Mémoire et héritage de la résistance armée contre le franquisme (1944-1952) dans le « Levant » espagnol : de la commémoration à la patrimonialisation.

Virginie Gautier N’Dah-Sékou
Université de Nantes

Résumé : La résistance armée contre le franquisme, particulièrement intense dans le « Levant », reste un événement méconnu de l’histoire de l’Espagne et dont plusieurs collectifs revendiquent l’héritage selon des perspectives distinctes et parfois antagoniques. Une étude des processus de marquage et de valorisation des rares traces de la résistance permettra de mettre en lumière l’évolution récente des représentations de cet événement, tantôt figé dans un passé révolu, tantôt conjugué au présent dans un souci de transmission idéologique.

 

Mots-clés : Espagne, résistance armée, mémoire, commémoration, patrimoine, héritage

 

Table des matières
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    La résistance armée contre le franquisme est un moment de l’histoire contemporaine de l’Espagne qui est longtemps resté dans l’ombre. Il est vrai qu’à l’inverse de la Résistance française qui lui est quasiment contemporaine, l’histoire de la guérilla antifranquiste est l’histoire d’une défaite qui s’est prolongée dans le temps. Cette résistance armée surgit dès l’implantation de la dictature, soit entre 1936 et 1939 selon les zones de la péninsule : une vague de répression s’abat alors sur les « vaincus » de la guerre, et des dizaines voire des centaines d’hommes choisissent de fuir dans les montagnes, de « prendre le maquis » (en espagnol echarse al monte). Au fil du temps, cette attitude de fuite pour des raisons de survie s’étend dans la plupart des régions et prend la forme d’un mouvement organisé (à partir de 1942-44) avec des stratégies et des représentations idéologiques diverses, mais un objectif commun : renverser la dictature de Franco. Le mouvement se poursuivra jusqu’au début des années 1950, lorsque la Garde civile, principal agent de la répression violente menée par le régime contre ces hommes et femmes, parvient à liquider les dernières poches de résistance. Les autorités franquistes ont ensuite toute latitude, jusqu’en 1975, pour imposer leur version des faits et faire taire les éventuelles voix discordantes, tandis que les partis qui ont organisé ou tout au moins soutenu la guérilla (en particulier le Parti communiste espagnol) préfèrent passer sous silence cette défaite qui s’ajoute à celle de 1939 : un silence qui ne sera guère rompu avant la fin des années 1990, lorsqu’une nouvelle génération d’historiens, portée par une forte « demande de mémoire » émanant de la société civile, renouvelle la lecture de la résistance armée [1].

    Une approche de l’inscription de la mémoire collective dans l’espace, à travers les processus de marquage et de valorisation des traces [2], permet de mettre en lumière l’évolution de la mémoire, et finalement le type de rapport au passé qui les sous-tend. En effet, l’inscription des revendications et des représentations dans l’espace, ce qu’Henri Lefebvre désigne comme « la production de l’espace », est un enjeu essentiel susceptible de déterminer les modalités du rapport au passé :

    Les idées, représentations, valeurs, qui ne parviennent pas à s’inscrire dans l’espace en engendrant (produisant) une morphologie appropriée se dessèchent en signes, se résolvent en récits abstraits, se changent en fantasmes.

    Le cas de la guérilla antifranquiste et de sa mémoire illustrent cette affirmation, en montrant combien l’espace n’est pas un théâtre, une scène indifférente, mais bien un enjeu des mobilisations, des luttes et des contestations, celles d’hier (la résistance antifranquiste elle-même, dans ses multiples formes) et celles d’aujourd’hui (le mouvement de rappel, de réactivation et de reconstruction de la « mémoire historique » par divers acteurs sociaux).

    Retour sur un événement historique : un passé qui ne passe pas. La guérilla antifranquiste dans le Levant espagnol

    Le Parti communiste espagnol (PCE), principal organisateur de la guérilla, nommait « Levant » la zone d’action de la Agrupación Guerrillera de Levante-Aragón (AGLA) : une zone qui correspond au sud de l’Aragon, à la région de Valence, à l’extrémité méridionale de la Catalogne et à la partie orientale de Castille-la-Manche.

    Si dans la plupart des régions montagneuses d’Espagne, des groupes de « fugitifs » (huidos) en armes se constituent dès l’installation du pouvoir franquiste, ce phénomène ne s’étend quasiment pas à l’est de l’Espagne, dans les régions où le républicanisme et l’anarchisme sont pourtant solidement implantés. La frange occidentale de l’Aragon, conquise dès 1936 par les rebelles, est immédiatement « nettoyée » de ses éléments « rouges » ; quant au reste de la région, « pacifié » en 1938, il subit d’autant plus la violence des vainqueurs qu’il s’agit d’une zone proche du front : il ne reste donc guère de place pour la dissidence. En ce qui concerne la Catalogne et le Levant, de nombreux desafectos (opposants au régime) ont pris le chemin de l’exil à travers les Pyrénées lors de la Retirada de l’hiver 1939 ; quelques-uns ont également réussi à embarquer depuis Carthagène et Alicante en fin mars 1939. Les républicains qui restent en avril 1939 dans ces régions vont payer un lourd tribut à une répression destinée à annihiler toute forme de contestation ou de résistance.

    L’année 1944 marque pour l’antifranquisme un tournant, avec l’opération Reconquista de España (« Reconquête de l’Espagne ») menée depuis la France par des dirigeants du PCE en exil : en octobre 1944, environ 5 000 républicains espagnols franchissent la frontière pyrénéenne pour tenter de soulever la population contre la dictature [4]. L’opération se solde par un échec retentissant, mais les infiltrations d’éléments communistes qui l’accompagnent sont particulièrement importantes dans le Levant, où le PCE va réussir à créer des foyers de guérilla très actifs de 1944 à 1952. À l’inverse des autres régions d’Espagne, l’apparition des groupes de guérilleros y est donc une création ex nihilo par le PCE, et ses dirigeants sont, surtout au début, des Espagnols ayant lutté dans la Résistance française ; ils seront ensuite rejoints par des habitants fuyant la répression. Leur répertoire d’actions s’inspire du modèle de la Résistance française : sabotages, prises d’otages avec demandes de rançon, confection de tracts de propagande et de journaux clandestins [5], et occupation temporaire de villages.

    L’AGLA, directement dirigée par le Comité central du PCE de Valence, relativement offensive et fortement militarisée, est destinée à devenir un modèle pour les autres zones de lutte armée. Pour les dirigeants du PCE, l’intensification de la lutte armée doit trouver son origine dans la zone de l’AGLA, qui maintient à la fin des années 1940 une structure relativement solide en dépit de la répression : il s’agit « d’organiser la base du mouvement dans la région du Levant où les partisans sont plus nombreux et qui a les communications les plus faciles avec la France, notamment par la mer [6] ». C’est aussi la seule zone d’Espagne où sera organisée une évacuation de guérilleros, permettant à une trentaine d’hommes de quitter le territoire espagnol et de se réfugier en France en 1952.

    Toutefois, la guérilla du Levant n’est pas exempte de certaines caractéristiques qui affectent le mouvement de résistance armée sur tout le territoire et qui constituent des handicaps susceptibles d’expliquer l’échec du mouvement : sa forte « territorialisation » et son isolement géographique et symbolique. La finalité de la lutte armée concerne l’Espagne tout entière, puisqu’il s’agit de renverser un régime établi sur tout le pays ; mais les moyens employés ne dépassent guère la sphère locale et les actions de guérilla se limitent à des objectifs précis et ponctuels, sans qu’aucune coordination plus large (régionale, voire nationale) du mouvement de résistance n’ait jamais pu être réalisée malgré les tentatives du PCE. Le caractère autochtone de la plupart des résistants, la recherche constante d’une assise populaire, les contacts étroits avec la population favorisés par les liens de parenté et de voisinage, voire la protection mutuelle entre les guérilleros et la population, sont autant de facteurs qui établissent cette territorialisation de la lutte, même si le PCE s’oppose également à ce qu’il désigne sous le terme de localismo ( localisme ), susceptible de favoriser la passivité des guérilleros, et choisit d’envoyer dans le Levant des chefs de guérilla non originaires de la zone et forts de leur expérience dans la Résistance française. La résistance armée se retrouve isolée sur le plan national : la brutale « efficacité » de la répression franquiste parviendra, en instaurant un véritable climat de terreur, à couper les guérilleros de leurs appuis au sein de la population, et à empêcher la diffusion de leur message au-delà de ces zones rurales. La situation n’est guère meilleure sur un plan international : hormis avec le PCE, les relations des guérilleros « de l’intérieur » avec les organisations politiques et syndicales de l’exil républicain sont inexistantes tout au long de la période 1944-1952 ; la guérilla ne reçoit aucune aide matérielle ou financière, ni même de soutien moral de la part des puissances occidentales ; quant à l’URSS de Staline, malgré les affinités idéologiques, elle n’accorde pas non plus à la résistance espagnole une véritable importance, car les enjeux sont à ses yeux trop faibles pour risquer de modifier l’équilibre géopolitique précaire de l’Europe d’après-guerre.

    Ces facteurs expliquent la marginalisation du mouvement de résistance armée et la disparition progressive de ses membres, pour la plupart abattus par la Garde civile dans des embuscades. À cet échec s’ajoute le poids du silence : en raison de l’acharnement du régime à détruire les rares traces de la lutte armée de l’immédiat après-Guerre civile, cette mémoire interdite ne possède pendant plusieurs décennies pas d’autres marques que les tombes et les fosses communes où reposent les guérilleros, et qui font parfois l’objet d’un discret culte familial et privé. Mais après le retour de la démocratie, et face à l’indifférence des pouvoirs publics et des partis (y compris et surtout ceux de gauche), les rares survivants de la guérilla décident de devenir des « acteurs de mémoire » et de rendre publiquement hommage à leurs compagnons de lutte.

    Le marquage de l’espace et la mémoire « militante » : les monuments de Santa Cruz de Moya et de Minglanilla (province de Cuenca)

    Le monument au guérillero espagnol érigé depuis 1991 à Santa Cruz de Moya est sans doute le plus connu des hommages à la résistance antifranquiste. À son origine se trouve l’association Amical de Catalunya qui lance dès 1985 une réflexion sur « la possibilité de construire un monument national au guérillero », suivant en cela l’exemple du monument aux guérilleros espagnols de la localité française de Prayols (Ariège) inauguré en 1982 [7] ; l’Amical va donc à la fois chercher un lieu réunissant les conditions nécessaires pour l’érection du monument et mobiliser autour de ce projet toutes les organisations d’anciens guérilleros espagnols. Le site est finalement déterminé : ce sera Santa Cruz de Moya, village très actif aux côtés des guérilleros de l’AGLA dès 1945 et près duquel eut lieu l’attaque, cruciale pour la guérilla, du campement de Cerro Moreno le 7 novembre 1949. Le terrain choisi est cédé par la municipalité en 1988 et la première « Journée du Guérillero Espagnol » est célébrée la même année. Le monument est financé par des souscriptions et par une aide de la Diputación de Cuenca. Haut d’environ trois mètres, ilse dresse sur un piton rocheux qui surplombe la vallée et le village de Santa Cruz de Moya, à côté d’une esplanade adaptée pour les cérémonies de commémoration : il est donc facilement localisable par tout visiteur. On peut lire sur une plaque de bronze placée devant le monument cette inscription : « En memoria de los guerrilleros españoles, muertos en la lucha por la paz, la libertad y la democracia, al lado de todos los pueblos del mundo ».

    Cette brève épitaphe condense de façon positive les valeurs essentielles de la guérilla (paix, liberté, démocratie) ; l’omission de dates, de lieux et d’identités politiques (y compris l’idée de République) permet de désigner l’ensemble de la résistance espagnole, tandis que la mention des peuples étrangers met en évidence la visée universaliste de l’œuvre. Cette extension sémantique n’est-elle pas cependant trop large ? Rien dans l’inscription n’indique le franquisme ni la répression, qui sont les facteurs déclencheurs de la guérilla antifranquiste et sans lesquels il est impossible de comprendre l’événement. Dans un souci bien légitime d’inclure l’antifranquisme dans un mouvement général de libération des peuples et de lutte pour la démocratie, on tend ainsi à « diluer » le sens de la guérilla. Certes, les cérémonies organisées tous les ans devant le monument explicitent ce sens, mais uniquement par des éléments commémoratifs non pérennes : drapeaux, discours, présence d’anciens guérilleros, etc. Les inscriptions mêmes sur la plaque restent imprécises, voire anachroniques : « paix » et « démocratie » sont des valeurs de la fin du XXe siècle, qui ne correspondent pas tout à fait à l’antifascisme et à l’idéologie sur lesquels se base la lutte armée dans les années 1940 et 1950.

    Le monument au Guérillero Espagnol est inauguré le 6 juin 1991 en présence des autorités locales et provinciales et des associations de guérilleros de France et d’Espagne. Le discours de Raquel Pelayo, membre de l’Amical qui parle au nom des guérilleros, redonne à la résistance armée au franquisme sa dimension historique en l’incluant dans un mouvement plus large de lutte populaire :

    Las organizaciones de los guerrilleros supervivientes dedicamos este Monumento a todo el pueblo español del que formamos parte. […] Porque es el símbolo de los sacrificios que el pueblo español ha tenido que hacer, en todos los tiempos históricos, para defender su paz, luchar por su libertad y recuperar la democracia.

    « Nous, organisations de guérilleros survivants, dédions ce Monument à l’ensemble du peuple espagnol dont nous formons partie. […] Parce qu’il est le symbole des sacrifices que le peuple espagnol a dû faire, à toutes les périodes de l’Histoire, pour défendre sa paix, lutter pour sa liberté et récupérer la démocratie ». Traduction libre.

    Paix, liberté et démocratie : ces trois mots, déjà présents sur la plaque, sont répétés dans les discours prononcés lors de la commémoration, célébrée sans interruption depuis 1988, et qui rassemble une foule de plus en plus importante (plus de 2000 personnes en 2008 et 2009, selon la presse). Ce rassemblement clôture depuis 2000 un cycle de trois « Journées » de conférences et tables rondes organisées par l’association locale La Gavilla Verde sous l’intitulé « El maquis en Santa Cruz de Moya. Crónica Rural de la Guerrilla Española. Memoria Histórica Viva ». Cette commémoration, sans doute la plus connue et la plus médiatisée des cérémonies autour de la mémoire de la guérilla, possède une fonction identitaire. Le « Jour du Guérillero » s’est imposé au fil des années comme un rendez-vous incontournable, un lieu de rencontres et de retrouvailles pour certains « militants de la mémoire » d’Espagne et de France (parmi lesquels des membres de l’Amical de Catalunya ou de l’association ariégeoise Résistance et Mémoire, basée à Prayols et jumelée avec La Gavilla Verde). Pour les générations qui n’ont pas connu les faits, ce type de commémoration constitue un lieu de socialisation politique plutôt qu’un lieu de transmission de la mémoire. Les discours prononcés par des responsables d’associations de mémoire, par des guérilleros survivants et des témoins, se caractérisent par leur « présentisme ». S’ils s’attardent peu sur les faits mêmes de la guérilla (l’histoire), ils ont l’occasion de tisser les liens entre passé et présent et de mettre en avant les valeurs reçues en héritage (la mémoire). Le sentiment de cohésion et d’identification à un groupe est entretenu par les discours qui mettent en avant la figure des survivants (guérilleros et agents de liaison) comme autant de figures tutélaires de la mémoire. Chaque décès d’un ancien résistant est l’occasion d’un hommage particulier, un peu comme s’il s’agissait d’un grand-parent admiré. Ce sentiment quasi filial est renforcé par le fait que la plupart des membres de La Gavilla Verde appartiennent à la génération des « petits-enfants ». Les orateurs utilisent fréquemment un « nous » qui instaure une filiation symbolique avec les guérilleros attestée par des expressions comme « la memoria de los nuestros » ou « la memoria forma parte de nosotros » : une filiation morale plutôt que politique, car ce qui est mis en valeur à Santa Cruz de Moya n’est pas tant le message idéologique que l’exemplarité morale des guérilleros engagés dans une lutte au nom de valeurs universelles. D’autres manifestations de cette socialisation politique sont les nombreux drapeaux (le drapeau républicain tricolore, le drapeau rouge et noir anarchiste ou le drapeau rouge communiste) brandis dans le public, ou encore les stands tenus par des militants qui proposent des bannières, autocollants ou des badges aux couleurs de leur parti ou syndicat, ou encore des écrits marxistes ou libertaires.

    Si la commémoration se veut un espace-temps de conciliation et même de communion, les conflits ne sont pas absents de cette manifestation particulière de la mémoire. En 2005 naît une  polémique autour de la commémoration, lorsque l’AGE [11] et l’AGLA protestent contre la décision du maire de Santa Cruz de Moya de confier à La Gavilla Verde l’organisation du « Jour du Guérillero ». Les deux collectifs de guérilleros accusent La Gavilla Verde de vouloir « dépolitiser » cet hommage en confisquant la parole des résistants survivants, d’autant plus que l’association de Santa Cruz de Moya ne soutient pas l’exigence de réparations juridiques et financières de ces derniers. L’AGE et l’AGLA décident alors de se retirer de l’acte d’hommage, et organisent une « contre-commémoration » au même endroit le 26 octobre 2005. En 2010, l’Assemblée générale de l’AGE décide de faire ériger deux monuments conjoints à Minglanilla (province de Cuenca), autre village emblématique de la guérilla, zone de combats et d’actes de sabotage, d’installation de campements de la guérilla, de répression aussi, comme en témoigne la proximité de fosses communes où ont été jetés les corps de résistants et d’agents de liaison. Ce mémorial est destiné à faire connaître le mouvement de résistance armée contre le franquisme et à rendre hommage aux guérilleros, afin d’assurer la pérennité des idées portées par ces « combattants de la liberté » et leur transmission aux générations suivantes. Le projet prévoit d’organiser également un acte de commémoration annuel, des cycles de conférences, des ateliers didactiques destinés aux scolaires et au grand public [12]. En juin 2012 est posée la première pierre de ce mémorial, ainsi qu’une plaque de bronze portant l’inscription :

    COMBATIENTES POR LA LIBERTAD

    Memorial de la resistencia guerrillera antifranquista.

    A los defensores de la República que dieron sus vidas por la libertad y la justicia por toda la humanidad.

    Los que aún estamos, en nombre de los que ya no tienen voz, luchamos por el reconocimiento jurídico de todos los guerrilleros, enlaces y puntos de apoyo.

    Que los más jóvenes conozcan nuestra lucha e historia. Rescatemos la memoria colectiva.

    Honor y Recuerdo.

    « COMBATTANTS POUR LA LIBERTÉ. / Mémorial de la résistance guérillera antifranquiste. / Aux défenseurs de la République qui ont donné leurs vies pour la liberté et la justice, pour toute l’humanité. / Nous qui sommes encore là, au nom de ceux qui n’ont plus la parole, luttons pour la reconnaissance juridique de tous les guérilleros, agents de liaison et appuis de la guérilla. / Que les plus jeunes connaissent notre lutte et notre histoire. Sauvons la mémoire collective. / Honneur et souvenir ». Traduction libre.

    Le différend entre les collectifs de guérilleros (AGE, AGLA) et d’autres « associations de mémoire (ici, La Gavilla Verde) pose la question de l’héritage de la guérilla et du rôle que s’attribue chacun des acteurs sociaux. Les guérilleros entendent rappeler qu’ils ne sont « pas encore morts », et s’estiment porteurs légitimes de cette mémoire ; toute tentative contraire est pour eux une entreprise de « récupération » et d’instrumentalisation. Au contraire, des associations comme La Gavilla Verde ont entamé un processus de « patrimonialisation » de la mémoire de la guérilla, devenue l’héritage de tous et qui dès lors donne à tous le droit de s’en revendiquer, au risque de déformer ou d’occulter le message initial et les valeurs de la guérilla.

    Valorisation des traces et patrimonialisation de la mémoire

    À partir de l’année 2000 et surtout de 2004 (arrivée de la gauche au pouvoir), s’opère en Espagne un changement des politiques publiques de mémoire, sous la pression de collectifs issus de la société civile et revendiquant une « récupération de la mémoire historique ». Le débat politique suscité par ces nouveaux acteurs aboutit à la promulgation en 2007 de la Loi de réparation [14], qui ne suffit pas cependant à apaiser les vives tensions et polémiques. Il est intéressant de remarquer qu’à travers cette loi, l’État espagnol renonce précisément à « marquer » l’espace de sa propre mémoire du conflit, en érigeant par exemple des monuments ou en restaurant et valorisant des vestiges, et laisse ce soin aux collectivités locales (communautés autonomes et municipalités) et surtout aux acteurs de la société civile, ce qui ouvre la voie à des déséquilibres régionaux essentiellement liés à la couleur politique des institutions.

    La patrimonialisation est un processus qui agit directement sur les traces du passé : un chemin transformé en sentier de randonnée, des ruines devenues un lieu de visites ou l’objet de photographies ou un paysage, « lu » comme haut lieu de la guérilla, sont autant d’éléments non destinés initialement à la création ou la conservation de la mémoire, mais qui par la patrimonialisation deviennent des « marques », voire des « monuments-traces [15] » susceptibles d’accéder au statut d’archives, de documents historiques. Les vestiges de la résistance armée présentent une double caractéristique : leur rareté d’une part, leur « invisibilité » d’autre part. La politique d’effacement des traces de l’ennemi menée par le franquisme a généré pour les résistants et leurs familles une forme d’expropriation de l’espace visant à empêcher leur mémoire de s’inscrire dans l’espace et le temps et, ultimement, la remise en question de leur statut social. Démolir revient à nier le droit d’exister, d’« être quelque part », notamment s’il s’agit de la démolition de l’habitat, une pratique fréquente dans la politique répressive du régime. Cette politique, couplée à l’usure du temps et à l’absence de volonté de protection des vestiges, fait que généralement rien dans le paysage ne témoigne visiblement de la présence et de l’action des guérilleros. Les lieux fréquentés par les guérilleros sont le plus souvent vides, sans mémoire clairement exprimée, des lieux où il n’y a positivement rien à voir. C’est seulement de ses propres connaissances, de sa propre expérience que peut naître chez le visiteur une émotion qui peut être aussi une prise de conscience.

    Les vestiges de la guérilla les plus fréquents dans le paysage sont les sentiers empruntés par les résistants, toujours en mouvement, et les agents de liaison. Ces chemins sont considérés comme des moyens d’accès au passé, susceptibles de mettre au sens propre comme au figuré le promeneur « sur la piste » des résistants antifranquistes. Dans la double perspective de « récupération de la mémoire historique » et de revalorisation des espaces ruraux à travers la randonnée, un travail de signalisation et de préservation a été mis en place dans plusieurs localités des provinces de Cuenca et Teruel.

    L’association La Gavilla Verde a mis en place dès 2002 son projet « Senderos de la memoria », afin de réhabiliter et valoriser des chemins oubliés de la Serranía de Cuenca, chemins pratiqués dans le passé par la population rurale, mais aussi et surtout par les guérilleros de l’AGLA. Cette démarche de valorisation des chemins, vus comme des éléments importants du patrimoine rural, entre dans la logique de l’association vouée en premier lieu au développement socio-culturel local ; cette initiative doit permettre d’attirer des touristes dans cette zone dépeuplée et isolée des grandes infrastructures, mais qui offre de magnifiques panoramas. À cette préoccupation s’ajoute la conviction que le paysage constitue des archives vivantes, au même titre que les témoignages oraux :

    Conocer la historia a partir del paisaje es uno de los puntos de partida de La Gavilla Verde. El medio natural nos brinda la oportunidad para acercarnos a la historia de los hombres y mujeres que lucharon contra la dictadura y también la de aquellos que fueron utilizados para su represión. Los datos no tan sólo nacerán de la memoria oral y documental, además se podrá realizar el trabajo de campo y utilizar la naturaleza para conocer cómo vivían, cómo se alimentaban y se relacionaban con el mundo.

    « Connaître l’histoire à partir du paysage est l’un des points de départ de La Gavilla Verde. Le milieu naturel nous offre l’opportunité d’approcher l’histoire des hommes et femmes qui ont lutté contre la dictature, et de ceux qui ont été utilisés pour la répression [de la guérilla]. Les informations ne surgiront pas seulement de la mémoire orale et documentaire ; on pourra également réaliser un travail in situ et utiliser la nature pour savoir comment ils vivaient, comment ils s’alimentaient et comment ils communiquaient avec le monde ». Traduction libre.

    La guérilla antifranquiste et sa répression ont profondément marqué la société et le paysage, en engendrant des mutations importantes dans l’espace rural : par mesure de répression, certains hameaux favorables aux guérilleros ont été totalement vidés de leurs habitants par la Garde civile, comme Las Casas del Marqués ou Orchova (sur la commune de Santa Cruz de Moya), dont il ne reste aujourd’hui que des ruines. Les arrestations collectives, les exécutions et les menaces permanentes obligeant des habitants à quitter la zone ont désorganisé la société et l’économie locale, et amorcé dès la fin des années 40 un mouvement de désertification rurale qui s’amplifiera dans les décennies suivantes pour des motifs économiques. Or, l’association La Gavilla Verde propose de retrouver dans le paysage les traces de l’après-guerre à travers la randonnée, une expérience corporelle qui s’approche de celle vécue par les guérilleros et qui permet de modifier le rapport au passé en accédant à une autre forme de connaissance historique :

    Pisar los mismos escenarios, recorrer las mismas rutas puede permitir a quien lo haga conectar mejor con los hechos del pasado y las inquietudes de las personas que los vivieron, haciéndonoslas más cercanas, convirtiéndolas en verdaderas protagonistas de la historia.

    « Fouler les mêmes terres, parcourir les mêmes sentiers peut permettre à celui qui le fait de mieux se connecter aux faits du passé et aux préoccupations des personnes qui les ont vécus, en nous les rendant plus proches et en faisant d’elles de véritables protagonistes de l’histoire ». Traduction libre.

    Deux types de points forts jalonnent le parcours des randonnées : les ruines des hameaux abandonnés et, surtout, les lieux de campements de la guérilla, qui représentent des hauts lieux chargés d’une signification particulière, voire d’une dimension sacrée. Comme le suggérait déjà Jean Davallon à propos de la visite d’exposition, la marche sur les « sentiers de la mémoire » est plus un pèlerinage qu’une simple déambulation ou qu’une banale activité sportive [19]. Mais l’accès au sens des lieux n’est pas immédiat et suppose une forme d’« initiation », d’autant plus qu’il s’agit de lieux « vides », où rien ne montre l’activité de guérilla qui s’y est déroulée il y a plus d’un demi-siècle. La Gavilla Verde pratique sur le milieu naturel une intervention minimale qui se limite à l’entretien des sentiers, afin de préserver la virginité des lieux. Les chemins sont balisés par des panneaux directionnels, mais aucun panneau interprétatif ne vient aider à « lire » le paysage en donnant des informations historiques sur celui-ci. Il est donc nécessaire de se documenter auparavant (le site web de l’association est riche d’informations à ce sujet) ou de bénéficier des services d’un guide improvisé.

    Le campement-école de Tormón (aussi connu sous le nom de Monte Rodeno, ou encore de Los Navarejos, selon le nom du groupe qui l’a installé au printemps 1947) se situe dans la sierra de Albarracín, entre les localités de Tormón et Bezas. Perdu au milieu d’une pinède et d’un ensemble chaotique de hauts rochers dans lesquels l’érosion a sculpté des formes étranges, très à l’écart des voies de communication, il constituait au milieu du siècle passé une forteresse quasi inexpugnable. Il est aujourd’hui accessible (uniquement à pied) grâce aux sentiers forestiers qui ont été tracés depuis Tormón (au sud) ou depuis la ferme de Ligros (au nord). En arrivant sur les lieux mêmes du campement, on comprend immédiatement le choix d’y installer une base stable de la résistance. Seul un petit escalier de pierres très rudimentaire conduit à une esplanade que les guérilleros appelaient la « plaza de toros », entourée de très hauts rochers qui permettent de surveiller tous les alentours, tandis que de nombreux « couloirs » très étroits offrent des issues de secours. Ces issues ont précisément permis à quatorze des quinze résistants de l’AGLA qui s’y trouvaient de prendre la fuite lors de l’assaut du camp par près de 3000 gardes civils, les 20 et 21 décembre 1947. Le campement de Tormón et les chemins qui y mènent ont été balisés par le Gouvernement d’Aragon, à travers son programme Amarga memoria, avec la collaboration de La Gavilla Verde et en s’appuyant entre autres sur les souvenirs du guérillero José Manuel Montorio «Chaval », décédé en 2009 [20]. Les informations fournies sous forme de panneaux permettent au promeneur de « lire » l’espace et de lui donner un sens, alors même que la nature semble y avoir repris tous ses droits et que rien ne trahit la fonction passée du lieu. Le premier panneau interprétatif, à l’entrée, donne des indications détaillées sur le contexte et les causes historiques de la résistance armée, sur ses objectifs et ses principaux acteurs, malgré une vision uniquement locale puisque les autres zones de guérilla en Espagne ne sont pas mentionnées. Les deux autres panneaux se trouvent dans le campement, à l’endroit même où se situent deux zones de vie essentielles : d’une part la cuisine, dans un refuge au centre du campement (de façon à ce que les éventuelles fumées ne soient pas perceptibles de l’extérieur) ; d’autre part l’école, puisque Tormón était le principal lieu de formation culturelle, politique et militaire de l’AGLA, ainsi que le lieu de rédaction du journal El Guerrillero. Ces panneaux didactiques complètent la perception esthétique du cadre naturel impressionnant et chargent le lieu d’une émotion supplémentaire. 

    À la différence d’une exposition muséale, l’émotion et l’imaginaire jouent un rôle déterminant lors d’une telle visite in situ : le promeneur empruntera les escaliers de pierres construits par les guérilleros, observera avec émotion les traces de fumée sur les rochers autour de la cuisine, et posera ses mains sur les roches en imaginant les conditions de vie précaires des guérilleros. Il s’agit là d’une approche de l’Histoire par laquelle les dimensions sensorielle et émotionnelle prennent le pas sur l’intellect, une approche qui ne va cependant pas sans risques de contresens. L’information délivrée par les panneaux est partielle : ceux-ci ne font quasiment pas mention de la répression et de la violence extrême qui règne entre 1944 et 1952 dans cette zone limitrophe du Levant et de l’Aragon et évoquent davantage le campement comme un lieu de vie. La marche et l’émotion esthétique face au paysage contribuent à ce sentiment d’apaisement paradoxal dans un espace lié à un violent conflit. Les enjeux politiques de la lutte sont également éludés : il est seulement fait mention du PCE comme promoteur des groupes de guérilleros venus de France pour constituer l’AGLA. L’intégration du campement dans un réseau de vestiges militaires restitue toutefois au lieu sa thématique « belliqueuse ». Le campement de Tormón fait effectivement partie de la « Ruta de los Lugares de Memoria », itinéraire historico-culturel tracé par le programme Amarga Memoria pour dessiner un réseau aragonais des vestiges militaires de la Guerre civile et de l’immédiat après-guerre, sélectionnés pour leur valeur didactique et historique : tranchées, bunkers, poudrières, refuges anti-aériens, etc. L’insertion du site (le seul concernant la résistance armée d’après-guerre) dans ce réseau met en évidence sa composante stratégique et sa capacité à « faire comprendre ce qu’est la guerre irrégulière ou guérilla », selon le texte du dépliant édité par le Gouvernement d’Aragon [21]. Il permet également de promouvoir ce type de lieu, aisément accessible et gratuit, mais relativement peu connu du grand public. La mise en réseau des lieux de mémoire de la guérilla antifranquiste semble être une nécessité pour que cet épisode historique soit mieux connu du public. L’association La Gavilla Verde, à travers son projet « Senderos de la Memoria », souhaite ainsi relier par des itinéraires pédestres les lieux emblématiques de la guérilla, en particulier les campements de Cerro Moreno et de Tormón, un parcours qui coïncide avec des paysages d’une grande beauté susceptibles d’attirer les amoureux de la nature. Ce type de réseau doit contribuer à dynamiser le tourisme, l’économie et la culture dans ces zones isolées de la Serranía de Cuenca et de la Sierra de Albarracín.

    Le travail conjoint des institutions régionales aragonaises et des associations de développement local ont récemment conduit à la réhabilitation et la valorisation d’un autre campement de l’AGLA, près de La Cerollera, au nord-est de la province de Teruel. Ce petit village, qui compte aujourd’hui une centaine d’habitants, était entre 1933 et 1939 une zone de forte implantation anarchiste et d’expériences de collectivisation agraire. Après la guerre, les guérilleros de l’AGLA mettent à profit l’épaisse forêt de pins entre La Cerollera et Aguaviva pour implanter l’un de leurs campements en décembre 1946, où ils établissent l’État-major du 17e Secteur, ainsi qu’un lieu de formation et de confection du journal El Guerrillero [22]. Le Gouvernement d’Aragon et la municipalité de La Cerollera, aidés par l’association de développement local Serva et La Gavilla Verde, ont nettoyé et signalisé le chemin d’environ cinq kilomètres qui va du village au campement. À l’entrée de celui-ci se trouve désormais un panneau interprétatif qui situe la guérilla de l’AGLA dans son contexte historique et explique les différentes fonctions du camp ainsi que les circonstances de sa destruction. Situé à côté d’une indispensable source d’eau, le campement se divisait en trois zones distinctes : la cuisine, l’espace de vie (repos, entrepôt des réserves et école) et l’observatoire destiné à surveiller les alentours. De l’espace de vie restent aujourd’hui quelques traces excavées, sous la forme de murs de pierre grossiers marquant l’emplacement de quatre refuges construits par les guérilleros, autrefois recouverts de branchages et de terre séchée.

    Parallèlement à la réhabilitation et la valorisation touristique du campement, la mairie de La Cerollera et le Gouvernement d’Aragon (toujours avec la collaboration des associations Serva et La Gavilla Verde) ont installé en mars 2011 une exposition permanente intitulée « La Guerrilla en La Cerollera » dans l’édifice abritant l’ancien four à pain, au cœur du village. À travers des panneaux et une installation multimédia, les visiteurs sont invités à découvrir l’histoire de l’AGLA : une grande chronologie (de 1939 à 1952) situe la résistance armée au franquisme dans son contexte, tandis qu’un film documentaire restitue les témoignages de plusieurs habitants du village qui étaient enfants dans les années 40 et qu’un écran tactile offre des informations sur les campements, sur les relations entre les guérilleros et la population, sur la répression menée par la Garde civile, etc. Il s’agit donc d’une exposition à visée strictement didactique, centrée sur un appareil explicatif et quasiment sans aucun objet « d’époque » original, puisqu’on y trouve seulement quelques objets domestiques (casseroles, couverts, etc.) retrouvés sur les lieux du campement. L’exposition est remarquable dans le sens où elle donne aux habitants de ce petit village isolé une place et un rôle à la fois dans l’Histoire et dans la transmission mémorielle. Le contenu de l’exposition accorde une grande attention à la population locale, ses attitudes et ses sentiments face à la guérilla. En 1947, plus de la moitié des habitants du village sont plus ou moins directement impliqués dans la résistance armée et collaborent avec les guérilleros. Après l’assaut contre le campement de mars 1947, les guérilleros de l’AGLA mettent en place diverses actions de propagande : le 18 juillet 1947, ils commémorent ainsi le début du conflit armé en occupant le village de La Cerollera pendant quelques heures, après s’être recueillis sur les tombes de leurs camarades au cimetière. Pour en finir avec cette résistance, le général Pizarro dirige en août de la même année une opération de « nettoyage » en faisant bombarder et incendier la pinède, ce qui provoque l’abandon des fermes isolées (masías) de la zone et le début du processus de dépeuplement du village.

    La population de La Cerollera n’est pas seulement objet de l’exposition, mais aussi sujet, elle n’est pas seulement un public, mais aussi un acteur voire un co-auteur de cette démarche. Les habitants, à travers l’association locale Serva, ont été impliqués dans le processus d’installation du musée comme dans la valorisation du campement : ce sont des bénévoles qui veillent sur le musée, les « anciens » du village ont offert leurs témoignages afin de confectionner le film documentaire, d’autres ont défriché le sentier qui mène au campement, etc. De cette façon, tous s’investissent dans l’appropriation ou la réappropriation de « leur » passé, et la mémoire de la guérilla fonctionne comme un « patrimoine », c’est-à-dire un bien commun qui rassemble et relie. Le musée de La Cerollera établit ainsi un lien entre un patrimoine (pluridisciplinaire, matériel et immatériel), une communauté (sujet et propriétaire légitime des biens à préserver) et un territoire (plus large que l’espace du musée proprement dit). La participation des habitants dans l’élaboration de l’exposition et la présence complémentaire d’activités de découverte (en particulier la randonnée sur des sentiers de mémoire) témoignent de cette forme novatrice de « patrimonialisation » de la mémoire, dans laquelle l’essentiel n’est pas l’objet, mais la parole qui lui donne vie et sens, comme l’atteste l’importance accordée aux témoignages filmés.

    Le musée de La Cerollera ne bénéficie que d’un niveau très modeste de moyens, de publics et d’ambition ; il ne possède pas de site Internet, ses créneaux d’ouverture sont très étroits et il ne fonctionne que grâce à l’implication bénévole de la population. Au niveau local, la « patrimonialisation » de la mémoire de la résistance armée semble réussie. Toutefois, la limitation temporelle, spatiale, thématique de l’exposition peut faire craindre une « territorialisation » excessive d’un musée conçu pour les habitants plus que pour les « étrangers », et la revendication d’un patrimoine exclusivement local et d’une mémoire repliée sur elle-même. Un des effets possibles de cette « territorialisation » est la perte de signification des événements du passé, ainsi qu’une tendance à surestimer ou sous-estimer leur portée, comme le signale Marie-Hélène Joly : « dans un discours dépourvu de perspective historique et d’échelle, les micro-événements prennent une importance démesurée [23] ». D’autre part, ce type d’expositions semble s’adresser à un public déjà averti, car le propos est souvent allusif, peu explicatif. Une présentation détaillée du régime franquiste et de ses méthodes eût par exemple été nécessaire pour comprendre non seulement les conditions, mais surtout les enjeux de la résistance. En dépit de l’immense intérêt et de l’originalité de cet espace [24], ses limites restreignent la portée des informations et du message qu’il souhaite transmettre.

    Le caractère récent de la mise en patrimoine des vestiges de la résistance armée et le manque de recul sur ses effets empêchent de répondre clairement à toutes les interrogations qu’elle suscite. Néanmoins, l’étude de ces deux formes de patrimonialisation de la mémoire de la guérilla que sont les sentiers de la mémoire et les musées inspire quelques remarques. Le développement de cette patrimonialisation répond à un triple besoin commémoratif, identitaire et socio-économique. Alors que les témoins survivants sont de moins en moins nombreux à pouvoir prendre la parole et à marquer l’espace [25], les musées et les opérations de valorisation des traces fonctionnent comme de nouveaux espaces de parole, comme l’attestent l’importance accordée aux témoignages filmés et l’implication d’anciens résistants. Pour les habitants des zones concernées, la valorisation de ces traces répond à la nécessité de valoriser leur propre société, de retrouver des racines et de redéfinir les contours incertains de leur identité collective. Enfin, des enjeux sociaux, politiques et économiques président à cette « mise en patrimoine » : pour les associations de développement local qui sont à l’initiative de ces projets, il s’agit de faire revivre des zones rurales isolées et déprimées en recréant le lien social et en attirant des touristes friands d’histoire, tandis que les pouvoirs publics (les Communautés autonomes et les municipalités) comptent sur un accroissement de leur capital politique par la valorisation d’un héritage. Le passé récent et sa mémoire deviennent un produit culturel susceptible de « dynamiser » un territoire, mais la mise en patrimoine suppose une reconnaissance de la valeur de l’événement par l’ensemble du groupe social : une reconnaissance qui est encore loin d’être acquise, comme le montrent les polémiques que peut entraîner la simple réhabilitation de chemins empruntés par les guérilleros. Cette reconnaissance partagée peut être obtenue au travers de mécanismes de légitimation et d’institutionnalisation, dans lesquels les historiens, les pouvoirs publics (en particulier l’État), mais également le monde culturel ont un rôle à jouer.

    Héritage, altérité et « présence » du passé antifranquiste

    De quoi peut être fait l’avenir pour ces lieux de mémoire de la résistance armée ? Qu’il s’agisse des monolithes érigés en leur honneur ou des vestiges qui attestent leur existence passée et qui sont l’objet d’une valorisation, les marques de la mémoire de la résistance armée souffrent de plusieurs défauts : leur marginalisation (elles se situent loin des espaces de pouvoir politique, social, culturel et économique), leur territorialisation excessive (leur ambition et leur rayonnement ne vont guère au-delà d’une sphère régionale) et le caractère allusif du message transmis. Ces trois phénomènes sont liés à un « éclatement de l’espace » et sont favorisés par l’absence de convictions et de valeurs héritées et reconnues par l’ensemble de la société, autrement dit l’absence d’une mémoire « partagée » de l’antifranquisme en Espagne. Actuellement, de nombreuses marques de la mémoire sont « portées » par les guérilleros survivants : leurs récits et les commémorations qu’ils organisent permettent de donner un sens aux lieux de deuil ou de lutte mis en valeur. Cependant, la disparition programmée des derniers résistants peut faire craindre que ces marques deviennent des objets insolites dénués de signification, voire des « non-lieux » de la mémoire. Dans ces conditions, il semble urgent de fonder des centres d’interprétation qui expliquent la résistance armée des années 1940 aux générations futures, au-delà des limitations imposées par un territoire régional, et avec davantage d’ambitions et de moyens que les espaces muséographiques récemment ouverts. Une volonté politique forte et partagée est indispensable pour mettre en œuvre ce type de projets, afin d’insérer la résistance armée dans le récit historique national et de donner à la lutte contre le franquisme toute sa légitimité historique.

    Références

    [1] Pour ne citer que quelques ouvrages parmi les plus importants : Secundino Serrano, Maquis. Historia de la guerrilla antifranquista, Madrid, Temas de Hoy, 2001 (ouvrage de synthèse et de vulgarisation) ; Mercedes Yusta Rodrigo, La guerra de los vencidos : el maquis en el Maestrazgo turolense, 1940-1950, Zaragoza, Institución Fernando el Católico, 1999, et Guerrilla y resistencia campesina : la resistencia armada contra el franquismo en Aragón (1939-1952), Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 2003 ; Josep Sánchez Cervelló, dir., Maquis : el puño que golpeó al franquismo. La Agrupación Guerrillera de Levante y Aragón (AGLA), Barcelone, Flor del Viento, 2003.

    [2] À propos de ces notions de « marques » et « traces » de la mémoire, voir Vincent Veschambre, Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la destruction, Rennes, PUR, 2008 (en particulier l’introduction « Autour du patrimoine et de la mémoire : des enjeux d’appropriation et de marquage de l’espace », p. 7-15), ainsi que Fabrice Ripoll, « Réflexions sur les rapports entre marquage et appropriation de l’espace », dans Thierry Bulot et Vincent Veschambre, dir., Mots, traces et marques. Dimension spatiale et linguistique de la mémoire urbaine, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 15-36.

    [3] Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, p. 479.

    [4]  Pour plus de détails sur cette opération, voir Daniel Arasa, La invasión de los maquis : el intento armado para derribar el Franquismo que consolidó el Régimen – y provocó depuraciones en el PCE, Barcelona, Belacqva, 2004.

    [5] Le journal El Guerrillero, édité par l’AGLA entre 1946 et 1949, parviendra à tirer jusqu’à 5000 exemplaires.

    [6] Santiago Carrillo, Demain l’Espagne, Paris, Seuil, 1974, p. 99.

    [7] Ce monument de Prayols est dédié aux républicains espagnols ayant combattu dans la Résistance française.

    [8] « Nous, organisations de guérilleros survivants, dédions ce Monument à l’ensemble du peuple espagnol dont nous formons partie. […] Parce qu’il est le symbole des sacrifices que le peuple espagnol a dû faire, à toutes les périodes de l’Histoire, pour défendre sa paix, lutter pour sa liberté et récupérer la démocratie ». Traduction libre. 

    [9] La Gavilla Verde est une association socio-culturelle fondée en 1998 à Santa Cruz de Moya.

    [10] Sur le statut particulier de cette génération des « petits-enfants », voir l’article de Odette Martínez-Maler, « Passeur de mémoire et figure du présent. El nieto de republicano », dans Carola Hähnel-Mesnard, Marie Liénard-Yeterian, Cristina Marinas, dir., Culture et mémoire. Représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts visuels, la littérature et le théâtre, Palaiseau, Éditions de l’École Polytechnique, 2008, p. 43-52.

    [11] L’AGE (Archivo de la Guerra y del Exilio) est un collectif rassemblant d’anciens brigadistes, des « enfants de l’exil » républicain, et la plupart des guérilleros espagnols survivants ; il travaille à la reconnaissance politique et juridique de ces acteurs de l’antifranquisme.

    [12] On trouvera les détails du projet sur le blog de l’AGE, Archivo, Guerra y Exilio, http://age-derechos.blogspot.fr/search/label/maquis, consulté le 20/02/2013.

    [13] « COMBATTANTS POUR LA LIBERTÉ. / Mémorial de la résistance guérillera antifranquiste. / Aux défenseurs de la République qui ont donné leurs vies pour la liberté et la justice, pour toute l’humanité. / Nous qui sommes encore là, au nom de ceux qui n’ont plus la parole, luttons pour la reconnaissance juridique de tous les guérilleros, agents de liaison et appuis de la guérilla. / Que les plus jeunes connaissent notre lutte et notre histoire. Sauvons la mémoire collective. / Honneur et souvenir ». Traduction libre.

    [14] Si la Loi 52/2007 du 26 décembre est communément connue sous le terme de « Loi de Mémoire Historique », son intitulé exact est Ley por la que se reconocen y se amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes sufrieron persecución o violencia durante la guerra civil y la dictadura : il est donc plus juste de parler de « Loi de réparation ».

    [15] Régis Debray, « Trace, forme ou message ? », La confusion des monuments. Cahiers de médiologie, no. 7, 1999, p. 27-45.

    [16] Au sujet de l’expropriation de l’espace, voir Vincent Veschambre, Traces et mémoires urbaines, p. 179.

    [17] « Connaître l’histoire à partir du paysage est l’un des points de départ de La Gavilla Verde. Le milieu naturel nous offre l’opportunité d’approcher l’histoire des hommes et femmes qui ont lutté contre la dictature, et de ceux qui ont été utilisés pour la répression [de la guérilla]. Les informations ne surgiront pas seulement de la mémoire orale et documentaire ; on pourra également réaliser un travail in situ et utiliser la nature pour savoir comment ils vivaient, comment ils s’alimentaient et comment ils communiquaient avec le monde ». Traduction libre. Catalogue de l’exposition Maquis. Crónica de la guerrilla antifranquista, La Gavilla Verde, Santa Cruz de Moya, 2010, p. 282.

    [18] « Fouler les mêmes terres, parcourir les mêmes sentiers peut permettre à celui qui le fait de mieux se connecter aux faits du passé et aux préoccupations des personnes qui les ont vécus, en nous les rendant plus proches et en faisant d’elles de véritables protagonistes de l’histoire ». Traduction libre. Cf. Asociaciòn de La Gavilla Verde, « Senderos de la memoria », http://www.lagavillaverde.org/senderos/senderos.htm, consulté le 06/02/2013.

    [19]  Jean Davallon, L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 145. Le blogue tenu par un passionné de randonnée, qui relate ses parcours sur les « sentiers de la mémoire » de Santa Cruz de Moya et de Tormón, met en évidence cette dimension sacrée que revêt la marche sur les traces des guérilleros : A Cel Ober. Cuaderno de Montaña, http://acelobert2010.wordpress.com/, consulté le 06/02/2013.

    [20] Une description précise du camp et de la vie qu’y menaient les guérilleros a été faite par José Manuel Montoro « Chaval » dans ses mémoires, publiées par le Gouvernement d’Aragon, Cordillera Ibérica. Recuerdos y olvidos de un guerrillero, Zaragoza, 2007, http://www.patrimonioculturaldearagon.es/patr/contenido/publicaciones-amarga-memoria, consulté le 07/02/2013.

     [21] Dépliant disponible, Cf. Ibid., http://www.patrimonioculturaldearagon.es/documents/10157/fe561ec4-83b1-44de-b7b2-167485ccedb9, consulté le 07/02/2013.

    [22] Mercedes Yusta Rodrigo, Guerrilla y resistencia campesina, p. 167.

    [23] Marie-Hélène Joly, « Les musées de la Résistance », dans Jean-Yves Boursier, dir., Résistance et résistants, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 190.

    [24] Les musées sur la résistance armée contre le franquisme sont encore très rares : outre celui de La Cerollera, on mentionnera le petit musée de Castellnou de Bages (Catalogne), et celui de Val de San Vicente (Cantabrie), qui présentent tous trois des caractéristiques assez semblables.

    [25] À l’heure où nous écrivons ces lignes, moins d’une dizaine de guérilleros sont encore en vie.