Implantation de services en lien avec l’avortement à Sherbrooke depuis les années 1970 : une enquête d’histoire orale

Christine Labrie.
Université de Sherbrooke

Résumé: La lutte des femmes pour l’avortement a été étudiée par plusieurs chercheurs, qui ont en commun de s’y être intéressés comme un enjeu global, déconnecté du quotidien des femmes qui en revendiquaient l’accès, avec pour résultat qu’on en sait encore très peu sur l’implantation concrète de ce service dans les différentes régions du Québec. Dans cet article, je rends compte de la manière dont s’est implanté ce service à Sherbrooke, et j’identifie les facteurs qui ont fait de cette ville un milieu favorable à cette implantation, notamment la présence d’un milieu communautaire dynamique et d’un hôpital universitaire.
Mots-clés: femmes, avortement, cliniques Lazure, Sherbrooke, Québec, XXe siècle

 

Table des matières
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    En janvier 2013, on célébrait au Canada le 25e anniversaire de la décriminalisation de l’avortement. En cette occasion, le Conseil du statut de la femme publiait un communiqué de presse dans lequel il rappelait à quel point la lutte pour le droit à l’avortement avait été un des plus grands combats du mouvement des femmes au Québec. Il ne manquait pas de souligner que cette lutte n’était pas terminée et que, dans certaines régions du Québec, l’accès des femmes à l’interruption de grossesse était encore difficile[1].

    Il apparait en effet que dans la lutte pour le droit à l’avortement, outre la question de la décriminalisation, celle de l’accès a toujours été au centre des revendications des femmes. Au Québec, l’avortement n’a longtemps été disponible qu’à Montréal, que ce soit clandestinement ou dans un des rares hôpitaux où on avait mis sur pieds un comité d’avortement thérapeutique, après le bill omnibus de 1969. D’ailleurs, près de 10 ans après la création presque théorique de ces comités, le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit déplorait encore que les avortements ne soient pratiqués qu’à Montréal[2].

    Pourtant, malgré l’importance de cet enjeu « d’accès » dans la lutte des femmes, il semble que les chercheurs s’étant intéressés à la question de l’avortement ont accordé beaucoup plus d’attention à la lutte elle-même ou à ses aspects juridiques qu’à son côté concret, c’est-à-dire l’accès réel à l’avortement. Compte tenu des implications constitutionnelles de cette question, on a étudié les déboires législatifs et juridiques ayant mené à la décriminalisation de l’avortement[3]. On a aussi étudié les étapes de la lutte pour l’avortement et du mouvement féministe québécois, dans une perspective essentiellement montréalaise[4]. Il m’apparait très clair, au regard de l’historiographie, que la lutte des femmes pour l’accès à l’avortement a été étudiée comme un enjeu global, presque déconnecté du quotidien des femmes en revendiquant l’accès. Il en résulte qu’on ne s’est pas intéressé à l’implantation concrète de ce service, dont on sait pourtant qu’il a été et est encore bien inégal dans les différentes régions du Québec.

    Devant ce constat, j’ai entrepris de retracer l’histoire de l’implantation de services en lien avec l’avortement à Sherbrooke. Mon objectif était de rendre compte de la manière dont se sont implantés ces services, mais aussi d’identifier les facteurs qui ont favorisé cette implantation dans le milieu sherbrookois. Mon hypothèse était que les services en lien avec l’avortement se sont implantés à Sherbrooke dans un contexte favorable, relativement rapidement après Montréal. Deux caractéristiques de la ville de Sherbrooke ont particulièrement favorisé cette implantation : il s’agit d’une ville dynamique du point de vue communautaire et dotée d’un hôpital universitaire.

    Après avoir présenté ma démarche méthodologique, je ferai état de l’implantation de services en lien avec l’avortement à Sherbrooke et de son contexte. Nous verrons comment ont évolué l’accès à l’avortement et les services offerts avant la mise en place de la clinique de planification des naissances, puis nous décrirons la manière dont s’est implantée cette clinique en 1979 et les services qui y étaient offerts. Nous expliquerons finalement comment se sont mis en place des services en lien avec le droit à l’avortement, tels que ceux offerts par le Collectif pour le libre choix et SOS Grossesse Estrie, quelques années après la création de la clinique.

    L’histoire des femmes est reconnue pour la difficulté d’accès aux sources qui y est associée. La question de l’avortement, en particulier, est un sujet tabou qui laisse très peu de traces. Cependant, comme l’a écrit Denyse Baillargeon, on ne peut se priver de faire l’histoire de certains groupes sous prétexte qu’il n’existe pas de documents à leur sujet[5]. C’est pour cette raison que cette recherche repose principalement sur des témoignages oraux, qui représentent un apport indispensable en histoire des femmes. J’ai effectué une entrevue avec une infirmière ayant œuvré une dizaine d’années à la clinique de planification des naissances, dans les années 1980, et une autre avec une intervenante du service SOS Grossesse Estrie, mis en place en 1988[6]. Les deux entrevues effectuées ne concernaient pas la même période historique, mais lorsque cela était possible j’ai croisé les témoignages pour valider les informations[7]. Le plus souvent, les réponses des informatrices démontraient que la perception de l’avortement avait changé au fil des décennies, mais que pour l’essentiel celui-ci demeurait un tabou. Comme il n’existait pas de travaux sur l’histoire de l’avortement à Sherbrooke, ou dans d’autres régions du Québec, je n’ai pas pu confronter ces témoignages à d’autres documents ou témoignages. J’ai par ailleurs consulté des documents produits par des groupes de militantes en faveur du droit à l’avortement. Ces documents sont deux études sur l’accès à l’avortement au Québec réalisées par le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, en 1978, et la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, en 1980, ainsi que l’ouvrage de Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement au Québec[8].

    L’accès à l’avortement

    En 1969, le bill omnibus de Pierre Elliott Trudeau décriminalise l’information concernant la contraception et ouvre la porte à l’avortement en le décriminalisant s’il est pratiqué dans des conditions précisées par la loi. Celui-ci doit avoir lieu dans un hôpital, et être approuvé par un comité d’avortement thérapeutique formé d’au moins trois médecins, qui ont statué que la poursuite de la grossesse posait un danger pour la santé de la mère. Néanmoins, en 1973, des travailleurs sociaux et des infirmières réunis à Sherbrooke pour un congrès font le constat que la ville de Montréal est la plus favorisée en ce qui concerne les services de planification des naissances et les hôpitaux pratiquant des avortements, et qu’une bonne partie de la population, n’ayant pas accès à ces services, n’a d’autre choix que de se tourner vers l’avortement clandestin[9]. La mobilisation pour l’accès à l’avortement commence à Montréal dans les années 1970[10], et de plus en plus de femmes mettent en place des lieux pour se réunir et développent des services répondant à leurs besoins. Cette prise en charge des femmes n’est pas que montréalaise, elle touche aussi plusieurs villes régionales, dont Sherbrooke.

    Avant la clinique : milieu communautaire féminin et accès à l’avortement à Sherbrooke dans les années 1970

    Un des premiers contacts officiels des féministes de Sherbrooke avec la cause de l’avortement remonte à 1972, année où la Fédération des femmes du Québec donne au Conseil régional de Sherbrooke le mandat de rédiger un mémoire sur l’avortement. Ce Conseil régional cesse toutefois ses activités l’année suivante, par manque de militantes[11]. Le mouvement est alors très centré sur Montréal, mais ça ne durera pas, puisque c’est au cours des années 1970 qu’il commence à se régionaliser. Des Maisons des femmes, qui servent de lieu de rencontre, d’échange et de services féministes, sont créées non seulement à Montréal, mais aussi loin que Sept-Îles et Rimouski[12]. Sherbrooke n’échappe pas à cette vague et un groupe de femmes y ouvre une Maison des femmes en 1974. Elle est alors située sur la rue King Ouest, près du Boulevard Queen[13].

    Certaines de celles qui ont fondé la Maison des femmes de Sherbrooke s’intéressent particulièrement aux questions touchant la santé et le droit à l’avortement, et elles commencent à offrir un service d’accueil et de référence à même les locaux de cet organisme. En 1979, elles créent officiellement le Centre de santé des femmes de Sherbrooke, qui se fixe pour objectif de favoriser la prise en charge par les femmes de leur santé[14]. Les services offerts par les bénévoles concernent entre autres de l’information sur la contraception, les MTS et l’avortement, pour lequel on offre aussi des références, de l’accompagnement et un suivi[15]. Il s’agit du troisième Centre de santé des femmes au Québec, après ceux de Montréal et de Québec. Le phénomène est répandu, puisqu’au début des années 1980 Trois-Rivières, Hull et Lanaudière mettent sur pieds leurs propres centres de santé des femmes. Ces six centres sont en contact entre eux et fondent un regroupement en 1985[16]. Les militantes qui y œuvrent ont des origines diverses, mais plusieurs sont infirmières, travailleuses sociales ou même médecins[17]. C’est le cas à Sherbrooke, où la Dre Lucie Lemieux s’implique activement. Elle sera plus tard médecin à la Clinique de planification des naissances[18].

    Ainsi, dès le milieu des années 1970, les femmes de Sherbrooke peuvent obtenir de l’information sur l’avortement. Elles sont par contre très peu nombreuses à pouvoir s’y faire avorter. Il semble que le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) ait mis sur pieds un comité d’avortement thérapeutique dès 1970, du moins sur papier[19], mais les chiffres montrent que très peu d’avortements y ont été autorisés. En 1975, selon des données du ministère des Affaires sociales citées par le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, un total de 239 avortements ont été effectués dans les 6 hôpitaux francophones de la province dotés d’un comité thérapeutique. À titre comparatif, la même année, les 8 hôpitaux anglophones dotés d’un comité avaient effectué 5418 avortements[20]. D’autres chiffres de la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit font état de 300 avortements officiellement autorisés au CHUS en 1978, pour 1000 demandes reçues[21]. Il est possible que le comité d’avortement thérapeutique ait commencé à être réellement actif plusieurs années après sa création, puisque cela dépend des médecins qui y siègent et de la présence dans l’hôpital de médecins qui acceptent de pratiquer des avortements. Or, en 1976, selon l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec, seulement 38 de ses membres acceptent d’effectuer des avortements, et ils sont tous à Montréal[22].

    Les Sherbrookoises souhaitant se faire avorter doivent donc majoritairement se déplacer. Elles peuvent se rendre à Montréal pour obtenir à leurs frais un avortement clandestin[23]. Elles peuvent aussi faire comme la moitié des Québécoises qui ont eu un avortement en 1974 et se rendre aux États-Unis[24]. Il est probable que les femmes de l’Estrie choisissent souvent de traverser la frontière, en raison de sa proximité.

    Cependant, à partir de 1977, selon Louise Desmarais, les femmes sont lasses de cette situation et elles décident de changer de cible afin que le droit à l’avortement puisse être réellement exercé : « c’est ainsi que, tout en continuant de réclamer le retrait de l’avortement du Code criminel, elles dirigent en priorité leurs attaques vers le gouvernement provincial, exigeant qu’il mette en place des services d’avortement de qualité, gratuits et accessibles partout au Québec[25] ». La Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit est créée dans cette optique en 1978 et regroupe des organismes de partout au Québec, qui adoptent alors le même discours[26].

    Création des cliniques Lazure : développement des services offerts à Sherbrooke

    La clinique de planification des naissances de Sherbrooke est mise en place dans le cadre d’un programme de subventions gouvernementales créé pour favoriser l’accès à l’avortement dans toutes les régions du Québec. Elles sont surnommées les «cliniques Lazure» du nom du ministre des Affaires sociales Denis Lazure qui a créé le programme, dans le but avoué d’offrir un incitatif aux hôpitaux afin qu’ils mettent en place des comités d’avortement thérapeutique.

    En 1977, soit en même temps que les femmes se mobilisent pour exercer des pressions sur le gouvernement provincial afin qu’il rende l’avortement plus accessible, une commission d’enquête fédérale remet le rapport Badgley sur l’accessibilité aux services d’avortement. Les résultats de cette enquête sont accablants :

    Constatant que seulement 20 % des hôpitaux canadiens ont mis sur pied des comités d’avortement thérapeutique, que les critères d’acceptation ou de refus sont complètement aléatoires et varient d’un comité à un autre et que les délais de réponse sont trop longs, le rapport conclut à l’arbitraire du processus, à l’inégalité des ressources et à la nécessité absolue d’augmenter l’accessibilité à ces services. [27]

    Le Québec est en outre identifié comme une des pires provinces pour l’accès à l’avortement. Selon le rapport Badgley, au Québec, le tiers des hôpitaux qui ont mis sur pieds un comité n’ont pratiqué aucun avortement, et 88,5 % des avortements pratiqués le sont dans des hôpitaux anglophones[28]. À la même époque, en 1978, le Conseil du statut de la femme fait le constat que les ressources en matière d’avortement sont presque inexistantes à l’extérieur de Montréal : 98 % des avortements de la province y sont pratiqués[29].

    Lorsque le ministre des Affaires sociales Denis Lazure annonce, en décembre 1977, qu’il veut implanter des services d’avortements dans les hôpitaux à travers la province, il répond donc à un besoin pressant. Les «cliniques Lazure», comme on les surnomme alors, sont des cliniques de planification des naissances dans lesquelles on retrouve tous les services, incluant ceux concernant l’infertilité, la contraception et les maladies transmissibles sexuellement (MTS). Il est prévu que ces cliniques reçoivent une subvention gouvernementale si elles mettent sur pieds un comité d’avortement thérapeutique et effectuent des avortements, dans le cadre de la législation fédérale[30].

    Le succès de ces cliniques est mitigé. En 1980, sur les 24 hôpitaux désignés en priorité par le ministère, 15 ont accepté de mettre sur pieds la clinique, 5 ont refusé, et 4 n’avaient pas pris de décision. Sur les 15 hôpitaux prioritaires ayant accepté de créer la clinique, 6 sont situés à Montréal et un à Laval[31]. Dans plusieurs villes régionales importantes, l’accès à l’avortement demeure donc déficient. De plus, lorsque la grossesse atteint un stade trop avancé, les femmes doivent encore se rendre à Montréal[32].

    Les journaux et les éditorialistes appuient en général la création des cliniques Lazure[33], mais ces dernières ne sont pas bien reçues par la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, qui déplore que les femmes soient encore soumises aux comités d’avortements thérapeutiques et ne peuvent avoir le dernier mot. La Fédération du Québec pour le planning des naissances, qui avait appuyé au départ la création des cliniques, retire son appui en 1981 pour la même raison[34].

    Malgré la création de ces cliniques, c’est encore 65 % des avortements qui ont lieu à Montréal en 1985. Pourtant, seulement 30 % des femmes en âge de procréer y vivent[35]. En 1987, dix ans après la mise sur pied des cliniques, un peu moins du quart des hôpitaux québécois offre des avortements. La moitié des avortements qui ont lieu à Montréal concernent des femmes qui n’y vivent pas. Elles doivent encore s’y déplacer, notamment parce que seulement deux régions offrent le service d’avortement tardif : Montréal et l’Estrie[36].

    La clinique de Sherbrooke

    La clinique de planification des naissances de Sherbrooke a été une des premières à être mises sur pied après l’annonce du ministre Lazure. Des médecins ont rapidement accepté de s’occuper de la clinique, et l’hôpital disposait déjà d’un comité d’avortement thérapeutique. Dès février 1979, à peine plus d’un an après l’annonce du ministre, le CHUS obtient une subvention de 87 500 $ pour implanter la clinique et faire l’acquisition de matériel[37].

    Malgré cet intérêt rapide, l’implantation de la clinique crée des conflits entre différents départements de l’hôpital et le directeur des services professionnels, et elle n’est pas encore ouverte au moment de recevoir la subvention. Au printemps 1979, le directeur des services professionnels montre son désaccord envers le projet de clinique que lui soumet le comité de travail dirigé par le Dr Cloutier, directeur du département de gynécologie-obstétrique. Il craint « de voir les avortements dits thérapeutiques augmenter et, de ce fait, mobiliser des ressources de toutes sortes du milieu au détriment des aspects les plus positifs de la planification des naissances[38] ». Le comité de travail modifie le projet pour qu’il soit accepté, mais dans la nouvelle version le nombre d’avortements n’augmente pas, et le délai reste le même. Le Dr Cloutier, insatisfait de la nouvelle version du projet de clinique, qui à son avis n’offre finalement pas vraiment de services, annonce en septembre que le département de gynécologie-obstétrique se retire du projet. Le département de santé communautaire prend en charge la clinique, annonce en octobre qu’elle sera située à l’extérieur de l’hôpital et engage le personnel. Lors de son ouverture, la clinique est située dans un immeuble au 740 Galt Ouest, près de la rue Belvédère. Malgré les conflits ayant précédé l’ouverture de la clinique, et le fait qu’il relève d’un autre département, c’est le Dr Cloutier qui en devient responsable. Les conflits ne sont pas terminés, et ce dernier continue de s’opposer au directeur des services professionnels, qui refuse que les avortements de grossesses de moins de sept semaines aient lieu dans la clinique, comme celle-ci l’avait demandé[39].

    La clinique relève donc du département de santé communautaire, et elle dispose d’une équipe francophone formée d’une travailleuse sociale, une psychologue, deux infirmières, quatre médecins, une archiviste et une secrétaire[40]. Lorsqu’une femme veut obtenir un avortement, elle doit d’abord rencontrer la psychologue et la travailleuse sociale, qui sont responsables de transmettre aux médecins du comité d’avortement thérapeutique les informations qu’elles jugent pertinentes pour l’étude de ce cas. Les médecins du comité ne rencontrent pas la patiente. Si on lui accorde le droit de se faire avorter, la femme ou le couple rencontre ensuite l’infirmière. Celle-ci leur explique les différents moyens de contraception et le déroulement de l’intervention. Ce n’est qu’après cette rencontre qu’a finalement lieu l’avortement, à l’hôpital, parfois quelques semaines après la rencontre initiale.

    La clientèle est hétérogène, composée de francophones, d’anglophones, d’immigrants et d’étudiants. Elle est aussi abondante, puisque la clinique fonctionne en tout temps à pleine capacité. Lorsque la demande est trop grande, le personnel réaménage l’horaire en ajoutant des jours pendant les congés, dans le but de refuser le moins de femmes possible. Comme la clinique offre des avortements tardifs, elle constitue souvent le dernier maillon de la chaîne : « on ne pouvait pas référer ailleurs, on était le bout! ». Malgré cela, ils n’ont pas le choix de refuser les patientes qui se présentent trop tard, puisqu’ils ne peuvent faire des avortements après 20 semaines de gestation. Le personnel dispose d’une liste de lieux où envoyer les femmes aux États-Unis, mais c’est alors beaucoup plus compliqué pour elles : « il faut traverser la frontière, trouver un hôtel, trouver la place, dans la langue anglaise… ». Certaines femmes qui se présentent à un stade de grossesse trop avancé pour pouvoir attendre le déroulement du processus habituel, qui peut prendre deux semaines, vont à Montréal dans une clinique privée. Mais elles doivent alors payer plusieurs centaines de dollars pour l’intervention (plus l’intervention est tardive, plus elle coûte cher), qui est gratuite en milieu hospitalier.

    Le personnel de la clinique se démarque par sa sensibilité pour ce que vivent leurs patientes. Bien que l’infirmière rencontrée n’était pas elle-même militante pour le droit à l’avortement lorsqu’on lui a proposé de travailler à la clinique Lazure, elle soutient que certains membres du personnel l’étaient, dont des médecins, et que de travailler dans cette clinique favorisait l’engagement pour cette cause : « je pense qu’il y avait des militants. On le devient. On avait une médecin qui était très militante, c’était Lucie Lemieux, elle était aussi avec le Centre de santé des femmes. Elle a travaillé fort ».

    Les médecins de la clinique se préoccupent des patientes et modifient leur pratique afin de minimiser les souffrances vécues par les femmes. Ils suivent des formations pour adopter de nouvelles manières d’effectuer des avortements moins traumatisantes pour les femmes, et utiliser le moins possible la méthode des solutions salines[41]. Les infirmières aussi changent leur pratique et s’habituent à faire des rencontres dans un bureau. Elles doivent apprendre elles-mêmes tout ce qui concerne les méthodes de contraception, ce qui ne faisait pas partie de leur formation d’infirmière. Même si elles travaillent dans le milieu de la santé, la contraception et l’avortement ne sont pas des sujets à propos desquels elles sont informées. L’infirmière interrogée, par exemple, ne connaissait que son propre moyen de contraception avant de travailler à la clinique, et c’était le cas de la majorité des infirmières. Il y a à la clinique de planification des naissances de Sherbrooke une atmosphère propice à l’apprentissage, très stimulante pour le personnel. Les infirmières sont traitées comme des égales par les médecins, qui répondent toujours à leurs questions, ce qui contraste avec la hiérarchie habituelle du milieu hospitalier. 

    Malgré le climat favorable qui règne dans la clinique, cela ne veut pas dire que celle-ci soit bien acceptée au sein de l’hôpital. La Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit souligne, au terme d’une enquête, que si parfois le personnel cadre opposé à l’avortement a assez de pouvoir pour empêcher l’offre de ce service, le personnel hospitalier non-cadre qui est contre l’avortement ne dispose pas d’assez de pouvoir pour empêcher l’ouverture des cliniques, et manifeste sa résistance au contact des femmes :

    Concrètement, pour les femmes qui s’adressent à l’hôpital, la résistance individuelle de certains membres du personnel s’exprimera de façon insidieuse et informelle; réponses sèches au téléphone, accueil glacial à la réception, désapprobation implicite de certaines infirmières. Plusieurs femmes nous ont parlé de manifestations hostiles, de commentaires blessants ou de questions déplacées[42].

    Si le personnel de la clinique est très respectueux des femmes, l’infirmière que j’ai interrogée se souvient avoir été témoin de ce type de résistance au CHUS. Par exemple, il arrive parfois que les femmes qui doivent subir un avortement par solution saline soient hospitalisées dans une salle du département de gynécologie-obstétrique, et qu’elles y soient en même temps que des femmes qui accouchent, dans la même chambre :  

    Les infirmières qui étaient attitrées à cette chambre-là, il y en a qui refusaient de travailler là. Il y en a plusieurs pour qui c’était immoral. Il a fallu se débattre. Et les femmes, en plus d’avoir ces façons de faire là qui étaient terribles [solutions salines], elles avaient à subir aussi la mauvaise humeur des infirmières. Des fois, ce n’est pas agréable.

    Parmi les comportements peu agréables pour une femme qui choisit d’interrompre sa grossesse, il arrive par exemple que les infirmières apportent aux femmes hospitalisées pour se faire avorter le bébé d’une autre femme qui vient d’accoucher, dans le but de les culpabiliser. 

    Par ailleurs, la clinique est peu connue, même au sein du personnel hospitalier. L’infirmière interrogée travaillait aux urgences lorsqu’on lui a offert d’intégrer l’équipe de la clinique Lazure, et elle n’avait jamais entendu parler de cette clinique auparavant, bien qu’elle soit ouverte depuis déjà deux ans. La Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, lors de son enquête, a constaté qu’il s’agissait d’un problème courant :

    Il faut signaler un phénomène assez courant dans les grandes institutions, qui constitue en soi un facteur d’obstruction à l’accessibilité de l’avortement pour les femmes. Il s’agit de l’ignorance dans laquelle est maintenu le personnel hospitalier (et à plus forte raison la population en général) sur les politiques qu’adoptent les administrations hospitalières. [Un exemple] qui illustre bien combien l’information est un privilège dans un hôpital, c’est celui du Centre hospitalier Enfant-Jésus de Québec, où la directrice du service social ignorait qu’il existait un comité d’avortement thérapeutique dans cet hôpital, et ce depuis sept ans. [43]

    Il faut dire que l’avortement n’est pas tenu en haute estime par le monde médical. « Ce n’était pas quelque chose de publicisé, qui a une valeur… Selon eux, tu ne sauves pas une vie, tu en détruis une. Le monde médical n’accordait pas une grande valeur aux cliniques de planification des naissances ». Ainsi, si les médecins associés à la clinique sont favorables à l’avortement, il y a malgré tout des frictions entre les médecins, qui ne sont pas unanimes. En mars 1985, la clinique de Sherbrooke doit arrêter temporairement de faire des avortements entre 17 et 20 semaines de grossesse, parce que les deux gynécologues du CHUS refusent de le faire en raison de leurs convictions personnelles. Le Comité d’avortement thérapeutique doit alors trouver des médecins pour prendre leur relève[44].

    Au sein de la population, la clinique est aussi controversée. L’offre de services pour traiter l’infertilité sert à contrebalancer le service d’avortement, mais pour beaucoup de gens, cela ne suffit pas : « il y a des gens, quand ils savaient que la Clinique de planning faisait des interruptions de grossesse, qui refusaient de donner de l’argent pour la fondation du CHUS. Des citoyens, des organisations, même une municipalité à un moment donné a dit “non, nous autres on ne donne pas, ils font des avortements” ».

    La première décennie de la clinique, avant que l’avortement soit entièrement décriminalisé en 1988, a parfois été difficile. Les employés étaient au courant de la violence dont étaient victimes ceux qui pratiquaient des avortements aux États-Unis. Sans se sentir en danger, ils vivaient parfois des situations plus stressantes :

    On a eu, je me rappelle, des situations assez cocasses. On avait un monsieur à un moment donné qui est entré dans la clinique… tu sais, on avait des « boutons panique », il fallait se protéger, il fallait penser que peut-être que… Un monsieur est arrivé et il voulait voir le médecin, il voulait couper les mains du médecin pour qu’il ne fasse pas l’interruption de grossesse à son amie. Bon, il ne lui a pas coupé les mains. Mais il y avait des violences, on pouvait avoir des menaces. Il y a des moments où on était moins confortables. Dans les années 1990, c’était correct. On s’inquiétait moins.

    La clinique ne fait donc pas l’unanimité, mais on en parle surtout très peu. Comme je l’ai mentionné, elle n’est pas nécessairement connue par le personnel hospitalier. Même ceux qui y travaillent n’en parlent pas beaucoup : « moi, j’ai été pendant longtemps à ne pas trop dire où je travaillais. Je me rappelle. À dire que je travaille à la clinique, sans dire que j’assiste aux interruptions de grossesse. Un peu pour me préserver des questions “qu’est-ce que tu penses de faire ça” ou “ça n’a pas de bon sens” ».

    À ses débuts, la clinique n’est d’ailleurs pas annoncée. Lorsqu’elle se trouve dans un immeuble sur la rue Galt, il n’y a pas d’affiche. C’est peut-être ce qui la préserve des manifestations pro-vie. Son numéro n’est pas non plus dans l’annuaire téléphonique. Les femmes obtiennent une référence pour la clinique auprès de leur médecin, d’autres femmes ou du Centre de santé des femmes. Nombreuses sont les femmes qui taisent leur situation et qui se rendent à la clinique sans le dire à leurs parents, si elles sont adolescentes, ou à leur mari, si elles sont mariées. Sans nécessairement se cacher, les femmes préfèrent en général « rester avec elles-mêmes ». À l’époque, l’avortement est encore tabou. Comme il n’est pas un sujet de discussion, les femmes ne peuvent pas savoir ce que leurs proches en pensent, et hésitent à se confier.

    Bien que la clinique Lazure de Sherbrooke ne fasse pas l’unanimité, on peut dire qu’elle évolue dans un milieu favorable au respect du droit à l’avortement. En effet, le contexte sherbrookois, s’il n’est pas parfait, se compare avantageusement aux autres régions du Québec. Deux ans après l’annonce de la création des cliniques Lazure, seulement trois hôpitaux, dont le CHUS, ont aménagé un local indépendant de l’hôpital et offrent véritablement des services[45]. La même année, seulement le CHUS et trois hôpitaux de Montréal ont utilisé la subvention pour augmenter le nombre d’avortements pratiqués[46]. En 1980, à l’extérieur de Montréal, il n’y a que la région de l’Estrie pour laquelle l’accès à l’avortement augmente, et selon les données de la Régie de l’assurance-maladie du Québec, c’est la troisième ville où il se pratique le plus d’avortements, après Montréal et Québec[47].

    En outre, le CHUS n’offre pas que des services d’avortements, il offre toutes les méthodes disponibles pour cette intervention. Seulement quatre hôpitaux offrent des services aussi variés, et les trois autres sont à Montréal. Ce sont tous des hôpitaux universitaires[48]. En 1986, Sherbrooke est la seule région, avec Montréal, à offrir l’avortement jusqu’à 20 semaines de grossesse[49]. Selon l’infirmière interrogée, des femmes viennent de très loin pour avoir accès à ce service, y compris la baie de Fundy et le Nord-du-Québec.

    Le comité d’avortement thérapeutique de Sherbrooke est aussi très souple, et accepte la majorité des demandes qu’il reçoit, à moins que la grossesse ne soit vraiment trop avancée : « il y a eu des comités d’avortement thérapeutique qui systématiquement refusaient. Nous on a été chanceux ici à Sherbrooke, parce que le comité était plutôt acceptant, si on peut dire ». Cette latitude est surtout le fait des centres hospitaliers universitaires, selon l’enquête effectuée par la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit[50].

    Les femmes des autres régions n’ont pas accès aussi facilement que les Sherbrookoises à tous ces services. Certains milieux sont très hostiles à l’avortement. C’est le cas par exemple de Ste-Thérèse, où en 1985 le Conseil d’administration du CLSC a été infiltré par quatre militants pro-vie qui sont parvenus à mettre fin au service d’avortement[51]. La clinique de Sherbrooke n’a pas subi ce type d’attaques.

    Ainsi, bien que l’accès à l’avortement soit encore limité par l’obligation pour les femmes d’obtenir l’approbation d’un comité d’avortement thérapeutique (ou d’avoir recours à un avortement clandestin), les Sherbrookoises sont favorisées par rapport aux autres Québécoises qui résident hors de Montréal. Elles bénéficient d’un accès à l’avortement jusqu’à 20 semaines sans avoir à se déplacer, d’une clinique située en dehors des murs de l’hôpital et dotée d’un personnel sensible à leur vécu, et d’un comité d’avortement thérapeutique très ouvert qui accepte la majorité des demandes.

    Services en lien avec l’avortement

    Au début des années 1980, les petits groupes de femmes se multiplient partout au Québec et mettent sur pieds des services pour les femmes, par exemple des maisons d’hébergement pour les femmes violentées et des centres d’aide aux victimes de viol[1]. En ce qui concerne l’avortement, quelques années après l’ouverture de la clinique Lazure à Sherbrooke, des organismes s’y forment pour offrir d’autres services aux femmes de la région. Les principaux et ceux qui existent encore aujourd’hui sont le Collectif pour le libre choix et SOS Grossesse Estrie.

    Collectif pour le libre-choix

    Au milieu des années 1980, les femmes font le constat que le gouvernement provincial se montre tolérant envers la pratique d’avortements dans certains centres de santé des femmes et certains CLSC (alors que ces lieux ne sont pas autorisés à pratiquer des avortements), et la lutte pour l’avortement devient plus défensive :

    Cherchant à élargir leurs appuis au sein de la population et à démasquer les véritables intentions de leurs adversaires, les militantes modifient leur discours et mettent l’accent sur le droit de choisir des femmes plutôt que sur le droit à l’avortement. Désormais, le mouvement en faveur du droit à l’avortement sera appelé pro-choix et le mouvement opposé à cette liberté de choix sera désigné d’antichoix[53].

    En 1986, tout juste après la fermeture du service d’avortement de Ste-Thérèse causée par le mouvement pro-vie, la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit est fondée à Montréal par des femmes issues de près d’une centaine de groupes à travers le Québec. Ce sont toutes les forces pro-choix qui se regroupent[54].

    Parmi ces groupes de femmes, il y a des militantes du Comité 8 mars de Sherbrooke et des étudiantes de l’Université de Sherbrooke, qui ont travaillé avec d’autres militantes de Montréal depuis plus d’un an pour mettre sur pieds cette coalition[55]. Une fois que la coalition nationale est fondée, elles s’empressent de former un comité régional et organisent quelques manifestations à Sherbrooke. Le comité régional a un lien très fort avec la coalition nationale et il lui verse les frais d’adhésion de ses membres.

    Ce lien demeure très fort jusqu’au moment de l’affaire Chantal Daigle, en 1989. Lors de ces événements, un point tournant dans la lutte pour l’avortement, la coalition nationale adopte un mode d’action basé sur des moyens traditionnels, tels des conférences de presse et des communiqués. Les militantes de l’Estrie sont plus activistes et préconisent des moyens plus radicaux, par exemple des manifestations et des occupations. Le regroupement régional prend donc ses distances avec la coalition nationale, sans couper les ponts.

    C’est dans ce contexte que le regroupement s’incorpore officiellement en 1989 et prend le nom de Collectif pour le libre-choix de Sherbrooke, un nom teinté par le discours de l’époque. Selon les lettres patentes de l’organisme, les requérantes sont une ouvrière et deux étudiantes. L’organisme prend en charge le dossier de l’avortement à Sherbrooke, qui était jusqu’alors porté par le Centre de santé des femmes. Le collectif fait partie de la Table de concertation des groupes féminins de l’Estrie, mais les archives du collectif contiennent des mentions qui portent à croire qu’il y a, à l’occasion, des frictions avec d’autres groupes de femmes n’endossant pas leur philosophie.

    Le collectif fait de la sensibilisation au libre-choix, et offre dès le début un service d’accompagnement pour les femmes qui se déplacent à Sherbrooke dans le but de se faire avorter, ainsi que des ateliers post-avortement pour les femmes qui veulent échanger sur leur expérience.

    SOS Grossesse Estrie

    Un autre service s’adressant cette fois directement aux femmes qui vivent une grossesse imprévue est mis sur pieds dans les années 1980 à Sherbrooke. Il s’agit de SOS Grossesse Estrie[56].

    La réflexion qui mène à la création de l’organisme débute en 1985, année au cours de laquelle on crée un comité composé d’un curé, d’un médecin et de femmes pour évaluer les besoins des femmes qui font face à une grossesse imprévue. Le comité étudie pendant quelques années ce qui se fait ailleurs au Québec, par exemple le service de SOS Grossesse de la région de Québec, et décide de s’en inspirer pour la région estrienne.

    À l’époque, le comité est soutenu par Caritas, un organisme chrétien qui a pour habitude d’aider les organismes communautaires à s’établir dans le diocèse de Sherbrooke en les finançant et en leur apportant un soutien organisationnel pendant les premières années. C’est ce qui explique la présence d’un prêtre sur le comité. Néanmoins, cela n’a pas empêché SOS Grossesse Estrie de se positionner pro-choix dès son ouverture en 1988, l’année même de la décriminalisation de l’avortement au Canada. Au départ, l’organisme est essentiellement une équipe de bénévoles qui offrent un service d’écoute téléphonique aux femmes enceintes ou à leurs proches. Les bénévoles sont formés au début par un médecin de la clinique Lazure[57].

    Au fil des années, SOS Grossesse Estrie obtient d’autres subventions, notamment de Centraide et de l’Agence de la santé et des services sociaux, et devient indépendant de Caritas. Les subventions leur permettent après deux ans d’engager une employée à temps partiel, et plusieurs autres par la suite. L’organisme grandit rapidement et offre maintenant des activités de formation sur la sexualité et la contraception dans les écoles, où la demande est croissante pour ce type de formations depuis la réforme du programme scolaire. Il a effectué l’an dernier une tournée estrienne pour former plus d’une centaine d’intervenants en matière de contraception et d’avortement. Une partie importante de leur travail consiste à défaire les mythes et combattre les préjugés concernant l’avortement. Il offre encore le service d’écoute téléphonique aux femmes et à leurs proches, mais aussi de l’aide par courriel, qui sont tous deux effectués par des employés. Les femmes ont souvent de la difficulté à trouver où appeler pour se faire avorter et à obtenir des informations de base (coûts, procédure, etc.). SOS Grossesse les aide à vérifier si leur décision est éclairée et à effectuer leur démarche.

    L’adresse de l’organisme a toujours été confidentielle, et il est déménagé plus de sept fois depuis sa création, afin de préserver la confidentialité des femmes qui s’y présentent après un premier contact téléphonique. Plusieurs femmes ont peur de se faire juger ou influencer (dans un sens ou dans l’autre) lorsqu’elles pensent à l’avortement, et l’intervenante de SOS Grossesse est souvent la première personne à qui elles annoncent leur grossesse. « Les femmes n’ont pas nécessairement le goût que tout le monde sache qu’elles s’en vont à SOS Grossesse, que ce soit écrit en gros. Ça amène une discrétion, les femmes apprécient beaucoup la confidentialité ».

    La confidentialité de l’adresse est liée aux besoins des femmes, et ne constitue pas une mesure de sécurité contre les militants pro-vie (ou antichoix), qui n’ont jamais attaqué l’organisme directement. La lutte entre ces deux positions se manifeste autrement. Il existe par exemple des organismes similaires à SOS Grossesse qui s’affichent faussement pro-choix, mais qui sont contre l’avortement et qui incitent les femmes à garder l’enfant en véhiculant de fausses informations sur ce dernier, par exemple qu’il peut rendre stérile ou favoriser le développement d’un cancer. SOS Grossesse Estrie s’est prémunie contre le noyautage par ce type de militants en créant une corporation qui veille chaque année à ce que le conseil d’administration et l’équipe de travail fassent leur travail en respectant la philosophie pro-choix adoptée dès la fondation de l’organisme.

    La clientèle de l’organisme a peu changé depuis sa fondation. En 1988 comme aujourd’hui, les femmes qui contactent SOS Grossesse Estrie ont peur de se faire juger : « c’était tabou à ce moment-là, et c’est encore d’une certaine façon tabou aujourd’hui. Il y a encore des préjugés par rapport à l’avortement ». Plusieurs femmes se jugent elles-mêmes :

    Les femmes ont souvent leurs propres préjugés. Elles se jugent elles-mêmes : « je ne me suis pas bien protégée », ou « j’ai mal utilisé ma méthode de contraception ». Elles ont souvent leurs propres préjugés par rapport à l’avortement. Elles n’auraient jamais pensé se faire avorter un jour. Elles étaient contre l’avortement. Ça revenait souvent, ça revient encore en 2013, quand on aide la femme. Quand ça leur arrive, c’est là que ça change. On voit ça souvent, et on le voyait quand moi je suis arrivée, et même avant.

    Bien qu’il soit plus accessible depuis les années 1980 et que plusieurs services ont été mis en place pour aider les femmes vivant une grossesse imprévue ou non désirée, l’avortement demeure une épreuve difficile à traverser pour bien des femmes qui en font le choix.

    Conclusion

    L’objectif de cette recherche était de rendre compte du contexte de l’implantation des services en lien avec l’avortement à Sherbrooke. Je postulais que le dynamisme du milieu communautaire et la présence d’un hôpital universitaire avaient fait de Sherbrooke un milieu favorable à l’implantation de ces services, relativement rapidement après Montréal. J’ai montré que la clinique Lazure, implantée à l’initiative du gouvernement et avec l’approbation du CHUS, a offert des services plus vite que celles des autres régions, que ces services ont été plus variés, et que le comité d’avortement thérapeutique était plus ouvert qu’ailleurs, des caractéristiques qui sont généralement le fait des hôpitaux universitaires. L’implantation de cette clinique ne s’est pas faite sans difficulté, mais celles-ci ont été moins grandes que dans d’autres régions du Québec. J’ai aussi montré que des organismes communautaires se sont formés rapidement à Sherbrooke pour offrir des services en lien avec l’avortement. Le Centre de santé des femmes de Sherbrooke est le troisième à être fondé, après Montréal et Québec, et SOS Grossesse Estrie est le deuxième service de ce genre à être créé, après Québec. De plus, les militantes du regroupement régional de la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit ont participé à la création de la coalition nationale.

    Cette recherche permet de conclure que Sherbrooke a été un milieu favorable à l’implantation de services en lien avec l’avortement. Il s’agit d’ailleurs encore d’une des seules villes à offrir autant de services dans ce domaine. Pourtant, on constate que même si l’avortement est de plus en plus accessible, il demeure tabou. Les femmes qui vivent une grossesse imprévue disposent aujourd’hui de plusieurs services et de la possibilité de se faire avorter gratuitement sur demande, mais souvent la grossesse imprévue est encore vécue comme un échec, et l’avortement est encore une épreuve qu’elles traversent dans la honte. Pour reprendre les mots utilisés par le Conseil du statut de la femme en 2008, l’avortement est toujours marginalisé et « ceint de désapprobation sociale[58] ». L’évolution des mentalités envers l’avortement et les différences entre villes et régions quant à cette évolution méritent d’être étudiées. Comment expliquer les disparités entre des villes de mêmes dimensions quant à l’implantation de services d’avortement? La présence d’un hôpital universitaire n’est certainement pas le seul facteur déterminant.

    Références

    [1] Marie-Andrée Lefebvre, « Le droit à l’avortement : 25 ans de reconnaissance officielle », Conseil du statut de la femme, http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Janvier2013/28/c8724.html (page consultée le 18 avril 2013)

    [2] Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, C’est à nous de décider. L’avortement : la situation actuelle, les méthodes médicales d’avortement, comment obtenir un avortement au Québec, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1978, p. 12.

    [3] Béatrice Godard, L’avortement entre la loi et la médecine, Montréal, Liber, 1992, 158 p.

    [4] Diane Lamoureux, « La lutte pour le droit à l’avortement, 1869-1981 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 37, no 1, 1983, p. 81-90.

    [5] Denyse Baillargeon, « Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre », Recherches féministes, vol. 6, no 1, 1993, p. 57.

    [6] La première informatrice a travaillé une dizaine d’années à la clinique de planification des naissances de Sherbrooke. Elle a intégré l’équipe de cette clinique deux ans après son ouverture et a côtoyé à la fois les patientes et les autres membres du personnel, dont les médecins. Son expérience au sein de la clinique me permettait d’avoir accès à un point de vue holistique et à des informations que n’auraient pas pu me fournir des femmes qui ont utilisé les services de la clinique, le plus souvent une seule fois, ou des médecins, dont la tâche consistait principalement à procéder à l’intervention. L’entrevue a duré environ 75 minutes. La seconde informatrice, une intervenante de longue date de SOS Grossesse Estrie (elle y travaille toujours), a été en mesure de me renseigner abondamment sur la création de l’organisme et sur l’évolution de son offre de services. Comme elle travaille avec les femmes qui ont recours à ce service depuis plus de quinze ans, elle a pu me dresser un portrait des utilisatrices du service et de leurs besoins, ainsi que de l’évolution des représentations sociales de l’avortement. L’entrevue a duré environ 40 minutes. Les deux entrevues ont été réalisées au printemps 2013 à l’aide d’un questionnaire semi-directif, et enregistrées avec l’accord des informatrices. L’auteure remercie Micheline Dumont de l’avoir mise en contact avec la première informatrice.

    [7] Denyse Baillargeon, « Histoire orale et histoire des femmes », p. 60-61.

    [8] Je me dois de souligner que toutes mes sources proviennent de personnes ou d’organismes ouvertement pro-choix. Compte tenu de la question qui m’intéressait, c’est-à-dire l’accès à l’avortement, j’ai jugé que ces sources étaient néanmoins les plus susceptibles de me fournir un portrait réaliste. Ces personnes ou organismes étant en faveur d’un meilleur accès à l’avortement, ils étaient forcément critiques de l’état des services offerts.

    [9] Danielle Gauvreau, Peter Gossage et Diane Gervais, La fécondité des Québécoises, 1870-1970 : d’une exception à l’autre, Montréal, Boréal, 2007, p. 266.

    [10] Diane Lamoureux, « La lutte pour le droit à l’avortement, 1869-1981 », p. 83-85.

    [11] Micheline Dumont, « Le mouvement des femmes à Sherbrooke », Possibles, 18, 4 (automne 1994), p. 51.

     

    [12] Diane Lamoureux, « Nos luttes ont changé nos vies. L’impact du mouvement féministe », dans Gérard Daigle et Guy Rocher, Le Québec en jeu. Comprendre les grands défis. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1992, p. 705.

    [13] Micheline Dumont, « Le mouvement des femmes à Sherbrooke », p. 57.

    [14] Centre de santé des femmes de l’Estrie, « Historique », Centre de santé des femmes de l’Estrie http://csfestrie.qc.ca/?page_id=724 (page consultée le 19 avril 2013)

    [15] Micheline Dumont, « Le mouvement des femmes à Sherbrooke », p. 57.

    [16] Jacinthe Michaud, « Le mouvement des centres de santé : grandeur et misère de la participation et stratégies politiques de transformation du discours de l’État », Nouvelles pratiques sociales, vol. 10, no 1, 1997, p. 99.

    [17] Idem., p. 100.

    [18] Entrevue avec une infirmière de la Clinique de planification des naissances.

    [19] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille du pouvoir hospitalier, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1980, p. 16.

    [20] Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, C’est à nous de décider, p. 12.

    [21] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 16.

    [22] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement au Québec 1970-1992, Montréal, Trait d’union, 1999, p. 164.

    [23] Idem., p. 149.

    [24] Idem., p. 158.

    [25] Idem., p. 145.

    [26] Diane Lamoureux, « La lutte pour le droit à l’avortement, 1969-1981 », p. 86.

    [27] Conseil du statut de la femme, « L’avortement au Québec : état des lieux au printemps 2008 », Conseil du Statut de la femme, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs1566769 (page consultée le 19 avril 2013)

    [28] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 150-151.

    [29] Conseil du statut de la femme, L’avortement au Québec, p. 9.

    [30] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 150-151.

    [31] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 10-11. Les hôpitaux ayant refusé sont ceux de Chicoutimi, Rivière-du-Loup, St-Jérôme, Joliette et l’Enfant-Jésus à Québec. Ceux qui n’ont pas pris de décision sont ceux de Lévis, Drummondville, Greenfield Park et Hull.

    [32] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 193. En 1980, un avortement ayant lieu à 16 semaines de grossesse ou plus ne pouvait être fait qu’à Montréal.

    [33] Idem., p. 178.

    [34] Idem., p. 154.

    [35] Idem., p. 293.

    [36] Béatrice Godard, « L’avortement, un acte médical? L’évolution des attitudes des médecins », Recherches sociographiques, vol.33, no 1, 1992, p. 39.

    [37] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 16.

    [38] Idem., p. 17.

    [39] Idem., p. 17.

    [40] Sauf mention contraire, les informations sur la clinique de planification des naissances de Sherbrooke proviennent d’une entrevue réalisée avec l’infirmière y ayant travaillé. Dans cette section, les citations qui ne comportent pas de référence sont tirées de cette entrevue.

    [41] Cette méthode consiste à injecter dans l’utérus une solution saline, qui fait mourir le fœtus et provoque des contractions utérines dans les 24 à 48 heures. Elle est très éprouvante pour les femmes, qui vivent l’accouchement d’un fœtus mort, ainsi que pour les infirmières qui assistent les femmes lors de l’expulsion. Elle est par contre plus facile à supporter pour les médecins, qui ne font que donner l’injection et ne sont pas présents lors de l’expulsion.

    [42] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 43.

    [43] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 44.

    [44] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 254-255.

    [45] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 34.

    [46] Idem., p. 30.

    [47] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 202.

    [48] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 79.

    [49] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 232.

    [50] Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, L’avortement : la résistance tranquille, p. 85.

    [51] Louise Desmarais, Mémoires d’une bataille inachevée : la lutte pour l’avortement, p. 228.

    [52] Idem., p. 147.

    [53] Idem., p. 221.

    [54] Idem., p. 264.

    [55] Sauf mention contraire, les informations sur le Collectif pour le libre-choix de Sherbrooke sont tirées des archives de cet organisme, qui sont conservées dans leurs bureaux. Elles ne sont pas classées.

    [56] Sauf mention contraire, les informations sur SOS Grossesse Estrie proviennent de l’entrevue réalisée avec une intervenante de longue date de l’organisme. Les citations sans référence sont tirées de cette entrevue.

    [57] Entrevue avec une ancienne infirmière de la Clinique de planification des naissances.

    [58] Conseil du Statut de la femme, Étude : L’avortement au Québec, p.48.