Godefroy de Bouillon, la couronne et la royauté incomplète.

Benjamin Bourgeois

Université Paul-Valéry – Montpellier 3

 

Table des matières
    Add a header to begin generating the table of contents

    La prise de Jérusalem par les chrétiens en juillet 1099, au terme d’une expédition extraordinaire par sa durée et son ampleur, constitue un événement considérable tant pour le monde des vainqueurs que pour celui des perdants. Pour les XIe et XIIe siècles, il s’agit là de l’épisode le plus commenté, rapporté par une grande diversité de sources largement diffusées, dont les auteurs s’inscrivent dans des contextes très différents. Ainsi, si la trame générale de la première croisade est largement commune, du moins d’autres éléments font-ils l’objet d’interprétations et de présentations diverses. C’est le cas du récit des premiers jours qui suivent la prise de Jérusalem, et plus particulièrement de l’élection de Godefroy de Bouillon. Une désignation dont les modalités sont éminemment variables d’une source à l’autre et à propos de laquelle l’historiographie des croisades a longtemps conservé une unique version. Un schéma actionnel s’inscrit durablement autour de ces étapes : élection d’un individu, en partie parce que d’autres refusent ou sont écartés, et humilité de Godefroy qui refuse d’être couronné, et par extension d’être roi, pour éviter toute assimilation christique. Il préfère alors, guidé par ces mêmes sentiments de piété et de modestie, le titre d’avoué du Saint-Sépulcre. Or ce titre n’apparaît que dans une unique source très peu partiale : une lettre du patriarche Daimbert[1].

    La réévaluation de ce point historiographique est récente. Selon des abords différents quelques travaux y sont consacrés. Ainsi, on peut citer notamment John France[2], Laurent Ferrier[3], Alan Murray[4] ou encore tout récemment Élisabeth Crouzet-Pavant[5]. Cependant ces auteurs commentent principalement le titre : roi, prince ou avoué. Ils soulignent invariablement les paradoxes des sources ou font le choix de suivre l’une d’entre elles; ainsi, Laurent Ferrier choisit le récit de RA, arguant qu’il est le plus complet, et en propose une remarquable analyse, notamment concernant sa dimension eschatologique.

    Plutôt qu’une discussion supplémentaire sur le titre et les réalités du pouvoir de Godefroy de Bouillon acquis en juillet 1099, quoique le sujet soit loin d’être clos, nous souhaiterions ici dresser un tableau de l’évolution de la présentation et de la représentation du rapport de Godefroy à la couronne, comme institution et comme objet, et tenter d’en repérer et d’en expliquer les principales inflexions dès les XIIe et XIIIe siècles. En effet, le récit de l’élection de Godefroy s’enrichit et se transforme suivant le contexte dans lequel il est produit. C’est une image politique sous couvert d’image historique et mémorielle. Les premiers chroniqueurs rapportent une royauté sans en détailler les modalités. Pour Baudoin Ier et Baudoin II, il faut insister sur la légitimité acquise par le sacre donc Godefroy ne saurait être un roi sans cette cérémonie. Pour Guillaume de Tyr, l’image du fondateur doit être idéale et, plus tard, la Haute Cour, choisissant de se placer dans sa continuité, dessine les traits de l’humble refus de la couronne qui n’empêche pas la royauté. Cette transformation de l’image se retrouve, parallèlement aux textes, dans les représentations iconographiques et leurs évolutions.

    L’évolution du motif de Godefroy et la couronne dans les sources écrites du XIIe siècle : la fabrique de l’image

    Le choix d’un vecteur chronologique linéaire pour structurer cette réflexion n’est pas pleinement satisfaisant et renvoie aux paradoxes susmentionnés. En revanche, en proposant une répartition par contexte de ces auteurs, on remarque des similarités dans le traitement du récit de l’élection de Godefroy de Bouillon.

    Les premières sources

    Il convient, tout d’abord, de considérer les trois premières sources qui narrent le déroulement de la première croisade et dont les auteurs ont été les témoins et les acteurs. Il est difficile de déterminer l’ordre d’écriture et de diffusion des récits de Pierre Tudebode[6], de l’Anonyme, auteur des Gesta Francorum, et de Raymond d’Aguilers. Les deux premiers font état de l’élection avec très peu de détails et, surtout, ils ne font pas mention d’hésitation, d’humilité ou de refus de la part de Godefroy de Bouillon[7]. À plus d’un titre, Raymond d’Aguilers fait exception parmi ces sources originelles[8]. Outre une dimension eschatologique tout à fait originale, il est le chapelain de Raymond de Saint-Gilles. Ce qui est en lien, d’une part, avec la première mention dudit comte Raymond comme un premier choix des électeurs[9], une alternative au duc Godefroy. D’autre part, son statut clérical permet un point de vue différent et interne à cette élection. Il rapporte le refus du clergé à l’élection d’un roi :

    Mais les évêques et le clergé répondirent : « Il ne faut pas élire un roi là où le Seigneur avait souffert et avait été couronné. Que si quelqu’un disait dans son cœur : Je suis assis sur le trône de David, et je possède son royaume, dégénéré de la foi et de la sagesse de David, le Seigneur le ferait peut-être voler au loin et s’irriterait contre lui-même et contre cet endroit et son peuple. Qu’en outre le prophète s’était écrié, disant : « Lorsque le Saint des Saints sera venu, toute onction cessera et qu’il était évident aux yeux de toutes les nations que ce temps était arrivé. »[10]

    Ce discours du clergé, dès la prise de la ville, est un argumentaire contre la possibilité d’un roi à Jérusalem. Raymond d’Aguilers y fait pour la première fois usage du motif de la couronne, sans la précision des épines en lien avec le roi de Jérusalem, très rapidement donc, puisqu’il écrit entre 1099, date à laquelle s’arrête son récit, et 1104 au plus tard. Cependant, il ne s’agit là que du premier des trois arguments avancés, renvoyant à l’histoire de la royauté de Jérusalem : celle du Christ revendiquée puis acquise par le sacrifice, celle de la race de David, une royauté contraire au plan divin et tolérée par Dieu (I, Rois, 8[11]) et un argument eschatologique qui semble inspiré d’écrits du XIe siècle.

    Les chroniqueurs de l’Occident – Godefroy est un roi sans altération

    Les sources historiques, qui sont produites dans la continuité des précédentes, mais qui ne sont plus des témoignages directs concernant l’élection de Godefroy, rapportent d’une manière opposée les modalités de celle-ci selon leur contexte de production.

    Il est d’usage d’aborder ensemble Robert le Moine, Baudri de Bourgueil et Guibert de Nogent : tous trois sont des bénédictins n’ayant pas participé à la croisade, rédigeant dans la première décennie du XIIe siècle (respectivement vers 1106-1110, 1108-1109 et 1107-1110) à partir de témoignages de pèlerins revenant en Occident et employant, en la critiquant, l’œuvre de l’Anonyme auteur des Gesta Francorum[13]. À propos de l’élection de Godefroy de Bouillon, tous trois ont une approche semblable. En effet, ils induisent une rupture nette dans la titulature qu’ils lui appliquent : de dux avant son élection, il est qualifié de rex après celle-ci[14]. Ainsi la sémantique royale est abondante dans le récit de Robert le Moine :

    Après avoir purgé de tout ennemi la ville dite pacifique, il fallut s’occuper de faire un roi, en choisissant l’un d’entre eux pour gouverner une si grande ville et un peuple si nombreux. Du jugement de tous, d’un vœu unanime, et du consentement général, Godefroy fut élu le huitième jour après celui où la ville a été prise. À bon droit on dut se réunir sur un pareil choix, parce qu’il se montra tel dans son gouvernement qu’il fit plus d’honneur à la dignité royale qu’il n’en reçut d’elle. […] Il se montra si excellent et si supérieur en dignité royale que, s’il se pouvait faire que tous les rois soient réunis autour de lui, il serait, au jugement de tous, reconnu le premier en vertu chevaleresques, beauté de visage et de corps, et excellence de noble vie[15].

    Tout comme Baudri de Bourgeuil, Robert le Moine ne sous-entend aucune limite à cette élection d’un roi et à la réalité de la royauté de Godefroy. Parmi ceux-ci, seul Guibert de Nogent indique un élément qui participe du schéma actionnel traditionnel : « Une fois couronné, il ne porta jamais le diadème royal dans la cité de Jérusalem, cela parce que Notre Seigneur Jésus-Christ, le sauveur du genre humain, avait porté une couronne d’épines sous les moqueries des hommes[16]. »

    Cependant, cette mention de la « couronne d’épines » est bien différente de celle de Raymond d’Aguilers. D’une part, Godefroy prend cette décision, il ne s’agit pas d’un argument théorique porté par le clergé; d’autre part, il est clairement indiqué par Guibert que l’élu a été couronné : ce n’est pas un refus de la couronne, mais un refus de l’exhiber, ou peut-être une constatation de cette absence de port qui est transformée par l’auteur en une volonté qui appuie la démonstration des vertus de Godefroy.

    Il est notable, en effet, que ces trois sources, à la différence des précédentes, sont composées après la prise de Jérusalem et participent de l’exaltation générale à cette nouvelle. Godefroy de Bouillon y est présenté en héros distingué par les vertus personnelles et la grâce divine dès le début de leurs récits.

    Enfin, à ce triptyque bénédictin, on peut adjoindre une quatrième source : Raoul de Caen. Si le contexte d’écriture de ce chevalier normand, entré au service de Tancrède en 1107 à Antioche, n’est pas occidental, il n’est pas témoin de la période 1096-1107 et il est extérieur à l’entourage de Baudoin Ier. Raoul de Caen rédige, entre 1112 et 1118, un récit annoncé comme consacré principalement aux actions de Tancrède, parfois présenté assez négativement mais globalement héroïquement. Son évocation de Godefroy après son élection est à rapprocher des précédentes :

    J’arrive maintenant à un déplorable événement qui plongea la ville de Jérusalem dans un deuil non moins grand. Car Godefroy, roi excellent et craignant Dieu, sortit de ce monde peu après la captivité de Bohémond. Un an s’était écoulé depuis qu’il avait commencé à régner lorsqu’il fut frappé par la mort[17].

    Les historiens, Baudoin Ier et l’invention du motif

    Le développement dans les sources des éléments qui forment le schéma actionnel traditionnel de l’élection de Godefroy se fait dans l’entourage de Baudoin. Il est ainsi difficile de le qualifier : est-il successeur de son frère, successeur de Godefroy, premier roi ou deuxième seigneur de Jérusalem?

    Le changement dans le récit est remarquable dans les écrits de Foucher de Chartres dont la première version, qui narre les événements jusqu’au couronnement de Baudoin en décembre 1101, date d’avant 1106. Godefroy n’y reçoit aucun qualificatif royal[18] et l’élection n’est pas celle d’un roi :

    Godefroy fut fait prince de Jérusalem. À cause de l’excellence de sa noblesse, sa valeur militaire, […] la pureté de ses mœurs enfin, tout le peuple de l’armée du Seigneur l’a élu comme prince du royaume dans la ville sainte, pour qu’il eût à la conserver et à la gouverner[19].

    Foucher de Chartres justifie cette distinction entre le roi Baudoin Ier, dont il est le chapelain à partir de 1097 et qui est sans doute le commanditaire de cette œuvre, et le duc Godefroy par le sacre – c’est-à-dire l’ensemble de trois rituels : consécration, onction et couronnement. Ainsi, il ne le qualifie systématiquement comme rex qu’après Noël 1101[20]. Son récit du sacre de Baudoin contient une justification construite comme une réponse directe à l’opposition du clergé rapportée par Raymond d’Aguilers :

    L’an 1101 le jour de la nativité du Seigneur, dans la basilique de la bienheureuse Marie, à Bethléem, par ce même patriarche, avec l’assentiment des évêques, du clergé et du peuple,  Baudoin fut consacré dans la royauté par la sainte onction et couronné comme roi. Cela on ne l’avait pas fait pour Godefroy, son frère et prédécesseur, parce que certains ne l’approuvaient pas, et parce qu’il ne le voulut point ; mais après avoir sagement examiné la question, on décréta qu’on le fit. On disait en effet : « Pourquoi veut-on objecter que le Christ notre Seigneur a été, comme un vil scélérat, couronné d’épines dans Jérusalem, opprobre qu’avec plusieurs autres il a supporté pour nous ? Cette couronne ne fut sans doute pas une distinction honorable et une dignité royale, mais plutôt une marque de honte et d’ignominie. Mais ce que ces bourreaux firent au Sauveur, comme une outrageante flétrissure, tourna cependant par la grâce de Dieu à notre gloire et à notre salut. Il en est de même, un roi n’est point fait roi contre les ordres de Dieu ; car une fois qu’il est élu par le droit et selon Dieu, on le sanctifie et on le consacre par une bénédiction authentique[21].

    Il est notable que les autres arguments de Raymond d’Aguilers ne soient pas évoqués ici. Il s’agit d’affirmer qu’il n’y a pas de contradiction entre royauté christique et royauté humaine à Jérusalem, que s’il y a eu opposition à ce propos et de Godefroy et d’autres, Baudoin en acceptant ne se rend pas coupable de sacrilège. Au contraire, il devient à son tour acteur de la médiation divine pour le salut de tous. En outre, la dernière partie de cet extrait indique clairement que l’élection humaine seule n’est pas une légitimité suffisante : elle doit être complétée par une consécration. Baudoin, par les mots de Foucher, nie donc toute royauté  à son frère, du moins dans son acception christique et sacrée; Godefroy n’a pas reçu la couronne, il n’est donc pas roi. Deux éléments que seul cet auteur relie par un effet causal, tandis que les autres, écrivant auparavant ou en même temps, mais dans d’autres contextes, les dissocient ou ne les évoquent pas du tout.

    Cette distinction se retrouve également dans le vocabulaire des chartes émanant de Baudoin et citant Godefroy. On en connaît deux sur les huit émanant de Baudoin et dont le texte est conservé intégralement. La première date de 1110[22], confirmant un don de Godefroy à l’Hôpital de Jérusalem, il le qualifie ainsi : dux Frater meus. Cette formulation, sans mention du prénom, manifeste l’habitude, prise sans doute au cours de la croisade, de désigner ainsi Godefroy de Bouillon, seul duc engagé, et ne nous paraît devoir être considérée comme une titulature restrictive, mais comme un surnom. Puis en 1114[23], pour la confirmation des biens de l’église et des chanoines du Saint-Sépulcre, Baudoin, qui se présente comme « optinens regnum Hierosolimitanum », cite son frère, « ducem Godefridum predecessorem meum ». Dans ce cas également, si l’on se garde bien d’établir une quelconque allusion à une royauté personnelle de Godefroy, du moins la qualification de « prédécesseur » et la tournure de « réception » du regnum et non du regimen ou d’un titre de rex, induit une volonté d’affirmer une part de continuité entre Godefroy et Baudoin, non dans le titre mais dans la situation.

    La position de Baudoin à la mort de son frère est en effet assez complexe. La succession ne semble pas aussi simple que Foucher de Chartres l’expose[24]. Guillaume de Tyr, qui est hélas un narrateur très tardif pour cette question, est le plus précis : il détaille les concessions de Godefroy de Bouillon à l’église de Jérusalem et au patriarche à Noël 1099 et Pâques 1100, représentant au moins un quart de la ville complété par une même part des conquêtes de cette période[25]. Des possessions qui s’accompagnent d’une possible succession ecclésiastique selon la lettre du patriarche Daimbert rapportée par le même auteur[26], qui cite également une demande de celui-ci à Tancrède pour empêcher à tout prix Baudoin d’atteindre Jérusalem pour revendiquer la succession de son frère. En effet, le choix de Baudoin semble n’être que le fait d’une part réduite des grands, et ce, dans une certaine urgence pour contrecarrer ces ambitions ecclésiastiques, nous suivons pour ce point les travaux d’Alan Murray[27].  Il s’agit donc pour Baudoin d’apparaître pourvu d’une légitimité suffisante : celle du sacre de se placer dans la continuité des vertus de son frère en évitant de permettre une certaine pérennité et valeur à ses décisions, notamment en faveur de l’église de Jérusalem Ainsi, Godefroy est présenté comme un prince au pouvoir et à la légitimité limités.

    Cette exclusion de Godefroy de la royauté est poursuivie, accentuée et pérennisée par Baudoin II. D’une part, en reprenant la distinction nette entre Godefroy et Baudoin en matière de titre, par exemple dans une charte de confirmation des donations à l’abbaye Notre-Dame-de-Josapahat en 1130, « Godefridus dux et frater ejus rex Balduinus »[28]. D’autre part, il induit une comptabilisation des rois de Jérusalem dès 1120 dans le premier de ses actes connus concernant le royaume de Jérusalem; également, dans le cadre de la confirmation d’un don à la susdite abbaye, il y qualifie son prédécesseur Baudoin de « primus rex »[29]. La problématique est semblable pour Baudoin II : la légitimité élective a été l’objet d’une contestation, puisque des messagers ont été envoyés au dernier frère de Godefroy, Eustache, retourné en Occident, faire du sacre la condition de la royauté, et donc il y a intérêt à exclure Godefroy de celle-ci tout en lui conservant un rôle de vertueux mais incomplet fondateur.

    De là, le principe de la non-royauté de Godefroy, parce qu’il n’a pas été couronné, s’inscrit durablement dans les sources.

    Les sources tardives et épigraphiques – L’ambiguïté du fondateur

    Ce schéma de l’absence de royauté et du refus de la couronne se retrouve ainsi dans les écrits d’Ekkehard d’Aura[30], du continuateur de Pierre Tudebode[31] ou encore de Caffaro di Rustico[32].

    Parmi ces sources composées après 1110, Albert d’Aix doit être considéré à part. Il ne mentionne pas la couronne et ne qualifie pas Godefroy de roi. Cependant, il en fait, outre un princeps, un rector, dernier choix des électeurs, après le refus notamment de Raymond de Saint-Gilles. Néanmoins, cette présentation spécifique des éléments du schéma est due à la volonté toute particulière de l’auteur de démontrer le caractère prédestiné et divin de ce choix de Godefroy[33] : il est le seul auteur à présenter cet événement comme répondant à des prophéties et des prémonitions[34]. La dimension religieuse se retrouve par exemple dans ce titre de rector.

    Guillaume de Tyr, précepteur du fils du roi Amaury, à la demande duquel il commence vers 1167 à écrire l’histoire du royaume, est chancelier du royaume de Jérusalem à partir de 1174 puis archevêque de Tyr. Il a ainsi accès à la plupart des sources précédentes (il utilise principalement Albert d’Aix pour la première croisade) et aux archives. Son œuvre magistrale et précieuse, puisque unique source chrétienne de ce royaume pour une grande partie du XIIe siècle, a principalement vocation à exalter la royauté et à servir l’éducation du futur roi. Son récit de l’élection de Godefroy de Bouillon est assez original. Il est le seul à présenter en détails la procédure élective, sans que l’on sache comment il parvient à reconstituer les étapes de l’enquête, menée par les grands, qui conclut à l’écartement de Raymond de Saint-Gilles et au choix de Godefroy, pour ses vertus remarquables[35]. Guillaume de Tyr sous-entend qu’il y a eu un couronnement. Godefroy a été conduit au Saint-Sépulcre[36] et le vocabulaire du refus de la couronne spécifie noluit insignari et, plus loin, exhibens[37], cela pour se contenter de celle d’épines après sa mort.

    L’image de la couronne d’épines atteint là le dernier stade de son évolution. Dans le discours du clergé rapporté par Raymond d’Aguilers, la couronne d’épines du Christ est le signe visible de sa royauté dans Jérusalem et ne doit pas être imitée; elle est inatteignable. Le contre-argument apporté par Foucher de Chartres développe le principe que cette couronne n’est pas une marque de royauté, mais de moquerie lorsqu’elle est donnée, et que c’est le sacrifice et la distinction de son divin porteur qui en fait la marque du salut de tous; elle est donc imitable. Guillaume de Tyr associe son refus à une humilité telle qu’elle est digne des mérites christiques : de fait, le refus de l’une permet l’espoir de l’accès à l’autre, par un effet de communication directe des Jérusalem céleste et terrestre. Car il s’agit ici d’un miroir insistant sur les nécessaires vertus royales.

    De là, l’auteur s’interroge sur la royauté de Godefroy : « De là, certains, ne reconnaissant pas les mérites, ont hésité à inscrire Godefroy dans la liste des rois de Jérusalem. […] Quant à nous, il nous paraît non seulement avoir été un roi, mais encore le meilleur des rois, la lumière et le modèle de tous les autres[38]. »

    Pour autant, Guillaume de Tyr ne lui donne jamais de titulature royale[39], cultivant ainsi lui-même l’ambiguïté qu’il souligne : digne d’être roi, élu roi, couronné comme tel, mais pas pleinement acteur de la royauté par rapport à ses successeurs.

    On peut tenter de compléter l’étude de ces différentes inflexions dans le récit de l’élection de Godefroy, dont l’image se modifie au cours du XIIe siècle selon les auteurs et leurs contextes d’écriture, par l’analyse des épitaphes de son tombeau. Cependant, la nécessité même de l’emploi d’un pluriel pour aborder ce type de sources indique à quel point il s’avère problématique. En effet, il en existe trois versions différentes. Nous ne retenons pas celle rapportée par le prémontré Philippe, abbé de Bonne-Espérance en Hainaut; parmi onze épitaphes, il donne un texte commun à Godefroy et Baudoin Ier [40].Toutefois il est le seul à en témoigner l’existence sous cette forme. Quant aux deux autres, il n’est pas possible de déterminer avec certitude leur véracité et, le cas échéant, si l’une a remplacé l’autre. Le baron Hody[41] recense les témoignages, des XVe et XVIe siècles, de pèlerins et voyageurs visitant le Saint-Sépulcre et relevant l’épitaphe de l’un des tombeaux, qui ont tous disparu depuis. La lecture semble être difficile et les versions divergent quelque peu pour les derniers mots : « Hic jacet inclitus Godefridus de Bullon / Qui totam istam terram acquisivit culti christiano / Cujus anima regnet cum Christo. Amen »[42] pour la version la plus courante, on trouve aussi « cujus anima recquiescat in pace » ou « recquiescat cum Christo. » Godefroy n’y est pas présenté comme un roi. L’emploi de l’expression regnare cum Christo pourrait suggérer, à l’instar de la version de Guillaume de Tyr, que le refus de la royauté terrestre induit l’accès à la royauté céleste par une possibilité d’imitation et d’assimilation christique. L’autre épitaphe est extraite d’une source anonyme peu employée, une Géographie, rédigée vers 1128-1130[43]. Plus longue, au point qu’il ne nous apparaît pas vraisemblable qu’elle ait pu être gravée sur le tombeau aux dimensions plutôt modestes, et plus poétique que la précédente : « Le duc Godefroy repose ici/ terreur de l’Égypte, peur des Arabes, le piège des Perses / élu roi, il ne voulut être appelé roi / ni être couronné : mais être servant sous le Christ […] »[44] Cette mention fait suite à une courte synthèse du règne de Godefroy, qui se concentre uniquement sur son rapport au patriarche et aux privilèges qu’il lui accorde. En outre, le récit s’arrête en 1128 avec l’élection d’un nouveau patriarche aux ambitions théocratiques affirmées. Ces contextes, interne et externe, nous semblent devoir être mis en relation avec le contenu de ce poème, texte le plus insistant sur le lien entre refus de la couronne, obéissance à l’Église et espoir de salut. Au-delà du refus du titre et de la couronne, c’est presque un refus de régner qui est ici suggéré, ou du moins d’une royauté séculière. Le comte de Vogüe propose l’hypothèse que ce texte serait la première épitaphe, ensuite remplacée par celle plus courte dont témoignent les voyageurs postérieurs, un changement qui serait la conséquence des profanations des Kharismiens en 1244[45]. Sans pouvoir conclure sur la permanence du texte le plus court, il ne nous paraît guère envisageable qu’un texte portant une idéologie théocratique aussi prononcée ait pu être gravé avec un accord royal de Baudoin Ier ou Baudoin II. Quoi qu’il en soit, la relation de Godefroy à la couronne et à la royauté est un motif politique dont les modalités sont présentées de diverses manières pour servir une volonté argumentative. Cela est également remarquable au XIIIe siècle autour d’autres sources et d’autres problématiques.

    Godefroy et la couronne au XIIIe siècle, l’ambiguïté de l’image politique

    Dans le royaume latin de Jérusalem réduit à une bande littorale menacée et dont le roi est le plus souvent absent au XIIIe siècle, la cour tend à s’institutionnaliser et à vouloir s’émanciper en partie de la royauté tout en s’affirmant la garante de ses modalités de transmission et de son exercice. Les problématiques politiques sont donc bien différentes.

    Le schéma actionnel qui forme l’image de Godefroy connaît alors une dernière évolution qui le fixe pour quelques siècles, notamment parce qu’il s’appuie sur un dispositif iconographique riche et largement diffusé. Ce dernier est en lien avec le succès de la traduction de Guillaume de Tyr et de sa continuation par divers auteurs.

    Le besoin d’un roi humble et l’effacement du paradoxe

    L’œuvre de Guillaume de Tyr est surtout connue et diffusée, sans doute dès les années 1230[46], par le biais de la traduction française qui en est faite à une date et par un auteur inconnus. Sauf dans le cas de deux manuscrits[47], elle précède toujours les diverses continuations, de 1184 à 1229, 1248 ou 1277, produites en Occident, se rapprochant du manuscrit dit de Rothelin ou en Orient. On les range alors dans la catégorie des Eraclès et on ne connaît que deux noms, assez peu satisfaisants, d’auteurs : Ernoul, possible écuyer des Ibelin, et Bernard dit le Trésorier, qui aurait suivi Frédéric II et écrirait dans les années 1230[48]. Cependant, le texte connaît des variations nombreuses selon les manuscrits et il n’est pas possible de retracer une histoire linéaire de ces récits. Ce qui concerne l’élection de Godefroy de Bouillon peut donc avoir été repris par les différents continuateurs, ce qui rend difficilement repérables les erreurs ou altérations de copies dans un tel corpus.

    Cependant, quelques exemples permettent de remarquer des inflexions dans le schéma actionnel qui tend vers un schéma fictionnel politique.

    Le manuscrit 677 de l’Arsenal, composé à partir de la continuation de Bernard, est ainsi introduit : « En l’an de l’Incarnation de notre Seigneur Jésus Christ 1101 mourut Godefroy le duc de Bouillon et roi de Jérusalem, et après lui fut roi son frère Baudoin[49]. » L’affirmation du titre royal y est complète.

    Quant à la traduction la plus courante dans les manuscrits de la tradition d’Ernoul, elle présente des différences importantes dans le récit de cette élection, tandis que les passages précédents et suivants sont fidèlement rendus.

    Quand il fut élu roi, les barons requirent qu’il se fasse couronner et reçut l’honneur du royaume comme les autres rois de la chrétienté le font. Il répondit qu’en cette cité où Notre Seigneur Jésus avait porté une couronne d’épines pour lui et les autres pécheurs, il ne porterait pas là, s’il plaît à Dieu, une couronne ni d’or ni de pierres précieuses, il semblait que le couronnement qui avait été fait lors de la Passion était suffisant pour honorer tous les rois chrétiens qui après lui seraient rois à Jérusalem[50].

    Par rapport au récit de Guillaume de Tyr, les barons font leur apparition, remplaçant les princes et le peuple, et leur souhait du sacre de Godefroy est également inédit. De même, la formulation indique clairement, non un refus de « exhibens insigna »[51], mais du couronnement lui-même, ôtant toute ambiguïté quant à l’existence d’une cérémonie. Enfin, la justification de ce refus – la vertu d’humilité de Godefroy est toujours soulignée – est présentée comme une règle générale qui peut s’appliquer à tous les rois de Jérusalem. Tout bon roi en est un qui refuse le couronnement puisqu’il est inutile, le Christ ayant pour tous endossé le rôle de roi salutaire.

    L’introduction du Livre de Jean d’Ibelin rédigé entre 1264 et 1266, qui constitue une partie de l’ensemble de textes rassemblés sous l’appellation Assises de Jérusalem, évoque l’élection de Godefroy de Bouillon :

    Les princes et les barons qui la conquirent élurent pour roi et seigneur du royaume de Jérusalem le duc Godefroy de Bouillon, et il reçut la seigneurie et voulut pas être sacré roi de ce royaume, parce qu’il ne voulut pas porter couronne d’or où le Roi des rois Jésus Christ, le fils de Dieu, porta une couronne d’épines le jour de la Passion[52].

    La suite du récit explique comment Godefroy réunit toutes les composantes du royaume, prend leurs conseils pour faire rédiger les « usages du royaume »[53]. Cette version est d’apparence semblable aux schémas du XIIe siècle. Cependant, il y est fait mention de la réalité du pouvoir de Godefroy de Bouillon en tant que « seigneur du royaume », un titre qui est celui, dans les sources de cette époque, du régent du royaume ou de celui qui exerce le pouvoir royal sans avoir été sacré, ainsi le comte de Champagne de 1192 à 1197[54].

    Dans le même ensemble de textes juridiques, les différentes versions des Lignages d’Outremer n’établissent pas de distinction par le titre entre Godefroy et son frère Baudoin. Ainsi, la première version, datée de 1268, introduit par ces mots le chapitre consacré aux rois de Jérusalem : « Le premier roi des Latins de Jérusalem fut Godefroy de Bouillon, le duc de Lorraine, il avait trois frères […] Et après Godefroy, fon frère Baudoin fut roi[55]. » La deuxième version, établie sans doute dans les premières années du XIVe siècle, reprend l’introduction de Jean d’Ibelin, mais en étend et en généralise les préceptes à l’instar de la traduction de la continuation dite d’Ernoul : « et que le couronnement que Notre Sauveur eut durant sa Passion pour notre rédemption suffit pour tous les rois qui devaient être rois de ce saint royaume[56]. »

    Il s’agit de résoudre le paradoxe du roi non couronné en le tournant à l’avantage de la Haute Cour. Godefroy de Bouillon est ainsi le modèle du roi idéal. Il est élu par les barons et ne se place pas dans une position éminente en refusant la distinction du sacre qui ne nécessite qu’une médiation cléricale ; le refus porte alors sur le couronnement et non sur le port de la couronne. Le schéma s’établit de la sorte : élection d’un roi, refus de la couronne, exercice du pouvoir royal qui est transmis à ses successeurs.

    Les représentations iconographiques de Godefroy de Bouillon

    Nous ne proposons pas ici — le cadre limité d’un article ne le permet pas — un catalogue exhaustif des représentations de Godefroy de Bouillon, mais un corpus relativement large d’enluminures, de production occidentale ou orientale, de tout le XIIIe siècle, permettant d’établir une comparaison entre l’image politique fictionnelle et son iconographie quant au motif qu’elles diffusent et ses évolutions.

    La diversité des contextes de production de ces manuscrits ne se prête pas à une considération linéaire des évolutions de ce motif iconographique. Cependant, il nous paraît exister un changement au milieu du XIVe siècle.

    En effet, une différence est faite entre Godefroy de Bouillon et ses successeurs dans la composition des miniatures. Ainsi, le folio 71 du manuscrit français 2630 de la BNF (figure 1), daté du milieu du XIIIe siècle, présente l’élection de Godefroy par les grands, ecclésiastiques et laïques, parmi lesquels, au premier plan, il ne se distingue que par le revers en hermine de son manteau et un air de surprise. Tandis que ses successeurs, dont les miniatures, dans ce même manuscrit, introduisent des livres de la traduction de Guillaume de Tyr, tels Baudoin III, au folio 134 (figure 2), et Amaury, au 172 verso (figure 3), ne sont figurés que lors de leurs couronnements, du moins de la bénédiction des insigna et dans le geste de soutien de la couronne par les mêmes acteurs que pour l’élection de Godefroy.

    De même, dans le manuscrit  français 9081 de la BNF, le verso du folio 88 (figure 4) illustre la modification du texte de Guillaume de Tyr induite par sa traduction : les grands laïques semblent insister et conduire l’un des leurs au-devant d’un évêque. Celui-ci lui propose un objet qu’il fait le geste de refuser. Le refus est strictement celui de Godefroy malgré l’insistance des barons. Cependant, la version première et son image d’un roi incomplet reste manifeste : le duc élu n’est jamais présenté couronné.

    Au contraire, le motif de Godefroy couronné devient largement prédominant dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. Il s’agit encore de miniatures qui marquent les changements de livres dans la traduction de Guillaume de Tyr et présentent, à partir du neuvième livre, les successions royales. Celle de Godefroy à son frère Baudoin n’est pas différente des suivantes. Cela est remarquable aussi bien pour des manuscrits qui proposent la version occidentale de la continuation, comme le manuscrit 12 (Yates Thomson) au verso du folio 51 (figure 5) et 9082 (figure 6) de la BNF, ou bien orientale, ainsi les manuscrits 828 de la Bibliothèque Municipale de Lyon (figure 7) et  2628 (figure 8). Les scènes figurant les derniers instants ou les funérailles de Godefroy de Bouillon, et, parallèlement, le couronnement de Baudoin, induisent une continuité de la nature du pouvoir entre eux par une couronne identique. Une volonté d’indiquer une identité de royauté entre les deux frères qui diffère de l’effacement ou du caractère incomplet de celle de Godefroy telle qu’elle était présentée dans les années 1110. Un siècle et demi plus tard, comme nous l’avons remarqué avec les sources écrites, l’intérêt de la Haute Cour, qui fait remonter ses privilèges aux décisions du fondateur de la royauté, est d’assurer que celui-ci s’inscrit pleinement dans la succession des rois. Par ailleurs, il est notable que la composition du conseil électif dans l’iconographie de ces manuscrits se modifie également et s’éloigne du texte de Guillaume de Tyr pour correspondre aux réalités contemporaines du XIIIe siècle : les quelques princes originels sont parfois figurés comme une foule de nobles, que l’on peut assimiler aux barons de la cour, à nouveau indifféremment dans les traditions orientales, manuscrit 828 de Lyon (figure 9), ou occidentale avec les manuscrits français 2824 et 2630 de la BNF (figures 10 et 1).

    Enfin, un autre type de représentation figure Godefroy de Bouillon couronné : au sein même de l’élection. Ainsi, au verso du folio 69 du manuscrit français 2825 (figure 11), au milieu des grands en discussion, il se distingue par la couronne qu’il porte, signe visible du pouvoir que les grands laïques lui remettent et non plus associé au sacre. La médiation ecclésiastique s’avère alors inutile et les deux niveaux de royauté, l’une induite par l’élection et l’autre acquise lors du sacre, concrétisée par la remise des regalia, ne font plus qu’un au bénéfice des barons. Cela est encore plus remarquable dans l’image interprétant cette élection au folio 73 du manuscrit français 779 de la BNF, datée du troisième quart du XIIIe siècle : six grands laïques participent au soutien de la couronne (figure 12.)

    Godefroy de Bouillon est exemplaire par son refus d’acquérir une éminence personnelle par le sacre, mais cela ne diminue en rien sa royauté qui n’est due qu’à l’élection des barons.

                Nous ne prétendons pas ici tracer une évolution linéaire et exhaustive d’un motif historique. Cependant, en proposant une typologie des contextes de production des sources relatives à l’élection de GdB, nous avons montré que les motifs, avec leurs paradoxes, leurs incertitudes et leurs modifications répondent à des problématiques contextuelles spécifiques.

    Cette complexité du motif naît de l’ambiguïté des premières sources, parce que pendant les quelques lignes qu’elles consacrent à l’exercice du pouvoir, au règne oserait-on, de Godefroy, ces auteurs, l’anonyme des Gesta et Pierre Tudebode, continuent à utiliser le qualificatif dux après en avoir évoqué l’élection comme roi, et parce que Raymond d’Aguilers emploie parmi d’autres un argument hautement figuratif : la couronne d’épines du Christ. Un argument qui prend place dans la démonstration eschatologique de l’ensemble de son récit et qui frappe durablement l’imagination des lecteurs et des auteurs. Cette ambiguïté première permet donc un libre emploi de l’image du héros libérateur : pleinement roi pour les auteurs occidentaux marqués par le prodige de la prise chrétienne de Jérusalem, il n’est qu’un chevalier exemplaire et vainqueur aux premiers temps du royaume latin de Jérusalem où l’intérêt de Baudoin Ier et Baudoin II est de promouvoir la légitimité du sacre et d’affaiblir celle des décisions de Godefroy en faveur du patriarche. Tandis qu’au XIIIe siècle, la volonté de se réclamer du fondateur incite la Haute Cour et les auteurs et juristes qui en sont proches à résoudre le paradoxe en effaçant, à leur avantage, le rôle du sacre dans la légitimité royale,  fait de Godefroy un exemple à suivre par tous les rois de Jérusalem : élu ex pares il ne reçoit son pouvoir que d’eux.

    Pour tous, Godefroy de Bouillon, quel que soit son rapport à la couronne et son titre, est le croisé, l’avoué, le prince, le roi exemplaire par ses vertus. Il représente, dès sa mort, un motif malléable, une image politique, forte parce qu’associée à l’un des événements les plus retentissants du Moyen Âge médian, dont on s’empare facilement pour faire office de miroir du prince d’un certain contexte.

    Enfin, ces quelques hypothèses sur les évolutions contemporaines au royaume latin de Jérusalem ont vocation à être complétées et poursuivies pour tenter d’expliquer comment se construit et se justifie dans l’historiographie le choix d’un schéma particulier aboutissant à la comparaison des deux couronnes et à l’avouerie de Godefroy. Ainsi, Pierre Aubé emploie dans la biographie de ce personnage, pour sa présentation de ce moment du refus de la couronne, la traduction de Guillaume de Tyr et l’introduction de Jean d’Ibelin[57]. L’exemple le plus remarquable de la vigueur du prisme de ce schéma unique est sans doute la traduction du récit de Raymond d’Aguilers proposée par François Guizot : il rend, dans le discours du clergé, coronatus par « couronné d’épines » sans qu’il soit pourtant fait la moindre mention aux épines dans ce passage.

    Figure 1 : Ms. Fr. 2630 fol. 71

    Figure 2 : Ms. Fr 2630 fol. 134

    Figure 3 : Ms. Fr. 2630 fol. 172v.

    Figure 4 : Ms. Fr. 9081 fol. 88

    Figure 5 : Yates Thompson 5 fol. 51

    Figure 6 : Ms. Fr. 9082 fol. 111v.

    Figure 7 : Ms. Lyon 828 fol. 93v.

    Figure 8 : Ms. Fr. 2628 fol. 79

    Figure 9 : Ms. Lyon 828 fol. 83

    Figure 10 : Ms. Fr. 2824 fol. 51

    Figure 11 : Ms. Fr. 2825 fol. 69

    Figure 12 : Ms. Fr. 779 fol. 73

    Références

    [1] A propos de laquelle on consultera Peter W. Edbury et John G. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, Cambridge, 1988.

    [2] John France, « The election and title of Godfrey de Bouillon », in Canadian Journal of History n°18, 1983, pp 321-329.

    [3] Laurent Ferrier, « La couronne refusée de Godefroy de Bouillon : eschatologie et humiliation de la majesté aux premiers temps du royaume latin de Jérusalem », in Le Concile de Clermont de 1095 et l’appel à la croisade. Actes du colloque universitaire international de Clermont-Ferrand (23-25 juin 1995), Rome, 1997, pp 245-265.

    [4] Allan V. Murray, « The title of Godfrey of Bouillon as ruler of Jerusalem », in Collegium Medievale. Interdisciplinary Journal of Medieval Research n°3, 1990, pp 163-178.

    [5] Elisabeth Crouzet-Pavant, Le mystère des rois de Jérusalem : 1099-1187, Armand Colin, Paris, 2013.

    [6] Autant que possible nous désignerons les sources par l’identité de leur auteur, les titres des œuvres étant bien souvent des ajouts des copistes de manuscrits postérieurs, conservés pour en faciliter la désignation mais qui ne renvoient pas toujours au contenu de l’œuvre et à la volonté de démonstration de son auteur.

    [7] Petrus Tudebodus, Historia de Hierosolymitano Itinere, HILL J. H. et HILL L. L. (éd.), Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1977, p 147 et Gesta Francorum, Recueil des Historiens des Croisades – Occidentaux tome III, chapitre 37, pp 516. On abrègera par RHC le titre de cette collection.

    [8] Pour une présentation détaillée des auteurs et des relations entre ces trois sources on peut consulter : Jean Flori, Chroniqueurs et propagandistes. Introduction critique aux sources de la Première croisade, Genève, 2010 et plus spécifiquement : John France, « The Anonymous Gesta Francorum and the Historia Francorum qui ceperunt Iherusalem of Raymond of Aguilers and the Historia Hierosolimitano itinere of Peter Tudebode : an Analysis of the Textual Relationship between Primary sources for the First Crusade», in John France et William G. Zajac (éd.), The Crusades and their Sources. Essays presented to Bernard Hamilton, Aldershot, 1998, pp 39-69, ou encore : Jay Rubenstein, « What is the Gesta Francorum and who was Peter Tudebode ? », Revue Mabillon n°16, 2005, pp 179-204.

    [9] Raymond d’Aguilers, RHC – Occidentaux tome III, pp 295-296.

    [10] Ibid. p 296. Quibus ab episcopis et a clero responsum est : « Non debere ibi eligere regem ubi Dominus passus et coronatus est. Quod si in corde suo diceret : Sedeo super solium David et regnum ejus obtineo, degener a fide et virtute David, fortassis disperderet eum Dominus, et loco et genti irasceretur. Praeterea clamat propheta, dicens, Quum venerit Sanctu Sanctorum, cessabit unctio, quod adveniise cunctis gentibus manifestum erat

    [11] À propos duquel on peut consulter Yves Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Age. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècles), Armand Colin, Paris, 2002, p 29.

     

    [12] Voir Laurent Ferrier, La couronne refusée, p 262, Raymond semble s’inspirer notamment des oracles de la Sibylle Tiburtine, de la Sibylle de Cumes, de deux versions différentes de la prophétie d’Adson de Montier-en-Der et d’un remaniement d’un texte attribué au Pseudo-Méthode.

    [13] À ce propos voir notamment Jean Flori, Chroniqueurs, p 105 dont on suit les conclusions de datations et Tilliette J.-Y., « La vie culturelle dans l’Ouest de la France à l’époque de Baudri de Bourgueil », dans Dalarun J. (dir.), Robert d’Arbrissel et la vie religieuse dans l’ouest de la France, Brépols, Turnhout, 2004, pp 71-86.

    [14] Robert le Moine, RHC – Occidentaux tome IV, p 192 et suivantes ;  Baudri de Bourgueil, RHC – Occidentaux tome IV, p 103 et suivantes ; Guibert de Nogent, RHC – Occidentaux tome IV,  p 245 et suivantes.

    [15] Ibid., p 192. Livre IX. Chapitre 10. Eliminatis itaque omnibus inimicis ab urbe pacifici nominis de ordinando rege quaestio debebat agitari : ut scilicet unus ex ipsis omnibus eligeretur, qui tantae urbi tantoque populo praeficeretur. Communi igitur decreto omnium, pari voto generalique assensu, dux Godefridus eligitur, octavo scilicet die quo civitas expugnatur. In quo bene assensus omnium convenire debuit ; quia in illo regimine talem se exhibuit, quod ipse magis regiam dignitatem, quam regia dignitas ipsum commendavit. […] In tantum etenim regiae dignitati praefuit et profuit, qua, si fieri posset ut universi reges terrae juxta illum adessent, censura aequitatis omnibus principari judicaretur, et merito equestris probitatis, et vultuosa corporis elegentia et nobilium morum praerogativa.

    [16] Guibert de Nogent, RHC – Occidentaux tome IV, livre VII, chapitre 25, p 245 : Ut nunquam intra Iherosolimitanam civitatem regium coronatus diadema tulerit : ea consideratione videlicet quia generalis universorum salutis auctor, Dominus noster Jhesus Christus, spineum ibidem sertum humana irrisione gestaverit.

    [17] Raoul de Caen,  RHC – Occidentaux tome III, chapitre 142, p 705 : Sequitur et vestigio miserrimus, quo Jerusalem non minori luctu affligebatur. Nam Gottifredus, rex optimus et timeus Deum, capto mox Boamundo, ex hac luce migravit. Erat enim jam annus unus evolutus ex quo regnare coeperat, quum ab obitum pervenisset. Voir aussi pp 704-705 et sequentes, chapitres 140 et sequentes nombreuses occurrences de « rex Godefridus ».

    [18] Foucher de Chartres, RHC – Occidentaux tome III, livre I, chapitres 30 à 36.

    [19] Ibid.,  p 361. Livre I, chapitre 30 : Godefrido patria mox principe facto. Quem ob nobilitatis excellentiam, et militiae probitatem, […] necnon et morum elegantiam, in urbe sancta regni principem omnis populus dominici exercitus, ad illud conservandum atque regendum, elegit.

    [20] Ibid. Livre II, chapitres 1 et 2.

    [21] Ibid. Livre II chapitre 6 p 382 : Anno ab Incarnatione Domini millesimo centesimo primo, in basilica Beata Mariae apud Bethleem, die Nativitatis Domini, a patriarcha memorato, una cum episcopis cleroque ac populo assentibus, in regem introduce sub sacra unctione sublimatus et coronatus est rex Balduinus. Et quod fratri suo praedecessori non fecerant, quoniam noluit, et tunc laudatum a quibusdam non fuit, huic ratione prudentis considerata fieri decreverunt. « Quid enim obest, inquiunt, si Christus Dominus noster in Iherusalem tanquam scelestus aliquis conviciis dehonestatus, et spinis est coronatus, quum etiam ad ultimum mortem pro nobis perulit volens ? Corona quidem illa non fuit honoris,  nec regiae dignitatis, immo ignominae et dedecoris. Sed quod illi truces ad improprerium ei fecerunt, gratia Dei ad salutam nostram et gloriam versum est. Rex etiam contra jussa non praefficitur. Nam jure et secundum Deum electus, benedictione autentica sanctificatur et consecratur.

    [22] Paoli, Codice Diplomatico del sacro militare ordine Gerosolimitano, Luc, 1733, tome I, n°2, pp 2-3.

    [23] Rozière (éd.), Cartulaire de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, Paris, 1849, n°29, p 55.

    [24] Foucher de Chartres, RHC – Occidentaux tome III, livre II, chapitre 1, p 373.

    [25] Guillaume de Tyr, RHC – Occidentaux tome I, livre X, chapitre 10 et suivants.

    [26] Ibid. Et pour la valeur de ce document, sans doute une paraphrase d’un acte émis pendant le règne de Baudoin II lors de son conflit avec le patriarche Etienne, voir Edbury et Rowe, William of Tyre, p 9.

    [27] Allan Murray, « Daimbert of Pisa, the Domus Godifredi and the Accession of Baldwin Ist of Jerusalem », in Allan Murray, From Clermont to Jérusalem : the crusades and crusaders societies 1095-1500 selected proceedings of the International Medieval congress University of Leeds juillet 1995, Leeds, 1999, pp 82-103.

    [28] Henri-François Delaborde, Chartes de Terre Sainte provenant de l’abbaye Notre-Dame de Josaphat, Paris, 1880, n°18, p 45.

    [29] Ibid. n°8, p 33.

    [30] Pour une présentation de l’auteur et des manuscrits, voir RHC – Occidentaux, tome V, pp II-XVI pour présentation, question des différentes versions et pour texte

    [31] Ibid., pp XVI-XXVII.

    [32] De même voir RHC – Occidentaux, tome III, pp XIII-XVII.

    [33] Cependant, nous nous rangeons à l’avis de Jean Flori, Chroniqueurs, pp 276-277, en accord avec Suzan Edgington, « Albert of Aachen Reappraised », in Allan Murray (éd.), From Clermont to Jerusalem : the Crusaders and Crusader Societies, 1095-1500, Turnhout, 1998, pp 55-68.

    [34] Albert d’Aix, RHC – Occidentaux tome IV, livre VI, chapitres 33 à 35.

    [35] Guillaume de Tyr, RHC – Occidentaux tome I, livre X, chapitre 10 et suivants.

    [36] Ibid. livre X, chapitre 10.

    [37] Ibid. Livre IX, chapitre 9, p 377.

    [38] Ibid. Unde quidam in catalogo regum, non distinguentes merita, cum dubitant connumerare […] Nobis autem non solum rex, sed regum optimus, hument et speculum videtur aliorum.

    [39] Ibid., livre XII.

    [40] Philippe abbé de Bonne-Espérance, Opera omnia, Douai, 1650 p 802.

    [41] Baron de Hody, Descriptions des tombeaux de Godefroid de Bouillon et des rois Latins de Jérusalem, Bruxelles, 1855.

    [42] Ibid., pp 462-463.

    [43] John Wilkinson, Jerusalem pilgrimage 1099-1185, Londres, 1988, p 210-211.

    [44] Comte de Vogüe, Les églises de Terre Sainte, Librairie de Victor Dridon, Paris, 1860 : Dux hic recubat Godefridus, / Egypti terror, Arabum fuga, Persidis error. / Rex licet electus, rex noluit intitulari / Nec diademari : sed sub Christo famulari. Le texte se poursuit ainsi : Ejus erat cura Syon sua reddere jura, / Catholiceque sequi sacra dogmata juris et equi ; / Totum scisma teri circa se, jusque foveri. / Sic et cum superis potuit diadema mereri. / Milicie speculum, populi vigor, anchora cleri.

    [45] Ibid., pp 195-197.

    [46] Voir notamment :  Janet Shirley, Crusader Syria in the Thirteenth Century. The Rothelin Continuation of the History of William of Tyre with part of the Eracles or Acre text, Aldershot, Hampshire, 1999 et Margareth Ruth Morgan, La Continuation de Guillaume de Tyr (1184-1197), Paris, 1992.

    [47] BNF, Colbert 8315 et Colbert 8404.

    [48] RHC – Occidentaux tome II, pp IV-VII.

    [49] Bernard le Trésorier – Continuations de Guillaume de Tyr, RHC – Occidentaux tome II, p VI et baron de Hody, Descriptions, p 325 : En l’an de l’Incarnation de notre Seignor Jhesus Crist MCI morut Godefroi li dux de Boillon et rois de Herusalem. Après lui fu rois Baldoins ses frere

    [50] Guillaume de Tyr, RHC – Occidentaux tome I, livre X, chapitre 10, p 414 , ici la traduction : Quand il fu eslu à roi li baron li requistrent que il se feist coronner et reeust l’enneur del roiaume comme les autres rois de la Crestienté le font ; il respondi qu’en cele seinte cité où Nostre Sires Jesucrist avoit portée coronne d’espines por lui et pour les autres pecheors, ne porteroit il jà, se Dieu plet, coronne d’or ne de pierres precieuses, encoies il sembloit que asez i avoit eu de celui coronnement qui avoit esté fez le jor de la Passion por ennorer toz les rois crestiens qui après lui seroient en Jerusalem

    [51] Voir note 37.

    [52] Assises de Jérusalem ou Recueil des ouvrages de jurisprudence composés pendant le XIIIe siècle dans les royaumes de Jérusalem et de Chypre, comte Beugnot (éd.), Imprimerie Royale, Paris, 1841-1843p 22 : Les princes et les barons qui l’orent conquises orent esleu à rei et à seignor dou roiaume de Jerusalem le duc Godefroi de Buillon, et ot receu la seignorie et vost estre sacré ne oint à roi el dit roiaume, por ce qu’il ne vost porter corone d’or là où le rei des reis Ihesu Crist le fiz de Dieu porta corone d’espines le jor de la Passion.

    [53] Ibid.

    [54] Voir notamment Reinhold Röhricht, Regesta Regni Hierosolomitani, Libraria Academica Wagneriana, 1893, actes n°707, 709 et 710.

    [55] Marie-Adélaïde Nielen, Lignages d’Outremer, Paris, 2003. Manuscrit francese 20, Venise : Le premier rei de Jerusalem des Latins si fu Godefrei de Buillon, le duc de Loherene, et il avoit III freres […] Et après Godefroy, son frere Baudoin fu rei.

    [56] Ibid. Manuscrit Vaticanus latinus 4789 : Et que celui coronement de Nostre Sauveour ot en Sa passion pour nostre redemcion suffisoit pour toutes les rois qui devoient estre de celui saint royaume

    [57] Pierre Aubé, Godefroy de Bouillon, Fayard, Paris, 1985, p 292.