Entre actions collectives et identité politique. L’affirmation de la jeunesse étudiante libérale parisienne (1819-1824)

Vivien Faraut
Université Nice Sophia Antipolis

Résumé: Alors que la Restauration est un régime qui écarte la jeunesse de la sphère politique, la question de l’engagement de cette dernière se pose. Mue par des aspirations libérales, elle cherche à s’affirmer comme acteur dans le jeu politique où s’affrontent libéraux et ultraroyalistes. Il s’agit d’appréhender la jeunesse libérale parisienne dans sa quête d’affirmation d’une identité politique propre. Cependant, cette dernière passe également par la recherche puis l’emploi d’un répertoire d’action collective. Parmi l’ensemble des acteurs constituant cette jeunesse étudiante libérale de la Capitale, la trajectoire d’un des leurs François Alem Rousseau a été reconstruite pour illustrer cet engagement.

 

Table des matières
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    En mai 1848, le député de la Seine Philippe Buchez accède à la présidence de l’Assemblée constituante. Le même mois, Ulysse Trélat, député du Puy-de-Dôme, est nommé ministre des Travaux publics. L’accession de ces deux personnages à de hautes fonctions d’État marque l’aboutissement d’un parcours politique entamé sur les bancs des Écoles du Quartier latin dans les premières années de la Restauration. Ces années (1817-1822) sont également un moment d’extrêmes tensions politiques où s’opposent deux « factions » : les libéraux[1], tenants des idées issues de la Révolution, et les ultraroyalistes[2], partisans exaltés de la monarchie.

    La jeunesse libérale parisienne, dont font partie P. Buchez et U. Trélat, est une mouvance quelque peu difficile à définir clairement tant elle ne constitue pas un groupe précis aux frontières délimitables. Dans le cadre de cette étude, a été considéré comme étudiant libéral de Paris, tout individu inscrit auprès d’une École de Paris (droit et médecine, principalement) ayant pris part à un des événements mentionnés par la suite[3].

    Qu’il s’agisse des travaux de G. Weill[4] ou de J. Gilmore[5], les étudiants sont appréhendés comme des vecteurs de transmission et de diffusion des idées républicaines à une époque où elles sont minoritaires. En parallèle, la monographie d’A. B. Spitzer[6] sur la Charbonnerie française et la thèse récente de J.-N. Tardy[7] s’intéressent à un autre pan de l’action politique des étudiants : celui de l’action clandestine. Ces études délaissent volontairement l’approche socioculturelle des conditions de leur existence. C’est justement cette approche qui est privilégiée par J.-C. Caron[8] pour l’ensemble des étudiants des monarchies censitaires, la jeunesse y est scrutée sous tous les angles. L’auteur brosse un portrait général de ce qu’est être étudiant à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle. Enfin, plus spécifiquement, la biographie de P. Buchez par F.A. Isambert[9] et l’étude sur la génération de 1820 par A. B. Spitzer[10] offrent des éclairages ponctuels, quoique complémentaires, sur certains étudiants et sur leur vie intellectuelle. De même, les travaux de P.-A. Lambert sur la Charbonnerie française[11] offrent quelques éléments indispensables pour la compréhension de l’engagement politique souterrain de certains étudiants.

    La présente étude s’appuie principalement sur les rapports rédigés à l’attention du ministère de l’Intérieur par différentes autorités : préfecture de police, agents de la gendarmerie royale ou encore les préfets de département. L’ensemble de ces documents est issu de la série F7 (police) des Archives nationales[12]. D’autres sources sont mobilisées, par exemple les fonds maçonniques de deux loges étudiantes; elles sont archivées à la Bibliothèque nationale de France[13]. Enfin, les mémoires des participants aux événements dont il sera question par la suite offrent un point de vue complémentaire. À partir de ces matériaux, il sera question de comprendre quel est le processus qui permet à la jeunesse libérale parisienne de s’affirmer comme un acteur dans le conflit entre libéraux et ultraroyalistes. Il s’agira d’analyser quels sont les caractères qui permettent à cette jeunesse de revendiquer une identité politique propre. Dès lors, la question de l’apprentissage d’un répertoire d’action collective sera posée. Enfin, l’étude de la trajectoire de l’étudiant François Alem-Rousseau offre un exemple éclairant de l’engagement étudiant dans la vie politique, avec ses enjeux et ses conséquences.

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    Saisissez le titreEntre actions collectives et identité politique. L’affirmation de la jeunesse étudiante libérale parisienne (1819-1824)

    Les éléments constitutifs à l’affirmation d’une identité politique

    Alors que s’affirme progressivement le libéralisme parlementaire par les victoires électorales dès 1817, petit à petit, une partie de la jeunesse fréquentant les bancs des Écoles parisiennes tend à occuper une place dans la vie politique. Dès lors, il lui faudra s’affirmer politiquement. Le concept d’identité politique, forgé par S. Tarrow et C. Tilly[14], résume les problèmes auxquels sont confrontés les protagonistes. Ce dernier renvoie à « la réponse organisée d’un acteur politique aux questions “Qui êtes-vous?”, “Qui sont-ils?” et “Qui sommes-nous?” »[15]. Ces trois questions, et notamment la dernière, sont au cœur de cette génération qui, de facto, est exclue d’un jeu politique qui ne concède de l’espace qu’à ses aînés. La capacité électorale, par exemple, est détenue par ceux qui paient plus de 300 francs de contributions et qui ont également 30 ans révolus[16]. Le rôle de facteur de cohésion sociale que tenaient les étudiants n’a plus cours après la Révolution[17]. De plus, la génération de la charnière des décennies 1810-1820 occupe une place bien particulière. Elle est la première qui n’ait pas vécu la décennie révolutionnaire[18]. Ces étudiants n’ont que peu de souvenirs de la période napoléonienne (hormis les plus âgés d’entre eux qui ont défendu la capitale pendant l’épisode des Cent-Jours). Les cadres de l’Ancien Régime ont bien entendu volé en éclat au profit d’un nouveau système dont certains sont les héritiers du personnel politique promu par la Révolution. C’est par exemple le cas de Nicolas Joubert, étudiant en médecine de Paris[19].

    La mise en place des universités impériales puis leur pérennisation sous la Restauration entraînent l’apparition d’un phénomène de concentration de forces vives étudiantes en des lieux précis. À ce propos, J.-C. Caron note que « cette concentration d’hommes jeunes, confrontant idées et expériences, coupés de leur milieu familial et de leur région d’origine, est libérée du poids de toute surveillance sociale »[20]. À cela s’ajoute également le rôle que vont endosser certains enseignants de ces différentes écoles. En effet, qu’il s’agisse de Victor Cousin[21] ou encore de Nicolas Bavoux par exemple, ils sont également des « passeurs » d’idées nouvelles. La composition géographique de la loge maçonnique étudiante des Amis de la Vérité[22] permet également de rajouter une nouvelle dimension aux propos de J.-C. Caron. En effet, le tableau des membres de la loge en 1822 témoigne de la nécessité pour cette jeunesse de trouver de nouveaux espaces de sociabilité et d’engagement[23]. Des 24 frères mentionnés, quatre ont des lieux de naissance inconnus[24]. Les vingt maçons restants sont originaires de 18 départements différents aux quatre coins de l’Hexagone. Ce déracinement, plus ou moins volontaire, pousse l’étudiant à reconstruire l’espace social dans lequel il évolue et l’amène à considérer de nouveaux horizons intellectuels par la confrontation d’expériences. L’espace relationnel créé et investi par l’étudiant l’amène à fréquenter des espaces de sociabilité étudiante traditionnelle au sein du Quartier latin[25]. Sans prendre en compte les espaces propres à l’engagement militant, des espaces de sociabilité à durée de vie éphémère sont ouverts dans des lieux traditionnels (Écoles, cafés par exemple). Dans ces lieux, les dons pour les souscriptions peuvent être faits et les pétitions sont déposées, attendant les signatures. Lorsqu’il est question de se mobiliser contre le projet de loi dite du double vote, les étudiants engagés dans la contestation exhortent leurs camarades à rejoindre « le mouvement », les espaces sont détournés de leurs fonctions ordinaires pour devenir des avant-postes permettant la découverte des idées nouvelles. Dans l’École de médecine, deux placards sont affichés[26], et des prises de parole auront lieu en fin de cours : « un élève monté sur une banquette dans l’amphithéâtre commençait à pérorer ses camarade pour les exciter à aller signer la pétition »[27]. En se déplaçant pour signer la pétition, l’étudiant continue à découvrir les idées libérales par sa confrontation au texte porteur de revendications. La pétition mentionnée se trouve initialement chez un libraire proche de l’École de médecine[28]. Elle est ensuite déposée chez un de ses confrères[29]. Qu’il s’agisse du premier ou du second lieu, les librairies restent des espaces où la discussion est plus aisée.

    L’affirmation de l’identité politique passe donc par plusieurs phases. Du déracinement produit par la migration vers la faculté à la confrontation aux idées nouvelles produites par les tensions politiques, les premiers jalons d’une identité politique sont posés. La pétition a toutefois un caractère ambivalent. Elle est à la fois une porte d’entrée vers le milieu libéral étudiant et un élément du répertoire d’action collective. En ce sens, nous ne pouvons que souscrire à la remarque d’O. Fillieule, pour qui « […] l’action contestataire […] demeure le mode d’action privilégié des entreprises de mouvement social, notamment parce que les identités des activistes, leur sentiment d’appartenance se construisent d’abord dans l’action manifestante […] »[30].

    L’affirmation d’une identité politique par la mobilisation

    Parallèlement aux éléments mentionnés précédemment, la génération étudiante va faire l’apprentissage de différents éléments du répertoire d’action collective au cours de la période 1819-1824. Les trois premières années vont voir se développer les initiatives étudiantes. Initiatives qui pourraient se regrouper en deux blocs : les actions spontanées et celles reposant sur des cadres organisationnels.

    Les premiers troubles provoqués par les étudiants libéraux ont lieu dès 1819 avec « l’affaire Bavoux »[31], pour culminer l’année suivante avec les troubles relatifs au projet de loi du double vote. Professeur suppléant à l’École de droit et juge au tribunal de première instance de la Seine, N. Bavoux aurait manifesté, pendant un cours magistral qu’il donnait, « son hostilité à la majorité de la Chambre, à l’aristocratie, aux émigrés et à l’armée de Condé »[32]. Les autorités suspendent son cours, ce qui provoque, entre autres, des affrontements entre étudiants partisans et opposants de N. Bavoux, puis entre ces mêmes partisans et les forces de l’ordre[33]. Enfin, une pétition des étudiants libéraux est adressée à la Chambre des députés. Cette pétition est déposée chez un libraire près de l’École afin d’y recueillir les signatures[34]. Ce premier temps de la mobilisation répond à un événement local. Plusieurs partitions du répertoire sont jouées (réunions et pétitions). L’année suivante, à l’occasion du projet de loi modifiant la loi électorale alors en vigueur, la mobilisation va être d’une plus grande ampleur. Des pétitions sont rédigées par les étudiants et envoyées à la Chambre des députés. Elles s’inscrivent dans une campagne plus large qui voit se mobiliser l’ensemble des populations de France. En même temps, les étudiants vont également se « rassembler », selon la terminologie employée par les autorités, autour de la Chambre des députés. Lors de ces attroupements, un événement va avoir des conséquences majeures : le décès de Nicolas Lallemand. Né en 1797, cet étudiant en droit de la faculté de Paris est tué le 3 juin 1820 par un garde royal. Le 6 juin, jour de ses funérailles, plus de 6000 « étudiants, jeunes gens du commerce, des études ou du barreau »[35] accompagnent sa dépouille au cimetière parisien du Père-Lachaise. À cette occasion, les premiers éléments du rite de deuil politique sont mis en place. Ces derniers, comme le souligne E. Fureix, « cumulent des pratiques jusque-là dispersées : défilé en corps, deuil ostentatoire, éloges mués en discours politiques, slogans au seuil des cris séditieux, souscription nationale pour ériger un tombeau au défunt »[36]. Grâce aux formes d’opposition employées à l’occasion du projet de loi de réforme électorale et du décès de Lallemand, les étudiants libéraux s’affirment comme des acteurs de la vie politique capables d’employer des éléments préexistants, mais également d’innover.

    Au tournant des années 1820-1821, la spontanéité d’alors fait place à des cadres organisationnels. Le changement qui a lieu s’explique par le fait que : « […] la coopération des individus est au principe de tout mouvement social, cette communauté d’action doit forcément s’inscrire dans des cadres organisationnels […] »[37]. Cette réflexion, appliquée au cas de figure en question, incite à relire différemment l’engagement des étudiants dans les sphères clandestines. En effet, le repli dans les espaces invisibles aux yeux des profanes paraît être davantage guidé par la nécessité de pouvoir trouver des cadres organisationnels que par le choix de se tourner immédiatement vers des formes d’opposition violente. Or, la législation sur le droit de réunion est des plus claires sous la Restauration : les associations de plus de vingt personnes sont soumises à l’autorisation gouvernementale[38]. De plus, pour être tolérées, elles doivent strictement proscrire les questions politiques. Deux loges maçonniques sont fondées par les étudiants : celle des Amis de la Vérité et celle des Amis de l’Armorique; elles comblent le vide organisationnel laissé béant jusque-là. La première joue un rôle moteur pour la mobilisation alors que la seconde est plus en retrait, car elle est réservée aux jeunes gens de l’ouest de la France. La création, aux alentours de 1818, des Amis de la Vérité et son recrutement efficace lui permettent de devenir un espace de sociabilité parfaitement adapté : elle permet de se rassembler, de discuter, de se préparer, tout en restant autonome par rapport aux autres groupes. Se rassembler, car, de l’aveu même de certains de ses membres, les Amis de la Vérité aurait compté plus de 1 000 membres en 1819-1820[39]. Discuter, car cet espace clos sur la sphère publique offre un lieu de discussion inédit. Se préparer, car, dès le mois d’août 1820, les étudiants membres des Amis de la Vérité, ou d’autres loges, sont sollicités par d’autres groupes sociaux qui préparent une conspiration visant à renverser le trône des Bourbons[40]. Ce dernier élément marque un tournant majeur dans le processus d’apprentissage du répertoire, il s’agit du premier moment où ces étudiants conçoivent la violence comme forme d’expression politique[41]. Cette expérience ne reste pas un coup d’épée dans l’eau, l’échec de cette conspiration pousse certains étudiants vers de nouvelles formes d’organisation. Ils fondent la Charbonnerie française, société secrète conspiratrice majeure[42].

    Cette société secrète est la sœur de la Carboneria napolitaine. Elle naît en 1821[43], connaît son pic d’activité en 1822 et disparaît progressivement dès cette date. Cependant, les étudiants occupent la direction du mouvement de sa création jusqu’aux lendemains de l’échec de la conspiration de Belfort (janvier 1822), à la suite duquel beaucoup d’entre eux seront poursuivis par les autorités[44]. L’engagement des étudiants libéraux dans cette voie marque la radicalisation de certains. Le processus entraînant la structuration d’une frange plus combattante au sein de la Charbonnerie s’explique par l’absence de contraintes (celles exercées par la loi ou par le jugement des pairs et de la société par exemple). Cette société repose sur le secret aux fondements du serment d’adhésion et définit également ses objectifs : « conquérir et de maintenir la liberté »[45]. Ces derniers entraînent l’obligation de la définition d’une identité politique claire où le « Qui sommes-nous? » et le « Qui sont-ils? » sont la base de la relation entre les membres. Cependant, dans le cas de la Charbonnerie, il n’est pas question d’une identité politique étudiante, mais d’une identité politique libérale. La Charbonnerie et la loge des Amis de la Vérité ne sont plus associées ni intimement liées, mais plutôt concurrentes (bien que n’étant pas exclusives l’une de l’autre) dans les structures d’action collective. Et ce, d’autant plus que l’existence des loges maçonniques étudiantes se prolonge au-delà de la disparition de la Charbonnerie française[46].

    Mis côte à côte, le répertoire forgé et employé par les étudiants libéraux est structuré autour de deux axes forts : les actions collectives relevant d’une forme de spontanéité (campagnes pétitionnaires, manifestations) et les actions s’inscrivant dans des cadres associatifs (loges maçonniques et société secrète conspirative). Ainsi, tous ces éléments offrent un éventail de possibilités à la disposition de chacun de ceux souhaitant s’engager dans le conflit.

    Une figure archétypale de l’engagement étudiant : François Alem-Rousseau (1793-1868)

    À bien des égards, la trajectoire de F. Alem-Rousseau[47] illustre les différentes façons de participer au combat engagé par les étudiants contre le pouvoir bourbonien. Sans être un idéal type de sa génération, celui qui sera représentant du peuple pour le département du Gers à l’Assemblée constituante de 1848 détaille les choix possibles et permet de comprendre l’impact de l’engagement dans les sphères parisiennes sur une longue période.

    Né en décembre 1793 à Aubiet (Gers), F. Alem-Rousseau s’engage dans la Grande Armée alors que l’Empire vit ses dernières années[48]. De retour à la vie civile à la suite de la chute de Napoléon Ier, il commence des études en droit, loin de son Gers natal : on le retrouve à Paris vers la fin de la décennie 1810. À l’occasion des troubles découlant de la mort de Nicolas Lallemand, il est arrêté pour y avoir pris part et est poursuivi en justice. Il sera déclaré non-coupable.

    L’évolution politique du régime et son tournant hostile aux libéraux d’une part, la création de structures clandestines d’autre part, le poussent progressivement vers les sphères clandestines. Bien que la date exacte de son affiliation reste difficile à connaître avec exactitude, F. Alem-Rousseau est maçon au sein de la loge des Amis de la Vérité au cours du premier trimestre de 1822[49]. La même année, on le retrouve également affilié à la société secrète conspiratrice de la Charbonnerie française[50]. Ses activités au sein de cette dernière nous sont peu connues. Cependant, il s’illustre d’au moins deux façons : en participant à la tentative d’évasion des sergents carbonari – connus sous le nom des Quatre sergents de La Rochelle – condamnés à la peine de mort, et en servant de lien entre la capitale, où est implanté le centre de commandement de la Charbonnerie, et les départements de l’ouest de la France. La correspondance entre le préfet de police de Paris et le ministre de l’Intérieur indique de fréquentes allées et venues à partir d’octobre 1822[51]. L’année 1823 marque, pour l’Europe libérale en général, pour lui et une partie des libéraux français en particulier, une période d’espoir[52]. En effet, la monarchie libérale proclamée en 1820 en Espagne va être opposée aux armées françaises qui souhaitent stopper cet épisode libéral. À cette occasion, l’enfant du Gers va venir prêter main-forte à ses homologues espagnols. Il aurait même été dans le corps étranger de Barcelone[53], celui d’un certain Armand Carrel, figure des libéraux de la Restauration. Au début du mois d’avril de la même année, le ministère de l’Intérieur envoie au préfet des Landes une demande de surveillance des principaux meneurs des libéraux présents dans le département de ce dernier; parmi les individus mentionnés : F. Alem‑Rousseau[54]. Cette demande nommant explicitement le natif du Gers atteste l’intérêt des autorités à l’égard de certains membres de cette jeunesse libérale conspiratrice.

    L’année 1824 marque une réelle rupture dans sa vie. Les ventes de la Charbonnerie ont, dans la quasi-totalité des cas, fermé l’opposition armée et clandestine qui a été délaissée pour des formes plus passives[55]. En ce début d’année, F. Alem-Rousseau est exclu de la Faculté de droit de Paris[56], il quitte la capitale et se rend dans le sud-ouest de la France. Chacun de ses passages dans un département donne lieu à un rapport sur ses activités par l’administration préfectorale. Ce n’est que l’année suivante qu’il semble se fixer temporairement. En effet, la ville de Toulouse et sa faculté de droit constituent une terre d’accueil[57]. De là, il semble trouver rapidement ses marques. Le préfet de Haute-Garonne écrit de F. Alem-Rousseau qu’il « a été […] remarqué ici, dans les cafés, où il se rend avec des jeunes gens affectant des principes libéraux très exagérés. C’est lui qui lit et commente les feuilles, & comme il parle bien, il parait être écouté avec attention par ceux avec qui il se trouve »[58]. Il occupe une place de leader, et ce, pour différentes raisons : son âge avancé par rapport aux autres étudiants, sa connaissance des sujets politiques qui traversent l’actualité et sa possession d’attributs intrinsèques (charisme).

    Dès ce moment, la documentation disponible se tarit drastiquement[59]. Quelques faits sont mentionnés sur sa trajectoire politique post-Restauration[60]. Sous la Monarchie de Juillet, il est avocat à Auch. À la faveur de la Révolution de février 1848, il devient maire de cette commune. Les élections législatives du printemps l’envoient siéger à l’Assemblée constituante comme représentant du Gers. Fervent républicain, il est défait lors des législatives partielles du 8 juillet 1849 et se retire alors de la vie politique nationale. Désigné à la déportation par Napoléon III en 1852, il y échappe. Le 30 janvier 1868, il décède à Martinon, petite bourgade du canton d’Aubiet.

    Le parcours de cet individu permet de mettre en lumière les différents éléments abordés précédemment. Les choix opérés par F. Alem-Rousseau assouplissent le processus décrit tout en le confirmant. En effet, ce dernier n’est en aucun cas tubulaire. Il relève les motivations propres à l’individu et  témoigne la volonté de F. Alem-Rousseau de s’engager aux côtés des libéraux espagnols. L’identité politique s’affirme au gré des événements et se radicalise sous l’effet de forces qui restent difficilement lisibles. Son parcours permet également de noter que cette identité est plurielle, car elle se compose de plusieurs trajectoires individuelles. 

    En conclusion, la jeunesse étudiante libérale fréquentant le Quartier latin parisien s’affirme, par différents biais, comme un acteur dans le conflit entre libéraux et ultraroyalistes. Le processus qui les conduit à cette insertion est marqué par deux temps bien distincts, quoique complémentaires. Le premier, durant lequel les jalons sont posés, permet l’affirmation d’une identité politique particulière, et le second, où la revendication prend le pas, permet aux étudiants de constituer et d’essayer, selon les volontés de chacun, le répertoire d’action collective selon une stratégie spontanéité-association. Cependant, la trajectoire individuelle de chacun des acteurs composant ce groupe doit être scrutée : le cas de F. Alem-Rousseau pose les premiers jalons d’une réflexion en matière de choix à la disposition de l’acteur. Cette réflexion nuance également le cloisonnement entre les premier et deuxième temps décrits. La mobilisation étudiante et son développement ont contribué également à faire connaître certaines modalités de contestation à la disposition dans les monarchies censitaires. Sur un temps plus long que celui des années étudiantes de cette génération, leur incursion dans la vie politique par l’action conflictuelle « […] contribue à une modification structurelle des conditions de mobilisation ultérieures »[61]. Ainsi, les entreprises contestataires de la Monarchie de Juillet sont pour beaucoup l’œuvre d’anciens étudiants, à l’image du désormais docteur en médecine U. Trélat, lors du procès des Quinze[62].

    Références

    [1] Sur le libéralisme et les libéraux sous la Restauration, voir les chapitres XIV, XV et XVI dans André Jardin, Histoire du libéralisme politique : de la crise de l’absolutisme à la constitution de 1875, Paris, Hachette, 1985, 437 p.; Louis Girard, Les libéraux français : 1814-1875, Paris, Aubier , 1985, 277 p.

    [2] Olivier Tort, La droite française : Aux origines de ses divisions (1814-1830), Paris, CTHS, 2013, 347 p.

    [3] Cette étude n’intègre pas de dimension transnationale. En ce sens, les interrelations entre étudiants français et allemands n’ont pas été prises en compte.

    [4] Georges Weill, Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, 1re édition : 1928, Genève, Slatkine Reprints, 1980, 431 p.

    [5] Jeanne Gilmore, Jean Baptiste Duroselle et France Cottin, La république clandestine 1818-1848, France, Aubier Montaigne, 1997, 452 p.

    [6] Alan Barrie Spitzer, Old hatred and young hopes : the French Carbonari against the Bourbon restoration, Cambridge, Harvard University Press, 1971, 334 p.

    [7] Jean-Noël Tardy, Les catacombes de la politique : conspiration et conspirateurs en France (1818-1870), Thèse de doctorat en Histoire sous la direction de D. Kalifa, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2011, 792 p.

    [8] Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris & le Quartier latin (1814 — 1851), Paris, Armand Colin, 1991, 435 p.

    [9] François André Isambert, De la Charbonnerie au Saint-Simonisme : Étude sur la jeunesse de Buchez, Paris, les Éditions de Minuit, 1966, 197 p.

    [10] Alan B. Spitzer, The French Generation of 1820, New Jersey, Princeton University Press, 1987, 335 p.

    [11] Pierre-Arnaud Lambert, La Charbonnerie française : 1821 — 1823 : du secret en politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, 136 p.

    [12] AN par la suite.

    [13] BNF par la suite.

    [14] Sidney Tarrow et Charles Tilly, Politique(s) du conflit : De la grève à la révolution, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2008, 396 p.

    [15] Ibid., p. 332.

    [16] Pour être éligible, outre les 1000 francs, il faut être âgé de plus de 40 ans.

    [17] Sergio Luzzatto, « Jeunes révoltés et révolutionnaires (1789-1917) » dans Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt (dir.), Histoire des jeunes en Occident. 2. L’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1996, p. 210.

    [18] Pour une description plus développée des attributs de cette génération, voir A. B. Spitzer, The French Generation of 1820, op. cit., chapitre 1.

    [19] F. A. Isambert, De la Charbonnerie au Saint-Simonisme : Étude sur la jeunesse de Buchez, op. cit.., p. 46‑47.

    [20] J.-C. Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris & le Quartier latin (1814-1851), op. cit.., p. 329.

    [21] Sur la relation entre V. Cousin et les étudiants libéraux voir notamment P.-A. Lambert, La Charbonnerie française : 1821-1823 : du secret en politique, op. cit.., p. 76‑79.

    [22] Nous ne développons pas le rôle et l’impact de cette loge, nous aurons l’occasion d’y revenir plus en détail par la suite.

    [23] BNF, BAYLOT, FM2, 24/ 61, tableau des membres composant la loge des Amis de la Vérité à l’Orient de Paris, le 24e jour du 5 mois de l’an de la véritable Lumière 5822 (pour 1822 dans le calendrier profane).

    [24] Soit qu’il existe des homonymies de noms rendant incertaine l’identification, soit que les lieux mentionnés dans la source ne renvoient pas à des lieux clairement définis.

    [25] Voir J.-C. Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris & le Quartier latin (1814-1851), op. cit., notamment les chapitres 5 et 6.

    [26] AN, F7, 6693/ 12, rapport du préfet de police de Paris au ministre de l’Intérieur, 27 novembre 1819.

    [27] AN, F7, 6693/ 12, rapport du préfet de police de Paris au ministre de l’Intérieur, 27 novembre 1819.

    [28] Il s’agit de la librairie de monsieur Baillière, 16, rue de l’École de médecine, Paris. AN, F7, 6693/ 12, rapport du préfet de police de Paris au ministre de l’Intérieur, 27 novembre 1819.

    [29] En l’occurrence Croullebois, rue des Mathurins-Saint-Jacques. AN, F7, 6693/ 12, rapport du préfet de police de Paris au ministre de l’Intérieur, 27 novembre 1819.

    [30] Olivier Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, 435 p.

    [31] Toutefois, des premières formes de manifestations à l’égard des Bourbons ont pu être observées ponctuellement les années précédentes. Voir J.-C. Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris & le Quartier latin (1814-1851), op. cit.

    [32] Ibid., p. 240.

    [33] Pour un récit détaillé, voir Ibid., pp. 240‑242.

    [34] AN, F7, 6693/ 12, rapport Gendarmerie royale au ministère de l’Intérieur, 1er juillet 1819.

    [35] J.-C. Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris & le Quartier latin (1814-1851), op. cit.., p. 248.

    [36] Emmanuel Fureix, La France des larmes : Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Paris, Éditions Champ Vallon, 2009, p. 324.

    [37] A. Oberschall cité par O. Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, op. cit.

    [38] Article 291, Code pénal de l’Empire français,

    [39] Jacques Flottard, « Une nuit d’étudiant » dans Godefroy Cavaignac (dir.), Paris Révolutionnaire, Paris, Guillaumin et Cie, 1848, p. 200.

    [40] Il s’agit là de la conspiration du 19 août où les militaires d’obédience bonapartiste préparent une offensive pour renverser Louis XVIII.

    [41] Sur la question de la violence politique, voir la synthèse de Donatella Della Porta, « 13. Mouvements sociaux et violence politique », Recherches, 2010, p. 271‑291.

    [42] Sur la Charbonnerie, ses membres et son action, voir A. B. Spitzer, Old hatred and young hopes : the French carbonari against the Bourbon restoration, op. cit.; P.-A. Lambert, La Charbonnerie française : 1821-1823 : du secret en politique, op. cit.

    [43] J.-N. Tardy, Les catacombes de la politique, op. cit.., p. 114.

    [44] Jacqueline Lalouette, « 1822, l’année noire des Carbonari français » dans Giampietro Berti et Franco Della Peruta (dir.), La nascita della nazione nazione : la Carboneria, Rovigo, Minelliana, 2004, p. 113-140.

    [45] AN, AB XIX, 3566/ 2 Notes, règlement de la Charbonnerie intitulé De la Carboneria.

    [46] Des documents attestent de l’existence de la loge des Amis de la Vérité à la fin de l’année 1826. BNF FM2 39 bis/ tableau de composition de la loge maçonnique des Amis de la Vérité pour l’année 1826.

    [47] L’orthographe de son nom varie. Ainsi on peut le rencontrer sous les graphies suivantes : Allem, Alleme, Aleem ou encore Aleme.

    [48] L’essentiel de la vie de F. Alem-Rousseau est connu grâce à la notice biographique parue dans le dictionnaire des parlementaires de Cougny et Robert. Adolphe Robert, Edgar Bourloton et Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français, Paris, Bourloton, volume 1er, 1889, p. 36.

    [49] AN, F7, 6685/08, lettre du préfet de police de Paris au ministre de l’Intérieur, 28 avril 1822. La date retenue ici est celle qui est apparue dans les documents d’archives. Cependant, on ne peut écarter une affiliation antérieure, comme le souligne A. Combes, aucun tableau des membres composant la loge n’a été établi avant sa demande de reconnaissance auprès du Grand Orient de France. André Combes, Histoire de la franc‑maçonnerie au XIXe siècle. t. 1, Monaco, Éd. du Rocher, 1998, p. 139‑140.

    [50] J.-N. Tardy, Les catacombes de la politique, op. cit

    [51] AN, F7, 6685/ 08 Alem Rousseau.

    [52] Sur ce point, voir Laurent Nagy, « Le Rapport sur la campagne de Catalogne par un transfuge français (1823). L’internationalisme militant d’Armand Carrel dans une Europe post-révolutionnaire », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2013, vol. 20, no 2, p. 145‑172.

    [53] AN, F7, 6688/ 09, lettre du cabinet du préfet de Paris au ministère de l’Intérieur, 23 avril 1824.

    [54] AN, F7, 6685/ 08, brouillon d’une lettre du ministère de l’Intérieur au préfet des Landes, 2 avril 1824.

    [55] Robert S. Alexander, Re-writing the French revolutionary tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 185‑186.

    [56] AN, F7, 6685/ 08, rapport du préfet du Gers au ministre de l’Intérieur, 22 novembre 1825.

    [57] AN, F7, 6685/ 08, rapport du préfet de Haute-Garonne au ministre de l’Intérieur, 3 janvier 1825.

    [58] AN, F7, 6685/ 08, rapport du préfet de Haute-Garonne au ministre de l’Intérieur, 3 janvier 1825.

    [59] En effet, à partir de ce moment et jusqu’à la fin de la Restauration, nous n’avons trouvé aucune autre mention d’Alem-Rousseau.

    [60] L’ensemble des faits mentionnés par la suite est issu de la notice du dictionnaire des Parlementaires. Adolphe Robert, Edgar Bourloton et Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français, Paris, Bourloton, volume 1er, 1889, p. 36.

    [61] O. Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, op. cit

    [62] G. Weill, Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, op. cit., p. 36.