Quand l’environnement idéologique fait appel à l’identité citoyenne : essai sur l’orientation de l’enseignement de l’histoire du Québec au XXIe siècle

Olivier Lemieux
Université de Sherbrooke

Résumé : Le 19e siècle marque le début d’une attention plus marquée pour les questions agricoles en France. À partir des années 1820 et sous l’influence de la vague d’anglomanie qui souffle alors sur la France, améliorer la qualité du cheptel devient une priorité. L’introduction d’une race bovine britannique alors très en vogue, le Durham, est vue comme tout à fait appropriée. L’entreprise rassemble les efforts de l’État et de différents acteurs de l’élevage, mais s’avère un échec. L’enthousiasme des premiers temps ne résiste pas aux impératifs économiques des petits exploitants ni aux mutations sociales à l’œuvre dans la deuxième moitié du 19e siècle.

 

 

Table des matières
    Add a header to begin generating the table of contents

    Cet acte de colloque fait suite à notre communication ayant eu lieu lors du VIe Colloque des étudiants d’histoire de l’Université de Sherbrooke, qui s’intitulait « Environnement idéologique et identité citoyenne : un sujet entre trajet et projet ». Il vient également compléter un premier article, paru dans le numéro précédent, lequel s’intitulait « Quand l’altérité appelle la réécriture du passé : essai sur l’orientation historiographique québécoise au XXIe siècle ». Dans cet article, nous nous sommes inspirés de la polémique entourant l’octroi du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté de 2e année de 2e cycle pour tenter de cerner quels étaient les motifs de cette polémique et, plus précisément, les motifs historiographiques. Aux fins de l’analyse, les intervenants ont été identifiés à deux grands clans, soit le clan des partisans et le clan des opposants au programme, et nous nous sommes penchés sur l’argumentation qu’ils ont développée au sein d’ouvrages spécialisés et d’articles de revues scientifiques et d’idées. Enfin, nous avons utilisé le modèle analytique du binôme bien/mal mis au point par le politologue Jean-Herman Guay, lequel a proposé que tout dilemme éthique soit provoqué par une mésentente sur l’orientation que doivent prendre l’objet, le projet, le sujet ou le trajet d’une question donnée, comme le montre le tableau 1. 

    ModèleOpposantsPartisans
    ObjetLe problème à changer(ce qui est mal)L’enseignement de l’histoire du Québec au niveau secondaireL’enseignement de l’histoire du Québec au niveau secondaire
    ProjetL’alternative ou l’objectif(ce qui sera bien ou mieux)La pérennité d’une nation québécoise fidèle à son héritage canadien-françaisL’édification d’une société québécoise dans une perspective multiculturaliste
    SujetLe véhicule du changement(ce qui permettra au bien d’être)Le futur citoyen(national)Le futur citoyen(multiculturaliste)
    TrajetLes moyens(Ce qui doit être fait pour passer du mal au bien)La fidélité à la mémoire collective canadienne-françaiseLa reconstruction d’une mémoire pluraliste
    Tableau 1 : Modèle de dilemme de Jean-Herman Guay

    À la vue de ce modèle, nous avons proposé que le nœud gordien de la polémique ne réside pas dans l’objet (l’enseignement de l’histoire), mais plutôt autour du sujet, du projet et du trajet. En effet, si le clan des partisans et le clan des opposants traitent du même sujet (l’élève ou le futur citoyen), le clan des opposants imagine un sujet fidèle à son destin national (projet), et le clan des partisans aspire plutôt à un sujet multiculturaliste faisant la promotion d’une société québécoise édifiée autour du multiculturalisme ou du postnationalisme (projet). Également, si les deux clans se fient sur la mémoire (trajet) pour instaurer leur projet, le clan des opposants souhaite axer cette mémoire autour de l’héritage canadien-français alors que le clan des partisans propose de la rouvrir afin de l’édifier sous le signe de la pluralité [1]. C’est pourquoi nous avons émis l’hypothèse que l’enseignement de l’histoire (objet) n’est pas au cœur de la polémique, mais que celle-ci est plutôt causée par une mésentente entourant la conception du bon sujet (citoyen national/citoyen cosmopolite), du projet sociétal (national/multiculturaliste) et du trajet mémoriel (mémoire nationale/mémoire plurielle). 

    Si notre article précédent s’est attardé sur les propositions de trajets des deux groupes, c’est-à-dire l’orientation historiographique, cela nous a permis d’établir que le clan des partisans s’est principalement appuyé sur deux projets historiographiques : d’une part, Gérard Bouchard propose de réinventer l’historiographie dans l’ultime et utile but d’étendre les frontières de la nation à celles de la société pour que la totalité des habitants du Québec soit rassemblée autour d’une mémoire du plus petit dénominateur commun; d’autre part, Jocelyn Létourneau suggère d’évacuer le long récit collectif axé sur les luttes inachevées de la collectivité canadienne-française et de le remplacer par une mémoire permettant de créer une nouvelle société postnationale (ou cosmopolite). A contrario, l’autre clan soutient que si la société québécoise est en crise, c’est parce que l’historiographie a abandonné la nation et que ce n’est pas en la travestissant (Bouchard) ni en la reléguant à l’oubli (Létourneau) que le Québec réussira à mettre un terme à cette crise identitaire. C’est pourquoi il invite les Québécois à redécouvrir le trajet canadien-français [2]. Bref, les deux clans proposent des trajets opposés, ce qui constitue bel et bien l’un des points de mésentente au cœur de la polémique entourant le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté. Ainsi, nous proposons désormais de mettre en perspective ces trajets avec les projets et les sujets qui leur sont associés. Notre interrogation se formulera de la façon suivante : quels sont les motifs idéologico-politiques de la polémique entourant le programme de 2007? D’après nous, chacun des projets historiographiques présentés plus tôt s’ancre dans un projet idéologico-politique propre à lui. L’article suivant se divisera donc en deux grandes parties, soit la présentation des projets et des sujets des deux clans. 

    Les projets

    Comme l’affirme Constantin Xypas, l’école est le cœur de la société et c’est pourquoi une crise au sein de cette institution ne s’avère que le reflet d’une crise sociétale plus large. Depuis l’ère moderne, le vivre ensemble s’est institué autour de la nation [3]. Communauté politique intergénérationnelle personnifiée par une autorité, la nation est un regroupement de citoyens héritiers d’une culture donnée et liée par le contrat social et l’acceptation d’un destin partagé [4]. Or, comme le défend Eamon Callan, cette communauté politique intergénérationnelle s’appuie sur une orientation partagée du passé [5]. Autrement dit, la nation repose à la fois sur une mémoire (trajet) et sur un idéal civique (projet). La crise scolaire et sociétale au sein de laquelle la plupart des sociétés occidentales sont aujourd’hui confrontées découle précisément d’une remise en question de ces trajets et de ces projets. Le cas de la nation québécoise en est un exemple frappant. En effet, si elle avait jusqu’ici conservé un certain consensus en ce qui a trait à son trajet et à son projet, la société des identités, pour paraphraser le sociologue Jacques Beauchemin, qui individualise ou particularise les projets d’émancipation au détriment du vivre ensemble, appauvrit la communauté nationale d’un projet politique rassembleur et se projette autour d’une nouvelle citoyenneté fondée sur les droits fondamentaux et sur la reconnaissance [6]. Tiraillée entre l’universalité des valeurs de la modernité et l’appartenance à une communauté historique, la communauté politique se reconfigure sous une « éthicisation » du pluralisme identitaire. Le projet proposé par le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté en serait un exemple. 

    Le projet des partisans

    Si le projet politique du clan des partisans s’apparente à l’idéologie multiculturaliste, certaines variables telles que l’interculturalisme ou le postnationalisme sont perceptibles dans le discours des principaux acteurs de ce groupe. Cependant, tous se rejoignent sur une chose, soit le dépassement d’une conception classique de la nation. Née en Angleterre en 1941, l’idéologie multiculturaliste fut surtout développée, au Canada, par les philosophes Will Kymlicka et Charles Taylor [7]. Orientés par une démarche pragmatique vouée à intégrer les droits des communautés culturelles parmi les droits reconnus par la société libérale, les multiculturalistes considèrent que les groupes identitaires doivent avoir le droit constitutionnel d’exister, de s’exprimer et d’être protégés grâce à leur rôle culturel et social dans la socialisation politique des individus [8]. Bref,  le multiculturalisme considère le droit à revendiquer sa culture comme menant à un meilleur exercice de la démocratie libérale par la diminution des inégalités instituées entre les individus issus des cultures dominantes et ceux issus des cultures minoritaires [9]. 

    Le monde francophone s’intéresse généralement davantage à l’interculturalisme, et ce, en insistant sur le préfixe « inter ». S’il a le même objectif que le multiculturalisme, c’est-à-dire une égale reconnaissance des cultures, l’interculturalisme diffère de ce dernier par sa procédure, qui consiste à se « centrer sur les interactions sociales et non sur la juxtaposition des individus et des groupes » [10]. Au Québec, l’intellectuel s’étant probablement le plus intéressé à cette question est Gérard Bouchard. Pour lui, si le Québec constitue une nation au sens sociologique du terme, la communauté politique doit mettre à jour son idéologie pour redevenir viable. Pour ce faire, cette communauté doit s’édifier autour de la diversité des appartenances, au sein de laquelle s’inscrit, entre autres, l’identité québécoise. Aussi, afin que les minorités culturelles adhèrent au projet collectif des Québécois d’origine canadienne-française, il faudrait créer de nouveaux mythes nationaux rompant avec la mentalité de « porteurs d’eau » ou avec l’idéologie de la survivance. En un mot, Bouchard souhaite inventer une nouvelle identité territoriale au sein de laquelle l’ensemble des identités du Québec se reconnaîtra [11].

    Enfin, développé principalement par le philosophe français Jean-Marc Ferry, le postnationalisme part du postulat que la pleine et libre expression du pluralisme est impossible à l’intérieur de la nation [12]. En ce sens, la société devrait dépasser l’idéal national, désuet, pour édifier une communauté postnationale capable, par l’éthique et le dialogue, de tenir compte de la pluralité sociale et identitaire [13]. Au Québec, le postnationalisme a trouvé l’une de ses principales voix en celle de l’historien Jocelyn Létourneau, pour qui les Québécois ont fait preuve à plusieurs reprises de leur ambivalence face à leur destin. Axés davantage sur la recherche de compromis que par une véritable volonté à l’autodétermination nationale, les Québécois auraient prouvé qu’ils sont prêts à lier leur destin à celui de l’ensemble des Canadiens, mais aussi à ouvrir leur référent identitaire à la pluralité [14]. D’ailleurs, la plupart des Québécois auraient déjà dépassé l’idéal national : l’impression de retard et de déphasage de Soi par rapport à l’Autre ne serait plus visible dans la jeunesse. C’est pourquoi les intellectuels devraient abandonner leur vision de l’inaccomplissement national et rompre avec cette « épistémè qui date » en se réconciliant avec la complexité de la société québécoise contemporaine pour la redynamiser dans une perspective postnationaliste [15]. 

    Le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté, s’il ne se fait pas le promoteur spécifique de l’un de ces projets, comporte plusieurs de leurs variables. Par exemple, sous prétexte de vouloir se dissocier de l’histoire nombriliste ou de risquer de pérenniser des tensions ethniques, les concepteurs évitent toute référence qui soit à la nation ou aux luttes nationales [16]. D’ailleurs, les partisans du programme se défendent peu ou pas de mettre de l’avant de tels projets et justifient ce choix en appelant l’autorité du Rapport Parent [17].

    Le projet des opposants

    Le clan des opposants ne fait pas non plus front commun en ce qui a trait au projet politique. Cependant, la plupart se rassemblent autour de l’idée qu’il est crucial de préserver la nation québécoise [18]. En fait, comme le rappelait Fernand Dumont, la nation représentait, à l’origine, un dépassement des communautés étroites et tribales fondées sur la filiation d’une origine ancestrale. D’une part, elle tirait sa force d’une adhésion à une culture commune et à un destin collectif partagé, mais, d’autre part, elle savait accueillir le pluralisme et ne cultivait pas l’uniformité : « Elle perpétue sa vitalité par l’apport d’influences renouvelées [19] ». Ainsi, durant l’époque moderne, la nation devient l’entité politique autour de laquelle se légitiment les orientations normatives émanant des débats démocratiques : elle constitue à la fois le foyer rassembleur des différences et les pratiques émancipatoires légitimes dans un monde au sein duquel le respect de l’ordre demeure essentiel au déploiement des libertés [20]. 

    La communauté politique se réunit à travers deux dimensions constitutives synthétisées au sein de la nation : 1) une communauté d’histoire permettant la définition des règles qui régissent la société, ainsi que la définition de son projet politique; 2) un superacteur sublimant la diversité des appartenances identitaires par la synthèse [21]. Or, le clan des partisans ne reconnaît plus la légitimité de définir les règles du vivre ensemble et le projet collectif de la communauté historique canadienne-française et, pour cette raison, le superacteur ne parvient plus à synthétiser les appartenances identitaires. Pour sa part, le clan des opposants défend plutôt qu’aucun projet politique ne peut se former sans fondement communautariste. Véritable espace au sein duquel l’action de la société se donne du sens, seule la communauté peut procurer une référence légitime au bien commun, au vivre ensemble, à l’agir-commun et à l’éthique sur laquelle s’appuie cette référence [22]. Ce n’est donc pas par la reconnaissance particulariste, mais bien par le partage de cette référence qu’une société peut se doter d’un projet collectif. C’est pourquoi, contrairement au multiculturalisme qui « réethnicise » et fragmente l’espace social, les opposants au programme croient qu’il ne faut pas insister sur ce qui différencie, mais sur ce qui rapproche les citoyens [23]. Cette référence, culturelle et nationale, sert de ciment à la structure politique et sociale. Cela explique donc pourquoi, aux yeux du clan des opposants, le multiculturalisme, l’interculturalisme et le postnationalisme nuisent au projet collectif, puisqu’ils invitent les néo-Québécois à conserver leur identité culturelle ou les Québécois à en faire abstraction [24].

    Pour illustrer cette inquiétude, citons en exemple l’historien Charles-Philippe Courtois. Après qu’il ait situé le contexte au sein duquel est née la nation moderne (Révolution française), c’est-à-dire une lutte entreprise par un peuple en vue de prendre son destin en main en vertu de l’autodétermination, Courtois rappelle que la nation désigne la représentation du peuple dans le système démocratique. Ainsi, alors que le nouveau programme fait de la démocratie moderne son objet central, Courtois défend qu’il soit dans l’erreur, puisqu’il nie toute référence au demos (nation) [25]. De plus, en tant que démocratie de droit civil, le Québec aurait fait la preuve que son appartenance nationale est culturelle et politique, et c’est pourquoi l’enseignement de l’histoire – principale matière d’intégration culturelle – doit inviter le citoyen à investir la nation.

    Les sujets

    Comme l’affirme la sociologue Céline Saint-Pierre, l’école est investie d’une mission de construction identitaire [26]. En tant que premier lieu institutionnel de rencontre et d’intégration sociale et culturelle, les sociétés modernes lui ont confié la tâche de transmettre la culture publique commune cruciale à la bonne santé de la vie collective. Cette culture, elle repose sur le patrimoine et sur les valeurs universelles et nationales [27]. Si l’histoire a pour fonction de transmettre ce patrimoine (trajet), c’est à l’éducation civique que revient la tâche de développer le citoyen (sujet), lequel se fonde sur un principe unificateur ralliant l’individu à la collectivité [28]. En fait, c’est avec l’établissement de l’État-nation, résultat d’un processus idéologico-politique intégrant le corps social (société) au corps imaginé (nation), que naît le concept de citoyenneté moderne [29]. Véritable lieu de tensions entre les intérêts particuliers et le bien commun, la citoyenneté est un modèle unissant le sujet culturel (nation) et le sujet politique (société). D’une part, le sujet culturel est une construction identitaire; d’autre part, le sujet politique est une construction universaliste du nous collectif, vouée à édicter les valeurs et les normes de la pratique sociale [30]. Or, la crise que traverse l’État-nation dans les sociétés occidentales est intrinsèquement liée à la crise à laquelle fait face la citoyenneté moderne, qui résulte de l’individualisation exacerbée et de la tribalisation des appartenances immédiates découlant d’une disjonction progressive entre le sujet culturel et le sujet politique [31]. 

    Le sujet des partisans

    Will Kymlicka a proposé un modèle de neuf conceptions différentes de la citoyenneté. Parmi celles-ci, deux peuvent être rattachées à la conception du bon citoyen défendue par le clan des partisans, soit l’individualisme libéral et le pluralisme culturel [32]. Alors que la conception libérale mise sur l’épanouissement et les droits individuels et se soucie peu de la participation civique, la conception pluraliste met l’accent sur la participation dans la société civile à travers laquelle les citoyens se préoccupent exclusivement de la création de biens communs propres à leurs communautés ou aux groupes d’appartenances restreints [33]. Fusionnées, ces deux conceptions rejoignent de près ce que Jacques Beauchemin nomme la « citoyenneté des identités » qui s’appuie essentiellement sur des valeurs comme l’égalité, l’équité, la non-discrimination, la tolérance et le culte des droits de la personne, soit les mots maîtres du multiculturalisme [34]. Le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté semble viser explicitement la formation de ce type de citoyen lorsqu’il affirme vouloir préparer l’élève « à participer de façon éclairée à la vie sociale, dans une société démocratique, pluraliste et ouverte sur un monde complexe [35] ». 

    Le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté vise le développement de trois compétences : 1) « interroger les réalités sociales dans une perspective historique »; 2) « interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique »; 3) « consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire [36] ». Lorsque nous nous penchons sur la description de la troisième compétence, soit celle qui concerne plus précisément la citoyenneté, nous pouvons lire que : 

    L’exercice de la citoyenneté constitue l’expression tangible de la conscience citoyenne. La conscience citoyenne est fortement marquée par le degré de présence et d’ouverture de chaque individu à l’égard des environnements sociaux proches et éloignés et par le recul qu’il parvient à prendre à leur endroit. […] L’un des enjeux d’une société pluraliste, comme la société québécoise, est de concilier l’appartenance commune et la diversité des identités. L’élève doit parvenir à se reconnaître parmi d’autres individus caractérisés par de multiples différences : chacun se définit par rapport à l’autre, en relation avec d’autres. Construire, de manière volontaire et réfléchie, son identité sociale, c’est chercher à connaître les origines et les facteurs explicatifs de la différence et de la spécificité. Cela permet de comprendre que l’identité est à la fois personnelle et plurielle et que le pluralisme n’est pas incompatible avec le partage de valeurs communes, notamment celles rattachées à la démocratie.

    Autrement dit, ce programme ne se consacre pas au développement d’un sujet culturel, mais se concentre exclusivement au développement du sujet politique. Le clan des partisans soutient très exactement cette conception du bon citoyen, comme le témoigne un article de David Lefrançois, Stéphanie Demers et Marc-André Éthier, lequel décrit le profil du bon citoyen de la façon suivante : il doit adhérer aux principes prédéterminés tels que l’État de droit ou le suffrage universel; il doit privilégier les valeurs qui découlent de ces principes tels que la justice, la liberté ou l’égalité; et il doit enfin adopter des comportements conformes à cet ordre [38]. Multiculturaliste et postnationaliste, le clan des partisans du programme a choisi d’investir le citoyen en tant que vecteur de changement.

    Le sujet des opposants

    Dans le modèle de Kymlicka présenté plus haut, deux conceptions de la citoyenneté peuvent être identifiées au bon citoyen du clan des opposants, soit le républicanisme civique et le communautarisme conservateur [39]. Alors que la première met l’accent sur la participation de l’ensemble de la nation à la vie politique, la seconde présuppose l’acceptation de tous aux valeurs de la communauté historique. En ce sens, ces deux conceptions favoriseraient l’épanouissement d’une identité collective forte constituant la base de la cohésion de la société [40]. Ici, sujet politique et sujet culturel sont perçus comme deux conceptions distinctes, mais indissociables [41].

    Dans un article de collectif, François Charbonneau a tenté de déterminer ce que serait un bon citoyen québécois du XXIe siècle et, de facto, quel type de citoyen le programme d’histoire devrait favoriser. Le Québec étant une entité politique construite autour des libertés démocratiques, de la solidarité sociale et de l’épanouissement de la langue française et de la culture nationale, trois objectifs devraient être poursuivis pour former ce bon citoyen : 1) acquérir les connaissances nécessaires à l’autonomie économique; 2) posséder les habiletés nécessaires à la participation politique; 3) développer le « souci du tout », c’est-à-dire « une préoccupation pour la pérennité du groupe, du peuple, de la nation, de l’entité politique, et ainsi de suite, et des principales institutions qui la concrétisent [42] ». Ce « souci du tout », décrit par Charbonneau, c’est le sujet culturel. Axés sur la mise en valeur des différences et sur la description de l’expérience québécoise dans des termes du choc des diversités, les opposants du programme s’unissent pour dénoncer la présentation d’un Québec vidé de toute forme de solidarité, de collectivité et de communauté : « le respect des différences, le constat de la complexité du monde, est certes une attitude louable, mais elle n’est qu’une étape dans la construction d’un vivre ensemble, qui devrait être notre objectif commun primordial [43] ».

    Enfin, la perte de la formation d’une identité culturelle chez le sujet politique est au premier chef des préoccupations du clan des opposants. D’ailleurs, le manifeste du Collectif pour une éducation de qualité, un groupe rassemblant nombre d’intellectuels et d’organisations liés de près à la discipline historique, exprime de façon très claire la crainte de cette perte : 

    L’épanouissement personnel, l’estime de soi, si chers aux défenseurs de la réforme scolaire actuelle, passent à notre avis par l’acquisition d’une culture. […] La transmission de la culture québécoise n’est pas, non plus, une chose qui va de soi. […] Cette culture est aussi pétrie par une histoire particulière qui, pendant longtemps, a été la seule forme de consolation aux épreuves que semblait imposer la Providence à un peuple abandonné par sa mère patrie. De cette culture, les Québécois tirent une légitime fierté.

    En somme, pour les partisans du programme, le bon citoyen est perçu comme un sujet politique libéral et pluraliste autour duquel le sujet culturel devra se reconstruire une identité par l’idéal démocratique. Ce citoyen, il est multiculturaliste et postnationaliste. Pour leur part, les opposants du programme mettent en valeur les vertus d’un sujet politique républicain et communautariste dont le sujet culturel doit veiller à la pérennité de l’identité nationale. Ce citoyen, il est national et communautariste.

    Après analyse, il semble bel et bien que notre intuition de départ soit confirmée : ce n’est pas tant l’objet qui est au centre des débats que la conception du bon sujet (citoyen national/citoyen cosmopolite), du projet (national/multiculturaliste) et du trajet (mémoire nationale/mémoire plurielle) qui y est proposée. Le projet politique suggéré au sein du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté s’avère, quant à lui, répondre à l’argumentation du clan des partisans : pluralité, reconnaissance, ouverture à la différence et esprit de tolérance en sont le fer de lance (multiculturalisme et postnationalisme). Cela diffère grandement du projet du clan des opposants, lequel insiste sur l’importance du rassemblement et de la solidarité pour le vivre ensemble (communautarisme et nationalisme). Par la suite, nous avons démontré que la citoyenneté se compose d’un sujet culturel (identité) et d’un sujet politique (démocratie) et que, par le modèle de Kymlicka, le bon citoyen décrit par le clan des partisans s’apparente à un sujet politique libéral et pluraliste au sein duquel le sujet culturel prend peu d’importance. Toujours dans une perspective du modèle de Kymlicka, le bon citoyen du clan des opposants met en valeur les vertus d’un sujet politique républicain et communautariste dont le sujet culturel doit veiller à la pérennité de l’identité nationale. Aussi, les deux clans comptent sur la transmission d’une mémoire (trajet) pour légitimer leur projet en inscrivant le sujet dans la longue durée. Alors que le clan des partisans anticipe la recomposition (Bouchard) du trajet ou son dépassement (Létourneau), les opposants défendent qu’il faille renouer avec le trajet canadien-français pour sortir de la crise engendrée par la société des identités.

    Ce cul-de-sac éthico-politique, qui a connu son point culminant entre 2006 et 2007, demeure irrésolu à ce jour [45]. Certes, l’usage politique de la mémoire n’est en rien une nouveauté : par essence, le caractère civique de l’histoire en a toujours fait une activité politique. Créant un sens, le souvenir devient une arme politique de premier ordre [46]. Grâce aux repères par lesquels le citoyen peut s’orienter dans l’espace et dans le temps, force est de constater que, chez le clan de partisans, la valeur accordée à la mémoire ne semble aujourd’hui qu’utilitaire [47]. Toutefois, la mémoire ne doit pas non plus devenir motif de discorde en enfermant la société dans le passé et en lui bloquant, du même coup, toute espérance d’avenir. À ce propos, l’historien Benjamin Stora a indiqué la piste pour éviter ces formes d’enfermement : il faut trouver une « juste mémoire », laquelle se trouve à mi-chemin entre un « trop-plein de mémoire » et le « négationnisme généralisé [48] ». Ainsi, cette « juste mémoire » pourrait bien soutenir une éthique de la mémoire publique en réconciliant l’adoption d’une attitude critique face aux mythes nationaux, mais en étant conscient que chacun de ces mythes démolis risque d’entraîner un mal civique [49]. Car, ne faut-il pas l’oublier, c’est à partir de ces mythes ou de ces métaphores historiographiques (Wojciech Wrzosek) que les collectivités se munissent de catégories imaginaires permettant à leurs membres de départager le bien du mal : « c’est de ces métaphores que [découle] […] [la] conception de l’ordre et du chaos, de l’évolution et de la stagnation, du progrès et du recul, du désirable, de l’attendu et de l’indésirable [50] ». C’est pourquoi l’enjeu de la mémoire devient un point si important pour les deux clans. Chacun tente d’identifier son projet, son sujet et son trajet au bien et celui de l’adversaire, au mal. 

    Enfin, en ce qui a trait au trajet, une éthique de la « juste mémoire » (Stora) nous permettrait, d’après nous, de dépasser le cul-de-sac éthico-politique que représente le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté. À propos des projets, nous ne pouvons nier que l’ouverture à la différence et l’esprit de tolérance sont des objectifs fort louables, et il faut bien se garder d’exciter les passions « ethnicistes ». Cependant, ces objectifs forment-ils des projets politiques [51]? S’ouvrant à la pluralité, mais renonçant à rassembler, reconnaissant les droits de tous, mais abandonnant l’idéal de solidarité et du vivre ensemble, le multiculturalisme et le postnationalisme poussent la communauté politique à abandonner toute volonté d’unicité [52]. Bien plus, le souci des minorités prend le pas sur celui de la majorité. Finalement, comme l’affirme la sociopsychologue Jacqueline Barus-Michel, si la formation du sujet politique assure le bon fonctionnement et la régulation des rapports sociaux, il nous apparaît périlleux d’abandonner la formation du sujet culturel, lequel lie les citoyens dans le respect d’un héritage partagé et dans la préparation d’un avenir meilleur [53]. Après tout, comme l’affirmait Michel de Certeau, « dans la vie du temps, le passé est à coup sûr la présence la plus lourde, donc possiblement la plus riche, celle en tout cas dont il faut à la fois se nourrir et se distinguer [54] ».

    Références

    [1] François Charbonneau, « Aux larmes, citoyens! Quelques réflexions sur le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté », dans François Charbonneau et Martin Nadeau, dir. L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, Bruxelles, P.I.E., 2008, p. 95.

    [2] Joseph-Yvon Thériault, « Le Canada français comme trace », dans É.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir. Les impasses de la mémoire : Histoire, filiation, nation et religion, Montréal, Fides, 2007, p. 224-225.

    [3] Constantion Xypas, « La nation en Europe serait-elle en crise? », dans Christian Jamet, Yves Lenoir et Constantin Xypas, dir. École et citoyenneté : Un défi multiculturel, Paris, Armand Colin, 2006, p. 157.

    [4] D. Schnapper cité dans : Ibid., p. 160-161.

    [5] Eamon Callan, « Réconciliation et éthique de la mémoire publique », Philosophiques, vol. 29, no 2, 2002, p. 315-316-319.

    [6] Jacques Beauchemin, La société des identités : Éthique et politique dans le monde contemporain, Outremont, Athéna Éditions, 2004, p. 11-27.

    [7] Michel Wierviorka cité dans François Durpraire, Enseignement de l’histoire et de la diversité culturelle, Paris, Hachette Éducation/CNDP, 2002, p. 17-18. 

    [8] Christian Jamet, Yves Lenoir et Constantin Xypas, École et citoyenneté., p. 238-239.

    [9] Dominique Schnapper, « Traditions nationales et connaissance rationnelle », Sociologie et sociétés, vol. 31, no 2, 1999, p. 22-26.

    [10] François Durpraire, Enseignement de l’histoire et de la diversité culturelle, p. 17-18.

    [11] Stéphanie Demers, Marc-André Éthier et David Lefrançois, « Jalons pour une analyse des visées de formation socio-identitaire en enseignement de l’histoire », dans Jean-François Cardin, Marc-André Éthier et David Lefrançois, dir., Enseigner et apprendre l’histoire : Manuels, enseignants et élèves, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 66.

    [12] Frédéric Boily, « Les enseignements de la “querelle des historiens” ou sortir de l’histoire nationale au Québec », Bulletin d’histoire politique, vol. 13, no 2, hiver 2005, p. 163-165.

    [13] Jean-Marc Ferry, « Sur la responsabilité à l’égard du passé : L’éthique de la discussion comme éthique de la rédemption », Hermès, no 10, 1991, p. 126-136.

    [14] Stéphanie Demers, Marc-André Éthier et David Lefrançois, « Jalons pour une analyse », p. 67-69.

    [15] Jocelyn Létourneau, « Postnationalisme? », Cités, vol. 23, no 3, 2005, p. 15-16.

    [16] Jean-François Cardin, « “L’œuvre de destruction de l’identité nationale se poursuit” : quelques commentaires d’un didacticien dans la foulée des réactions au projet de programme d’histoire nationale au secondaire », Bulletin d’histoire politique, vol. 15, no 2, hiver 2007, p. 67-84; Michel Seymour, « L’impossible neutralité face à l’histoire : remarques sur les documents de travail du MEQ “Histoire et éducation à la citoyenneté (secondaire III et secondaire IV)” », Bulletin d’histoire politique, vol. 15, no 2, hiver 2007, p. 19-38.

    [17]  Jean-François Cardin, « Les programmes d’histoire nationale : Une mise au point », Le Devoir, 29-30 avril 2006, p. B-5.

    [18]  Gilles Bourque, « Histoire, nation québécoise et démocratie ou ne nous en sortirons-nous jamais? », dans É.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir., Les impasses de la mémoire : histoire, filiation, nation et religion, Montréal, Fides, 2007, p. 181-211.

    [19] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997, p. 91.

    [20] Jacques Beauchemin, La société des identités, p. 39.

    [21] Ibid., p. 40.

    [22] Jacques Beauchemin, L’histoire en trop, Montréal, VLB éditeur, 2002, p. 134

    [23] Patrick Savidan, « La reconnaissance des identités culturelles comme enjeu démocratique », dans Ronan Le Coadic, dir., Identités et démocratie : Diversité culturelle et mondialisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 232-239.

    [24]  François Rocher et Guy Rocher, « La culture québécoise en devenir : Les défis du pluralisme », dans Fernand Ouellet et Michel Pagé, dir., Pluriethnicité, éducation et société : Construire un espace commun, Montréal, Institut québécois de recherche sur la culture, 1991, p. 49-67.

    [25] Charles-Philippe Courtois, « L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle : Nouvelles formes du cosmopolitisme? “Histoire, identité et démocratie” », Bulletin d’histoire politique, vol. 16, no 3, 2008, p. 120-122.

    [26] Céline Saint-Pierre, « Culture commune et diversité culturelle : L’école québécoise peut-elle relever ce défi? », Possibles, vol. 30, no 1-2, 2006, p. 35-37.

    [27] Ibid., p. 42-47.

    [28] Laurence Loeffel, Enseigner la démocratie : Nouveaux enjeux, nouveaux défis, Paris, Armand Colin, 2009, p. 21-22.

    [29] Christian Jamet, Yves Lenoir et Constantin Xypas, École et citoyenneté, p. 11.

    [30] Anne Laperrière, « Entre identité ethnique et civique : Études québécoises », dans France Gagnon, Marie McAndrew et Michel Pagé, dir., Pluralisme, citoyenneté & éducation, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 321-336; Jacques Beauchemin, L’histoire en trop, p. 114.

    [31] Yves Lenoir, « Citoyenneté et multiculturalisme », p. 11-13; France Gagnon, Marie McAndrew et Michel Pagé, « Citoyenneté et pluralisme des valeurs », p. 67-74.

    [32] Fernand Ouellet, « L’éducation interculturelle et l’éducation à la citoyenneté : Quelques pistes pour s’orienter dans la diversité des conceptions », VEI enjeux, no 129, 2002, p. 151-152.

    [33] Ibid., p. 156.

    [34] Jacques Beauchemin, La société des identités, p. 26-27.

    [35] Comité-conseil sur les programmes d’études, Histoire et éducation à la citoyenneté : Enseignement secondaire, deuxième cycle, Québec, Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 337.

    [36] Ibid., p. 339.

    [37]  Ibid., p. 348.

    [38] Stéphanie Demers, Jean-François Éthier et David Lefrançois, « Justice sociale et réforme scolaire au Québec : Le cas du programme d’“histoire et éducation à la citoyenneté” », Éthique publique, vol. 11, no 1, 2009, p. 75.

    [39] Fernand Ouellet, « L’éducation interculturelle et l’éducation à la citoyenneté », p. 151-152.

    [40] Ibid., p. 156.

    [41] Christian Jamet, Yves Lenoir et Constantin Xypas, École et citoyenneté, p. 159.

    [42] François Charbonneau et Martin Nadeau, L’histoire à l’épreuve, p. 95-97.

    [43] Jean-Marie Fecteau et al., « Quelle histoire du Québec enseigner? », Bulletin d’histoire politique, no 1, 2006, p. 188.

    [44] Collectif pour une éducation de qualité, Transmettre adéquatement un patrimoine culturel et historique, Mémoire présenté dans le cadre de la commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliés aux différences culturelles, 2007, p. 1-2.

    [45] Micheline Lachance, « Enseignement de l’histoire : D’une cage de homards à l’autre », Le Devoir, 13 octobre 2012, http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/361330/d-une-cage-de-homards-a-l-autre.

    [46] Olivier Lalieu, « L’invention du “devoir de mémoire” », Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 69, no 1, 2001, p. 85.

    [47] Julien Goyette, « Postface : Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », dans Éric Bédard et Julien Goyette, dir., Parole d’historien : Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 459.

    [48]  Benjamin Stora, « Préface. La France et “ses” guerres de mémoires », dans Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, dir., Les guerres de mémoires, Paris, Découverte, 2008, p. 12.

    [49] Eamon Callan, « Réconciliation et éthique », p. 317.

    [50] Wojciech Wrzosek, « Histoire, valeurs, éducation : De la formation spontanée de la conscience historique », dans Henri Moniot et Maciej Serwanski, dir., L’histoire et ses fonctions : Une pensée et des pratiques au présent, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 124.

    [51] Jacques Beauchemin, La société des identités, p. 152.

    [52] Ibid., p. 30-31. 

    [53] Jacqueline Barus-Michel, « Identité citoyenne, identité impossible? », dans Lucy Bougnet, dir., Constructions identitaires et dynamiques politiques, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 2003, p. 23.

    [54] François Dosse, « Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 78, 2003, p. 145.