La ville de Berlin est, comme chacun le sait, un lieu chargé d’Histoire. Le XXe siècle a montré à la capitale allemande la force de son pouvoir destructeur. Au lendemain de la chute du Mur, événement qui marque le début du processus de réunification nationale, les traces de cette histoire tourmentée et marquée par les conflits politiques sont plus que jamais visibles. Véritable « laboratoire de la post-mémoire [1] » selon la sociologue et historienne Régine Robin, le Berlin d’après 1989 se caractérise par une relecture constante de son propre passé à l’aube du XXIe siècle. Les praticiens de l’espace, appelés à reconstruire la ville dans le cadre de grands concours internationaux d’architecture [2], sont les premiers confrontés à ce paysage mémoriel difficile. D’autant plus qu’à Berlin, l’architecture devient le moyen d’expression d’une vision politique et sociale inédite, celle du sens à donner à la réunification allemande. Afin de poser les limites d’un sujet d’une telle envergure, trois cas topographiques – l’ancien aéroport de Tempelhof, la Potsdamerplatz et l’île des Musées – ont été choisis en fonction de leur pertinence avec le thème de l’altérité. En effet, ces espaces urbains ont été construits puis détruits à des moments clés de l’histoire urbaine berlinoise (la dictature nazie, les bombardements de la Seconde Guerre mondiale [3], le gouvernement communiste est-allemand, etc.).
Après 1989, leur reconstruction soulève une question bien délicate : celle de la double préservation du patrimoine bâti et de la mémoire collective. Les concours internationaux organisés afin de fixer l’image future de ces trois lieux constituent le cadre institutionnel de centaines, voire de milliers de projets d’architecture proposés. Parmi ce panel quasi incalculable, un petit nombre de projets frappent par leur radicalité, leur volonté de briser l’image traditionnelle de Berlin et d’en faire un modèle pour l’urbanisme à venir. Profondément utopiques, quasi irréalisables, ces projets dont « The Berg » et « Out of Line » font partie, proposent à la question de l’altérité une interprétation très large, presque universelle. De plus, les trois cas choisis offrent une lecture singulière de la notion d’« Autre » dans le cadre bien spécifique de la réunification allemande. Cet autre, incarné par la figure respective du nazi, du soldat et du communiste, est avant tout l’ancêtre. A posteriori, le Berlin réunifié, devenu un véritable « laboratoire » pour reprendre le terme de Régine Robin, aurait-il offert à l’architecture contemporaine le cadre d’une pensée entièrement tournée vers l’avenir, rejetant le siècle passé et par là même ses conflits ? Le cas des projets refusés par les jurys des concours, faisant parfois même scandale et polémique, est particulièrement instructif. En effet, comment la radicalité architecturale fut-elle reçue dans le cadre institutionnel ? Or, envisagée sous l’angle de ces créateurs animés par la volonté de bouleverser l’image urbaine, cette question prend aussi une tout autre dimension. Ainsi, quelle lecture ces projets offrent-ils du processus de réunification nationale qui implique lui-même une réinterprétation des différentes périodes du passé ?
Nous tenterons de démontrer que l’architecture de la reconstruction, et en particulier celle qui resta à l’état d’utopie, est le premier grand témoin du « tournant[4]» de 1989. Comme le souligne Andreas Huyssen dans l’introduction à son essai « Les vides à Berlin [5]», les relations entre architecture et construction de l’identité nationale en Allemagne sont très fortes :
L’étude proposée ici est le fruit d’une synthèse de plusieurs travaux de recherche [7]. Les publications de la section urbanistique du Sénat de Berlin constituent les sources principales de ces travaux. L’utilisation de documents visuels tels que des photographies d’époque (l’aéroport de Tempelhof à l’époque de sa construction, la Postdamerplatz des années 1910-1920, l’île des Musées durant la guerre froide) a permis de mieux saisir les enjeux de leur reconstruction à la lumière de leur état d’antan. Des sources orales ont également enrichi ces travaux. Les entretiens menés avec Jakob Tigges [8] et Lars Ramberg [9], deux acteurs directement impliqués dans les débats sur la reconversion de ces hauts lieux historiques ont offert des témoignages directs. L’entretien avec Carsten Krohn [10] a été d’une double importance. Il a d’abord permis de recueillir l’expérience du commissaire d’une exposition dont le thème très inhabituel fit date dans la muséographie allemande [11]. De plus, le témoignage de ce spécialiste reconnu hors des frontières nationales [12] était aussi celui d’un regard avisé et critique sur les questions abordées. En ce qui concerne la littérature existante, les spécialistes des problématiques berlinoises qui sont cités au cours du texte sont issus de différents champs des sciences humaines, dont la sociologie (Régine Robin, Werner Sewing), l’histoire (Brian Ladd [13], Denis Bocquet) et l’architecture (Philipp Oswalt [14], Michel Ragon, Jean-Michel Palmier). La lecture croisée de ces études historiographiques permet une approche transnationale et transdisciplinaire de la question identitaire allemande après la réunification. Enfin, cet article propose une synthèse critique et référencée de travaux majeurs à la lumière du thème choisi – l’architecture non réalisée ou de l’utopie – un domaine qui reste encore peu étudié du fait de sa grande diversité. Rappelons aussi que cette étude connaît ses propres limites, inhérentes à la contemporanéité du sujet choisi, ce qu’Antoine Prost décrit comme le temps de l’historien, simple « rapport d’étape sur les progrès faits dans l’étude du sujet qu’elle traite jusqu’au moment présent» [15].
L’avant-garde comme référence
Lorsque Jakob Tigges propose une « montagne » au concours pour la reconversion de l’aéroport de Tempelhof (2009), l’architecte n’entend pas le remporter, mais marquer les esprits par une image forte qui emprunte ses codes à ceux de la publicité [16]. Son pari est réussi, puisque les médias s’emparèrent alors des images du projet qui firent les gros titres des journaux. La presse généraliste [17] mais aussi spécialisée [18] et étrangère [19] relayèrent « The Berg ». Mais au-delà de l’événement « The Berg », de quelle manière le projet fait-il référence à la mémoire historique du site ainsi qu’à l’imagerie culturelle allemande ?
L’aéroport de Tempelhof est inauguré en 1941 par l’administration nazie. L’ouvrage bâti est à l’époque le plus vaste ensemble au monde avec une surface bâtie de plus de trois-cents-milles mètres carrés. Il constitue également le projet le plus vaste abouti de l’architecture national-socialiste à Berlin. Après la prise de Berlin par l’Armée Rouge et la capitulation allemande, l’édifice situé dans le secteur anglo-américain de la ville revient aux troupes d’occupation américaines. Le tarmac de l’ancien aéroport nazi est employé lors du Pont aérien (1948-1949) par les forces alliées, qui y larguent les marchandises dédiées au ravitaillement de Berlin-Ouest. Après 1989, la transformation de Tempelhof [20] est donc reconsidérée à la lumière de ce poids mémoriel exceptionnel et contradictoire. Pour l’architecte Jakob Tigges, il s’agit avant tout de rompre avec une attitude commémorative systématique, un parti pris qu’il n’est pas le seul à vouloir affirmer. Comme l’analyse Brian Ladd :
« The Berg » est un appel à la reconversion future de Tempelhof libéré de son poids mémoriel historique et en particulier du souvenir de la période nazie [22]. Pour ce faire, l’architecte rédige un manifeste dans lequel il déclare : « Berlin s’offre une montagne. Berlin ne doit toutefois pas la construire pour la posséder [23]». Chacun est appelé à voir à Tempelhof une montagne surréelle et non plus un mastodonte de l’architecture totalitaire. L’utopie guide le projet et le fait exister. Mais les limites de la démarche de Jakob Tigges sont celles du champ d’investigation dans lequel son projet s’inscrit : le domaine artistique. « The Berg » doit avant tout être lu comme un hommage à l’architecture expressionniste allemande de l’entre-deux-guerres. En ce sens, il renoue avec la tradition artistique allemande des années weimariennes. Le projet porte en effet en lui le souvenir des utopies de Max et de Bruno Taut, d’Erich Mendelsohn, d’Hans Poelzig et d’Hans Scharoun [24]. Bien que la plupart des projets de l’école expressionniste soient restés à l’état de maquettes et de dessins préparatoires [25], la pensée expressionniste marque durablement la culture architecturale allemande du XXe siècle. Au plan théorique, l’architecte expressionniste redéfinit son propre rôle dans la société d’entre-deux-guerres et devient l’annonciateur messianique d’un temps nouveau en rupture totale avec le passé. L’artiste expressionniste n’est cependant que le passeur vers une révolution en profondeur de l’architecture et de la société. Walter Gropius, un des chefs de file du mouvement moderne, écrit en 1919 : « nous ne sommes que les précurseurs de celui qui méritera plus tard le nom d’architecte, car il signifie : maître de l’art qui transforme les déserts en jardins et qui amoncelle les merveilles jusqu’au ciel» [26]. Jakob Tigges applique directement cette maxime et « transforme » le « désert » de Tempelhof en jardin sublime et spectaculaire. Dans la lignée des « architectes imaginaires [27]», Jakob Tigges réintroduit, grâce à une vision radicale pour le Tempelhof du XXIe siècle, le principe utopique dans l’architecture berlinoise de la reconstruction.
Faire revivre les âmes de la Potsdamerplatz
Lorsque Daniel Libeskind décrit « Out of Line », son projet pour la Potsdamerplatz, son ambition première est de voir renaître le poumon culturel de la République de Weimar. Partant du principe de la construction d’une plate-forme échelonnée sur plusieurs niveaux et appelée « dalle résonante », Daniel Libeskind suggère la reconstruction en profondeur de la place mythique. Le souvenir de l’ancienne Postdamerplatz, détruite par les bombardements aériens de 1945, est celui d’un lieu de rencontre prisé par l’avant-garde internationale [29] et les acteurs de la création locale. Berlin incarne à cette époque le rôle d’une métropole cosmopolite, terre d’accueil des courants de l’avant-garde artistique. Située sur le tracé du Mur à partir de 1961, la place sombre dans l’oubli jusqu’en 1989. Ce contraste violent entre l’image d’un lieu à la pointe de la modernité de son temps puis de celle qui l’accompagne durant toute la guerre froide marque les esprits. Jean-Michel Palmier écrit après une visite de Berlin des années 1970 :
Après la réunion des deux villes, un concours international est lancé en 1991 pour reconstruire la place. Le projet de Daniel Libeskind, jugé trop radical, est immédiatement rejeté par un jury qui le considère « Out of Line », irréalisable et même scandaleux [31]. L’architecte y développe cependant une pensée mémorielle très forte, renforcée par l’idée que la nouvelle Potsdamerplatz pourrait être le lieu d’incarnation du principe démocratique. Ainsi, celui qui réalisera en 1999 le Musée Juif de Berlin inaugure déjà en 1991 avec « Out of Line » une pensée architecturale extrêmement sensible et dont le style s’inscrit dans la tendance à l’époque nouvelle du déconstructivisme [32]. Si Daniel Libeskind entend réintroduire via l’architecture le principe de la pluralité démocratique [33] à Berlin, il fait de la mémoire le leitmotiv de son projet qui est dédié aux victimes du totalitarisme nazi. Cependant, l’innovation architecturale souhaitée par Daniel Libeskind s’oppose aux valeurs défendues par le Sénat. En effet, l’instance décisionnelle préfère miser sur une reconstruction critique [34] qui reprend les formes de l’architecture berlinoise traditionnelle. Le retour à un style architectural antérieur au XXe siècle [35]Certains membres du jury qui soutenaient Daniel Libeskind se retirèrent du concours à la suite de cette décision, notamment Rem Koolhaas. Cette « querelle » s’inscrit dans le cadre du débat sur la reconstruction critique, l’idéologie qui domine la reconstruction du Berlin post-1989 (voir aussi note 34). constitue en effet pour le Sénat le moyen privilégié pour affirmer la stabilité politique de l’Allemagne réunifiée. Le débat entre architectes novateurs et traditionalistes, qui s’étend sur toute la décennie 1990, est celui d’un affrontement entre deux conceptions urbaines radicalement opposées. Si certains architectes conçoivent la réunification comme une nouvelle rupture dans l’histoire contemporaine de la ville, ceux qui sont finalement sélectionnés par le Sénat cherchent à recréer une continuité urbaine et historique. Régine Robin écrit à ce propos :
Sous couvert d’une discussion entre spécialistes, le débat qui naît lors du concours pour la Potsdamerplatz et qui ressurgira à Tempelhof sous-tend des interrogations identitaires cruciales. L’orientation architecturale choisie pour la reconstruction de la place est représentative de la politique urbanistique à l’œuvre dans le Berlin des années 1990. L’historien Denis Bocquet la décrit comme « la recherche d’une évocation efficace et sûre, qui restaure l’impression urbaine sans affronter le passé, et pose la ville contemporaine sans trop ouvrir, justement, au contemporain [37]». Ce débat est le premier acte d’une longue polémique qui ressurgira à de nombreuses reprises et en particulier dans le cas de la conservation – ou non – du Palais de la République, un monument hérité de la période communiste.
La ville du doute
Destiné à devenir la plus grande Maison de la culture d’Allemagne de l’Est, le Palais de la République [Palast der Republik] est construit entre 1973 et 1976 sur l’île des Musées [38]. Érigé sur l’ancien emplacement du château [39][Stadtschloss], l’édifice constitue l’aboutissement du remaniement de la partie orientale de la ville par la RDA. Stratégiquement situé entre l’Alexanderplatz et la Karl-Marx-Allee nouvellement construites à l’est et l’avenue historique d’Unter den Linden à l’ouest, le Palais de la République domine le paysage urbain est-berlinois. Il constitue un ensemble urbain cohérent complété par le Ministère des Affaires étrangères (1964-1967), construit en face sur le site de l’ancienne Académie d’architecture, détruite en 1962, et le Conseil d’État (1962-1964) à sa droite.
Pour ces trois édifices à vocation politique, la chute du Mur signifie la perte de leur fonction initiale. Qu’advient-il de ces institutions est-allemandes dans le paysage institutionnel allemand réunifié ? En quoi leur reconversion fonctionnelle relance-t-elle le débat, initié avec le concours pour la Potsdamerplatz, sur l’identité architecturale berlinoise? Le Ministère des Affaires étrangères est démoli en 1996 pour laisser place à une nouvelle Académie d’architecture, reconstruite sur le modèle de l’ancienne, un projet toujours en attente de réalisation faute de moyens financiers suffisants. Quant au Conseil d’État, il est provisoirement transformé en Bureau de la chancellerie [40] (1999-2001) avant de devenir une école privée de commerce international, la European School of Management and Technology, en 2002.
En ce qui concerne le Palais de la République, la question de son devenir s’avère plus difficile et deux camps se créent. Le premier, qui propose l’assainissement du bâtiment (de l’amiante y est détecté), défend une préservation de l’histoire culturelle de la ville. Pour ce groupe, le Palais de la République est perçu comme le témoignage d’une période, certes révolue, mais non honnie. Pour le second groupe, majoritaire au sein des institutions du pouvoir et qui défend un point de vue conservateur, la destruction du Palais de la République rendra possible la reconstruction du château historique. Ces derniers voient en la destruction du Palais de la République l’occasion d’effacer ce qu’ils considèrent comme « le geste totalitaire de 1951 » et la première étape vers la reconquête de l’île des Musées du XIXe siècle. Mais le Palais de la République, principal centre de divertissements populaires à Berlin-Est, représente pour les citoyens de l’ex-RDA un lieu chargé de mémoires collectives et individuelles [41]. Ces anonymes, dont les pétitions et manifestations se multiplient dans les années 1990, sont soutenus par des personnalités issues du monde scientifique et de la sphère culturelle dans son ensemble. Bruno Flierl, historien et architecte est-allemand, rédige un plaidoyer contre la reconstruction du château [42]. Frank Carstof, le directeur du théâtre de la Volksbühne, y met en scène Berlin Alexanderplatz, le roman mythique d’Alfred Döblin. Lars Ramberg, artiste d’origine norvégienne, fait construire sur le toit du Palais (alors en cours de démantèlement) une installation lumineuse au message équivoque : « Zweifel » (« Doute », 2005).
Malgré cet engagement massif en faveur de la sauvegarde même partielle du Palais, le Sénat vote sa destruction en 2003. Cette décision politique, loin d’être isolée, est liée à nombre d’autres actions allant à l’encontre du patrimoine est-allemand, qui passent par le déboulonnage des statues et le changement de nom des rues, places et avenues de l’ancien Berlin-Est. Ces différentes entreprises, vécues par les habitants comme une prise de pouvoir symbolique de l’ouest sur l’est, sont révélatrices de « la hargne avec laquelle le nouveau régime cherche à démanteler le réseau symbolique construit par la RDA à Berlin [43]». Le vote de 2003 pour la destruction du Palais de la République signifie donc pour la population est-allemande la disparition d’un lieu identitaire majeur [44]. Le Forum Humboldt, nom donné au projet à venir, prévoit la reconstruction à l’identique du château prussien sur trois des façades, assorti d’une quatrième façade de style contemporain. Il est la concrétisation de la vision schinkelienne d’une « Athènes sur la Spree » reformulée en 1993 par l’Association des Amis du château [45] fondée par Wilhelm von Boddien. Mais pour Régine Robin, la reconstruction berlinoise constitue un « effacement par substitution » tout autant qu’une « disneysation de l’Histoire» [46]. Malgré la virulence des critiques à l’encontre du nouveau projet, le Sénat poursuit encore aujourd’hui son projet de reconstruction du château, dont l’achèvement est prévu en 2019. À l’échelle nationale allemande, la reconstruction du château de Berlin s’inscrit dans une vague de reconstructions dites « à l’identique » dont les exemples se sont multipliés depuis 1945. Le château de Leine à Hanovre (1957-1962), l’église de la Frauenkirche à Dresde (1996-2005) et le centre historique de Francfort dont la reconstruction est en cours depuis les années 1980, en témoignent.
Ces entreprises, censées redonner aux villes allemandes leur singularité perdue sous les bombardements de 1945, posent pourtant la question de l’instrumentalisation de l’Histoire par l’architecture. Quel patrimoine livre-t-on aux générations futures lorsque les véritables témoignages historiques sont effacés des centres urbains ? Quel sens y a-t-il à créer un faux patrimoine monté de toutes pièces ? Les reconstructions à l’identique ne sont-elles pas l’expression d’une lecture subjective de l’Histoire ? Ces nouveaux édifices favorisent, certes, le tourisme de masse et donc l’économie nationale, mais vont à l’encontre du travail de mémoire, pourtant indispensable. À l’échelle berlinoise, Florian Hertweck, architecte et historien, interroge : « Que signifie pour un état démocratique dans son rôle de maître d’ouvrage la reconstruction d’un édifice historique qui n’existe plus (…)?»
Après plus d’un demi-siècle marqué par les destructions et les totalitarismes, la politique urbaine berlinoise s’oriente vers une reconstruction de la ville selon des principes faisant référence à une période antérieure au XXe siècle. Il en résulte un mélange de modernisme modéré et d’historicisme. Au contraire, les projets décrits ici offrent une vision bien plus radicale de la ville à venir. Le tournant de 1989 signe le moment d’une relecture du passé, comme lavé de tout soupçon, et qui offrira à l’Allemagne le visage démocratique dont elle rêve pour le XXIe siècle. En termes architecturaux, cette question complexe s’est traduite par l’affirmation, toujours grandissante, de deux écoles de pensée contradictoires. Face à la gravité des événements qui s’y sont déroulés, la ville de Berlin n’a semble-t-il pas trouvé d’attitude du « juste milieu » pour sa reconstruction. L’aspect le plus difficile semble avoir été la réécriture du tissu urbain et l’effacement des ruptures afin de créer une sensation d’unité indispensable à la nouvelle nation allemande. Comme l’écrit Philipp Oswalt : « Les Allemands ne rêvent pas d’un autre avenir, mais d’un autre passé [48]». Or, ce passé houleux, dont les traces sont encore visibles en bien des endroits de la ville, ne constitue-t-il pas l’essence même du Berlin contemporain ? Berlin est, de par son histoire, la métropole européenne de l’altérité par excellence. Si elle attire déjà au XVIIe siècle les Huguenots français, danois et hollandais et devient vers 1750, « par une politique active de participation aux réseaux européens de la pensée, une capitale des Lumières [49]», elle représente au début du XXe siècle la métropole de l’avant-garde. « Foyer de la modernité », « plaque tournante culturelle de l’Europe [50]» jusqu’en 1933, la capitale moderne voit son caractère mythique s’effondrer avec la prise du pouvoir des nazis. Près d’un demi-siècle plus tard, la chute du Mur du Berlin rend possible la résurgence de ce mythe. Mais entre-temps, le régime nazi, puis les administrations est et ouest-allemandes, ont marqué la ville de leur passage par des constructions monumentales [51] et de plans directeurs en partie inachevés. Après 1989, les architectes de la reconstruction se trouvent donc confrontés à une ville en chantier. Pour certains théoriciens de l’espace, ces ruptures et discontinuités ont favorisé l’émergence d’une identité urbaine bien singulière. Ainsi, Philipp Oswalt écrit à ce propos :
Cette conception de la ville comme territoire de tous les possibles est cependant entravée par l’action du Sénat qui encourage une reconstruction modérée, voire conservatrice, et qui viendrait atténuer les contours de cette histoire mouvementée. Les concours internationaux d’architecture, dont trois ont été ici évoqués, voient se cristalliser ces deux projets urbains radicalement opposés et qui constituent les grandes lignes du paysage berlinois de la reconstruction. Deux décennies après la réunification, il est possible de dresser un bilan d’étape de l’architecture de la reconstruction. Si Berlin constitue le terrain de spéculations utopiques en termes d’architecture, les projets réalisés ne rendent pas compte de l’effervescence créatrice de ces années-là. Le spectre des projets non réalisés laisse entrevoir une ville extrêmement futuriste, mais condamnée à l’état de vision chimérique. Déjà dix ans après la Chute du Mur et l’incroyable euphorie créatrice qu’elle provoqua, Berlin – le plus grand chantier européen de la fin du XXe siècle – n’incarne plus l’idéal de « laboratoire » tant rêvé par les architectes. Werner Sewing, sociologue et architecte allemand, en témoigne :
Si Berlin est aujourd’hui considérée comme un pôle majeur dans la création artistique contemporaine, l’essai présenté ici montre que l’architecture n’a pas participé au renouvellement du mythe de Berlin, métropole des arts. La politique urbaine mise en place et qui s’attache à « effacer les traces » pour reprendre le titre de l’exposition du Musée d’histoire contemporaine de Paris [54] ne reflète en aucun cas l’exceptionnel « âge d’or architectural » qui fut pourtant à l’œuvre dans les bureaux d’architectes dans ces années-là. Reste à savoir si l’entreprise de recréation d’un tissu urbain disparu, celui du XIXe siècle, redonnera à Berlin son identité passée et regrettée par certains, ou si au contraire, la ville deviendra un modèle urbain postmoderniste où différentes influences cohabitent dans un paysage reconstitué. Dans ce cas, la reconstruction critique aura peut-être, a posteriori et contre sa volonté, participé à renouveler une fois de plus le mythe de Berlin, territoire de l’utopie.
Références
[1] Régine Robin, Berlin Chantiers : un essai sur les passés fragiles, Paris, Stock, 2001, coll. « Un ordre d’idées », p. 142.
[2] Les concours pour la Potsdamerplatz, le nouveau quartier gouvernemental, la reconversion de l’aéroport de Tempelhof, la Pariserplatz et l’Alexanderplatz sont les consultations internationales majeures qui ont eu lieu après 1990 à Berlin.
[3] Au total, trois-cents-dix attaques aériennes touchèrent la ville de Berlin entre 1940 et 1945.
[4] Die Wende en allemand.
[5] L’essai a été publié dans une revue américaine : Andreas Huyssen, « The Voids of Berlin », Critical Inquiry, no. 1, 1997, puis retranscrit dans Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, Essais sur les résurgences du passé, Paris, Kimé, 2011, coll. « Entre histoire et mémoire », p. 128-150.
[6] Ibid., p. 128.
[7] Eléonore Muhidine, « Berlin : la fabrique des rêves. Utopies urbaines contemporaines », Mémoire de Master 1 en Histoire de l’Art, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Juin 2011. Eléonore Muhidine, « Le Palais de Berlin-Est : un héritage controversé », Mémoire de Master 2 en Histoire sociale de l’architecture, ENSA-Versailles, Juin 2012.
[8] Auteur du projet The Berg pour l’ancien aéroport de Tempelhof en 2009. L’entretien eut lieu en novembre 2009 au musée de Stattbad Wedding (Berlin).
[9] Artiste d’origine norvégienne, Lars Ramberg réside à Berlin depuis le début des années 1990. Il est l’auteur du projet Zweifel (Doute), une installation lumineuse montée sur le toit du Palais de la République en 2005.
[10] Cartsen Krohn est historien de l’architecture et commissaire de l’exposition Das ungebaute Berlin, une exposition présentée au Café Moskau du 15 juillet au 15 août 2010 à Berlin. L’entretien eut lieu en décembre 2010 à Berlin.
[11] Carsten Krohn (Hrsg.), Das ungebaute Berlin : Stadtkonzepte im 20. Jahrhundert, Berlin, Dom Publishers, 2010, 328 p.
[12] Carsten Krohn, « La dimension politique de la critique d’architecture. La contribution d’Ulrich Conrads au débat sur l’architecture et l’urbanisme », dans Kenneth Frampton et Hélène Jannière, dir., Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine : La critique en temps et lieux, Paris, Éditions du Patrimoine, 2009, p. 96-98.
[13] Brian Ladd, The Ghosts of Berlin, Confronting German History in the Urban Landscape, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, 271 p.
[14] Philipp Oswalt, Berlin Stadt ohne Form, Strategien einer anderen Architektur, München, Prestel Verlag, 2000, 307 p.
[15] Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010 (1996), coll. « Points Histoire », p. 85.
[16] Une « campagne » est même lancée : « The Berg Campaign ». Celle-ci met en scène la montagne dans six scénarios différents, imagés et intitulés « Berlin donne des ailes », « Berlin unit », « Berlin met en scène », « Berlin interpelle », « Berlin émeut », « Berlin ose ».
[17] Philipp Blencke, « Mount Tempelhof », Berliner Zeitung, 19-03-2009.
[18] [s.a], Baunetz Woche 118, 13-03-2009.
[19] Christopher Shea, « A Magic Mountain for Berlin », Boston Globe, 28-03-2009.
[20] L’aéroport est fermé en 2009.
[21] « They are, of course, Berliners who would like to forget. They think they hear far too much about Hitler and vanished Jews and alleged crimes of their parents and grandparents – not to mention Erich Honecker and the Stasi and their own previous lives. Probably most Germans and most Berliners feel this way, but at every step they find they must defend their wish to forget against fellow citizens who insist on remembering. The calls for remembrance – and the calls for silence and forgetting- make all silence and all forgetting impossible, and the y also make remembrance difficult ». Brian Ladd, The Ghosts of Berlin, p. 1
[22] Le terrain de Tempelhof est transformé dans les années 1930 en camp de travail forcé pour dissidents politiques (Erich Honecker, le futur dirigeant de la RDA, y fut emprisonné) et en usine d’armement.
[23] Manifeste pour The Berg. Site internet : The Berg, « Manifesto », www.the-berg.de, consulté le 6 avril 2013.
[24] Wolfgang Pehnt, Die Architektur des Expressionismus, Stuttgart, G. Hatje, 1981 (1973).
[25] Très peu de projets expressionnistes furent réalisés. Parmi eux se trouve la Tour Einstein, érigée entre 1919 et 1922 à Potsdam d’après les plans d’Erich Mendelsohn.
[26] Cité dans Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, Tome 2. Naissance de la cité moderne 1900-1940, Paris, Casterman, coll. « Points Essais », 1986, p. 132.
[27] « Soyons volontairement des architectes imaginaires » écrit Bruno Taut en 1919, cité dans Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, p. 136.
[28] Daniel Libeskind, Kein Ort an seiner Stelle, Dresden, Verlag der Kunst, 1995, p. 92.
[29] Parmi les hauts lieux de cette avant-garde cosmopolite se trouvaient le Kempinski Haus der Vaterland et le grand hôtel Fürstenhof, tous deux détruits à la fin de la guerre.
[30] Jean-Michel Palmier, Retour à Berlin, Paris, Payot, 1989 (Berliner Requiem, Paris, Galilée, 1976), p. 89-90.
[31] Certains membres du jury qui soutenaient Daniel Libeskind se retirèrent du concours à la suite de cette décision, notamment Rem Koolhaas. Cette « querelle » s’inscrit dans le cadre du débat sur la reconstruction critique, l’idéologie qui domine la reconstruction du Berlin post-1989 (voir aussi note 34).
[32] Charles Jenks, The Language of Post-Modern Architecture, New-York, Rizzoli, 1977.
[33] Carsten Krohn parle même d’un « plaidoyer en faveur du pluralisme ». Source : Entretien du 15 novembre 2009 à Berlin.
[34] Ce terme reprend celui de la première reconstruction critique, née à Berlin-ouest dans les années 1980, qui lui est cependant très différente. Voir Denis Bocquet, « Hans Stimmann et l’urbanisme berlinois (1970-2006), Un tournant conservateur dans la reconstruction critique ? », Citta è Storia, vol. V, no. 2, 2010, p. 467-487; Florian Hertweck, Der Berliner Architekturstreit, Stadtbau, Architektur, Geschichte und Identität in der Berliner Republik, 1989-1999, Berlin, Gebr. Mann, 2010.
[35] La reconstruction critique des années 1990 érige l’architecte prussien Karl-Friedrich Schinkel au rang de modèle.
[36] Régine Robin, Berlin Chantiers, p. 162.
[37] Denis Bocquet, « Hans Stimmann et l’urbanisme berlinois », p. 479.
[38] L’île des Musées [Museuminsel] revient à Berlin-Est lors du découpage de la ville en quatre secteurs.
[39] Fortement endommagé par les bombardements de 1945, le château sera dynamité puis rasé en 1951 par l’administration est-allemande.
[40] Fonction provisoire attribuée dans l’attente de la fin des travaux de la nouvelle chancellerie, inaugurée en 2001 au nord de la ville (quartier du Tiergarten).
[41] Marie Hocquet, Mémoire, oubli et imaginaires urbains. Etude de deux hauts lieux de la mémoire communiste à Berlin-Est : le Palais de la République et le Musée de la Stasi, Thèse de doctorat en sociologie et anthropologie politique, Université Jean Monnet, Saint-Étienne, 2011
[42] Bruno Flierl, Berlin baut um – Wessen Stadt wird die Stadt?, Berlin, Verlag für Bauwesen, 1998, p. 122-123.
[43] Régine Robin, « Berlin : la persistance de l’oubli », dans Sonia Combe, Thierry Dufrêne et Régine Robin, dir., Berlin : L’effacement des traces 1989-2009, Musée d’Histoire contemporaine BDIC, Paris et Lyon, Fage, 2009, p. 31.
[44] « La récente éviction du Palais de la République est un geste qui traduit de manière spectaculaire la non reconnaissance de l’héritage architectural, mais, au-delà, de l’héritage social, culturel, d’une partie de la population pourtant censée participer de plain-pied au projet de la nouvelle Allemagne ». Cf. Marie Hocquet, « Les effets d’exclusion du geste destructeur : le cas du Palais de la République à Berlin », ethnographies.org Revue en ligne de sciences humaines et sociales, no. 24, juillet 2012, p. 2 [http://www.ethnographiques.org/2012/Hocquet, consulté le 6 avril 2013].
[45] En 1993, Wilhelm von Boddien, le président de l’Association des Amis du château de Berlin, fait monter au-devant de la façade du Palais une reproduction à taille réelle de l’ancienne façade du château. L’installation perdurera plus d’un an et aura un très grand impact sur le public.
[46] . Combe, T. Dufrêne et R. Robin, Berlin : L’effacement des traces, p. 37.
[47] Florian Hertweck, « Le problème de la reconstruction à l’identique. Le cas de Berlin », dans Philippe Boulanger, Céline Hullo-Pouyat, dir., Espaces urbains à l’aube du XXIe siècle. Patrimoine et héritages culturels, Actes de colloque, Paris, PUPS, 2010, p. 61.
[48] « Denn die Deutschen träumen nicht von einer anderen Zukunft, sondern von einer anderen Vergangenheit ». Cf. Philipp Oswalt, Berlin Stadt ohne Form, p. 56.
[49] Denis Bocquet, « Berlin : histoire de l’urbanisme et enjeux contemporains des politiques urbaines », dans Bénédicte Madelin et Laurence Bailly, dir., Berlin Un urbanisme participatif, Saint-Denis, Profession Banlieue, 2007, p. 16.
[50] Ces qualificatifs sont employés par Boris Grésillon, « Chapitre 3. Berlin dans l’Histoire, une métropole culturelle par intermittences », Berlin : Métropole culturelle, Paris, Belin, 2002, p. 73-125.
[51] L’aéroport de Tempelhof dans le Berlin nazi, le Palais de la République dans le Berlin communiste, mais aussi le Palais des Congrès à Berlin-ouest en sont de bons exemples.
[52] « Berlin ist eine Stadt der Extreme, eine Stadt ohne Mittelgrund. Ihre unstete Entwicklung wechselt zwischen rasendem Tempo und lähmendem Stillstand. Als verspätete Metropole vollzieht sie in kürzester Zeit was anderswo Jahrzehnte oder Jahrhunderte dauert, um anschließend wieder zu erstarren. Episoden von Euphorie flogen Depressionen: vom Jubel beim Ausbruch des Ersten Weltkriegs zur Niederlage, vom Rausch der zwanziger Jahre zur Weltwirtschaftskrise, von der Machtergreifung der Nationalsozialisten zur Kapitulation, von der Freude über der Mauerfall zur Ernüchterung der neunziger Jahre ». Cf. Philipp Oswalt, Berlin_Stadt ohne Form, p. 27.
[53] Claire Laborey, Berlin : Quoi de neuf depuis la chute du mur ?, Paris, Autrement, 2009, coll. « Villes en mouvement », p. 22-23.
[54] S. Combe, T. Dufrêne et R. Robin, Berlin : l’effacement des traces, p. 37.