Entre histoire et mémoire: le roman érotique. L’image de Manuela Sáenz sous la plume de Denzil Romero

Nelly André
Université d’Orléans

Résumé : Comme l’affirme Serge Moscovici, la fabrication des croyances extraordinaires est telle qu’on ne peut en aucun cas la contredire. Denzil Romero a tenté de détourner la figure historico-mythique de Manuela Saenz dans son roman érotique La esposa del doctor Thorne (1988). Il met l’histoire au service de l’imagination pour souligner jusqu’à la caricature un trait de personnalité de Manuela Sáenz : la liberté. Alors, l’érotisme peut-il se mettre au service de l’histoire et de la construction identitaire d’une nation? Le roman érotique peut-il faire valoir son engagement en faveur de l’histoire d’un pays? Ou, au contraire, la littérature érotique ne peut-elle pas traverser les frontières des genres?

 

Table des matières
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    Parce que délaissé par la pensée, l’érotisme est devenu un sujet littéraire, voire la matière première de nombreuses productions narratives. « Il est donc tout naturel de retourner à la littérature pour voir ce qu’il en est de ce corps érotique et du problème qu’il semble tant représenter à la conscience humaine[1] ». La manifestation d’Eros dans la littérature permet d’identifier des nuances, des transgressions et des libertés, c’est-à-dire les multiples dimensions de l’érotisme. Ce dernier est une des manifestations de l’être humain, celle qui lui permet une meilleur connaissance de soi, de ce qu’il est et n’est pas, de cette frontière entre nature et culture; une métaphore du sexe selon Octavio Paz, « l’approbation de la vie jusque dans la mort » selon Georges Bataille.  Mais selon de nombreux critiques, la contamination du langage par l’érotisme produit une profonde ambigüité qui empêche l’édification d’une identité nationale. Dans L’érotisme au XIXᵉ siècle, Alexandrian précise « “aujourd’hui, où de tels livres ont une libre diffusion, ils sont encore assez mal compris, parce que la critique leur applique trop souvent des jugements futiles”. Voilà qui explique sans doute que même de nos jours, cette littérature continue d’être rejetée par l’Histoire de la littérature[2] ».  Alors, l’érotisme peut-il servir l’histoire et la construction identitaire d’une nation? Le roman érotique peut-il faire valoir son engagement en faveur de l’histoire d’un pays? Ou, au contraire, la littérature érotique ne peut-elle pas traverser les frontières des genres?

    La littérature érotique au Venezuela : l’exemple de Denzil Romero

    Au Venezuela, la littérature érotique est devenue un art majeur dans les années 2000 avec la collection Letra erecta d’Alfadil et son prix de littérature érotique, attribué en 2003 à La columna que dibujaste dentro de mí de Vivian Jiménez, une écrivaine cubaine résidant au Venezuela. Ce roman relate les premières expériences sexuelles d’une jeune fille et présente, selon le jury, « una búsqueda de lo femenino a través de una historia sentimental que explora los territorios de la sexualidad y el erotismo de manera muy fina y lograda » (« une recherche du féminin à travers une histoire sentimentale qui explore les territoires de la sexualité et de l’érotisme d’une manière très fine[3] »). Cette collection redonne un élan à l’édition vénézuélienne, confortant ainsi la littérature érotique comme un genre à part entière au Venezuela, qui possède déjà une forte tradition d’écriture et de publication d’ouvrages érotiques. En 1988, par exemple, Denzil Romero a obtenu en Espagne le prix Sonrisa Vertical pour, selon le jury, avoir reconstruit avec habileté la vie d’un personnage légendaire en le démythifiant.

    Les écrits de Denzil Romero

    Denzil Romero (1938-1999) a exercé pendant des décennies le métier d’avocat avant de devenir un écrivain prolifique, essayiste et romancier. Très vite, il a révélé un don pour le maniement des mots. Sa prose se caractérise par une concision argumentative, un langage précis et une imagination débordante. En bon avocat, il crée ses propres lois littéraires : la distorsion temporelle et le non-respect d’une reconstruction chronologique de l’histoire de ses personnages. Son talent d’écrivain obsédé par les mots ne fait pas seulement de Denzil Romero un écrivain magique, mais également un créateur, un réinventeur de l’histoire.

    Los escritos de Denzil Romero, además de un depurado castellano salpicado de localismos, sugieren relatos de cenáculo literario, propios y ajenos, anotados de cualquier manera para ser leídos en voz alta cabalgando en versos y anécdotas olorosos a ron y el regocijo incondicional de sus oyentes. Un gourmet de la palabra, un jodedor a tiempo completo, una referencia ineludible sin la cual ninguna biblioteca puede considerarse completa[4].

    Luis Alberto Crespo a défini le style littéraire de Denzil Romero comme l’exagération du réel. Romero lui-même affirme que son écriture est toujours structurée selon trois thématiques : le langage, l’érotisme et l’histoire. Denzil Romero reprend la théorie de Georges Bataille, selon laquelle l’érotisme se manifeste sous trois formes : celui des corps, des cœurs, ainsi que celui sacré. Il se joue du corps et du cœur pour relater la vie des grands personnages de l’Histoire de l’Amérique Latine. L’érotisme littéraire naissant dans l’acte de lecture, l’imagination y a une grande place. Les écrits sur Francisco de Miranda, Simón Bolívar, Manuela Sáenz confirment ce style littéraire. Selon Jean Franco,

    On dénote le goût démesuré pour l’Histoire, une histoire revisitée, dénaturée, malaxée, une histoire prétexte à tous les délires qu’on n’allait tout de même pas lui pardonner. Le roman historique, sous sa plume inventive, se pare des couleurs de la fantaisie, de l’anachronisme. C’est ainsi qu’il s’attaque avec la plus totale impertinence, ô dérapage inconvenant, aux figures intouchables de l’histoire vénézuélienne, Miranda en premier lieu, Simón Bolívar, et bien d’autres. Son évocation irrespectueuse et débridée de la maîtresse de Bolívar, Manuela Sáenz, la « libertadora del libertador », lui valut même une interdiction de séjour en Equateur, ce qui avait rassuré Denzil Romero sur les pouvoirs de la fiction[5].

    Comme l’affirme Serge Moscovici, la fabrication des croyances est telle qu’on ne peut en aucun cas le contredire. Et Jean Franco d’ajouter, « Il est certain qu’on acceptait volontiers qu’il fasse de Pedro de Alvarado un pornographe déchaîné et de Catherine II une nymphomane convaincue mais s’en prendre à Miranda, Bolivar, Manuela[6]! ».

    Denzil Romero a en effet tenté de détourner la figure historico-mythique de Manuela Sáenz dans son roman érotique La esposa del doctor Thorne (1988), la présentant sous les traits d’une nymphomane. Dans Para seguir el vagavagar (1997), Romero continue d’approfondir, dans ce troisième volet, l’histoire de Francisco de Miranda en mélangeant les descriptions érudites des habitudes de l’époque, les références artistiques et les descriptions érotico-pornographiques :

    En esas solitarias masturbaciones, generalísimo, no te dabas tregua. Tirado entre las sábanas humedecidas, seguías impertérrito imaginando y desimaginando fornicaciones interminables, con Afrodita naciendo de las aguas del mismo Botticelli con su Virgen del magnificat, con la Santa Justina martirizada de Pablo el Veronés, y con La Venus de Urbino del prolífico Tiziano, rozagante, enrojecida, penumbrosa e iluminada de reflejos[7].

    S’adressant directement à Miranda, le narrateur décrit à la fois sa notoriété et ses multiples aventures sexuelles. Selon les dires de l’éditeur Carlos Barral, Romero met l’histoire au service de l’imagination, amenant la parodie ou l’ironie de carnaval, la carnavalisation, jusqu’à son paroxysme.

    Denzil Romero est fasciné par l’histoire, et les personnages historiques deviennent la matière première de ses romans; mais pervertie par la créativité de l’écrivain, l’image historique se teinte d’érotisme, voire de pornographie. Lors d’une conférence intitulée « Lenguaje, erotismo e historia » (« langage, érotisme et histoire »), Denzil Romero explique les caractéristiques de son écriture :

    Verdad es que mis textos se subordinan, en distintos grados, a la reproducción mimética de ciertos períodos históricos y a la presentación de algunas ideas filosóficas, difundidas en los cuentos de Borges, tal es la imposibilidad de conocer la verdad histórica o la realidad, el carácter cíclico de la historia y, paradójicamente, su carácter imprevisible por el cual cualquier suceso inesperado y asombroso puede también darse ; cierto que distorsiono de manera consciente la historia por medio de omisiones, exageraciones y anacronismos ; cierto que ficcionalizo los personajes históricos […] poniéndolos a actuar dentro de sucesos imaginarios […] cierto que recurro a la metaficción y que, con frecuencia, me permito los comentarios del narrador sobre el proceso de la creación ; no menos verdadero, que también recurro el uso y abuso de la intertextualidad, a lo dialógico, lo carnavalesco, la parodia y la heteroglosia. Todo, con una forma o manera muy latinoamericana de contar la historia[8].

     Cette longue citation, du propre créateur des différentes histoires, résume parfaitement son style littéraire et s’applique à tous ses écrits. Tragédie et érotisme définissent ses ouvrages. Dans le recueil de nouvelles El Invencionero, l’érotisme parcourt toutes les pages du recueil et atteint son paroxysme dans la nouvelle « Llegar a Marigot ».

    Manuela Sáenz, personnage littéraire.

    Dans le roman La esposa del doctor Thorne, pseudo-biographie amoureuse de Manuela Sáenz[9], il n’utilise pas l’histoire de manière rigoureuse, mais comme un prétexte pour souligner jusqu’à la caricature un trait de personnalité de Manuela Sáenz : la liberté. Le titre évocateur de l’œuvre est une référence à son mariage arrangé avec James Thorne pour mieux signaler, dès les premières lignes du récit, la légende noire de Manuela Sáenz. « En sus fantasías eróticas de ahora son los rostros de los jefes patriotas del momento los que se le aparecen » (« Dans ses rêves érotiques de maintenant lui apparaissent les visages des chefs patriotes de l’époque[10] »). Dans le récit, la liberté de Manuela se manifeste uniquement à travers le sexe, cette dernière semblant vouloir à tout prix se donner en spectacle. Romero en fait une femme ambitieuse, arrogante et à l’appétit sexuel démesuré, insatiable, un véritable « volcan sexuel ».

    En las solapas del libro se pone de relieve el carácter de Manuelita como defensora de la libertad, de la independencia de los países andinos y de la liberación de la mujer, pero lo cierto es que nosotros en todo ese asunto no vemos más que su hiperbólica aventura erótica, que podemos calificar como un caso de auténtica ninfomanía[11].

    L’ouvrage de Romero a choqué, a créé un mal-être. Alfonso Rumazo Gonzalez s’est offusqué de cette description qui n’est que calomnie, « presentándola como una ramera depravada » (« la présentant telle une prostituée dépravée[12] ») alors que Manuela était une femme distinguée qui n’aurait jamais employé un langage vulgaire tel que « me cago en el honor de los ingleses » (« je me fous de l’honneur des anglais[13] »), comme l’écrit Denzil Romero dans La esposa del doctor Thorne. Se valant de sa liberté de romancier, Romero imagine tout ce que l’histoire officielle aurait pu omettre; la fiction comble ainsi les vides de l’histoire. En mélangeant histoire et fiction, il présente au lecteur une femme avec les perversions et les qualités de tout être humain. Mais la presse de l’époque n’a pas toléré un tel affront à l’histoire du pays :

    La obra más deplorable de la bibliografía venezolana desde que las prensas dejaron oír por primera vez su ritmo característico, allá en los tiempos bellistas (José Rivas Rivas, El Nacional, 17 de mayo de 1988)

    (L’œuvre la plus déplorable de la bibliographie vénézuélienne depuis que les presses ont laissé entendre pour la première fois leur rythme caractéristique, autrefois en période de guerre).

    El romero es una planta americana que sometida a combustión perfuma el ambiente. Otra, el romerillo, produce un efecto totalmente contrario. Y este es el caso, Denzil Romerillo está despidiendo olor nauseabundo en los ambientes de nuestra patria (El nacional, 25 de mayo de 1988)

    (Le romarin est une plante américaine qui, en se consumant, parfume l’environnement. L’autre, le romerillo, produit un effet totalement contraire. Et, dans ce cas, Denzil Romerillo répand une odeur nauséabonde dans les environnements de notre patrie).

    Denzil Romero assume parfaitement ce choix d’écriture, cette volonté de réécrire l’histoire en la réinventant : « la historia no es un tema novelable en sí mismo. No cuento como fue, sino como yo quisiera que hubiera sido ». (« L’histoire n’est pas en soi un thème que l’on peut romancer. Je ne raconte pas comment ça a été, mais comment j’aurais voulu que ce soit[14] »).

    Mais Manuela est en effet pour beaucoup un symbole de l’Équateur, une figure intouchable de l’histoire. Les femmes et les féministes reconnaissent l’indépendance sexuelle de Manuela, mais critiquent le fait que Romero ait exagéré, déformé ce désir de liberté. Selon Alba Luz Mora, Romero ne démystifie pas, ni ne démythifie, mais dénigre la figure de Manuela : il est alors considéré comme machiste.

    Si se pregunta en el Ecuador si la nación ha tenido cara de mujer, probablemente se escuchará el nombre de Manuela Sáenz. Si se indaga más al respecto, se encontrará que la otra pregunta adecuada sería ¿cuáles son las caras de Manuela Sáenz ? o como ha planteado Nela Martínez, « [c]uál rostro, cuál retrato de Manuela [15] ».

    Mythe et mystère dominent les différentes représentations littéraires du personnage historique de Manuela Sáenz. En analysant toutes les figures de Manuela dans les différents ouvrages pour tenter de recréer sa personnalité, nous nous retrouvons face à une femme «surhumaine», au sens où l’entendait Nietzsche, aussi belle que courageuse, aussi sensuelle que patriote, aussi sincère et aimante qu’exhibitionniste, etc., mais surtout en avance sur son temps, une femme qui dérangeait par son désir de liberté. Il paraît évident que Manuela était un être d’exception, mais les diverses approches ont laissé une part de mystère. Comme le précise Yolanda Añazco, dans son ouvrage Manuela Sáenz, coronela de los ejércitos de la Patria Grande, nul ne peut atteindre la vérité historique sans confronter et analyser les différentes sources et les différents écrits. En ce qui concerne Manuela Sáenz, les analystes s’opposent sur les dates et les événements, le romantisme qui la définit rend difficile la compréhension de ce personnage et obscurcit sa vie. Les témoignages autobiographiques sérieux manquent pour révéler la personnalité de cette femme exceptionnelle.

    Ces contradictions et oppositions des historiens et essayistes donnent du crédit à la fiction. Dans le cas de Denzil Romero, la prédominance de l’imagination est confirmée par le peu de sources historiographiques sur lesquelles l’auteur s’appuie pour construire son récit. Le lecteur attentif en remarque deux : l’ouvrage de Jean-Baptiste Boussingault, Mémoires (1896), qui décrit le caractère héroïque et autonome de Manuela, mais synthétise également cette légende noire créée d’après des rumeurs qui dépeignent une Manuela excentrique, subversive, ayant une vie dissolue, une relation intime avec ses domestiques et allaitant son ours, et la biographie d’Alfonso Rumazo González, Manuela Sáenz. La Libertadora del Libertador (1944), première analyse complète et sérieuse si l’on en croit les dires de l’auteur lui-même au début de l’ouvrage.

    Selon Inés Quintero[16], les biographies sur Manuela Sáenz ont pour point commun de ne pas respecter la chronologie du personnage, son parcours de vie, mais de narrer huit années de son existence, représentation de son histoire d’amour avec Bolívar. Les moments cruciaux de la vie de Manuela se situent donc entre le jour où elle rencontra Bolívar le 16 juin 1822 et le jour du décès de ce dernier le 17 décembre 1830, concluant ainsi les événements dignes d’être racontés, 26 ans avant la mort de Manuela. Et les titres mêmes de ces ouvrages l’affirment : La Libertadora del Libertador (Alfonso Rumazo González, 1944); La amante inmortal (Von Hagen, 1958); La caballeresa del sol, el gran amor de Bolívar (Demetrio Aguilera-Malta, 1964); La mujer providencia de Bolívar (Humberto Mata, 1972); ou encore Manuela Sáenz, el último amor de Bolívar (Mercedes Ballesteros, 1976).  Le cinéma enferme également Manuela dans cette passion puisque Diego Rísquez dans Manuela Sáenz. La libertadora del libertador (2000) reproduit la vision selon laquelle Manuela n’a sa place dans l’histoire des indépendances que parce qu’elle était la maîtresse de Bolívar.

    Pese a anunciarse como un ejercicio de desmitificación de Manuela, se conforma con ofrecernos a Manuela como apéndice del grande hombre de América y no como lo que fue: una mujer para quien la pasión por la política constituyó el motivo fundamental de su existencia, antes y después del libertador[17].

    Dans « La Libertadora »[18], Eduardo Posada affirme également que certaines biographies sur Manuela présentent des exagérations, des imprécisions, voire des erreurs qui obligent le lecteur à être vigilant et à entreprendre une lecture attentive des analyses sur Manuela puisque, bien souvent, histoire et littérature, légende et mythe se mélangent dans ces études. Les noms célèbres sont alors comme « l’air du matin. Ils deviennent des rêves[19] ».

    Manuela Sáenz est un personnage fascinant de l’Histoire, non seulement pour son rôle dans les guerres d’indépendances aux côtés de Bolívar, mais également pour les passions qu’elle déchaîne. Raisons pour lesquelles elle est sujette à diverses interprétations. Les différents écrits et analyses révèlent ainsi l’existence de deux écoles, deux représentations de Manuela Sáenz : la vision négative d’une femme aux mœurs douteuses et au comportement déviant, et la vision héroïco-nationaliste de cette femme au courage remarquable; représentations du personnage révélant les extrêmes présentées par un système qui soumet la femme au domaine privé et au silence.

    Ainsi, Manuela Sáenz est une patriote équatorienne, née le 28 décembre 1795 à Quito au sein d’une famille aisée, mais d’une relation illégitime, et morte en exil le 23 novembre 1856 à Paita, au Pérou.

    Lorsqu’on lit une vie, la référence à la biographie est systématique; cette rencontre avec les fragments de ce que fut son passage sur terre, ceux qui restent intacts et ceux qui circulent dans l’imaginaire. Manuela est née dans une période de profonds changements, mais l’exactitude de sa date de naissance est mise en doute et les historiens continuent à s’opposer sur ce point. La création littéraire et certains historiens pensent que Manuela Sáenz est née un 27 décembre 1797. Sa vie, reconstruite à travers différents genres littéraires, n’est pas le reflet d’une légende historique, mais d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire de l’Amérique Latine, pour paraphraser José Martí. Une analyse approfondie de la vie de Manuela Sáenz, De literatura e historia : Manuela Sáenz entre el Discurso del Amor y el Discurso del Otro de la colombienne Judith Nieto López, conclut que, même si la plupart des créations littéraires utilisent la source historique d’une naissance le 27 décembre 1797, le véritable jour de naissance de Manuela est le 28 décembre 1795 et non celle présente, par exemple, dans les écrits de Raquel Verdesoto de Romo Dávila (1963) ou d’Ana Teresa Torres (2007).

    Sensibilisée très jeune aux idées révolutionnaires et aux espoirs de liberté par sa famille maternelle, rejetant l’idéologie et les valeurs paternelles à la suite des événements du 25 mars 1809, Manuela déclare ainsi sa conscience et son identité américaines : « Mi país es el continente de América. He nacido bajo la línea del Ecuador» (« Mon pays, c’est l’Amérique. Je suis née sous la ligne de l’Équateur »). Fruit du pêché et privée de sa mère, elle dut se forger un caractère fort et une personnalité propre, devenir autonome très vite. Manuela est ainsi une jeune fille d’actions et au comportement libre. Grande défenseure de l’indépendance et des droits des femmes, elle a joué un rôle d’espionne et de « factrice », elle a organisé des rebellions et empêché des coups d’état. Elle a cherché des ressources financières pour la cause patriotique. Pour cela, elle reçut le titre de « caballeresa del Sol » donné par le général José de San Martín en juillet 1822, après que celui-ci ait conquis Lima et proclamé son indépendance. Elle fut également la compagne loyale et fidèle du Libérateur Simón Bolívar, et en charge de ses papiers personnels. Pour cela il la nomma colonel. Jean-Baptiste Boussingault la décrivait en 1824 comme une habile séductrice.

    La création littéraire tend à définir Manuela comme la fidèle maîtresse qui suit son héros et agit par amour. Les biographies et les romans soulignent son caractère passionnel, allant jusqu’à nourrir la légende, le mythe dans un souffle poétique : les deux biographes de Manuela Sáenz, Alfonso Rumazo González et Victor W. von Hagen, avec l’aide d’extraits des Mémoires de Boussingault, élaborèrent, par exemple, une scène romantique sur la tentative de suicide de Manuela à l’annonce de la mort de Bolívar.

    Elle se distingue à Quito et à Lima comme femme active dans les milieux politiques et sociaux. Contre la volonté de son père et de son mari James Thorne (qu’elle a épousé en 1817, à la suite des arrangements que ce dernier a passés avec son père), elle défend les idéaux révolutionnaires et son journal témoigne de son implication. Elle soutient les idéaux de libération, de Liberté pour tout le continent, mais ne se contente pas de les soutenir en esprit, elle les applique dans sa propre vie. Elle va à l’encontre des règles sociales en vigueur et scandalise bon nombre de citoyens lorsque, en 1822, elle devient la maîtresse du Libérateur Simón Bolívar. Cette liberté totale se reflète dans ses lettres et souligne la passion qui l’anime, tant amoureuse que révolutionnaire :

    Si hemos encontrado la felicidad hay que atesorarla. Según los auspicios de lo que Usted llama moral, ¿debo entonces seguir sacrificándome porque cometí el error de creer que amaré siempre a la persona con quien me casé? Usted mi señor lo pregona a cuatro vientos. « El mundo cambia, la Europa se transforma, América también (…) ¡Nosotros estamos en América! Todas estas circunstancias cambian también[20] « .

    Elle avait néanmoins des ennemis. En deux occasions, elle déjoua les conspirations d’assassinats visant Bolívar, raison pour laquelle elle est surnommée « la Libertadora del Libertador » en 1828. Manuel J. Calle, dans son manuel d’histoire Leyendas del tiempo heroico[21], dépeint les événements de manière très sexiste, en minimisant le rôle de Manuela. Il brosse le portrait d’une femme hystérique et capricieuse, qui ne se laisse guider que par ses émotions. Lors de la première tentative d’assassinats, elle se donne en spectacle lors d’un bal masqué (« la irascible é injuriada mujer corrió á palacio á poner su queja ante Bolívar […] » [227], « l’irascible femme injuriée a couru au palais se plaindre à Bolivar […] ») et lors de la deuxième, elle se met à pleurer, à supplier Bolívar de s’enfuir (« la Sáenz se arroja de rodillas á sus plantas y, llorando, con la mayor de las angustias (…) »[228], « la Sáenz s’est jetée à ses pieds et, pleurant, avec la plus grande des angoisses […] »). Les qualificatifs la décrivant offrent une image négative, les termes « blanca » (« blanche »), « pálida » (« pâle »), «descompuesta » (« décomposée »), « desesperados sollozos » (« sanglots désespérés »), «vilipendiada » (« vilipendée »), « golpeada » (« frappée »), « arrastrada » (« humiliée »), etc., n’en font pas une femme courageuse et guerrière.

    À partir du moment où Simón Bolívar renonce à la présidence de la Grande Colombie en 1830, les attaques contre Manuela se firent plus nombreuses. Dans son article de 1828, «La Libertadora », Posada en fait une héroïne qui a souffert toute sa vie, une femme qui a subi, après le départ de Bolívar,  les foudres des autorités colombiennes qui l’accusèrent de mener des activités criminelles et subversives. Ainsi, le 1er janvier 1834, le général Santander signa le décret qui l’expulsa définitivement de Colombie. Un an après, elle fut de nouveau expulsée d’Équateur, le gouvernement ayant trop peur qu’elle ne ravive la flamme révolutionnaire du peuple. Vicente Rocafuerte la considérait comme une menace à l’ordre public, une femme incontrôlable, une insoumise. Elle s’installa alors à Paita, au Pérou, où elle vécut jusqu’à la fin de sa vie dans la misère. En 1856, victime de diphtérie, elle fut incinérée avec toutes ses affaires pour éviter toute contagion, faisant ainsi disparaître une grande partie de la correspondance avec Bolívar. La sépulture de Manuela Sáenz fut localisée en 1988 et ses restes identifiés grâce à la réplique de la croix qu’elle portait et qui la définissait comme la compagne du Libérateur. Ses restes reposent, depuis juillet 2010, auprès de Simón Bolívar au Panthéon National du Venezuela.

    Sa vie a inspiré nombre de poètes, romanciers, historiens et journalistes qui prétendent combler le vide créé par l’histoire officielle et révéler aux sociétés actuelles son vrai rôle dans l’indépendance et sa vraie personnalité. Elle a ainsi fait l’objet de travaux de recherches et d’essais historiques plus ou moins rigoureux; on lui a consacré des biographies plus ou moins romancées et des romans plus ou moins fidèles à la réalité, des pièces de théâtre, des poèmes, des films et des opéras. De la première biographie d’Alfonso Rumazo González en 1944 (Manuela Sáenz : la Libertadora del Libertador) à l’œuvre de Manuel R. Mora en 2012 (Manuelita, la amante revolucionaria), en passant par le très scandaleux roman érotique de Denzil Romero en 1988 (La esposa del Doctor Thorne), nous rencontrons une Manuela entre deux discours : historique et littéraire, réel et fictif, héroïque et érotique, etc.

    Mientras que los estudios sobre la literatura latinomericana efectuados en el marco del boom –partiendo de la idea del vacío de identidad y de historia supuestamente originada por la conquista –buscaron una compensación cultural en el mito y en su facultad de sustituir o inventar la historia, el compromiso de la literatura con la historia y la historiografía va ocupando cada vez más tanto la narrativa como la crítica hispanoamericana impulsando una crítica de los mitos históricos del continente[22].

    Cette démythification passe, dans le cas de Manuela, par une critique de sa liberté sexuelle et donc une approche érotique. Plusieurs romans parlent de l’érotisme de Manuela Sáenz. Manuela elle-même revendique cette liberté sexuelle dans sa correspondance dans laquelle les références au corps et à l’érotisme ne manquent pas. Elle proclame son désir, reflet de sa propre identité, comme le montrent sa correspondance et plusieurs extraits de ses lettres destinées à Bolívar :

    « Le guardo la primavera de mis senos y el envolvente terciopelo de mi cuerpo (que son suyos) ».
    « Je vous garde le printemps de mes seins et le velours enveloppant de mon corps (qui sont vôtres) ».

    « Usted es el amante ideal […] no logro saciarme en cuanto a que es a usted a quien necesito; no hay nada que se compare con el ímpetu de mi amor».
    « Vous êtes l’amant idéal […] je ne me rassasie pas du fait que c’est vous dont j’ai besoin; rien ne se compare à l’élan de mon amour ».

    «Por su amor seré su esclava si el término amerita, su querida, su amante, lo amo; lo adoro, pues es usted el ser que me hizo despertar mis virtudes como mujer».
    « Pour votre amour, je serai votre esclave si le terme le mérite, votre amour, votre amante, je vous aime; je vous adore, car vous êtes l’être qui a éveillé mes vertus de femme ».

    «Yo tengo ansiedad en las noches y no amanece, como un suplicio voraz que corre y crece entre esta carne viva allí escondida».
    « J’ai peur la nuit et je ne me réveille pas le matin, tel un supplice vorace qui court et grandit entre cette chair vivante cachée là ».

    Sa sexualité épanouie est explicite dans ses écrits, Manuela y fait transparaître l’intégrité de son moi. Elle s’oppose à la morale de l’époque et aux exigences de pudeur et retenue exigées aux femmes de son rang social. Au-dessus des critiques des autres femmes et de la société, au-dessus des conventions sociales, elle s’affirme comme femme libre et surtout libérée des tabous de l’époque et du système patriarcal. Elle s’approprie ainsi l’espace de l’écriture pour affirmer sa personnalité, sa pensée, sa manière d’être au monde. Elle « se délie des tabous de la société patriarcale et proclame haut et fort sa personnalité et son droit au plaisir[23] ». Et, « au total, on constate une prévalence du mythe et de la fantaisie dans ces variations historiques qui de sujet deviennent prétexte, support à une projection contemporaine[24] ».

    Manuela Sáenz est un des personnages les plus polémiques et intrigant de l’histoire de l’Indépendance de l’Amérique Latine : aimée, adulée, mythifiée et crainte, mais aussi détestée, chassée et pourchassée, dépouillée au point de mourir dans une pauvreté extrême. Depuis toujours elle fascine et son pouvoir de séduction semble augmenter avec le temps car Manuela est source de fiction. Elle est cette Emma Bovary latino-américaine qui incarne la beauté et la sensualité. Comme Emma, elle est belle et subjugue tous les hommes qui croisent son chemin; comme Emma qui s’épanouit enfin totalement au moment de sa liaison avec Rodolphe, Manuela expérimente la plénitude de l’existence lors de sa relation avec Bolívar. Comme pour narguer le monde, ces deux femmes n’hésitent pas à choquer l’opinion publique et à dévoiler le côté masculin de leur personnalité. Charles Baudelaire, dans un article de 1857, a souligné la virilité d’Emma et « ce bizarre androgyne qui a gardé les séductions  d’une âme virile dans un charmant corps féminin[25] », tout comme Ricardo Palma caractérisait Manuela de femme-homme dans ses traditions péruviennes. L’historien Alberto Miramón, dans son ouvrage La vida ardiente de Manuela Sáenz, la décrit ainsi

    cabellos claros que recogidos en moño sobre la nuca castiza, orna un gran peinetón de carey ; indecisa la mirada de los grandes ojos oscuros : la tez de un tinte nacarado lechoso. En verdad, todo ella parecía creada expresa y únicamente para el placer, como aquellas dispensadoras de amor que soñaron los poetas, nacidas de los misterios del mar y los delirios de la inteligencia[26].

    Créée pour le plaisir, Manuela expérimente les « amoríos pecadores » pour paraphraser Alfonso Rumazo Gonzalez dans Manuela Sáenz : La libertadora del libertador (1944). Le fervent défenseur de la dignité de Manuela contre l’affront de Denzil Romero fait également allusion à la vie érotique de Manuela, tout comme Silvia Miguens, dans son ouvrage La gloria eres tú qui relate la vie de Manuela à travers les souvenirs d’une nourrice indienne Dulce María. Ce roman donne des détails sur l’intimité de Manuela, il laisse un érotisme subtil parcourir les pages pour relater la passion amoureuse : «le guardo la primavera de mis senos, y el envolvente terciopelo de mi cuerpo, que son suyos…» (« Je vous garde le printemps de mes seins et le velours enveloppant de mon corps (qui sont vôtres) »).  Manuela est un personnage érotique; tous les romans qui abordent son intimité sont imprégnés d’un érotisme subtil et délicat. Le roman La dama de los perros (2001) d’Eugenia Leefmans en est un autre exemple.

    Comme l’affirme Denzil Romero, dans « Lenguaje, erotismo e historia », en reprenant les propos du colombien Isaías Peña Gutiérrez, dans le roman, «la historia se convierte, gracias a sus desplazamientos, en un trompo del tiempo para jugar a la ironía, y el lenguaje y la intertextualidad desempeñan funciones similares a la de un instrumento erótico-sensual» (« l’histoire devient, grâce à ses déplacements, une toupie du temps pour jouer à l’ironie et, le langage et l’intertextualité ont des fonctions similaires à celui d’un instrument érotico-sensuel[27] »). Sa littérature érotique est avant tout libertine, comme l’a défini Ana Teresa Torres.

    Manuela Sáenz sous la plume de Denzil Romero

    Le roman La esposa del doctor Thorne[28] se construit sur la base d’une argumentation directe et réaliste, une description de la sexualité sans métaphore ni allégorie. L’écriture de Denzil Romero est une mise en scène de la provocation. Ce contre-discours historique permet à Romero de s’éloigner de cette sacralisation du héros et de reléguer l’histoire à un décor, à une couleur locale, pour mieux ré-humaniser la femme qu’était Manuela. Ainsi, le roman explore sa sexualité, topique et fil conducteur du roman. Il est même très actuel puisqu’ancré dans une perspective de genre : Manuela expérimente sa sexualité, tel un bildungsroman, une éducation libertaire, homosexuelle, hétérosexuelle, etc.  Elle se laisse guider par ses fantasmes érotiques. L’éveil érotique est tout d’abord un fantasme d’adolescente dans l’hacienda de Catahuango en pensant à Nathán sa domestique :

    Manuela recuerda que ella misma estuvo a punto de enloquecer ante la belleza salvaje de Nathán. (…) Por días y semanas estuvo presa de una confusión siempre más demente, ebria, tocante en la locura. Sola, en su cuarto, se masturbaba pensando en Nathán, en su vulva enrojecida, en el olor que de ella desprendíase […][29].

    Ainsi, avant de se marier par convenance avec James Thorne, Manuela expérimentera la vie libertaire et libertine de ses pensées et du couvent. Pour Denzil Romero, Manuela est une femme à l’appétit sexuel féroce et insatiable. Elle assouvit tous stimuli sexuels au couvent comme à la ville. Dans ce roman, aucune chronologie n’est respectée tant historique que sexuelle. Après avoir développé dans les deux premiers chapitres la situation politique en 1828 et décrit un Bolívar affaiblit, l’auteur se concentre sur Manuela. La première référence est d’emblée érotique comme pour révéler ce pouvoir d’attraction sexuelle, d’envoutement que Manuela possède : « espoleado por una súbita erección se dio a pensar en Manuela » (« stimulé par une érection subite, il se mit à penser à Manuela[30] »). S’en suit un long délire de Bolívar associant exhortation amoureuse et érotisme parce que, comme l’affirme Romero d’un ton ironique, il a un tempérament très romantique[31]. L’écriture semble alors un torrent incessant, insatiable, infini, et les longues descriptions accentuent les traits des personnages.

    L’auteur utilise la technique du flash-back pour relater la vie de Manuela : elle fut éduquée dans une société où le scandale et la mauvaise conduite étaient de coutume, issue elle-même d’une relation extra-conjugale. Son éducation sexuelle est d’abord homosexuelle et incestueuse puisque sa tante Sor Juana Librada de la Santa Cruz, une nonne du couvent, l’initie aux plaisirs de la chair; puis hétérosexuelle avec le moine Bernardo de Castillejo. Manuela est très vite décrite comme insatiable et vorace « una carne que tenía dentro de sí toda la fuerza contenida, la lava no eruptada […] los mil y un volcanes que se yerguen todopoderosos en la brava tierra ecuatoriana » (« une chair qui avait en elle toute la force contenue, la lave qui n’a pas jaillie […] mes milles et un volcans qui se dressent tout puissants sur la brave terre équatorienne[32] »).  Mon propos n’est pas ici de faire l’inventaire de ces aventures sexuelles puisque Manuela enchaîne les expériences dans ce roman – hommes, femmes, laïques et religieux, civils et militaires. Néanmoins, il convient de préciser que le roman atteint son climax lors de sa relation avec un autre personnage féminin de l’histoire des Indépendances, Rosa Campusano, la propre maîtresse du général San Martín (elles ont toutes les deux reçues des mains de San Martín le titre de « caballeresa del Sol » pour leurs contributions à la cause patriotique) : « Diríase que las dos  se gustaron desde la primera vez. Un como sutil enamoramiento surgió entre ambas.[…] » (« Les deux se sont plu dès la première fois. Une subtile passion a surgi entre elles[33] »). La description de leur corps révèle des différences, révélant également les différences entre leurs deux amants, les deux libérateurs Bolívar et San Martín :

    Justo, en los toisones estaba la verdadera diferencia. Mientras el de Manuela exhibía un clítoris del tamaño de un pene poco desarrollado, capaz de sobresalir, él,  por entre los abultados pliegues de los labios mayores; el de Rosita, ¡bueno!, el de Rosita apenas tenía el tamaño de una pequeña almeja. Rosita lo entendió y, por eso, tendiose sobre la cama y se oprimió con las dos manos los pechos, uno contra el otro, hasta juntarlos casi enteramente, pierniabierta, y en actitud pasiva[34].

    La description de Manuela diffère en tout point des caractéristiques qui la définissent dans tout autre récit, même si, dans ce roman, le mélange masculin-féminin domine toujours :  « Rosita hacía de Ella-Ella y Manuela de Ella-Él. Sólo entre ellas, y en la intimidad por supuesto » (« Rosita jouait à Elle-Elle et Manuela à Elle-Lui. Seulement entre elles, et dans l’intimité évidemment[35] »).

    Quant à sa relation incestueuse avec son demi-frère José María Sáenz, cette histoire provoquera une crise de conscience chez Manuela qui, loin de souhaiter contrôler ses pulsions, deviendra plus calculatrice.

    Cette odyssée amoureuse et sexuelle de Manuela souligne ce besoin de liberté. Toutes ces pages libidineuses s’accompagnent de longues descriptions et d’un lexique libéré et sans pudeur, de multiples énumérations et répétitions qui accentuent l’effet d’enchaînement des aventures et le caractère insatiable de Manuela, cette mangeuse d’êtres qui se définit elle-même comme une prostituée dans le roman. Pour atténuer cette charge sexuelle et soulager le lecteur de ces longues descriptions d’ébats sexuels, Denzil Romero se joue de multiples références littéraires, d’une intertextualité anachronique tant littéraire que cinématographique. Pour mieux souligner l’attraction sensuelle et sexuelle de Manuela, Romero fait appel à des icônes de la libération sexuelle comme Brigitte Bardot, Marilyn Monroe et Greta Garbot. Ces anachronismes sont-ils présents pour mieux affirmer que Manuela était en avance sur son temps, une postmoderne? Les anachronismes littéraires qui font Bolívar citer des vers de Pedro Salinas ou le jeune D’Elhuyar paraphraser García Lorca sont également déroutants pour le lecteur.

    Desde este tratamiento de la ficcionalización, La esposa del doctor Thorne se torna una novela original cuyo proyecto estético más allá de la verdad o la mentira, es una forma de mostrar desde el aporte del chisme como creación literaria, la soledad de una mujer que se enfrentó a un sistema que rechazaba el amor, sin matricularse en ningún imperativo categórico a pesar de la época, corroborando el discurso de Vargas Llosa, quien afirma que la novela es un género amoral o más bien de una ética sui generis, para la cual, verdad o mentira, son conceptos exclusivamente estéticos[36].

    Lors de la publication de ce roman, Denzil Romero a reçu de nombreuses critiques et menaces. La dimension parodique et ironique du roman nuance les propos de machisme qui lui ont été attribué. Ne conviendrait-il pas mieux de lire, certes de manière exagérée, une revendication de la liberté de la part d’une femme qui refuse le schéma de société et de vie que son époque lui impose? Le titre du roman en est un exemple criant : La esposa del doctor Thorne définit Manuela selon son rôle d’épouse, cette image de dépendance féminine de l’époque.

    La volonté de la maison d’édition Alfadil, dans la collection « La letra erecta », de republier en 2004 le roman La esposa del doctor Thorne, pourrait rendre à Denzil Romero ses lettres de noblesse, un acte de justice envers le discours érotique de cet auteur talentueux.

    Références

    [1] Gaétan Brulotte, Œuvres de chaires : figures du discours érotique, Paris, L’Harmattan et Les presses de l’Université de Laval, 1998, p. 2.

    [2] Ibid., p. 2-3.

    [3] Humberto Marquez, « Literatura-Venezuela : Invasion del erotismo », IPS, 21 de agosto de 2003, http://www.ipsnoticias.net/2003/08/literatura-venezuela-invasion-del-erotismo/.

    [4] Jaime Bergamin Leighton, « El Invencionero de Denzil Romero », Encontrarte, http://encontrarte.aporrea.org/111/criticon/a11030.html [Consulté le 09 avril 2014]. Traduction libre : « En plus d’un castillan épuré, émaillé de régionalismes, les écrits de Denzil Romero suggèrent des récits de cercle littéraire, de lui-même et d’autres, annotés de sorte d’être lus à voix haute, enfourchant des vers et des anecdotes sentant le rhum, et la réjouissance inconditionnelle de ses auditeurs. Un gourmet de la parole, un casse-pied à temps complet, une référence inéluctable sans laquelle aucune bibliothèque ne peut se considérer complète ».

    [5] Jean Franco, « Denzil Romero bousculer l’histoire, dynamiter les formes », dans Laurent Aubague (dir.), Les littératures d’Amérique Latine au XXè siècle : une poétique de la transgression ?, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 243.

    [6] Ibid., p. 243-244.

    [7] Denzil Romero, Para seguir el vagavagar, Monte Avila Editores, 1998, p. 121. Traduction libre : « Dans ces masturbations solitaires, généralissime, tu ne t’accordais aucune trêve. Allongé entre les draps humides, tu continuais imperturbable d’imaginer et d’oublier d’interminables fornications, avec La naissance de Vénus et La madone du Magnificat de Botticelli, Le martyre de Sainte Justine de Paul Véronèse et avec La Vénus d’Urbino du prolifique Titien, splendide, rougie, pénombrée, illuminée de reflet ».

    [8] Denzil Romero, « Lenguaje, erotismo e historia », Literatura venezolana hoy : historia nacional y presente urbano, Karl Kohut comp, Caracas, Fondo Editorial de Humanidades  y Educación, Universidad Central de Venezuela, 2003, p. 187. Traduction libre : « Il est vrai que mes textes se soumettent, à différents degrés, à la reproduction mimétique de certaines périodes historiques et à la présentation de quelques idées philosophiques, diffusées dans les nouvelles de Borges, telle est l’impossibilité de connaître la vérité historique ou la réalité, le caractère cyclique de l’histoire et, paradoxalement, son caractère imprévisible par lequel n’importe quel événement inespéré et étonnant peut arriver ; il est vrai que je dénature consciemment l’histoire par le biais d’omissions, d’exagérations et d’anachronismes ; il est vrai que je fictionnalise les personnages historiques […] en les faisant participer à des événements imaginaires […] ; il est vrai que j’utilise la métafiction et que, fréquemment, je me permets les commentaires du narrateur sur le processus de création ; il n’est pas moins vrai que j’use et abuse de l’intertextualité, j’utilise le dialogue, le carnavalesque, la parodie et l’hétéroglossie. Tout cela, avec une manière très latino-américaine de raconter l’histoire ».

    [9] Jean Franco, « Denzil Romero bousculer l’histoire, dynamiter les formes », p. 247.

    [10] Denzil Romero, La esposa del doctor Thorne, Barcelona, Editorial Tusquets, 1988.

    [11] Pedro Carrero Eras, « Sobre la novela erótica : Vargas Llosa y Denzil Romero », Cuenta y razón, http://www.cuentayrazon.org/revista/pdf/040/Num040_020.pdf  [consulté le 09 avril 2014]. Traduction libre : « Dans les rabats du livre, le caractère de Manuela est souligné, telle une défenseure de la liberté, de l’indépendance des pays andins et de la libération de la femme, mais ce qui est certain c’est que nous ne voyons rien d’autre que son hyperbolique aventure érotique, que nous pouvons qualifier de cas d’authentique nymphomanie ».

    [12] Alfonso Rumazo González, « un silencio culpable », El comercio, Quito, junio de 1988, p. A-4.

    [13] Denzil Romero, La esposa del doctor Thorne, p. 63.

    [14] Declaraciones a Susa Dasca, Cambio 16, Madrid, 3/2/1988.

    [15] María Cifuentes, « Lo que soy es un formidable carácter » : iconografía de Manuela Sáenz, Revista de investigaciones literarias, n°12, 1998, p. 123.

    http://www.revistaestudios.com.ve/wp-content/uploads/2013/11/Maria-Cifuentes.pdf  [consulté le 09 avril 2014]. Traduction libre : « Si on se demande en Équateur si la nation a eu un visage de femme, on entendra certainement le nom de Manuela Sáenz. Si on fait plus de recherche à ce sujet, on trouvera que la question adéquate serait « quels sont les visages de Manuela Sáenz? » ou celle posée par Nela Martinez « quel visage, quel portrait de Manuela? » »

    [16] Inés Quintero, « Manuela Sáenz : una biografía confiscada », in Analítica.com, 25/11/2000, http://www.analitica.com/bitblio/iquintero/manuela.asp [consulté le 09 avril 2014].

    [17] Ibid. Traduction libre : « Malgré l’annonce d’un exercice de démythification de Manuela, il se contente de nous offrir une Manuela appendice du grand homme d’Amérique et non comme ce qu’elle a été : une femme pour qui la passion pour la politique a été le motif fondamental de son existence, avant et après le libérateur ».

    [18] Eduardo Posada, « La Libertadora », Boletín de Historia y Antigüedades, vol.17, n°196, noviembre de 1928, p. 237-250.

    [19] Hölderlin, Patmos, cité par Daniel Madelénat, « Biographie et mythographie aujourd’hui », dans Yves Chevrel et Camille Dumoulié (dir.), Le mythe en littérature, essais en hommage à Pierre Brunel, Paris, PUF, 2000, p. 70.

    [20] Simón Bolívar y Manuela Sáenz, Correspondencia íntima, Introducción, compilación y notas de Manuel Espinosa Apolo, con la colaboración de María de los Ángeles Páez, Taller de Estudios Andinos, Quito, 1999, p.77-78. Traduction libre : « Si nous avons trouvé le bonheur, il faut le conserver. Selon les auspices de ce que vous appelez morale, dois-je alors continuer de me sacrifier parce que l’ai commis l’erreur de croire que j’aimerai toujours la personne que j’ai épousée? Vous, Monsieur, le criez sur tous les toits. « Le monde change, l’Europe se transforme, l’Amérique aussi […] Nous sommes en Amérique! Toutes ces circonstances changent aussi » ».

    [21] Manuel J.Calle, Leyendas del tiempo heroico: episodios de la guerra de la independencia americana, Madrid, Ed. América, Biblioteca de la juventud hispanoamericana, n.d, advertencia del autor de 1905.

    [22] Vittoria Borsó, « La nueva novela histórica en Venezuela : Denzil Romero o la desmitificación de la independencia », Literatura venezolana hoy : historia nacional y presente urbano, p. 152. Traduction libre : « Alors que les études sur la littérature latino-américaine effectuées dans le cadre du boom – en partant de l’idée du vide identitaire et historique hypothétiquement causé par la conquête – cherchèrent une compensation culturelle dans le mythe et dans sa faculté à substituer ou inventer l’histoire, l’engagement de la littérature avec l’histoire et l’historiographie occupe de plus en plus tant le récit de fiction que la critique hispano-américaine incitant une critique des mythes historiques du continent ».

    [23] Jean Franco, « Denzil Romero : bousculer l’histoire, dynamiter les formes », dans Laurent Aubague (dir.), Les littératures d’Amérique Latine au XXe siècle : une poétique de la transgression ?, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 247.

    [24] Ibid., p. 248.

    [25] Marie-Lise Allard, Anna de Noailles : entre prose et poésie, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 130.

    [26] Alberto Miramón, La vida ardiente de Manuela Sáenz, Instituto Colombiano de Cultura, 1973, p. 29. Traduction libre : « cheveux courts ramassés en chignon sur la nuque pure, un grand peigne en écaille orne; le regard indécis des grands yeux obscurs; le teint nacré laiteux. En vrai, elle semblait entière, créée expressément et uniquement pour le plaisir, comme ces dispensatrices d’amour dont rêvèrent les poètes, nées des mystères de la mer et des délires de l’intelligence ».

    [27] Denzil Romero, «Lenguaje, erotismo e historia», Literatura venezolana hoy : historia nacional y presente urbano, Karl Kohut comp, Caracas : Fondo Editorial de Humanidades  y Educación, Universidad Central de Venezuela, 2003, p. 181.

    [28] Denzil Romero, La esposa del doctor Thorne, Barcelona : Editorial Tusquets, 1988.

    [29] Ibid., p.102-103. Traduction libre : « Manuela se souvient qu’elle-même était sur le point de devenir folle devant la beauté sauvage de Nathán […]. Pendant des jours et des semaines, elle fut prisonnière d’une confusion toujours plus démentielle, ivre, s’approchant de la folie. Seule, dans sa chambre, elle se masturbait en pensant à Nathán, à sa vulve rougie, à l’odeur qui émanait d’elle […] ».

    [30] Ibid., p. 22.

    [31] Ibid., p. 22.

    [32] Ibid., p. 39-40.

    [33] Ibid., p. 111.

    [34] Ibid., p.120-121. Traduction libre : « Exactement, la véritable différence était dans les toisons. Alors que celle de Manuela exhibait un clitoris de la taille d’un pénis peu développé, capable d’émerger, lui, d’entre les plis épais des grandes lèvres; celui de Rosita, bon!, celui de Rosita avait à peine la taille d’une petite clovisse. Rosita l’a compris et, pour cette raison, elle s’est étendue sur le lit et a étreint ses seins de ses deux mains, l’un contre l’autre, jusqu’à les joindre presque entièrement, les jambes écartées, et dans une attitude passive ».

    [35] Ibid., p. 123.

    [36] Oscar Ariza Daza, « Del chisme a la verdad novelesca », El Pilón, 23 de febrero de 2010, http://www.elpilon.com.co/inicio/del-chisme-y-la-verdad-novelesca/  [consulté le 09 avril 2014]. Traduction libre : « Depuis ce traitement de la fictionnalisation, La esposa del doctor Thorne devient un roman original dont le projet esthétique, au-delà de la vérité ou du mensonge, est une manière de montrer, depuis l’apport du ragot comme création littéraire, la solitude d’une femme qui s’est opposée à un système qui rejetait l’amour, sans s’inscrire dans un quelconque impératif catégorique malgré l’époque, corroborant ainsi le discours de Vargas Llosa, qui affirme que le roman est un genre amoral ou plutôt d’une esthétique sui generis, pour lequel vérité ou mensonge sont des concepts exclusivement esthétiques ».