe Paré afin de diriger la section féminine du journal, tous deux déjà employés de la Marine Industries Limited. À cette équipe se joint un nombre inconnu de collaborateurs bénévoles provenant de divers départements du chantier maritime.
Dès le septième numéro, en raison de sa popularité, l’Écho prend la forme d’un tabloïd en passant de deux à quatre pages[16]. De plus, à partir du numéro du 6 juillet 1944, le journal cesse d’être distribué entre les pages du Courrier de Sorel[17]. Il devient une publication indépendante, distribuée aux employés à la sortie de l’usine le vendredi après-midi. Le 1er septembre de la même année, l’Écho s’impose comme organe d’information sur le chantier en devenant un hebdomadaire[18].
Malgré ces quelques changements, la formule de départ en ce qui a trait au contenu reste la même. L’Écho présente en première page un photoreportage sur un département de l’usine et son contremaître en offrant une notice biographique de celui-ci. Sur cette page, nous trouvons également des articles sur l’acquisition de contrats, sur les campagnes annuelles de l’emprunt de la Victoire ou sur tout autre événement d’importance touchant les employés. Les pages suivantes sont consacrées tant aux activités professionnelles qu’aux événements sociaux et sportifs.
Au cours de ses quatre années d’existence, l’Écho traite régulièrement des accidents de travail sur le chantier, notamment par la publication de rapports mensuels et annuels sur le sujet. Ceux-ci sont souvent accompagnés d’articles de suggestions pour améliorer les règles de sécurité. Nous y retrouvons également de nombreux articles sur les cours de perfectionnement offerts aux employés ou encore sur les bienfaits de l’éducation. Les lecteurs peuvent aussi améliorer leur vocabulaire en apprenant chaque semaine le terme français d’expressions anglaises couramment utilisées sur le chantier. Au moyen de ces articles, la direction souhaite améliorer la production de chaque employé et baisser les coûts de production. Qui plus est, les Simard se positionnent en tant que pères de la grande famille industrielle soreloise. Ils souhaitent offrir les meilleures conditions et possibilités d’avancement à leurs employés afin d’en faire de meilleurs travailleurs.
Puisque le journal est voué aux employés, on traite aussi de sujets concernant leur vie familiale, notamment en rapportant les mondanités : promesses de mariage, naissances, anniversaires, nécrologie. Ces faire-part sont normalement accompagnés de la « Marinette » de la semaine, présentant une employée féminine de la compagnie.
Finalement, les amateurs de sports sont bien servis par ce journal. Nous retrouvons au sein de chaque numéro les résultats des parties de balle molle de la ligue interdépartementale, de la ligue de quilles des bureaux et du club de hockey. D’ailleurs, le nombre important d’employés à cette époque permet à la direction d’embaucher un directeur au Centre de récréation afin qu’il s’occupe de toutes les organisations sportives, des visites industrielles et des réceptions tenues par Marine Industries[19].
À partir du 9 mars 1945, les quelque 300 employés de Sorel Steel Foundries commencent à recevoir l’Écho de la Marine. Jean Simard, directeur des cours de perfectionnement, écrit : « notre compagnie se fait un plaisir d’étendre ses activités sociales et éducationnelles à cette compagnie voisine qui, après tout, est notre sœur, étant animée et dirigée par une même administration[20] ». Pour le deuxième anniversaire du journal, soit en 1946, M. Boulianne écrit quelques paragraphes sur le rôle de l’Écho qui continue d’être publié malgré la période d’incertitude que représente la transition d’économie de guerre en économie de paix :
Une fois de plus, nous observons ce discours paternaliste et cette volonté de la direction de vouloir faire de leurs « enfants » des êtres meilleurs par l’entremise de la formation et de l’éducation.
À partir du 24 août 1945, l’Écho redevient bimensuel à la suite de la fin de la Seconde Guerre mondiale et d’une réduction sensible du nombre des employés[22]. La direction prend cette décision temporairement, mais elle deviendra finalement permanente pour le restant de la durée de vie du journal. La décision de supprimer l’Écho est annoncée le 30 janvier 1948, bien qu’à l’époque, la direction de Marine Industries Limited parle de suspension temporaire. La direction dit se voir dans l’obligation de recourir à ce moyen pour donner suite au programme d’économie résultant d’une période de ralentissement des activités à ce moment[23].
Le 25 pounders (1941-1945)
Parallèlement à l’Écho de la Marine, les employés de Sorel Industries Limited peuvent lire, sur une plus courte période de temps, le magazine 25 pounders, du nom des canons produits par la Sorel Industries Limited durant le conflit. La publication du Sorel Industries Limited News débute en 1941 grâce à l’initiative de quelques employés. L’équipe assurant sa publication est composée d’un éditeur, R. Marien Jr., et d’un éditeur et traducteur français, F. C. Cadoret. Chaque numéro du magazine est généralement composé de quatre pages avec très peu d’articles, car ces derniers sont publiés en anglais et en français sur la même page. Les articles sont généralement d’ordre éditorial sur des sujets concernant l’usine ou la guerre.
Ce magazine cède sa place au 25 Pounders, financé par la famille Simard, en août 1943. C’est une publication mensuelle faite par et pour les employés de Sorel Industries, selon le slogan se trouvant sur la deuxième page de chaque numéro. L’édition du mois d’août 1944 brosse le portrait du magazine à l’occasion de son premier anniversaire d’existence. Le premier numéro, constitué de deux pages, reçoit un accueil si enthousiaste selon le rédacteur que dès le mois suivant, quatre pages supplémentaires sont ajoutées à chaque numéro[24]. Le magazine 25 pounders garde l’aspect bilingue de son prédécesseur. Cependant, la forme change : on publie un côté anglais et un côté français afin de faciliter la lecture, ce qui permet d’augmenter le nombre d’articles dans chaque numéro.
L’équipe de rédaction du 25 pounders est entre autres composée de Mme E. Lambert qui rédige les pages féminines et qui collabore aux pages anglaises. Elle est également l’assistante de l’éditeur-gérant F. H. Parmeter. Jacques Patenaude s’occupe de la tenue artistique. Éventuellement, Ray Marien est engagé à titre de rédacteur sportif. Finalement, Gilles Beauchesne, B. Binette et Léo Henrichon donnent de leur temps bénévolement pour prendre, développer et imprimer les photographies du magazine[25].
Côté contenu, le 25 pounders ressemble à l’Écho de la Marine et remplit essentiellement les mêmes objectifs d’éducation, de divertissement et de créateur de liens entre les employés et la direction. La première page est un espace généralement réservé à un mot de la direction ou de la rédaction. C’est souvent un texte d’ordre éditorial qui a pour but d’encourager et de motiver les ouvriers à fournir le maximum d’eux-mêmes afin de participer à la victoire des Alliés. Tout comme dans l’Écho, on encourage les bonnes méthodes de travail, pour une meilleure productivité et ainsi éviter des coûts de production élevés. Nous y trouvons également des concours de suggestions du même ordre que ceux faits à la Marine Industries Limited dans le but de récompenser les employés aux idées innovatrices permettant l’amélioration de la production.
À quelques reprises, on reprend l’idée de l‘Écho de la Marine en publiant des notices biographiques sur certains employés s’étant démarqués dans l’usine, afin de stimuler le sentiment de fierté et les liens entre les membres du personnel. En effet, le discours que les employés de la Sorel Industries forment une belle et grande famille est véhiculé à travers le magazine, comme c’est le cas pour la Marine Industries. L’édition de mai-juin 1945 annonce une période de transition de Sorel Industries Limited, d’usine de guerre en usine de paix. De ce fait, la rédaction décide de discontinuer le magazine[26].
Les publications d’industries : outil de gestion, de sociabilité et de propagande de guerre
L’analyse du journal l’Écho de la Marine ainsi que du magazine 25 pounders permet de conclure que les deux publications ont essentiellement les mêmes objectifs et que leur contenu était sensiblement le même.
Les deux publications voient le jour grâce à l’initiative d’employés des usines. Cependant, les Simard, en voyant leur popularité et les avantages qu’elles peuvent apporter aux usines, vont les financer. Les deux journaux rejoignent les objectifs d’autres périodiques d’entreprises comme le constate Stéphanie Piette : « la direction tente d’y convaincre les employés qu’ils sont partie intégrante de l’entreprise en valorisant leur travail, elle démontre de l’intérêt pour leur vie personnelle, les fidélise à la mentalité de l’entreprise, utilise un vocabulaire qui fait référence au caractère familial de l’entreprise, etc.[27] ». Ces journaux sont des moyens pour encadrer les employés. Mais outre le financement, la direction de l’entreprise ne semble pas s’impliquer davantage dans le processus de publication de chaque numéro. D’ailleurs, à l’exception de M. Boulianne qui est engagé par les Simard, ce sont les travailleurs qui participent volontairement et bénévolement à la rédaction de chaque numéro du journal et du magazine. Ainsi, c’est davantage l’opinion des employés que celle de la direction que l’on trouve dans les pages de ces parutions. Néanmoins, il faut être prudent face à ce fait. Une sélection des textes devait nécessairement contribuer à passer sous silence des opinions critiquant les compagnies.
Les articles ou reportages portant spécifiquement sur les frères Simard sont peu nombreux. La direction profite toutefois à quelques reprises de ces tribunes afin de communiquer avec ses employés. Par exemple, Joseph Simard s’assure de communiquer la fierté qu’il ressent envers les différentes initiatives de ses employés, notamment le journal l’Écho, qui selon lui est plus qu’une publication d’industrie, mais une publication d’intérêt national et même international[28]. Édouard Simard s’adresse aux employés par le biais de l’Écho de la Marine à quelques reprises afin de les rassurer de la reconversion de l’usine une fois la guerre terminée[29].
On insiste à quelques reprises, comme mentionné précédemment, sur le fait que le journal ainsi que le magazine sont des tribunes faites par et pour les employés. Dans l’édition spéciale du premier anniversaire de l’Écho, on peut lire un reportage sur l’opinion des ouvriers à l’endroit de cette publication[30]. Somme toute, c’est un journal apprécié par les employés qui, selon la rédaction, se l’arrachent le vendredi à la sortie du chantier. Les publications d’industries que nous avons analysées sont indéniablement des outils de gestion imprégnés de paternalisme. Les Simard tentent de se représenter en tant que pères de la grande famille des ouvriers sorelois. Cependant, les employés adhèrent à ce discours si l’on se fie à leurs témoignages. Bref, ces tribunes servent autant les intérêts des directions des deux entreprises que ceux des employés. Ce sont autant des outils de renforcement pour la famille Simard que des espaces permettant aux ouvriers de s’exprimer et de sociabiliser.
En ce qui concerne notre deuxième problématique, nous cherchons à savoir si les deux publications servent de relais de propagande pour appuyer l’effort de guerre, car elles commencent à être publiées pendant le conflit mondial. L’Écho continue de l’être après la fin des hostilités tandis que le 25 pounders arrête d’être publié quelques mois avant la fin de la guerre, au moment où la victoire des Alliés est imminente. Bref, le journal et la revue sont publiés dans un moment où la direction cherche à motiver ses employés à participer à l’effort de guerre, en leur fournissant des tribunes où on leur fait savoir qu’ils forment une grande famille et où ils peuvent constater les fruits de leurs efforts. Par contre, une fois la guerre terminée, les directions des entreprises cessent de financer de telles publications pour réduire leurs dépenses, mais aussi en partie par une nécessité moindre de devoir motiver les employés à produire à plein régime.
Bon nombre d’articles portent sur des thématiques en lien avec la guerre. Par exemple, de nombreux articles incitent les ouvriers à participer aux emprunts de la Victoire afin de « combattre l’Hitlérisme[31] ». Il y a également présence d’éditoriaux concernant le déroulement de la Seconde Guerre et les avancées des Alliés. Dans cette catégorie d’articles, certains louangent les gens de Sorel partis au front, d’autres renseignent le lecteur sur l’utilisation des canons ou des bateaux construits à Sorel pendant le conflit. Enfin, plusieurs textes portent sur l’importance de l’apport des industries de guerre et de sa main-d’œuvre dans la victoire imminente des Alliés. Ils renforcent l’idée que chaque individu devait faire sa part pour assurer la victoire des Alliés en étant un meilleur travailleur.
L’analyse des deux publications soreloises permet de conclure qu’ils sont des outils de sociabilité utilisés par les employés, mais qu’ils ont aussi servi d’outils de gestion du personnel et de relais pour la propagande de guerre.
Ce type de source mériterait plus d’intérêt de la part des chercheurs puisqu’il offre un regard sur les relations entre patronat et employés. Les journaux d’entreprises sont des outils de gestion pour le patronat, mais les employés profitent également de ces tribunes. Grâce à cette source, il est possible de connaître davantage les activités quotidiennes des employés ainsi que leurs accomplissements tant dans leur vie professionnelle que personnelle. Le chercheur peut ainsi poser un nouveau regard sur les activités d’une petite communauté unie par le travail.
Références
[1] Écho de la Marine, vol. 3, no 23, 10 novembre 1944, p.4.
[2] Peter Johansen, « Where’s the Meaning and the Hope? Trends in employee Publications », Journal of Popular Culture, vol. 29, n° 3 (1955), p. 129.
[3] Stéphanie Piette, « »S’amuse bien qui s’amuse chez Dupuis » : La culture de travail des employés de Dupuis Frères entre 1920 et 1960 », Mémoire de maîtrise (histoire), Montréal, Université de Montréal, 2012, p. 26.
[4] Claudine Drolet, « Shawiniganaises et travailleuses : Les employées de bureau de la Shawinigan Water and Power, 1945-1963 », Mémoire de maîtrise (histoire), Montréal, UQAM, 2010, p. 109.
[5] Joan Sangster, Earning Respect: The Lives of Working Women in Small-Town Ontario, 1920-1960, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 155.
[6] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries Limited, S.I.L. 25 Pounders Aout 1943 à juin 1945, vol. 1, no 6, février 1944, p. 7, P001/S6/SS1/D3.
[7] Olivar Gravel, « Histoire de Marine Industries limitée », Le Carignan, 2 septembre 1987, vol. 1, p.10.
[8] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries Limited, Famille Simard, L’empire des frères Simard de Sorel, Le petit Journal, 6 mars 1955, p. 55, P001/S4/SS12/SSS5.
[9] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries Limited, Famille Simard, L’empire des frères Simard de Sorel, historique de Sorel Industries Limited, P001/S4/SS12/SSS5.
[10] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries, Entrevue réalisée par René Lévesque 1959, Production Simard, P001/S4/SS12/SSS2/D5.
[11] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries Limited, Famille Simard, L’empire des frères Simard de Sorel, historique de Sorel Industries Limited, P001/S4/SS12/SSS5.
[12] Archives SHPS, Fonds Sorel Industries, Entrevue réalisée par René Lévesque 1959, Production Simard, P001/S4/SS12/SSS2/D5.
[13] Écho de la Marine, vol. 4, no 14, 15 juin 1945, p. 1.
[14] Écho de la Marine, vol. 3, no. 1, 16 mars 1944, p. 1
[15] Ibid.
[16] Écho de la Marine, vol. 3, no 7, 8 juin 1944, p. 1.
[17] Écho de la Marine, vol. 3, no 9, 6 juillet 1944, p. 1.
[18] Écho de la Marine, vol. 3. no 12, 18 août 1944, p. 1.
[19] Écho de la Marine, vol., 3, no 26, 1 décembre 1944, p. 1.
[20] Écho de la Marine, vol. 3, no 36, 9 mars 1945, p. 1.
[21] Écho de la Marine, vol. 5, no 1, 22 mars 1946, p. 2.
[22] Écho de la Marine, vol. 4, no 23, 24 août 1945, p. 1.
[23] Écho de la Marine, vol. 6, no 21, 30 janvier 1948, p. 1.
[24] 25 pounders, vol. 2, no 1, août 1944, p. 2.
[25] Ibid.
[26] 25 pounders, vol. 2, nos. 10-11, mai-juin 1945, p. 3.
[27] Piette, « S’amuse bien qui s’amuse chez Dupuis », p. 27.
[28] Écho de la Marine, vol. 6, no 1, 14 mars 1947, p. 1.
[29] Écho de la Marine, vol. 3, no 7, 8 juin 1944, p. 2.
[30] Écho de la Marine, vol. 4, no 20, 3 août 1945, p. 4.
[31] Écho de la Marine, vol. 3, no 24, 17 novembre 1944, p. 2.