Quand l’altérité appelle la réécriture du passé : essai sur l’orientation historiographique et l’enseignement de l’histoire québécoise au XXIe siècle

Olivier Lemieux

Université de Sherbrooke

 

Table des matières
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    D’après le psychopédagogue Denis Simard, ce qui est enseigné à l’école est constamment au centre des débats éthiques, puisqu’il s’agit là d’« une institution politique qui concerne au premier chef la cité, la vie en commun, le monde commun [1] ». Ceci s’avère d’autant plus en ce qui concerne l’enseignement de l’histoire universelle et nationale, car les sociétés occidentales lui ont confié la lourde tâche de construire l’identité citoyenne et nationale [2]. En ce sens, il est aisé de comprendre en quoi les réformes entourant cet enseignement provoquent souvent quelques échauffourées.

    En 1998, le ministère de l’Éducation du Québec (M.E.Q.) a annoncé la réforme du cours d’Histoire et éducation à la citoyenneté [3]. Or, si les programmes d’Histoire et éducation à la citoyenneté de 1ère année de 2ème cycle (histoire universelle) et celui d’Éthique et cultures religieuses ont suscité quelques inquiétudes, il faut attendre l’arrivée du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté de 2ème année de 2ème cycle pour qu’une véritable polémique éclate. Cette polémique est initiée le 27 avril 2006 par Antoine Robitaille, journaliste du quotidien Le Devoir, qui signe alors un article intitulé Cours d’histoire épuré au secondaire [4]. Dès lors, la plupart des opposants au nouveau programme d’histoire nationale fustigent l’aliénation que pourrait subir l’histoire si on lui agrège l’éducation à la citoyenneté, et ce, même si cet enseignement occupait déjà cette tâche. En ce sens, n’est-ce pas légitime de se demander quels sont les véritables motifs de cette polémique ? 

    Bien qu’un très grand nombre d’intellectuels soient intervenus dans ce débat et que certains d’entre eux aient adopté une position trop nuancée pour être associés à un quelconque groupe (par exemple, le didacticien Robert Martineau), nous avons tenté, aux fins de l’analyse, d’identifier les principaux intervenants en deux grands clans. Avant de continuer, nous nous devons de prévenir que, par son caractère binaire, une telle approche méthodologique engendre forcément des simplifications, voire des rapprochements entre des auteurs qui ont des pensées plus complexes. Quoi qu’il en soit, ceux que nous désignons comme les principaux partisans de la réforme ministérielle sont Frédéric Boily (professeur en histoire à l’Université d’Alberta), Jean-François Cardin (professeur en sciences de l’éducation à l’Université Laval), Michèle Dagenais (professeure d’histoire à l’Université de Montréal), Stéphanie Demers (professeure en éducation à l’UQO), Marc-André Éthier (professeur en éducation à l’Université de Montréal), Christian Laville (professeur en éducation à l’Université Laval), David Lefrançois (professeur en éducation à l’UQO) et Jocelyn Létourneau (professeur d’histoire à l’Université Laval). Pour leur part, ceux que nous considérons comme les principaux opposants sont Éric Bédard (professeur en histoire à la TÉLUQ), Félix Bouvier (professeur en éducation à l’UQTR), François Charbonneau (professeur en science politique à l’Université d’Ottawa), Robert Comeau (professeur en histoire à l’UQAM), Charles-Philippe Courtois (professeur en histoire au Collège de Saint-Jean), Jean-Marie Fecteau (professeur en histoire à l’UQAM), Christian Nadeau (professeur en philosophie à l’Université de Montréal), Michel Sarra-Bournet (chargé de cours en science politique à l’UQAM) et Michel Seymour (professeur en philosophie à l’Université de Montréal). 

    Pour mener à bien notre réflexion, nous avons choisi de nous concentrer exclusivement sur l’argumentation des deux clans telle que formulée au sein d’ouvrages spécialisés et d’articles de revues scientifiques et d’idées. L’article se divisera de la façon suivante : d’abord, nous présenterons le modèle emprunté aux fins de l’analyse. Par la suite, dans le souci de nous entendre sur les concepts abordés, nous nous pencherons quelque peu sur la théorie de la mémoire, car comme l’affirmait très justement Voltaire, « si vous voulez converser avec moi, définissez vos termes ». Pour terminer, nous nous concentrerons sur les propositions émises par les deux groupes. Par ce processus, nous espérons non seulement explorer et comparer les orientations historiographiques traversant le Québec depuis la remise en question ou le constat de l’accomplissement de l’historiographie moderniste, mais également jeter un regard nouveau sur la polémique entourant le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté, et ce, dans une perspective de dissidence des discours historiques.  

    Essai de modélisation

    Dans son modèle analytique du binôme bien/mal, le politologue Jean-Herman Guay suggère que tous les dilemmes éthiques soient provoqués par une mésentente sur l’orientation que doivent prendre l’objet, le projet, le sujet ou le trajet d’une question donnée. Voici le modèle :


    Objet
    Le problème à changer (ce qui est mal)

    Projet
    L’alternative, l’objectif (ce qui sera bien ou mieux)

    Sujet
    Le véhicule du changement (ce qui permettra au bien d’être)

    Trajet
    Les moyens (ce qui doit être fait pour passer du mal au bien)

    À la vue de ce modèle, nous sommes portés à croire que le nœud gordien de notre problématique n’est pas tant l’objet (l’enseignement de l’histoire) que le sujet, le projet et le trajet. Nous pouvons donc schématiser notre question de la façon suivante :

    RivauxOpposants du programmePartisans du programme
    ObjetL’enseignement de l’histoire du Québec au niveau secondaireL’enseignement de l’histoire du Québec au niveau secondaire
    ProjetLa pérennité d’une nation québécoise fidèle à son héritage canadien-françaisL’édification d’une société québécoise dans une perspective multiculturaliste
    Sujet
    Le futur citoyen (national)
    Le futur citoyen (cosmopolite)
    TrajetLa fidélité à la mémoire collective canadienne-françaiseLa reconstruction d’une mémoire collective sous le signe de la diversité

    Comme nous pouvons l’observer, si le clan des partisans et celui des opposants traitent du même objet (l’enseignement de l’histoire), ils s’intéressent tout autant au même sujet (l’élève ou le futur citoyen). Cependant, alors que le clan des opposants imagine un sujet fidèle à son destin national (projet), le clan des partisans aspire plutôt à un sujet cosmopolite faisant la promotion d’une société québécoise édifiée autour du multiculturalisme ou du postnationalisme (projet). Enfin, si les deux clans se fient sur la mémoire pour instaurer leur projet, le clan des opposants veut que cette mémoire soit axée autour de la mémoire canadienne-française, alors que celui des partisans souhaite la rouvrir afin d’y édifier une mémoire plurielle [5]. Quoi qu’il en soit, nous émettons l’hypothèse que ce n’est pas tant l’enseignement de l’histoire (objet) qui crée le débat que la conception du bon sujet (citoyen national/citoyen cosmopolite), du projet (nationaliste/multiculturaliste) et du trajet (mémoire nationale/mémoire plurielle) qui y est proposée. Cependant, dans le présent article, nous nous attarderons uniquement sur les propositions de trajets des deux groupes.

    Essai de trajet

    Comme le disait Fernand Dumont : « une personne a un avenir en se donnant des projets ; mais cela lui serait impossible sans le sentiment de son identité, sans son aptitude à attribuer un sens à son passé. Il n’en va pas autrement pour les cultures [6] ». Or, ce « sens du passé », c’est l’histoire, qui institutionnalise la mémoire collective pour socialiser les générations futures [7]. Comme l’affirmait le sociologue Maurice Halbwachs, qui est le premier à avoir avancé que la mémoire ne peut être que collective, si l’histoire est surtout un discours voué à la représentation d’une continuité, la mémoire collective constitue cette continuité (trajet) : « faute de pouvoir se souvenir seuls, faute de pouvoir faire reparaître le passé tel quel, les individus reconstruisent les événements passés en fonction des préoccupations du présent et du point de vue d’un groupe social donné [8] ». Idéel et matériel, ce véritable trajet qu’est la mémoire collective s’édifie sur des faits, des symboles, des personnages, bref, des emblèmes du passé [9]. 

    Depuis l’époque moderne, c’est à l’école qu’est revenue une bonne partie de la tâche de socialisation. Basée sur la transmission des repères collectifs, la socialisation des générations futures est un enjeu politique de taille, car c’est elle qui assure à la fois la cohésion sociale et la poursuite du projet collectif [10]. Aussi, comme l’indique le philosophe Paul Ricœur, la notion de génération « permet d’attester la dette, au-delà de la finitude de l’existence, par-delà la mort qui sépare les ancêtres des contemporains [11] ». Cette dette qui guide le « devoir de mémoire », loin d’être un fardeau, donne un sens politique et une éthique de responsabilité aux héritiers : « si nous avons une dette envers ceux qui nous ont précédés, c’est parce que nous leur devons une part de ce que nous sommes […]. Ce devoir exigerait aussi de nous d’être conscients de la lourde dette que nous devons à nos prédécesseurs et de garder cette dette vivante [12] ». Quoi qu’il en soit, au moment où la nouvelle génération est socialisée, elle se voit transmettre une mémoire collective et un « devoir de mémoire » qu’elle devra, à son tour, confier aux générations qui la succéderont. 

    Alors que, jusqu’à la Révolution tranquille et, surtout, jusqu’à l’émergence de la société des identités (pour paraphraser Jacques Beauchemin), un certain consensus régnait en ce qui a trait à la transmission d’une mémoire collective principalement axée sur la mémoire canadienne-française et québécoise, depuis, les principaux partisans d’un projet politique multiculturaliste ou postnationaliste remettent en question la légitimé de ce trajet. En d’autres termes, l’altérité appelle ici la réécriture d’une mémoire collective plurielle et inclusive. En fait, s’il revient aux professionnels de la mémoire la tâche ardue d’homogénéisation du trajet, ceux-ci doivent continuellement la mettre à jour « en fonction des préoccupations du présent et dans le but de maintenir la cohésion du groupe [13] ». Toutefois, une mésentente règne au Québec du XXIe siècle en ce qui a trait aux préoccupations du présent permettant cette cohésion. 

    Le trajet des partisans

    Les sociétés occidentales ont été témoins, au cours des dernières années, d’une nouvelle sensibilité historiographique appelant la déconstruction/reconstruction ou, encore, le dépassement d’une mémoire collective nationale. Considérant ce cadre comme une barrière à l’intégration, cette sensibilité invite les professionnels de la mémoire à sortir de ce cadre rigide, afin que tous et chacun se reconnaissent dans un trajet commun et partagé. En ce sens, les tenants de cette sensibilité accusent la mémoire collective nationale de sacraliser le passé et de présenter de manière déterministe le futur : « cette façon de penser l’histoire donne la portion congrue à la liberté, pour enfermer les acteurs dans une sorte de déterminisme, un devoir de mémoire couplé à un devoir de fidélité, de continuité [14] ». Plus conviviale, plus inclusive et plus rassembleuse, la mémoire plurielle qu’ils imaginent permettrait à l’Autre de se sentir partie prenante de la société et de son projet [15]. Autrement dit, ouverture, tolérance, inclusion sociale, non-discrimination, altérité ou hybridité deviendront les maîtres mots de cette sensibilité [16]. Dans cette optique, l’objectif de la mémoire ne serait plus tant de proposer un trajet aux futurs citoyens, mais davantage d’« éclairer les raisons faisant en sorte qu’une population, composée de groupes aux identités multiples, se trouve embarquée dans une même aventure politique [17] ». 

    L’historien et sociologue Gérard Bouchard est l’un des premiers à avoir proposé un plan clair de redéfinition historiographique porteur d’un trajet voué au multiculturalisme (ou à l’interculturalisme). Pour lui, l’histoire des Québécois doit être revisitée « pour cadrer avec les exigences nouvelles de la “société des identités” [18] ». De cette réinvention de l’histoire et de la mémoire doivent accoucher un imaginaire décentralisé de l’héritage canadien-français et répondant positivement à l’Autre. Le but ultime de cette vaste entreprise de déconstruction/reconstruction de l’histoire nationale est d’élargir les frontières de la nation pour qu’elles coïncident avec celles de la société. En ce sens, l’histoire ne sert plus à transmettre les valeurs de la nation, mais, inversement, les valeurs de la société servent à réécrire l’histoire [19]. En ce sens, le projet de Bouchard est une forme extrêmement avancée de l’idéologie constructiviste : il veut réinventer l’identité collective des Québécois et Québécoises de toutes origines en déconstruisant/reconstruisant l’identité collective sous le signe du pluralisme. Ainsi, Bouchard se plaît à imaginer ni plus ni moins qu’une identité québécoise interculturaliste fondée autour de ce qu’il nomme « le paradigme du bâtard » : 

    Ensauvagé comme au début, s’abreuvant à toutes les sources proches ou lointaines, mêlant et dissipant tous ses héritages, répudiant ses ancêtres réels, imaginaires et virtuels, il (le Québec) s’inventerait dans cette position originelle un destin original qu’il pourrait enfin tutoyer, dans l’insouciance des ruptures et des continuités. Non pas un bâtard de la culture, mais une culture et, pourquoi pas, un paradigme du bâtard.

    Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 182.

    L’historien Jocelyn Létourneau suggère pour sa part un plan de redéfinition historiographique proposant un trajet postnationaliste (ou cosmopolitiste) [21]. D’abord, il n’adhère pas au projet de Bouchard, puisque ce dernier, malgré toute l’énergie qu’il déploie pour accommoder l’Autre, conserve le modèle national. Or, pour Létourneau, l’horizon national est un poids pour l’historiographie québécoise étant donné le discours victimaire qui l’accompagne [22]. Ainsi, il faudrait réinvestir le champ métahistorique dans le but de proposer une problématique générale traduisant le véritable caractère des Québécois, c’est-à-dire un caractère ambivalent face à l’expression nationale [23]. En lieu et place de la narration d’une nation inaccomplie, il suggère la narration d’une entité mineure interdépendante du fédéralisme canadien. Ainsi, il souhaite recréer une nouvelle possibilité herméneutique délivrant la conscience historique des Québécoises et des Québécois du désir d’achèvement : 

    Bien qu’il y ait volonté, chez plusieurs Québécois, de s’exiler d’une matrice de sens pour repenser et reposer le parcours de leur collectivité, l’énonciation publique demeure sous l’empire et l’emprise de ceux qui voient l’aventure québécoise par l’angle de la défaite continuelle et la racontent comme une histoire de perdant.

    Jocelyn Létourneau, « Mythistoires de Losers : Introduction au roman historial des Québécois d’héritage canadien-français », Histoire sociale, vol. 39, nº77 (2006), p. 180.

    En déprenant de cette manière la mémoire, il deviendrait possible de recomposer la narrativité de l’histoire québécoise, afin qu’elle n’entrave plus la collectivité dans son passage à l’avenir. Autrement dit, la discipline historique doit rompre avec l’entreprise nationaliste faisant croire aux Québécois que le seul destin envisageable et souhaitable est l’indépendance. Le Québec constitue une société plurivoque et dissensuelle, son historiographie doit le refléter [25].

    Paradoxalement, si les définitions de trajet proposées par Bouchard et Létourneau divergent dans leur but (l’un veut recréer une nation, l’autre veut la relayer aux oubliettes), tous les deux proposent néanmoins un trajet semblable qui vise à insérer l’Autre dans le trajet québécois [26]. Par ailleurs, il s’agit ici sensiblement du même trajet que celui proposé par le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté. Pour l’illustrer, citons comme exemple le titre : Histoire et éducation à la citoyenneté [27]. Ce titre, comme cette histoire d’ailleurs, se voit ici purgé de son sujet national. Vidé du « nous », ce trajet s’édifie sur une longue et douce continuité menant vers une société québécoise composite [28]. Sous prétexte de déboulonner les mythes nationaux et de purger le Québec de ses carences ethnicistes, ce programme balaie le trajet canadien-français [29]. 

    Le trajet des opposants

    L’essentiel de l’argumentation du clan des opposants au programme se compose, pour sa part, autour de l’idée que l’État et la démocratie modernes reposent sur un lien fort entre les citoyens et que seule la nation peut revêtir ce lien [30]. Les propos du politologue Joseph Yvon Thériault illustrent bien cette position :

    Pour que la démocratie fonctionne, il a fallu inscrire le peuple – plus que dans des lois – dans une tradition culturelle, une mémoire nationale. […] L’histoire des nations modernes, c’est l’affirmation d’une puissance politique particulière – une communauté de mémoire – soumise à l’épreuve des processus rationalisant – modernité radicale. […] Quand les nations cesseront d’être des groupements culturels, quand elles cesseront d’être des affirmations de puissances politiques, elles deviendront de simples rassemblements utilitaires facilement soumis aux dictats des règles de la technique et du marché […] elles n’auront plus besoin de recourir à une mémoire.

    Joseph-Yvon Thériault, « Le Canada français comme trace », dans E.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir., Les impasses de la mémoire, p. 221-222.

    Dans cette optique, l’histoire nationale doit, d’une part, développer une conscience historique autour de représentations collectives émanant d’un récit (trajet) et, d’autre part, permettre des formes de réinterprétations de ce récit et des représentations y étant associées. Ainsi, l’histoire nationale devrait toujours, selon eux, conserver un rapport réflexif à elle-même, sans quoi elle deviendrait non plus histoire, mais tradition [32]. Quoi qu’il en soit, communautariste, l’histoire nationale doit être  «dispensatrice de sens [33]». 

    Si l’historien Pierre Trépanier est l’un des premiers à avoir fait le procès de l’aliénation de la mémoire collective nationale entamée au cours de la Révolution tranquille, au tournant des années 2000, cette position gagne en popularité chez un jeune groupe d’historiens et d’intellectuels. Pour eux, la référence canadienne-française offre un trajet solide sur lequel peut s’édifier la nation québécoise et, en ce sens, la crise identitaire vis-à-vis de laquelle doit faire face la société québécoise découlerait directement de cette aliénation [34]. C’est donc pourquoi, assiégés par le multiculturalisme et le postnationalisme, les Québécois doivent redécouvrir la grande référence française : « la mémoire de la nation québécoise, c’est le Canada français […]. Le projet québécois en est la continuité renouvelée, problématisée, c’est sa trace, la trace du Canada français ; il ne peut se penser en termes de rupture sans se nier comme projet national [35] ». Autrement dit, il faut raconter aux Québécois leur histoire en leur présentant la situation réelle de la nation, c’est-à-dire celle d’une nation en état précaire et devant travailler sans cesse pour assurer sa subsistance [36].

    La position du clan des opposants se rapproche davantage de ce courant historiographique plus conservateur. Pour eux, si l’histoire universelle (1er cycle du secondaire) se consacre à la transmission d’une mémoire internationale et apprend en quoi le Québec partage une aventure commune à celle du monde, l’histoire nationale doit plutôt s’attarder sur ce qui distingue le Québec :

    Enseigner cette histoire particulière, faire comprendre les conflits engendrés par les luttes pour la reconnaissance, c’est permettre aux futurs citoyens de mieux connaître leur société. Pour les Québécois d’ascendance canadienne-française, ces repères fondent l’identité dont ils héritent […]. Aux nouveaux arrivants, cette histoire particulière offre les clés de compréhension de ce qu’est le Québec. Non pour en faire les militants d’une cause, mais bien pour leur permettre de comprendre les grands débats politiques et nationaux qui ont agité le Québec et le Canada depuis des siècles.

    Éric Bédard, « Passé dénationalisé, avenir incertain », p. 42-43.

    Bref, dans cette perspective, la transmission d’une histoire fragilisée ne peut permettre au sujet de bien saisir les débats du Québec contemporain et, du même coup, de choisir librement quel projet il veut porter [38].

    En somme, le groupe des partisans s’est principalement appuyé sur deux plans historiographiques. D’une part, Bouchard propose de réinventer l’historiographie dans l’ultime et unique but d’étendre les frontières de la nation à celles de la société pour que la totalité des habitants du Québec soit rassemblée autour d’une mémoire du plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire un nouveau trajet (mémoire) permettant de conduire le sujet (citoyen) vers un projet multiculturaliste (ou interculturaliste). D’autre part, Létourneau suggère d’évacuer le long récit collectif axé sur les luttes inachevées de la collectivité canadienne-française et de le remplacer par une mémoire permettant de créer une nouvelle société postnationale (ou cosmopolite). À l’opposé, l’autre groupe soutient que si la société québécoise est en crise, c’est très exactement parce que l’historiographie a abandonné la nation et que ce n’est pas en la travestissant (Bouchard) ni en la reléguant à l’oubli (Létourneau) que le Québec réussira à mettre un terme à cette crise. C’est pourquoi le groupe des opposants invite les Québécois à redécouvrir le trajet canadien-français [39]. 

    Après analyse, il semble bel et bien que notre intuition de départ soit confirmée : les deux groupes proposent des trajets opposés et cette opposition constitue bel et bien l’un des points de mésentente au cœur de la polémique entourant le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté. Cependant, à ce jour, ce cul-de-sac idéologico-politique demeure irrésolu [40]. Certes, l’usage politique de la mémoire n’est en rien une nouveauté : par essence, le caractère civique de l’histoire en a toujours fait une activité politique. Créant un sens, le souvenir devient une arme politique de premier ordre [41]. Offrant jadis les repères par lesquels le citoyen pouvait s’orienter dans l’espace et dans le temps, la mémoire se trouve aujourd’hui diluée par la mondialisation et la société des identités, ce qui risque de mener à un éclatement et un morcellement de la culture. Or, les événements peuvent être constamment réinterprétés selon les besoins du moment. En effet, comme le suggère l’historien Julien Goyette :  

    Le passé n’est pas malléable à volonté ; il n’est pas une cire molle que l’on peut modeler et remodeler selon son bon vouloir. L’histoire et la mémoire entretiennent des rapports équivoques. La ligne est mince entre la recomposition du passé comme fin en soi et l’histoire en tant qu’entreprise de légitimation du présent. D’un côté, la vérité du passé ne doit jamais cesser de servir les besoins de nos vies ; de l’autre, les intérêts du présent ne doivent pas se substituer à la vérité du passé. Ce dernier est bien là pour éclairer le présent, mais en aucun cas les lumières du présent ne doivent nous empêcher de voir le passé «tel qu’en lui-même».

    Toutefois, pour bien saisir toute l’importance que représentent les idéologies vis-à-vis cette question, il pourrait s’avérer fort intéressant de se pencher sur le sujet et le projet suggérés par les deux groupes, afin de les mettre en perspective avec leur trajet.

    Références

    [1] Denis Simard, « La réforme de l’éducation au Québec : un trésor était caché dedans », dans M. Mellouki, dir., Promesses et ratés de la réforme de l’éducation au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 95.

    [2] Félix Bouvier, Bilan du débat relatif au programme Histoire et Éducation à la citoyenneté du deuxième cycle de l’ordre d’enseignement secondaire qui a eu cours au Québec en 2006-2007, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2006, p. 3.

    [3] Jean-François Cardin, « Histoire et éducation à la citoyenneté : une idée qui a la vie », dans M. Mellouki, dir., Promesses et ratés de la réforme de l’éducation au Québec, p. 214.

    [4] Antoine Robitaille, « Cours d’histoire épurés au secondaire », Le Devoir, 27 avril 2006, p. A-1 et A-8.

    [5] François Charbonneau, « Aux larmes, citoyens ! Quelques réflexions sur le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté », dans François Charbonneau et Martin Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, Bruxelles, P.I.E., 2008, p. 95.

    [6] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997, p. 105.

    [7] Christian Nadeau, « La postnationalité en histoire : Mise en contexte », dans F. Charbonneau et M. Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, p. 282-284.

    [8] Johann Michel, « Esquisse d’une socio-phénoménologie historique de la mémoire collective », dans J. Michel, dir., Mémoires et histoires : Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 86.

    [9] François Dosse, « Le moment Ricœur », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 69, nº1 (2001), p. 143-144.

    [10] Chantal Provost, « Amener les élèves à construire leur identité collective ? Le grand défi québécois de la classe d’histoire », Bulletin d’Histoire Politique, vol. 14, nº3 (printemps 2008), p. 112-116.

    [11] François Dosse, « Paul Ricœur et l’écriture de  l’histoire ou comment Paul Ricœur révolutionne l’histoire », Cahiers de recherche sociologique, nº26 (1996), p. 149.

    [12] Myriam Bienenstock, « Le devoir de mémoire : Un impératif ? », Les Temps Modernes, nº660 (2010), p. 106.

    [13] Johann Michel, « Esquisse d’une socio-phénoménologie historique de la mémoire collective », p. 91.

    [14] Jean-Pierre Charland, Les élèves, l’histoire et la citoyenneté : Enquête auprès d’élèves des régions de Montréal et de Toronto, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 267-268.

    [15] François Charbonneau et Martin Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, p. 15.

    [16] Jacques Beauchemin, La société des identités : Éthique et politique dans le monde contemporain, Outremont, Athéna Éditions, 2004, p. 271-272. 

    [17] Frédéric Boily, « De l’histoire nationale à l’histoire postnationale : Défis théoriques », dans F. Charbonneau et M. Nadeau, dir., L’histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, p. 157.

    [18] Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille : mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec postréférendaire, Montréal, Boréal, 2007, p. 48.

    [19] Martin Petitclerc, « Notre maître le passé ? Le projet critique de l’histoire sociale et l’émergence d’une nouvelle sensibilité historiographique », Revue d’Histoire de l’Amérique française, n°1 (2009), p. 104.

    [20] Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 182.

    [21] Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir : Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Boréal, 2000, p. 144-149.

    [22] Jacques Beauchemin, « L’idéal postnationaliste et la crise de la mémoire nationale. Le temps révolu des nations? », dans E.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir., Les impasses de la mémoire : Histoire, filiation, nation et religion, Montréal, Fides, 2007, p. 264.

    [23] Jocelyn Létourneau, Que veulent vraiment les Québécois ?, Montréal, Boréal, 2006, p. 16.

    [24] Jocelyn Létourneau, « Mythistoires de Losers : Introduction au roman historial des Québécois d’héritage canadien-français », Histoire sociale, vol. 39, nº77 (2006), p. 180.

    [25] Martin Petitclerc, « Notre maître le passé ? », p. 97-105, 113-114.

    [26] Stéphanie Demers, Marc-André Éthier et David Lefrançois, « Jalons pour une analyse des visées de formation socio-identitaire en enseignement de l’histoire », dans Jean-François Cardin, Marc-André Éthier et David Lefrançois, dir., Enseigner et apprendre l’histoire : Manuels, enseignants et élèves, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 67-69.

    [27] Éric Bédard, «Passé dénationalisé, avenir incertain», dans Éric Bédard, dir., Recours aux sources : Essais sur notre rapport au passé, Montréal, Boréal, 2011, p. 38.

    [28] Jean-Marie Fecteau et al., « Quelle histoire du Québec enseigner? », Bulletin d’histoire politique, n°1 (aut. 2006), p. 185.

    [29] Gilles Bourque, « Histoire, nation québécoise et démocratie ou ne nous en sortirons-nous jamais? », dans E.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir., Les impasses de la mémoire, p. 191-195.

    [30] Frédéric Boily, « De l’histoire nationale à l’histoire postnationale », p. 44-45.

    [31] Joseph-Yvon Thériault, « Le Canada français comme trace », dans E.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault, dir., Les impasses de la mémoire, p. 221-222.

    [32] Joseph Beauchemin, L’histoire en trop, Montréal, VLB Éditeur, 2002, p. 27-28.

    [33] Frédéric Boily, « Les enseignements de la “Querelle des historiens” ou sortir de l’histoire nationale au Québec », Bulletin d’Histoire Politique, vol. 13, nº2 (hiver 2005), p. 162.

    [34] Martin Petitclerc, « Notre maître le passé ? », p. 99.

    [35] Joseph-Yvon Thériault, « Le Canada français comme trace », p. 224-225.

    [36] Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille, p. 142.

    [37] Éric Bédard, « Passé dénationalisé, avenir incertain », p. 42-43. 

    [38] Collectif pour une éducation de qualité. Transmettre adéquatement un patrimoine culturel et historique, Mémoire présenté dans le cadre de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliés aux différences culturelles, 2007, p. 12.

    [39] Joseph-Yvon Thériault, « Le Canada français comme trace », p. 224-225.

    [40] Micheline Lachance, « Enseignement de l’histoire : D’une cage de homards à l’autre », Le Devoir, 13 oct. 2012, http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/361330/d-une-cage-de-homards-a-l-autre.

    [41] Olivier Lalieu, « L’invention du “devoir de mémoire” », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 69, nº1 (mars 2001), p. 85.

    [42] Danièle Guilbert, Que transmettre à nos enfants ?, Paris, Seuil, 2000, p. 71-72.

     [43] Julien Goyette, « Postface : saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », dans É. Bédard et J. Goyette, dir., Parole d’historien : Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 459.