Les Alba amicorum, du témoignage amical à la constitution d’un réseau social

STÉPHANE COURANT 
Université Toulouse Le-Mirail

Résumé : Cet essai repose sur l’analyse d’un matériau spécifique, les alba amicorum ou libri amicorum et plus spécifiquement sur l’album amicorum de Johannes Derramout. Petits livres ou carnets accompagnant les étudiants le long de leur pérégrination académique du XVIe siècle, ils permettaient de relever et de collectionner autographes, messages d’amitié, dessins, etc. offerts par des confrères et autres membres de la haute société. Objet singulier, interrogeant la notion d’amitié, l’album amicorum était à la fois un laissez-passer et faire-valoir du réseau social mobilisé par son propriétaire.

Mots clés: Album amicorum, Derramout, réseau, écriture, amitié, pérégrination, étudiant, protestant

 

Table des matières
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    « L’écolier : Il me serait impossible de revenir sans vous avoir cette fois présenté mon album ; accordez-moi la faveur d’une remarque…

    Méphistophélès : J’y consens. (Il écrit et le lui rend.) Eritis sicut Deus, bonum et malum scientes. (Il salue respectueusement, et se retire) [1]»

    À la lecture de cet extrait de Faust de Goethe, le lecteur profane est en droit de se demander de quel album l’écolier parle-t-il, ou du moins, de quelle nature est cet objet pour le présenter ainsi à Méphistophélès déguisé en étudiant ?

    Le lecteur aguerri ou féru de l’histoire des pratiques estudiantines saisira qu’il s’agit ici d’un type d’album particulier : l’album amicorum ou le liber amicorum.

    Dans cet essai, nous nous proposons dans un premier temps de dépeindre quelques éléments de cet objet singulier. Dans un second, nous essayerons d’esquisser les quelques tenants et aboutissants d’une pratique aujourd’hui révolue – du moins dans cette forme – mais qui n’en demeure pas moins indicative sur la large question de la constitution de réseaux sociaux.

    Les alba amicorum

    Les livres d’amis – alba amicorum – sont apparus au milieu du XVIe siècle et sont caractéristiques des milieux réformés de l’Europe du Nord. Par la suite, les autres régions européennes touchées par la peregrinatio academica, qu’elles soient catholiques ou protestantes, ont connu cette pratique. Les étudiants circulaient d’université en université, comme les Goliard l’avait initié auparavant, afin d’acquérir expériences, savoirs et connaissances nécessaire pour optimiser une insertion professionnelle et sociale.

    Pour accompagner cette propédeutique, de nombreux étudiants avaient en leur possession des petits livrets composés d’un ensemble de feuilles de papiers vierges, plus ou moins ordonnées, la plupart du temps liées les unes aux autres comme un livre, qui leur permettaient de prélever au gré de leurs rencontres les autographes des uns et des autres. Ces livrets ont des caractéristiques communes, de taille somme toute réduite, ils ne devaient pas être un fardeau ou entraîner une gêne pour leur propriétaire. Ainsi si nous reprenons quelques albums déjà étudiés, on peut constater que l’album de Jean Marrois est « de forme oblongue, il mesure 15 cm de large sur 10 cm de haut, et comprend 139 feuillets[2] » ; un autre album, celui de Jacques Verdavène, Jacobus Verdaveneus, datant de 1581, est un « petit volume de 16 centimètres de haut sur 11 de large, relié en parchemin, avec filet d’or, au recto et au verso, qui forme cadre ; au milieu du médaillon ovale, avec arabesques, frappé au timbre sec[3]. » L’album du rochelais Jean Gernon est composé de 153 feuillets pour une dimension de 15, 3 cm de haut sur 9,7 cm de large ; celui du strasbourgeois Nicolas Engelhardt est légèrement plus imposant que les autres, faisant 19,5 cm de haut sur 15 cm de large et comprenant 236 folios, le tout relié « en peau de truie à ornements noirs[4] ». La liste des liber amicorum est longue. Pour plus de clarté, nous illustrerons nos propos grâce au livret, que nous avons eu la chance de consulter, de Johannes Durramout[5], étudiant en théologie, puis ministre du culte à Leyde en 1619 et décédé en 1658. Les informations relatives à Derramout sont assez parcellaires[6]. On ne trouve aucun référencement de l’auteur dans les répertoires d’albums néerlandais ou allemands. Demeure seul son album, riche en indices. En effet, les alba amicorum sont une source non négligeable pour une prosopographie des différents acteurs de cette période. Leur étude « devrait en tout cas permettre de reconstituer en partie cette lente noria et ses rythmes, et contribuer à éclairer les solidarités régionales, professionnelles, religieuses qui unissaient entre eux ces hardis et pacifiques commilitones férus de latin, de grec et parfois d’hébreu, prêts à consacrer jusqu’à dix années de leurs courtes vies à visiter le monde, à s’instruire dans les liberales disciplinae et sans doute, comme l’écrivait Montaigne, à “frotter et limer [leur] cervelle contre celle d’autrui”[7] ».

    Si l’on revient à la description de l’album de Derramout, on se rend compte qu’il a des dimensions similaires aux exemples précédents, 15 cm x 11cm. Il est composé d’un peu moins de 200 pages. Il présente 25 témoignages, tous compris dans une période allant de 1611 à 1613. À la lecture de cet ouvrage, il est surprenant de constater que le premier témoignage ne survient qu’à la page 90 et que les autres témoignages se succèdent mais sans respecter une chronologie stricte.

    Cet album, comme tous les autres albums, regroupe un ensemble de signatures, d’autographes de personnalités au statut social souvent proche ou ayant des préoccupations similaires tant au niveau professionnel qu’estudiantin. Par leur contenu, les alba amicorum sont assez proches les uns aux autres : un adage ou une prescription suivis d’une signature, d’une date, du lieu ; parfois en complément est stipulée la profession du signataire. Dans le l’album de Durramout, tous les témoignages commencent par une maxime et se termine par une formule telle que « En Mémoire et amitié spirituelle au très discret et vertueux. Mons. Jean Derramout. Très vigilant estudiant moult doct, amateur de toutes bonnes sciences. Votre intime ami. David Van Horebeeck ». Que cela soit dans le carnet de Derramout ou de manière générale, les autographes ne dépassent une page qu’à de très rares occasions, ils tiennent en quelques lignes. On peut remarquer aussi la présence relativement discrète de dessins, de gravures qui, comparativement aux signatures, sont peu nombreux dans l’ensemble des alba. On notera également la présence plus fréquente d’armoiries ou de blasons. Ainsi, pour l’album de Derramout, on relève seulement deux dessins d’écussons dont les contributeurs sont allemands.

    En ce qui concerne les devises ou maximes, elles sont, selon les albums, en latin, en grec, en français, en italien, en hébreux, en allemand et plus rarement en anglais. Dans tous les cas, les langues se mélangent, les propriétaires révèlent alors leur érudition à les manier et à jouer avec les mots. Pour l’album de Derramout, il y a une certaine homogénéité, hormis quelques citations en français et une en grec, l’ensemble de l’ouvrage est en latin. Mais comme pour les autres alba amicorum, les divises s’inspirent généralement d’une pensée religieuse ou morale (« Rien ne crains ; Dieu m’accompagne, l’Estoille est ma lumière[8] »), souvent influencées par les Ecritures Saintes. Pour l’album de Derramout, il en est de même. Ainsi quand Henricus Antonii Boterpot débute son hommage, il le commence par une référence au psaume 65-5[9] de l’Evangile, sans pour autant citer ledit psaume. Une référence qui ne peut alors être compris que par un groupe d’initiés. Cette simple annotation révèle surtout une complicité intellectuelle, un partage de codes et de valeurs laissant entrevoir un habitus de classe. Comme le précise M. Tranchau, tous ces emprunts « révèlent la culture et les habitudes d’esprit de cette génération de grands écoliers, et marquent quelquesfois d’un trait frappant le caractère de celui qui écrit[10] ».

    Les signatures ne sont donc pas le résultat fortuit d’une rencontre hasardeuse, mais le choix délibéré d’un propriétaire voulant collectionner et amasser des témoignages d’amitié. On assiste de fait à un jeu de don et de contre-don entre les acteurs, où chacun peut s’enorgueillir soit de posséder tel témoignage ou, inversement, d’avoir signé un album et de faire partie d’un cercle restreint d’érudits.

    En effet, à côté de ces emprunts aux textes sacrés, beaucoup font appel à des philosophes ou poètes antiques tels que Platon, Sophocle, Euripide, Cicéron, etc. Ainsi dans l’album de Derramout, Petrus Bodanus débute son hommage non par le prénom de Derramout mais par « Horatius ». Horatius, poète romain, est surtout connu pour ses épitres ou causeries libres. On peut alors se demander si, ici, il n’y a pas comme un clin d’œil à l’amitié unissant les deux hommes. Il ne débute pas l’hommage par le prénom connu de tous, mais par une référence singulière faisant écho, peut-être à une ancienne conversation ou débat d’idées, ou encore un personnage apprécié par les deux protagonistes. Dans tous les cas, nous ne pouvons que formuler des hypothèses, seuls les deux acteurs ou plutôt complices connaissent la réponse.

    Au-delà de ces références singulières, dans les albums les emprunts portent essentiellement « sur des préceptes de vie et des sentences morales[11] » qui sont surtout des conseils et des règles de conduites pour tous les gentilshommes. On peut trouver quelques remarques singulières telle celle d’André Planer, médecin de son état, qui prescrit une règle générale d’hygiène : « Sanitatis studium est non satiari cibis et ad labores esse impigrum[12] ».

    À la marge de ces divers messages, selon les albums, on trouve de temps à autre une date, une remarque faisant mention du décès de tels ou tels signataires. Ainsi dans l’album amicorum d’Hausmann[13], on trouve à dix-sept reprises la mention Obiit Pictavii signalant l’arrêt de cette amitié débutée sur les bancs de l’université. La nécrologie, ainsi posée, laisse à penser que même si les études se terminent, l’album amicorum demeure une archive personnelle, consultée et mise en jour. Cependant, tous les propriétaires ne se plient pas à cette rigoureuse logique. Celui de Derramout, par exemple, ne concerne qu’une période précise 1611-1613. Aucune remarque ou signe quelconque n’a été apporté. Les témoignages demeurent intacts. On trouve cependant inséré à la fin de l’ouvrage, une lettre en néerlandais de Mathew Bornheymer datant du 29 mai 1658, soit 38 ans après le dernier témoignage. Ultime apport au carnet, sept ans avant le décès de Derramout, il révèle le souci de conservation de l’objet. L’album n’est donc pas oublié. Il l’est de l’ordre de l’archive personnelle que l’on garde. Il ne semble jamais trop éloigné de la main de son propriétaire qui peut rectifier voire y ajouter, quand l’occasion se présente, un nouvel autographe, un nouveau témoignage d’un nouvel ami, d’un nouveau confrère.

    En ce qui concerne le style et les habiletés langagières des alba amicorum, ils sont souvent grandiloquents ou, comme le qualifie sévèrement M. Tranchau, parfois pédants. On notera cependant que les citations ou les remarques frivoles ou juvéniles y sont rares. On y fait preuve de son adresse à manier le verbe, la maxime et la prose. L’expression amicale est alors un jeu de valorisation d’un savoir acquis mais qui n’en demeure pas moins un exercice de distinction. Chacun manie différentes langues et écritures. Dans l’album de Derramout, tous écrivent avec une calligraphie des plus remarquables. La découverte d’un album amicorum, c’est aussi la découverte d’une multitude de styles graphiques. La calligraphie démontre toute un art à manier la plume, à mesurer avec parcimonie la quantité d’encre afin d’éviter tout accident qui ne serait que l’illustration d’une maladresse dévalorisante. On ne peut choisir une citation, un poète, un passage biblique sans l’honorer avec une écriture soignée et stylisée. Le témoignage est alors autant respectueux dans le fond que dans la forme. Dans l’ouvrage de Derramout, pas de tache, pas d’encre qui a coulé, tous les donateurs font preuve d’une maitrise totale de l’écriture même s’il s’agit d’une écriture pour un ami. Témoigner de son amitié est un exercice de style où l’on fait preuve de son habileté à manier le verbe et la plume.

    Cependant, même si l’album est une pratique d’écriture, semble-t-il, libre et offerte au seul bon-vouloir du propriétaire, le ton polémique est absent. Alors que ces alba sont des témoignages d’une période agitée par les controverses et les débats idéologiques en raison d’une Réforme bousculant les certitudes d’avant, on ne prend pas position, les signataires ne s’avancent pas sur un terrain pouvant faire naître une quelconque mésentente. La discrétion est de mise et la concorde semble la valeur partagée par tous.

    L’adhésion de la très grande majorité des propriétaires et des signataires d’album amicorum à la religion réformée apparaît comme un facteur déterminant dans la constitution même des albums. À travers ces signatures c’est tout un réseau social qui se révèle.

    Faire réseaux

    La question de la solidarité confessionnelle se pose, surtout quand on considère que cette pratique des alba est surtout la prérogative de la plupart des étudiants protestants. Certains carnets privilégient uniquement la signature de confrères appartenant à la religion réformée comme l’album Johann Jakob Hausmann ou celui de Derramout, d’autres manifestent un grand intérêt pour additionner de grands noms de la Réforme. Chose peu surprenante quand on sait que la pratique même des alba est née « dans le milieu des étudiants luthériens de Wittenberg […] encouragé par Melanchthon, Bugenhagen ». Tenir un album est donc à la fois un devoir pédagogique – rencontrer des professeurs et les faire signer – et un moyen efficace pour se faire connaître et reconnaître.

    En reprenant l’approche Durkheimienne, on perçoit ici toute la solidarité organique qui se met en place et où la reconnaissance devient un enjeu : « la reconnaissance naît de la participation aux échanges de la vie sociale[14] ». Ce n’est donc pas tant une quête individuelle qu’une reconnaissance et un aval des pairs qui sont recherchés. Sous cette pratique libre en principe de toute contrainte, on perçoit cette nécessité de faire connaissance avec des semblables, de trouver un espace familier où l’on partage des valeurs communes afin de créer un entre-soi. En effet, l’album n’est pas signé par le premier étudiant venu, un choix s’opère et révèle un lien de participation élective[15]. Du coup l’album n’est plus simplement un adjuvant à la pérégrination, un exercice à faire le long de la route, il est un laissez-passer, un outil permettant à accéder à un réseau. Il est tel un passeport qui additionne pour le voyageur des tampons de visa, un moyen de lister l’ensemble des personnes croisées et ayant validé de leur signature une amitié scripturale. Il signale le passage dans telles ou telles villes ou dans telles ou telles universités et en même temps, il permet de vérifier si les figures incontournables de tels ou tels professeurs sont présentes ou non. L’album est à la fois le sauf-conduit, qui permet de s’introduire licitement dans un espace réservé – fermé par une forme de clôture sociale –, et un faire-valoir en listant l’ensemble des personnes rencontrées. Le lecteur et futur signataire peut, après tout, avant d’apposer son sceau et son autographe, apprécier les illustres ou non qui l’ont précédé. Quant à l’étudiant, il peut s’enorgueillir d’avoir tant de sauf-conduits et de témoignages d’amitié.

    En suivant une approche interactionniste à la Goffman, un autre élément est aussi à prendre en compte : l’album comme outil fédérateur et déclencheur d’une prise de contact. En effet, il permet d’introduire l’étudiant dans un cercle donné, celui des professeurs par exemple. En dévoilant son album à telles ou telles personnalités, l’album incarne, ce que Célestin Bouglé[16] nommait, un évènement « à caractère dramatique ». En effet, il oblige à une forme d’interaction sociale plus ou moins déterminée par cet élément déclencheur. Il fait société car il relie des individualités et multiplie les opportunités d’échanges entre chaque protagoniste.

    En effet, l’album, en collectionnant les témoignages, matérialise les différents liens qui unissent les multiples membres de ce groupe. Or, il est difficile de penser qu’un signataire avant de donner son consentement à toute inscription ne feuilletait pas le recueil. Il pouvait ainsi avoir la satisfaction de lire les noms qui l’ont précédé et par conséquent de discuter, de prendre des nouvelles d’un tel ou d’un tel. L’album fait alors résonnance : il amplifie et répercute les nouvelles des uns et des autres, l’état de santé ou bien encore l’avancée de tels travaux. Il fait communiquer les différents membres de cette communauté en abolissant les distances géographiques. Écrire dans un album, c’est s’inscrire dans un rite qui fait communauté.

    L’album est donc cet objet qui permet de lier des individus entre eux – même si la nature du lien, on le verra par la suite est à interroger – il est investi de valeurs communes et fait sens à l’ensemble des acteurs. Pour l’ensemble de ces nantis et de ces héritiers estudiantins, l’album n’est pas seulement support permettant un truchement, il est un symbole partagé qui constitue un des liants du groupe. Ce n’est pas tant des signatures et autres maximes qui sont collectionnées, c’est autant un groupe qui vit et se légitime par l’entremise d’un album parcourant les hauts lieux du savoir européen.

    C’est peut-être pour cette raison que certains propriétaires d’album font preuve d’une patiente sélection qui se laisse deviner en croisant la fréquence des autographes avec trois autres variables (dates, noms et lieux). Ainsi, quand on observe le temps qui s’écoule entre chaque signature et le nom du signataire dans l’album de Jean Grenon, une participation sélective des contributeurs fait jour : « Parmi les cent deux signataires de Leyde, La Haye et Oudewater, figurent les noms de quatorze professeurs souvent illustres, ce qui correspond à plus de la moitié (14 sur 24) du corps enseignant en exercice durant le séjour de Grenon à Leyde[17] ». Jean Grenon n’est pas le seul à faire preuve de choix sur des critères que l’on ne peut que deviner, ainsi Johann Jakob Hausmann ne recueillera que 18 signatures en 7 mois de présence à Poitier. Il a fréquenté l’université et ses nombreux étudiants, mais a sélectionné un nombre restreint d’individus qui apparaît, après vérification, être tous de même confession[18]. Chacun à leur manière, ils tissent un réseau social, élaborent des cercles d’appartenance, se configurent des liens permettant ou leur facilitant leur intégration à l’après pérégrination dans cette communauté qui les a connus et reconnus.

    Pour beaucoup, la fin de la pérégrination signifie la fin du recueil de signatures comme l’illustre parfaitement l’album de Derramout. Hormis la lettre insérée en fin d’album, toutes les signatures ont été réalisées pendant le voyage. Cependant, ce n’est pas le cas pour tous les albums. En effet, l’album de Bonaventure Vulcanius[19] a été essentiellement réalisé alors que ce dernier avait terminé depuis plusieurs années sa pérégrination. Il a recueilli la grande majorité de ses autographes entre 38 et 43 ans, soit bien après son apprentissage. On est alors en droit de se demander si le terme amitié convient toujours à son carnet et s’il ne s’agit pas tout simplement d’une collection de noms ajoutés les uns après les autres. Il y a alors un certain arrangement avec la pratique voire quelques tricheries.

    En effet, quand on parcourt l’album de Nicolas Engelhardt, à la première lecture, on peut être surpris par la quantité de témoignages, de gravures, de pages consacrées à ses amitiés de pérégrination. Cependant, en regardant de plus près, on se rend compte que deux groupes d’autographes apparaissent : ceux qui ont été accordés à Engelhardt et ceux qu’il a empruntés à d’autres documents et qui ont été introduits en fin d’ouvrage. Ici, ce n’est pas tant la signature d’un ami qui est recherché que l’addition d’autographes de membres influents de villes visitées. L’album est alors un objet qui pour certains est un élément participant à leur unique pérégrination tel que l’on peut le voir avec Derramout ou inversement un objet présent sur plus long terme comme chez Engelhardt.

    Il y a, alors, dans les alba amicorum cette notion de collection où les signatures sont autant d’unités à additionner les unes aux autres afin de constituer un capital permettant de valoriser sa personne et son influence. Ce n’est plus tant la multiplication des autographes qui est présentée que la densité et l’importance du réseau social mis en place.

    Sans aucun doute l’album le plus illustratif de cette volonté de faire collection demeure l’album du baron de Burkana. Personnage haut en couleur, grand voyageur d’origine syrienne, son album ne regroupait pas moins de 3532 signatures – même si certaines sources doublent ce nombre – et surtout de grands noms tels que Voltaire, Montesquieu avaient daigné participer à cette quête. Son album débutait en toute modestie par cette invitation : « Temple de la piété, de la vertu, de l’honneur, de l’amitié et de la foi, consacré au souvenir durable et éternel ; vous donc tous qui êtes pieux comme Enée, fort comme Hercule, ami comme Pylade, et fidèles comme Achate, entrez-y, honorez-le de votre présence ; vous êtes invités par Le Baron de Burkana, Aleppo-Syrien[20] ». Pour l’anecdote, après la mort du baron à Vienne en 1766, l’album fût vendu et le dernier propriétaire connu était Goethe.

    Avec cette notion de collection, on pressent et on en déduit que toutes ces relations ne sont pas toutes de l’ordre de l’amitié et qu’il est nécessaire d’interroger cette notion.

    L’amitié

    De nos jours, l’amitié résulte d’un droit régalien. Il est à l’inverse de la famille, un lien temporaire, élaboré avec le temps et en principe résultat d’un libre arbitre de la part de chacun des protagonistes. L’amitié est consubstantielle à la liberté et la base d’un entre-soi où chacun est émancipé d’obligations et de devoirs comme on en trouve par exemple dans la famille : « A la différence de la famille et du couple, l’amitié est faiblement institutionnalisée[21] ». Or, l’amitié à l’époque de la peregrinatio academica et des alba amicorum demande une révision de notre conception actuelle. On remarquera tout d’abord qu’il s’agit d’amitié en pleine pérégrination. Il s’agit d’un moment singulier dans la biographie de chaque individu. Tous ont dû quitter leur région, leur famille, leurs habitudes, etc. Il y a dans le voyage, que ce soit au XVIe siècle ou de nos jours, cette question de la rupture et de mise en danger qui sont des paramètres significatifs à qui veut étudier la constitution d’un réseau social. Quand une situation de crise ou de remise en question fait jour, cela pousse les individus à créer des liens. L’album amicorum par les différentes fonctions déjà énoncées précédemment est un outil efficace d’affiliation. Il facilite la création d’un entre-soi et qui – par commodité – peut être qualifié de réseau d’amitié. Les humanistes initiateurs des alba amicorum ont pratiqué « l’amitié d’une manière ostentatoire » et ont sans doute galvaudé ce terme pour le vider en quelque sorte de son essence :

    La pratique de l’album amicorum, souvent considérée comme exemplaire de l’amitié qui régnait dans les réseaux humanistes du nord de l’Europe, dénote une tendance à la ritualisation de l’affichage à destination du public. Ce livre d’or de l’amitié est d’abord une liste (liste des biens et liste des siens sont caractéristiques des « écrits du for privé », nous dit Sylvie Mouysset). Mieux, cette liste est un rôle, qu’on exhibe pour attirer encore plus d’amis, plus de déclarations d’amitié. […] Dans ce contexte, l’album amicorum reflète les liens professionnels plutôt que les amitiés personnelles : c’est un carnet de relations peint aux couleurs de l’amitié – mais ces couleurs ont un langage.[22]

    En effet, les alba amicorum sont de bons informateurs sur la nature de ce qu’était une amitié ou du moins ce qui était désigné telle quelle à cette période. Or un des éléments communs à de nombreux albums et que l’on retrouve systématiquement dans l’ouvrage de Derramout, c’est le rapport récurent à Dieu et, plus spécifiquement, prendre à témoin Dieu de ces amitiés terrestres. Comme en témoigne David Van Horebeeck dans l’album de Derramout, qui rappelle, certes, la profonde estime entre les deux hommes, mais surtout que l’amitié n’est « Rien sans Dieu » et que « Dieu voit tout ». Tout en faisant témoignage, Horebeeck rappelle un élément essentiel à Derramout, que le lien qui unie l’homme à Dieu est intangible et qu’il ne peut souffrir d’aucun compromis. L’amitié est, elle, chose terrestre et qui demeure limitée tant dans sa durée que dans sa véracité.

    L’amitié est donc un lien, semble-t-il, éphémère et dont il est difficile de vérifier l’authenticité. Cependant, on ne peut mettre en doute tous les témoignages d’un manque de sincérité. Certains, par leurs caractères ostentatoires questionnent et font preuve de véritables marques d’affection. Dans l’article consacré à l’album amicorum de Bonenvature Vulcanius, Alphonse Roersch relève le sonnet suivant sans questionner cette déclaration d’amitié :

    « Sonnet de Modius
    (Leyde, 1578)

    Mais quel daimon, quelle bonne aventure

    Nous presta l’heur, Bonaventure amy,

    D’entrelier noz cœurs maulgré l’oubly

    D’un’ amitié qui à tout jamais dure ?

    N’estoit-ce point ce guide-gens Mercure,

    De touts sçavants et seul et seur apuy ?

    Ou bien en cas que ce n’estoit luy,

    Qui a de nous eu tant heureuse cure ?

    Qui a esté tant soingeux de l’affaire

    De toy et moy qu’il aye voulu faire

    Que nous fussionss tant à propos unis ?

    Voir’ment, quiconq ç’a esté, je le loue,

    Et devant luy au tien mon cœur je noue

    En sorte qu’oncq ne seront desunis[23] »

    Il est difficile de juger de la véracité de cette déclaration – depuis ce témoignage plusieurs siècles se sont écoulés – et, il est vrai, faire une Histoire des sentiments n’est pas chose facile. Cependant certaines valeurs apparaissant comme inhérentes à l’amitié font jour tels que l’aspect dilectif, le ton familier, mais surtout par les questionnements successifs se dégagent une impression d’égalité et de réciprocité. Comme le précise Maurice Daumas « Tous les réseaux ne se ressemblent pas ; car l’amitié est parfois une vraie fraternité et parfois un simple habillage idéologique[24] ». Ici c’est sans doute le cas, l’album amicorum additionne les témoignages et seul le propriétaire peut démêler le vrai du faux, de l’authentique au faux-semblant, du don à l’obligation. L’album initie le rituel de l’amitié, mais ne peut créer l’élément clef de ce qui fait l’amitié. Seul une étude biographique – la correspondance par exemple demeure le meilleur indicateur – peut permettre de connaître le rapport des uns et des autres, le niveau de complicité effectif ou fictif.

    L’album amicorum est donc une merveilleuse source pour faire des études prosopographiques tant sur les pérégrinations que sur les universités. C’est aussi un matériau essentiel pour étudier la circulation de l’intelligencia en Europe, de ce réseau qui se met en place dès le XVIe siècle. Demeurent de nombreuses questions sur ce matériau, précurseur d’une pratique scripturale, archive de réseau social, objet qui fût avant tout le fruit d’échanges entre étudiants européens mais dont on retrouve la trace dans quelques bibliothèques du Canada, des États-Unis ou même du Brésil, les albums amicorum font étrangement écho aux pratiques contemporaines des réseaux sociaux présents sur Internet et demanderaient un intérêt plus soutenu de la part de la communauté scientifique.

    Références

    [1] Goethe, Faust, Paris, Librio, 2001, p. 57.

    [2] M. Tranchau, « Jean Marrois et son album amicorum », Mémoires de la société archéologique et historique d’Orléans, tome 22, 1889, p. 501.

    [3] Ibid. p. 514.

    [4] Emile-G. Léonard, « Le “liber amicorum” du strasbourgeois Nicolas Engelhardt 1573-1612 », Bibliothèque de l’école des Chartres, XCVI (Juillet-décembre 1935), p.91.

    [5] Album amicorum de Johannes Derramout, Bibliothèque Osler, Université McGill.

    [6] Nous tenons à remercier Hélène Cazes, de l’Université de Victoria, pour ses conseils et informations concernant Derramout, ainsi que Sylvie Mouysset, de l’Université Toulouse-Le-Mirail, pour les nombreux éclaircissements sur ce sujet passionnant des alba amicorum.

    [7] Jean Hiernard, « Un noble autrichien de passage à Poitier en 1551 : Christoph Von Teuffenbach et son album amicorum », dans Jean Hiernard et Denise Turrel, dir., Les routes européennes du savoir – Vita Peregrinatio, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p.259.

    [8] M. Tranchau, « Jean Marrois et son album amicorum », p.512.

    [9] « Heureux celui que tu choisis et que tu admets en ta présence… »

    [10] M. Tranchau, « Jean Marrois et son album amicorum », p.507.

    [11] Alphonse Roersch, « L’ “album amicorum” de Bonenvature Vulcanius », Revue du Seizième Siècle, XIV (1974), p. 68.

    [12] Emile-G. Léonard, « Le “liber amicorum” du strasbourgeois Nicolas Engelhardt 1573-1612 », p.108.

    [13] Jean Hiernard, « De Heidelberg à Poitiers Johann Jakob Hausmenn et son liber amicorum (1626-1627) », dans Jean Hiernard et Denise Turrel, dir., Les routes européennes du savoir – Vita Peregrinatio, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p.312.

    [14] Serge Paugan, Le lien social, Paris, PUF, 2008, p. 50.

    [15] Ibid.

    [16] Claire Bidart, L’amitié un lien social, Paris, La Découverte, 1997, p.54.

    [17] Jean Hiernard, « Le rochelais Jean Grenon (1578-1663) et son album amicorum », dans Jean Hiernard et Denise Turrel, dir., Les routes européennes du savoir – Vita Peregrinatio, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p.268-269.

    [18] Jean Hiernard, « De Heidelberg à Poitiers… ».

    [19] Alphonse Roersch, « L’ “album amicorum” de Bonenvature Vulcanius », p.61-73.

    [20] M. De Lescure, Les autographes et le goût des autographes en France et à l’étranger, Paris, J. Gay, 1863, p.10.

    [21] Serge Paugan, Le lien social, p.69.

    [22] Maurice Daumas, Des trésors d’amitié de la renaissance aux Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, p.170.

    [23] Alphonse Roersch, « L’ “album amicorum” de Bonenvature Vulcanius », p.65.

    [24] Maurice Daumas, Des trésors d’amitié de la renaissance aux Lumières, p.170.