Les réseaux sociaux et l’histoire

PR LÉON ROBICHAUD
Université de Sherbrooke

 

Nous savons tous que des liens existaient entre les individus que nous étudions. En histoire, l’écart  demeure toutefois significatif entre l’intégration de la notion de réseau dans un cadre théorique et le recours à l’analyse de réseaux en tant que méthode. De manière intuitive, les historiens ont déjà intégré les relations du quotidien dans leurs études. Les sociologues, les anthropologues et les politologues, pour leur part, étudient le phénomène de manière plus structurée depuis des décennies. Ancrés dans le temps présent, ils peuvent créer des conditions d’observation et d’expérimentation ou procéder par sondages qu’ils décortiquent ensuite grâce à des outils statistiques de plus en plus sophistiqués.

Dans quelle mesure cet arsenal puissant et attrayant est-il transposable en histoire? Des sociologues appliquent de telles méthodes à des données historiques depuis les années 1970. Les sociologues Naomi Rosenthal[1] et Bonnie Erickson[2], ainsi que l’historienne Claire  Lemercier[3] ont interpellé la communauté historienne, nous invitant à intégrer l’analyse de réseaux dans nos pratiques. Dans sont article, Erickson souligne les difficultés du processus : « Network analysis is a powerful approach that has begun to make important contributions to historical work, but many researchers do not yet know how to join the party[4]. » Son carton d’invitation à la fête prenant la forme d’une synthèse méthodologique rédigée par des sociologues, c’est peut-être là un des problèmes de l’intégration de l’analyse de réseaux en histoire. Pour qu’elle dépasse le statut de notion abstraite, il ne suffit pas d’appliquer des questions et des méthodes développées pour des conditions de collectes de données contrôlées. Les chercheurs doivent adapter cette approche aux enjeux et à la nature des sources propres à l’histoire.

En histoire, l’analyse de réseaux n’est pas une fin en soi, mais un outil pour expliquer des phénomènes. Ce processus semble enfin prendre son envol. Dans un numéro de la revue Redes consacré à l’analyse de réseaux en histoire[5], on constate la diversité des approches : élites florentines de la Renaissance, réseaux égo-centrés analysés à partir de la correspondance, réseaux de familles liées à l’épiscopat, réseaux scientifiques, réseaux économiques et réseaux politiques[6].

Le présent numéro de la Revue d’histoire de l’Université de Sherbrooke démontre l’intérêt de cette approche pour les jeunes chercheurs, témoignant peut-être de l’influence des technologies de réseautage social qui nous entourent. Ils s’inspirent de l’analyse de réseaux pour étudier différents phénomènes historiques en s’appuyant sur des sources qui rendent compte de relations sociales, politiques ou économiques. À travers une analyse des pratiques de parrainage de deux marchands, Jetté démontre jusqu’à quel point, même dans un milieu aussi restreint que celui de Montréal au XVIIe siècle, ces pratiques reflètent les frontières qui existent entre différents réseaux. Le texte innovateur d’Ellyson nous transporte sur le terrain de l’édition collaborative et de la construction de contenu et de relations sur l’encyclopédie numérique Wikipédia. L’importance médiatique de l’entrée de langue anglaise de cette encyclopédie oblige Serbes et Albanais à partager une même plate-forme et à trouver un terrain d’entente pour présenter le Kosovo.

Du côté de Strasbourg, région frontalière par excellence où les guerres ont été remplacées par l’esprit européen, Hennequin-Lecomte présente les réseaux des élites patriciennes qui font déjà preuve d’une telle perspective dès le tournant du XIXe siècle. Rojas, pour sa part, exploite la richesse des réseaux professionnels des ingénieurs civils, une approche qui permet de renouveler une historiographie souvent centrée sur la formation. Ces réseaux permettent de mieux comprendre les phénomènes de solidarité dans le placement et l’émergence d’une identité des ingénieurs civils vis-à-vis les ingénieurs d’État. Lévêque fait preuve d’une grande originalité en exploitant les poèmes pour retracer les réseaux et les influences politiques, géographiques et littéraires au XIIIe siècle. Enfin, Courant met en valeur une autre source peu utilisée, mais qui reflète très bien les réseaux des étudiants du XVIe siècle, soit l’album amicorum. Ce carnet dans lequel des confrères laissaient des autographes, des messages et des dessins rappelle, en format papier, les plate-formes de réseautage social numérique du XXIe siècle.

Les lacunes de l’historiographie en matière de réseaux ressort très clairement dans les bilans de Marsan et de Perron. Une telle approche permettrait de mieux comprendre les relations qui existent entre le Parti Communiste Canadien et les sans-emploi pendant la Grande Dépression selon Marsan. Quant à Perron, il rappelle que l’étude de la sociabilité, courant qui a marqué l’historiographie française pendant les années 1980 et 1990, devrait être incontournable pour bien comprendre les tavernes et les cabarets dans la vallée du Saint-Laurent après 1760.

Nous observons donc, dans ce numéro de la Revue d’histoire de l’Université de Sherbrooke, à l’émergence d’approches innovantes dans l’intégration du concept de réseau, de sociabilité et de collaboration. L’originalité des articles reflète la vitalité de la démarche historienne, laquelle réussit à s’approprier des méthodes issues d’autres disciplines et de les rendre opératoires tout en s’appuyant sur les sources et les problématiques propres à l’histoire.

Références

[1] Naomi Rosenthal et al, « Social Movements and Network Analysis : A Case Study of Nineteenth-Century Women’s Reform in New York State ». American Journal of Sociology, vol. 90, no 5 (1985), p. 1022-1054.

[2] Bonnie H. Erickson, « Social Networks and History : A Review Essay », Historical Methods, vol. 30, no 3 (été 1997), p. 149-157.

[3] Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 52, no 2 (avril-juin 2005), p. 88-112.

[4] Erickson, « Social Networks and History », p. 149.

[5] Michel Bertrand, Sandro Guzzi-Heeb et Claire Lemercier, « Introduction : où en est l’analyse de réseaux en histoire », Redes – Revista hispana para el analisis de redes sociales, vol. 21, no 1 (décembre 2011), <http://revista-redes.rediris.es/html-vol21/vol21_1f.htm>.

[6] Redes – Revista hispana para el analisis de redes sociales, vol. 21, no 1 (décembre 2011), <http://revista-redes.rediris.es/indicevol21.htm>.