Les dynamiques réticulaires rhénanes à la charnière du monde contemporain : polyphonies épistolaires et vies parallèles

LAURE HENNEQUIN-LECOMTE
Université de Strasbourg

Résumé: Le patriciat strasbourgeois se présente comme un noyau d’une grande cohésion à un moment fondateur de l’histoire européenne.  L’ouverture sur le monde dont les Turckheim et les Dietrich font preuve est d’actualité, à l’heure de la consolidation de l’Union européenne et de la mondialisation. Les puissants liens multifonctionnels entretenus sont source de questionnements pour le lien social actuel. Les dynamiques polymorphes des réseaux ont été jusqu’ici partiellement oubliées. La singularité des rapports sociaux de ces hommes et femmes d’affaires, philosophes, citoyens, moralistes, scientifiques et écrivains doit être resituée à la place éminente qui était la leur, de protagonistes de l’histoire.

Mots clés: dynamiques, flux, réseaux épistolaires

 

 

 

Table des matières
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    Depuis les années 1990, à l’examen de la réalité contemporaine, les réseaux, nouveaux paradigmes, s’imposent, dans les sciences sociales[1]. Ils deviennent un principe explicatif central de nos sociétés[2]. Cette manière de considérer les liens sociaux actuels peut être utilisée pour les périodes antérieures, à des degrés divers, car les phénomènes de réseaux sont anciens. C’est pourquoi je me suis consacrée pendant plusieurs années à l’étude des réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois de la fin de l’Ancien Régime, à la première moitié du XIX e siècle. Ce groupe se présente comme un noyau d’une grande cohésion à un moment fondateur de l’histoire européenne, la fin de l’Ancien Régime et la naissance du monde contemporain.  Je me suis vouée aux liens entre la grande et la petite histoire de ces grandes familles ayant compté, non seulement pour Strasbourg, pour cette région frontière, les espaces frontaliers environnants, mais encore pour l’Hexagone et l’Europe qui étaient ouvertes. Les archives privées de la famille Turckheim venaient d’être ouvertes à l’investigation historique. Les possibilités de découverte étaient grandes. Une enquête devait être menée. Lili Schoenemann, la fiancée de Goethe, les membres des familles de Turckheim, Perier et de Dietrich, le baron de Gérando, tous ces personnages sont apparentés les uns aux autres et étroitement liés par une fervente adhésion aux idéaux de l’époque des Lumières. Plaque tournante de la circulation des idées nouvelles entre la France, la Suisse et l’Allemagne, Strasbourg joue son rôle de métropole européenne. L’analyse des échanges épistolaires entre les protagonistes de cette histoire permet de décrire dans toute sa complexité le réseau d’influences tissé à travers toute l’Europe autour du patriciat strasbourgeois durant une période décisive de l’histoire contemporaine

    Il est apparu nécessaire de dépouiller, saisir, mettre en relation, et après relecture et questionnement de jeter la lumière sur les dynamiques polymorphes à l’œuvre dans ces écrits jusqu’alors inexplorés. Cette quête doublée d’une enquête amène à effectuer des rapprochements entre ces sources inédites et les documents déjà imprimés afin de porter un regard neuf sur les acteurs de ces réseaux ces scripteurs en relation.  Ces flux physiques, épistolaires et littéraires s’élaborent à la faveur d’un contexte historique et géographique doublement original. D’une part, les réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois peuvent être saisis par l’examen des polyphonies épistolaires de jadis, reflétant les relations humaines actuelles.   D’autre part, ces tranches de vie d’autrefois ouvrant des perspectives d’aujourd’hui sont déterminées par l’étude de ces hommes influents jouant de leur influence.

    Réseaux d’influence et polyphonies épistolaires de jadis : miroir des relations humaines actuelles 

    Nos acteurs font partie de la classe dirigeante, dominante, pour reprendre la distinction élaborée dans années 1960 par le sociologue français Raymond Aron pour analyser l’élite du pouvoir. Nos protagonistes strasbourgeois occupent au XIXe siècle des positions importantes dans la vie économique et sociale, détenant de ce fait du pouvoir et de l’influence, mais de manière diffuse sur l’ensemble de la société. Pour déterminer les relations complexes à l’intérieur de ces deux familles emblématiques du patriciat strasbourgeois, la notion de réseaux est utile, à l’image des sciences sociales actuelles qui les ont débarrassées de leur sens péjoratif encore en cours. La fortune de la notion de réseau dans les sciences humaines de nos jours s’explique, car elle met l’accent sur l’horizontalité des relations sociales par contraste avec les représentations hiérarchiques. Or, les correspondances du patriciat strasbourgeois témoignent d’un éventail très large de rapports sociaux, en réseaux.  Les réseaux focalisent l’attention, car ils sont à la source de flux et de dynamiques, deux concepts prégnants en géographie. Par le biais des correspondances, les réseaux favorisent la circulation des idées au sein du patriciat strasbourgeois au XIXe siècle et la création de solidarités fondées sur l’échange de services rendus et des appuis sous forme de démarches entreprises.

    À la lumière des constats concernant l’individu aujourd’hui, il n’existe qu’au travers des relations qu’il entretient avec son milieu. La prégnance des réseaux apparaît, d’autant mieux qu’il s’agit de milieux également composés d’éléments en interaction constante. L’évolution des réseaux doit être prise en compte qu’il soit question de réseaux générationnels à l’intérieur de familles alliées ou de réseaux amicaux, ou d’interconnaissance. La structuration de relations sociales sur des bases générationnelles, également d’actualité, est manifeste dans le patriciat strasbourgeois, notamment entre deux familles emblématiques, les Dietrich  et les Turckheim . La logique des réseaux témoigne d’une organisation des relations sociales sur des bases affectives, personnelles et normatives[3].  Les réseaux changent au fil de l’existence des patriciens. Constitués d’interconnexions, se faisant et se défaisant, ils peuvent être stables, mais aussi se transformer, naître, se développer et mourir, en fonction de la nature du réseau économique, intellectuel, et de ses protagonistes. Il faut réorienter l’analyse des rapports sociaux à l’intérieur de ce groupe en terme de communication, d’échanges, de flux. Un courant de sociologie a mis en valeur le développement de relations sociales fondées sur des critères affinitaires. Cette réalité contemporaine est à l’œuvre dans la composition progressive, au fil de l’existence, des réseaux de correspondances au sein du patriciat strasbourgeois. Nous entendons la notion de réseau au sens large du terme, différant de l’approche de Claude-Isabelle Brelot, pour qui le réseau est une forme traditionnelle d’organisation politique[4], à distinguer du réseau familial à faction politique[5]. Dans l’ossature des rapports à l’intérieur du patriciat strasbourgeois, il est nécessaire de distinguer cercle social et réseau de relations[6]. Dans un cercle social, les individus ne se connaissent pas forcément personnellement. Ce dernier ne peut se réduire à un ensemble de relations personnelles et des membres de celui-ci n’appartiennent pas au réseau de l’individu[7]. Il ne faut pas oublier les interactions dans les réseaux, car les réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois fonctionnent en système. Ils rassemblent des éléments et des ensembles divers, ces derniers interagissant[8].

    Les membres des réseaux étudiés appartiennent aux familles influentes d’Alsace. Pour caractériser ces dernières, il est légitime d’employer le terme de dynastie, car elles sont l’exemple « d’une permanence et d’une succession[9] » comme leurs semblables « princières ». Les Turckheim, les Dietrich en Alsace, les Perier, les Gérando à Paris participent de ces figures emblématiques que l’histoire a retenues. L’exemple le plus frappant est lié à l’histoire de l’hymne national. Philippe-Frédéric de Dietrich demande à Rouget de Lisle un chant de guerre pour l’armée du Rhin.  Il l’entonne pour la première fois place Broglie, dans son salon[10]. Sa femme Louise Sibylle Ochs harmonise la mélodie et la recopie.

    L’étude des correspondances amène à dessiner les relations spécifiques au sein du patriciat strasbourgeois, par le biais croisé de divers champs de l’histoire.  Une grande partie de leur existence est consacrée à l’écriture.  Les patriciens correspondent avec leur famille, leurs amis. L’analyse de ces actes privés amène à la mise en lumière des réseaux. Ces derniers peuvent être présentés sous la forme de graphes.

    Graphe 1 – Les réseaux de correspondance

    Ce graphe synthétique qui représente la presque totalité des correspondances étudiées combine l’approche familiale et amicale. Il signale la prédominance des liens du sang sur le voisinage géographique ou tout autre lieu. Il peut être décomposé en trois graphes plus resserrés, mettant l’accent sur trois thèmes présents dans le graphe principal. Il s’agit des relations familiales, amicales et économiques, le triptyque étant en fait lié, car un rapport entre amis peut être à l’origine né par des alliances de famille et peut développer des préoccupations économiques.

    Graphe 2  Le réseau économique

    Le graphe des relations économiques montre l’importance du rôle joué par Bernard-Frédéric de Turckheim dans le sauvetage de la Maison de Dietrich. Scipion et Augustin Perier, cousin par alliance et beau-frère d’Amélie de Berckheim, sont un exemple de relations riches, car les deux hommes appartiennent par alliance à la famille de Berckheim. Ils sont des anciens membres du cercle de Schoppenwihr et s’intéressent de près au devenir de la Maison de Dietrich.

    Graphe 3 Le réseau des relations familiales

    Le graphe des relations familiales met l’accent sur la solidité de la fraternité au sein du patriciat strasbourgeois. Lili Schoenemann reste en contact épistolaire avec son frère, par delà le Rhin. Les demoiselles de Berckheim  au tournant de la période contemporaine entretiennent à différents points de l’Europe une correspondance fraternelle fournie et suivie dans le temps.

    Graphe 4 : Relations amicales

    Le graphe des relations amicales révèle la densité des échanges à l’intérieur du cercle de Schoppenwihr, alsacien à l’origine, mais composé de personnalités originaires du Dauphiné. Il correspond par la suite à la Société de la Dui, après la réintégration en Isère des frères Perier accompagnés de leur femme et de leurs amis. Le cercle alsacien puis dauphinois est amené ensuite à résider à Paris. Les différents graphes représentent les réseaux qui traversent le patriciat strasbourgeois au XIXe siècle. Ils sont caractérisés par une forme de pouvoir non hiérarchique que l’on peut désigner par le terme « influence» qu’il convient d’analyser à présent.

    Des hommes influents jouant de leur influence : des tranches de vie d’autrefois ouvrant des perspectives d’aujourd’hui

    Il s’agit de la force qu’exerce l’environnement social (famille, institutions, sociabilités) sur l’individu par effet de conformisme ou de différenciation. En latin médiéval, influentia qualifie le pouvoir occulte attribué aux astres de transformer le destin des hommes. Il signale la capacité de chacun de changer les idées et les actes d’autrui, conséquence du pouvoir, du prestige, de la compétence, attributs possédés par le patriciat habituellement. L’influence est une action exercée par une personne sur une autre personne, entraînant un changement d’attitude, d’opinion ou de façon d’agir. L’examen des différentes formes d’emprise, contraignante, affective du domaine de la persuasion et de la manipulation, à l’œuvre au sein du patriciat strasbourgeois, est nécessaire. La notion de champ, centrale dans l’œuvre bourdieusienne, est opératoire.  Les réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois peuvent être analysés comme des champs de forces, des espaces agonistiques, objets d’une lutte d’appropriation et de légitimité.  La solidarité, entraide familiale, entre générations et entre familles alliées, est instructive. Définie au début du XXe siècle par Georg Simmel, sociabilité renvoie aux multiples échanges et rencontres entre parents, voisins, amis de toute sorte. Les sociologues contemporains mesurent la sociabilité à partir des notions de «capital social» ou de « réseau», ensemble des personnes avec qui un individu entre régulièrement en contact et qu’il peut mobiliser le cas échéant comme ressource. La civilité du patriciat strasbourgeois entre dans le cadre de nos préoccupations au sens de liens politiques unissant le citoyen à la collectivité. Nos protagonistes sont des acteurs de la vie politique au tournant de la période contemporaine. Leurs échanges épistolaires sont intenses.

    Une des unités élémentaires des réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois est la famille : le réseau complet est celui de la parenté. Les sociologues distinguent le réseau complet délimité par des frontières socialement instituées comme celles de la famille et les réseaux personnels[11]. Certains parlent « d’atome social »  pour l’ensemble formé d’un individu, des individus en relation directe avec lui et les relations que ces individus entretiennent les uns avec les autres. D’un point de vue sociologique et anthropologique, l’élément familial très prégnant mettait en lumière un grand éventail de situations épistolaires possibles. Les rapports conjugaux, fraternels, parentaux, avunculaires, germains peuvent être déclinés à l’envi.

    Ces hommes et ces femmes qui, à différents moments de leur existence, écrivent au sein de leur cercle familial, permettent de dessiner les contours d’un réseau d’influence particulier, celui de plusieurs familles au destin imbriqué, principalement les Turckheim et les Dietrich.

    Les échanges épistolaires concernent deux lignées qui ont joué un rôle décisif dans l’histoire nationale et européenne. Il s’agit des missives conservées dans le fonds Turckheim mais aussi le très important fonds constitué par les archives privées des Dietrich. Cette famille illustre a déjà fait l’objet de recherches historiques. Aujourd’hui, les Dietrich apparaissent comme des promoteurs fondamentaux de la Révolution industrielle en Alsace. C’est l’entreprise qui est mise en avant, masquant en partie la famille même si les deux sont indissolublement liés. Différentes études mettent l’accent sur cette histoire plus que tricentenaire. Elles mettent en lumière l’importance des Dietrich dans le domaine industriel par leurs forges tout d’abord puis par leur étonnante capacité de reconversion dans les différents secteurs de l’activité métallurgique, mécanique et ferroviaire. L’élément familial puis amical est plutôt laissé dans l’ombre. Le fonds Turckheim qui permet d’éclairer cette famille de banquiers demeurée célèbre a l’avantage de combler des lacunes dans cette perspective. Il amène à saisir de manière plus large d’autres personnalités ayant compté en Alsace.

    L’étude des  réseaux permet de voir comment cette haute bourgeoisie d’une grande ville située à la frontière entre la France révolutionnaire et l’Europe avait vécu cette période troublée et avait réussi à maintenir sa position sociale. Elle conduit à réévaluer le destin de ces hommes et de ces femmes ayant joué non seulement un rôle prégnant dans l’histoire de l’Alsace, mais ayant été également pour certains acteurs de l’histoire nationale et internationale. 

    Les patriciens strasbourgeois sont intéressants parce qu’ils ont adhéré plus facilement que d’autres élites du royaume aux idées révolutionnaires pour plusieurs raisons.  Ils sont pour la plupart de confession protestante alors que pour faire carrière en France, il est nécessaire d’être catholique. Francs-maçons, ils sont convaincus par les idéaux des philosophes. Ils font tout de suite cause commune avec les révolutionnaires de 1789. Ils entretiennent des relations avec le reste de l’Europe, étant ouverts aux courants d’idées qui la traversent. Ils ont rejeté certains éléments de la société d’Ancien Régime, mais ils ne font pas table rase de ce qui leur parait essentiel, la famille. Ils se considèrent comme des représentants de la nation qui demandent le remplacement de la Monarchie absolue par un État nouveau, fondé sur la souveraineté nationale et les Droits de l’Homme, tout en défendant âprement leurs intérêts économiques et sociaux. La capacité de ces grandes figures féminines et masculines à survivre aux épreuves de l’histoire tient probablement à un ensemble de comportements transmis par le climat familial, qui détermine de manière prégnante leurs destinées.

    Leur examen a conduit à une approche nouvelle d’un questionnement, ancré spatialement en Europe, chronologiquement, au début du XXIe siècle. À l’instar des patriciens strasbourgeois au tournant de la période contemporaine, les habitants de l’hexagone sont insérés dans des réseaux familiaux, amicaux, d’affaires qu’ils entretiennent par d’autres vecteurs, le téléphone fixe et le téléphone portable, et ses avatars épistolaires comme les S.M.S., les messages épistolaires véhiculés par la Poste, émis par un fax, les courriels électroniques. Le ciment des réseaux est dans de nombreux cas beaucoup plus fondé sur l’oralité et sur la présence physique compte tenu de moyens de communication et des infrastructures de transports disponibles pour les échanges. Il n’empêche que le ciment des réseaux des patriciens, essentiellement établi sur l’écrit et des rencontres aux conditions différentes, constitue un exemple à méditer de relations humaines d’un type particulier. Les modalités de leurs rites de passage en font un objet passionnant d’études et le point de départ d’interrogations sur les formes de l’existence actuelle, du berceau à la tombe, en passant par la vie de couple, sous le sceau du mariage ou non. Le cadre familial, clef de voûte des destinées patriciennes de jadis, demeure encore le pivot des rapports entre les individus, au fil de leur vie. Les familles ont certes changé de forme, mais elles restent sous des dehors éclatés la référence constitutive d’un être. Les rapports entre les sexes à l’intérieur du patriciat strasbourgeois, de compréhension et d’égalité dans certains domaines éclairent les relations entre le premier et le deuxième sexe aujourd’hui, qui sont en reconstruction dans la perspective d’une égalité dans le respect de la différence.

    L’ouverture sur le monde dont font preuve les patriciens strasbourgeois, dans la limite des distinctions sociales[12], est d’actualité devant la mondialisation et la globalisation. À l’heure de la consolidation de l’Union européenne, examiner la curiosité linguistique des élites d’autrefois n’est pas sans intérêt. Les patriciens strasbourgeois maîtrisaient plusieurs langues européennes, s’interrogeaient sur les particularités nationales, essentiellement française, allemande et suisse, compte tenu de leur position géographique frontalière. Ils circulaient à travers le territoire national et européen, pour des raisons familiales et professionnelles, en temps de guerre et en temps de paix. Le calendrier et la cartographie de leurs flux révèlent les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur des réseaux d’influence. Paris est le point de convergence à de nombreuses reprises dans l’existence, comme aujourd’hui, mais il n’est pas question de désert français, les provinces sont des lieux actifs et sont reliées à des contrées d’Europe, des deux côtés du Rhin.  Examiner l’ampleur et la densité des réseaux conduit à réfléchir à la sociabilité contemporaine. Les patriciens strasbourgeois ont vécu à une période où le tissu social consistait en une toile très solide. Les puissants liens multifonctionnels qu’ils entretenaient entre eux sont aussi source de questionnements pour le lien social actuel, composé et tissé tout autrement, avec un maillage plus distendu, mais aussi plus souple.

    Les échanges épistolaires patriciens réguliers révèlent une certaine modernité des rapports hommes–femmes tout à fait originale à l’époque. Elle est concevable dans la continuation du siècle des Lumières, rendue difficile avec la constitution du XIXe siècle bourgeois qui verrouille bien des comportements jugés acceptables auparavant. Cette ouverture et cette liberté peuvent s’expliquer par leur foi chrétienne tempérée d’esprit philosophique, une synthèse protestante qui ne combat pas le versant catholique, à l’image de Philippe-Frédéric de Dietrich luthérien faisant élever ses enfants dans la religion catholique.

    La joie vient après la peine, comme le dit le poète[13]. Comme la trajectoire de ces protagonistes était à la fois originale et exemplaire, j’ai promené un miroir au bord d’un chemin[14] et la vie qui en est ressortie était riche. Elle valait la peine d’être contée. Les patriciens strasbourgeois constituent une synthèse intéressante du comportement de la frange supérieure d’une classe sociale à la fois fortunée et cultivée, entre l’Ancien et le Nouveau Régime, sachant garder ce qui leur semble essentiel dans leurs héritages, n’hésitant pas à se lancer dans l’aventure de la connaissance et dans les expérimentations du monde contemporain. Traversant une époque troublée, en position frontalière, ils sont parvenus tant bien que mal à conserver leur position au sommet de l’échelle sociale dans la nouvelle société le temps qu’un monde disparaisse et qu’un nouveau naisse.

    Références

    [1] Ils sont un outil précieux pour la recherche fondamentale en informatique qui s’intéresse à l’attitude de groupes humains dans un type de situation particulière cf. R. Dorat et J. P. Delaye, Émergence et maintien de comportements coopératifs dans un modèle de communautés en réseaux, Laboratoire d’informatique fondamentale de Lille, LIFL, 2006, http://www.lifl.fr/SMAC/. La question de l’intérêt collectif opposé à l’intérêt individuel amène à examiner le comportement agressif systématique de certains groupes en relation avec une communauté coopératrice qui se retrouve devant plusieurs possibilités, dont la survie ou la reconnaissance. Les multiples mécaniques collectives à l’œuvre entre les groupes d’individus peuvent être découvertes et expliquées par l’expérimentation  informatique qui passe par la construction de graphes, cf. R. Dorat et J. P. Delaye, « Vivre serein dans un monde cruel », Pour la Science (août 2006), p.90-95.

    [2] Le réseau est un concept omniprésent dans toutes les disciplines, de la biologie aux mathématiques, de la sociologie à la science politique ou des organisations. Il est utilisé dans la définition des modalités de fonctionnement de la pensée par les sciences cognitives.cf. P. Musso, Critique des réseaux, Paris, P.U.F., 2003, Coll. « La politique éclatée », p.9

    [3] A. Degenne et M. Forse, Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, Paris, 2004 [1994], Coll. « U Sociologie », 288 p.

    [4] C.-I. Brelot, La Noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Besançon, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1992, p.514.

    [5] Ibid., p.520.

    [6] C. Bidart, L’amitié, un lien social, Paris, La Découverte, 1997, p.212.

    [7] Ibid., p.213.

    [8] Ibid., p.253.

    [9] M. Hau, N. Stoskopf, Les dynasties alsaciennes du XVIIe à nos jours, Paris, Perrin, 2005, p.7.

    [10] Ibid., p.80.

    [11] P. Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2004, Coll. « Repères », p. 33.

    [12] Du point de vue social, les patriciens strasbourgeois sont conservateurs, à l’image des élites d’autres villes de France de l’époque.

    [13] Apollinaire, “Le pont Mirabeau », Alcools, Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920, p.16.

    [14] Mémoires d’un touriste de Stendhal. Dans cette relation des périples de l’écrivain à travers la France, le Dauphiné a une place de choix. La famille Perier y est mentionnée.