Une île à frontières variables

La Corse

NICULAU SORBA

Résumé : La Corse a défini ses frontières linguistiques de manière originale. L’histoire de la création des frontières de la langue corse nous incite à aborder la frontière de manière tolérante. Le rôle du peuple, des scientifiques et du pouvoir apparaissent pour donner la fonction des frontières. La langue corse repose sur le concept de polynomie qui délimite des manières de parler différentes pour ne former qu’une seule unité.

Mots-clés : polynomie – histoire – corse – sociolinguistique – frontière

 

Table des matières
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    Introduction

    La Corse est une île française depuis la fin du XIXe siècle. Elle dispose de frontières qui varient fortement et se multiplient selon que l’on aborde le sujet d’un point de vue géographique, administratif ou linguistique. Ses 1 047 km de côtes devraient lui offrir une définition arrêtée de ses limites mais cela n’est pas le cas. Souvent nommée avec des termes qui mettent en avant des atouts naturels, Île de beauté ou Kallisté (en grec « la plus belle »), ses convoitises vont bien au-delà. Sa position géographique, au cœur de la Méditerranée, n’a jamais échappé aux stratégiques envahisseurs. Véritable montagne dans la mer, son histoire est faite d’invasions multiples qui ont forgé ses représentations et influencé sa langue. Notre étude se penche sur une période longue de plus de 250 ans d’une île frontière de l’Europe et de l’Afrique, de l’Italie et de la France.

    Les frontières de Corse ont depuis toujours posé problème. L’identité insulaire corse s’est façonnée et se construit encore avec ses notions mouvantes. Une île par définition possède des frontières naturelles, cependant à l’intérieur la Corse possède des frontières qui ne sont pas figées, elles varient en diachronie et en synchronie particulièrement au niveau linguistique. Comment et pourquoi les frontières de Corse et notamment de sa langue se sont-elles construites ? Pour tenter de répondre à cette interrogation nous devons connaître les créateurs de ces frontières et comprendre leurs objectifs. Nous devons également prospecter du côté de leurs fonctions et sonder la population pour connaître son niveau de conscience et d’acceptation par rapport à ces frontières. Est-ce qu’il existe des frontières qui sont à la source d’un conflit ? À qui peut profiter les changements et les fragmentations de frontières ? Notre recherche s’appuiera sur des approches scientifiques diverses. La complexité du sujet abordé nous donne un besoin impératif de pluridisciplinarité. Par conséquent, l’histoire mais également l’anthropologie et évidemment la sociolinguistique guideront notre réflexion. Autant de pistes qui nous font penser que les frontières de Corse peuvent aider à définir la notion de frontière de manière globale.

    Malgré l’intérêt apparent qu’un travail sur les frontières de Corse peut apporter, nous constatons que les recherches sur cette thématique sont rares. Les historiens focalisent leurs travaux essentiellement sur la défense des lignes naturelles. La défense du territoire passe par la défense des frontières. Les analyses se sont accentuées, par extension, sur les propriétaires des frontières. Pour les anthropologues ayant étudié la culture corse les frontières sont vues essentiellement comme des lieux d’appartenance à une communauté, à un groupe. Les Corses ressentent une appartenance forte à un village avant d’appartenir à un espace plus large, comme s’il existait une série d’identités emboîtées débutant dans la famille et qui s’élargit à son village puis à sa Pieve[1] et enfin à son île. Dans le domaine de la sociolinguistique la réflexion va bien au-delà. En effet, comme toutes les langues en construction la variation du corse a posé problème. L’unité de la langue a fait de longs débats. Il en va de même avec son appellation qui l’englobait soit dans l’italien, soit dans des fractions de variétés sans unité. Aujourd’hui, dans les manuels scolaires pour la Langue et la Culture Corses la frontière de la langue corse va jusque dans le nord de la Sardaigne (région de Gallura) incluant l’îlot de la Maddalena qui appartient également à l’Italie.

    Qui trace les limites ?

    Si les frontières du corse ne sont pas toujours les mêmes, il faut bien imaginer qu’il y a conception du déplacement. La langue corse naît sociolinguistiquement dans les années 1970. Cela signifie que les corses prennent conscience qu’ils parlent une langue alors que par le passé la dénomination de l’idiome était dialecte ou patois, voire tout simplement italien. Le concept de reconnaissance/naissance est alors avancé avec un phénomène d’individuation linguistique. La frontière du corse s’est construite progressivement. Le processus d’individuation est fondamental. Si Salvatore Viale en 1817 insérait un texte en corse (« U sirinatu di Scappinu ») dans son œuvre[2] rédigée en italien, sa volonté est alors de représenter un niveau populaire du toscan. Même si ce poème est considéré comme le premier écrit publié en langue corse. Ce n’est plus le cas à la fin du XIXe puisque Santu Casanova, dans A tramuntana[3],  esquisse une frontière entre le corse et l’italien en refusant les textes italiens et en insérant dans sa revue uniquement des textes en corse. Lentement une frontière se construit. Elle s’est réalisée en s’éloignant de l’italien et en s’opposant au français. La représentation mentale de la population, pour ce qui concerne le corse, a varié, alors la frontière s’est déplacée. Deux dates peuvent nous éclairer dans ces modifications. La première est le 11 janvier 1951, date de la mise en place de la loi 51-46 dite loi Deixonne qui fut la première loi française autorisant l’enseignement des langues régionales de France. Elle autorise donc l’enseignement facultatif du basque, du breton, du catalan et de l’occitan. Le corse n’est pas compris dans la loi. Il est considéré comme étant un dialecte de l’italien, il n’appartient donc pas aux langues de France. La seconde est le 16 janvier 1974, date du décret 74-33 qui étend la loi au corse. La langue est pourtant la même que 23 ans auparavant. Alors qui englobait les frontières de la langue corse dans l’italien et qui a tracé une nouvelle frontière ?

    L’histoire de la Corse et l’histoire des frontières du corse sont évidemment extrêmement liées. La Corse n’a jamais été « politiquement » italienne, en l’absence d’État italien, puisque l’Italie s’est unifiée suite au Risorgimento, mais « l’Italie » existait en tant que notion linguistique et culturelle. De ce point de vue les Corses se considéraient comme en faisant partie. Linguistiquement, le corse était vu comme un niveau populaire d’une langue dont le toscan (italien) était la forme « haute ». Le Risorgimento est la période de l’unification de l’Italie dans la seconde moitié du xixe siècle et se conclut par la proclamation du Royaume d’Italie en 1861. L’unification est achevée avec l’annexion de Rome, capitale de l’État de l’Église, le 20 septembre 1870. Cependant, la Corse est française depuis le traité de Versailles du 15 mai 1768 qui rattache la Corse au patrimoine personnel du roi de France. C’est-à-dire que l’île reste juridiquement possession de la République de Gênes mais que de fait, elle est occupée et administrée par la France. Cependant, il a fallu deux batailles pour mettre fin à l’indépendance de la Corse proclamée en décembre 1730 et 1735 avant d’attendre sa consécration en 1755 date à laquelle « u Babbu di a Patria » (« le Père de la Patrie ») Pasquale Paoli prend le pouvoir et met en place une Constitution démocratique considérée comme la première du monde moderne inspirant celle des États-Unis d’Amérique de 1787. La première bataille est celle du 9 octobre 1768, les troupes de Pascal Paoli mettent en déroute l’armée française à Borgu. La seconde, la plus célèbre en Corse, est celle du 8 mai 1769 où les troupes Paolistes perdent la bataille de Ponte Novu, la Corse passe alors sous l’administration militaire française. Les frontières linguistiques sont alors déroutantes. La nation indépendante Corse avait choisi comme langue officielle le toscan, la conscience des Corses de parler une langue propre n’existait pas encore. Le français vient s’ajouter aux deux langues déjà présentes. La frontière de la langue corse n’existe pas encore ou plutôt les pouvoirs en place et le peuple la noient dans le toscan qui deviendra la base de la langue officielle de l’Italie unifiée. Le corse est linguistiquement très proche du toscan. En effet, l’influence de celui-ci dura du Xe au XIIIe siècle, sous le contrôle de Pise, et du XIIIe au XVIIIe siècle puisque les génois, qui étaient bilingues, ont parlé toscan aux corses, habitués à cette langue, pour faciliter la communication. De la fin du XVIIIe siècle à la moitié du XIXe il y aura même deux langues officielles sur le territoire corse : le français et le toscan.

    Les premières frontières du corse apparaissent progressivement dans un processus d’individuation de l’idiome. Si le discours épistémologique au sujet de la langue s’est modifié nous devons nous interroger sur les conditions du changement. Qui porte la responsabilité d’individuation puis du découpage de la langue en variétés linguistiques qui forme in fine une unité ? Il serait facile de répondre le peuple, puisque le concept de polynomie repose sur le constat d’un phénomène sociétal. Le peuple représente un ensemble d’individus qui majoritairement ont la même représentation. Cependant, il nous faut nous interroger sur le rôle du pouvoir. Le pouvoir représente les institutions généralement publiques qui ont l’autorité et surtout la possibilité de reconnaissance légale. Pour la première frontière qui se trace entre l’italien et le corse, nul ne doute que la volonté populaire a influencé fortement le pouvoir. La frontière est tracée par le pouvoir mais elle est amorcée par un peuple qui revendique de manière forte et parfois virulente la reconnaissance du peuple corse et de sa langue. Les années 1970 en Corse sont marquées par la montée du nationalisme corse. Les premiers groupes armés clandestins voient le jour et les premiers attentats débutent dans ses années-là. Cette période est nommée Riacquistu, elle correspond à la volonté de réappropriation de la culture et de la langue corse. La présence du corse dans les écoles était une des revendications du Riacquistu. La présence du corse au sein de l’Éducation Nationale lui donne un statut nouveau et une frontière nouvelle.

    S’intéresser au statut de la langue corse signifie se pencher sur les lois, les règlements spécifiques qui la conditionnent et la gèrent. Le statut demeure quelque chose de fondamental pour qu’une langue puisse s’épanouir. La valeur la plus prestigieuse étant le Statut d’Officialité. La République française a accordé à la Corse, en 1982, un statut particulier de collectivité territoriale. Depuis 1992, la loi Joxe a, quant à elle, doté l’île d’une Assemblée de Corse qui possède des pouvoirs importants dans l’administration des affaires intérieures de l’île. Un statut particulier est créé en 2002. Il fut contesté dans son article 7 parce qu’il créait dans le Code de l’éducation un article L. 312-11-1 prévoyant que la langue corse est une matière enseignée « dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires de Corse ». Or, le Sénat avait demandé que cet enseignement soit seulement « proposé » aux élèves, pas imposé. C’est pourquoi le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 janvier 2002, affirme que l’enseignement de la langue corse ne saurait revêtir un caractère obligatoire ni pour les élèves, ni pour les enseignants. Bref, cet article fait l’objet d’une « réserve d’interprétation » du fait qu’il est exigé que l’enseignement de la langue corse ait un « caractère facultatif ». En juillet 2007, l’Assemblée de Corse vote unanimement en faveur du « Plan stratégique d’aménagement et de développement linguistique pour la langue corse 2007–2013 ». Deux ans plus tard, en juillet 2009, la motion déposée, par un groupe d’élus nationalistes, visant à donner à la langue corse un statut d’officialité est rejetée. Sur 51 élus 28 ont voté contre, 18 ont opté pour et 4 étaient neutres. La motion déposée en juillet 2009 était pourtant argumentée par un rapport scientifique du Conseil Scientifique de la langue et de la culture corse :

    Est-il possible en l’état du droit positif actuel d’inverser la tendance qui conduit actuellement au déclin de la pratique ? Si les présentes propositions du Conseil Scientifique ne peuvent raisonnablement pas répondre à une ambition de ce niveau, elles sont de nature à entraîner une modification positive des attitudes et des usages sociaux. Dans une telle perspective le Conseil Scientifique estime que la question du statut d’officialité trouve une nouvelle pertinence.

    La motion de 2009 ressemble à celle du 26 juin 1992 sur l’officialisation de la langue corse, avec l’article 1 qui stipule que « la langue corse est officielle sur l’ensemble du territoire soumis à la juridiction de l’Assemblée de Corse ». Cette motion fut adoptée par l’Assemblée de Corse le 26 juin 1992, mais elle n’eut aucune suite, ni de la part de l’Assemblée de Corse ni de la part du gouvernement français. La motion n’a donc aucune valeur juridique. Le statut d’officialité n’étant toujours pas acquis, le corse se contente de quelques lois le mentionnant. La langue corse, à l’identique des autres langues régionales françaises, a bénéficié de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République qui a introduit dans la Constitution un article 75-1 nouveau selon les termes duquel : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Le statut de la langue corse a donc évolué de manière légale sans toutefois atteindre le statut de langue officielle malgré quelques tentatives. L’évolution se veut tout de même progressive puisqu’elle est positive au niveau de la reconnaissance. N’oublions pas que la naissance, sociolinguistiquement parlant, du corse demeure récente. C’est bien dans ce domaine que le progrès est remarquable. La reconnaissance de l’idiome en temps que langue ne semble plus être remise en cause et les détracteurs du corse d’un temps semblent avoir changé. C’est véritablement ainsi que les frontières sont apparues. Si le Parti Communiste Français a développé, sous l’impulsion de Jean-Baptiste Marcellesi, l’idée de co-officialité depuis de nombreuses années, les élus communistes de l’assemblée de Corse se montraient souvent hostiles à un développement de la langue corse. Ils se prononcent différemment de nos jours comme le prouvent les propos du communiste Dominique Bucchini qui a estimé « qu’il fallait donner un statut aux langues de France » et s’est prononcé pour « un statut de « co-officialité » du corse, qui ne serait pas en opposition avec la langue de la République mais en complémentarité. ». Propos qui semblaient inimaginables il y a quelques vingt ans de la part de la même personnalité politique. Ce changement peut être la conséquence du recul de la diglossie ou bien, ce qui paraît plus probable, le fait que les avancées de la reconnaissance du corse en tant que langue ont conditionné la décadence de la diglossie entre le corse et le français.

    Contrairement aux frontières institutionnelles qui sont tracées par le pouvoir les frontières de la langue corse démontrent que des frontières peuvent émerger du peuple. La volonté populaire qui s’est exprimée par des contestations a ouvert la création des frontières de la langue corse. La volonté d’identité a forcé l’apparition de nouvelles limites. Les frontières sont là pour délimiter ce qui appartient à un groupe ou non. La notion d’identité[4] a été fondamentale dans la création des limites du corse. Elles émergent en s’opposant au français et en s’éloignant de l’italien. Aujourd’hui, dans les manuels scolaires on voit les frontières du corse allant jusque dans le nord de l’île voisine italienne de Sardaigne en passant par l’îlot de la Maddalena, également italien. On observe également trois lignes à l’intérieur de la Corse, séparant le corse en trois variétés. Celles-ci contrastent avec les deux départements de la région Corse : la Haute-Corse et la Corse du Sud. Ces décisions de diviser la Corse en deux ou de l’unifier en un seul département refont généralement débats tous les quinze ans. Ainsi, ces frontières départementales ont été modifiées trois fois et la dernière tentative a échoué. Ces frontières administratives ne correspondent nullement aux trois frontières que les linguistes ont distinguées au sein même de la langue corse.

    Le rôle des scientifiques

    Le corse a donc tracé des frontières qui émergent principalement de conflits. Le principal corse/français est dans un but identitaire. Cependant, il n’est pas l’unique, il y a également un conflit interne. En effet, le problème de la variation linguistique est récurrent dans la création des langues. Les deux conflits sont liés puisque le premier s’est appuyé sur les différences pour rechercher son identité. La culture et la langue étaient en recul, cela a eu comme conséquence positive l’émergence d’une politique linguistique. En Corse, l’originalité principale de la langue corse vient de ses frontières. En effet, le problème de la variation et donc de savoir quelle variété allait être le corse (sous-entendu l’unique), s’est « réglé » avec le concept de polynomie développé par Jean-Baptiste Marcellesi[5]. Ce concept nous montre comment les Corses reconnaissent d’une part que toutes les variétés de corse sont ressenties comme étant du corse et d’autre part que le Corse les tolère entre-elles. Il en découle que la langue corse est unique, malgré les variations et a développé une norme plurielle. Il y a trois régiolectes, donc trois frontières, à l’intérieur d’une grande frontière qui lie l’ensemble. Ce phénomène résulte d’une politique linguistique mais surtout d’une politique polynomique. Cette action met en avant la non-neutralité des sociolinguistes[6].

    Nous apportons beaucoup d’importance à la politique polynomique car c’est elle qui a guidé la langue corse d’abord des années 1970 à 1990, puis de 1990 à nos jours. Nous n’entendons pas dans « politique polynomique », la politique linguistique proprement dite, qui serait menée par l’État français envers le corse ou bien par les élus de l’Assemblée de Corse. Nous n’entendons pas non plus, l’analyse de cette politique, ce que Calvet[7] nomme la politologie linguistique, car son rôle succinct nous incite à nous pencher sur des actions plus vivaces et concrètes. La politique polynomique dont nous traitons est une attitude qui va orienter l’ensemble de la communauté vers l’acceptation de la polynomie. Ce conditionnement agit sur la représentation mentale de la langue corse.

    L’action qui caractérise le plus l’élan novateur que la langue corse a pris est sans aucun doute la très simple phrase qui se loge dans la page de présentation du sujet du Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré (désormais CAPES) de Langue et Culture corses. En effet, ce préambule réalise en fait une double action puisqu’il est d’une part symbolique et d’autre part institutionnel. Nous employons le terme symbolique avec une importance non négligeable s’il y avait une échelle de valeur pour caractériser des actions symboliques. Avec le choix d’insérer la phrase : « Aucune variété linguistique ne sera privilégiée », les concepteurs du CAPES de Langue et Culture corses ont clos les débats. Le CAPES symbolise la diversité linguistique du corse. L’idéologie linguistique unificatrice n’a plus lieu d’exister puisque l’action se veut également institutionnelle. Nous avons vu précédemment que la légitimité de la langue était très restreinte. Le CAPES fait partie de l’institution française, c’est un diplôme professionnel du Ministère de l’Éducation nationale français. Le résultat concret de cette simple phrase est la formation de professeurs certifiés qui pourront être évalués en utilisant la variété qu’ils désirent à l’oral comme à l’écrit. Et nous pouvons évidemment aller bien au-delà puisque l’enseignant pourra, également, dans sa classe employer la variété qu’il souhaite.

    Précisons que généralement les professeurs certifiés de corse ont une connaissance évidente de la variation et du système polynomique, mais que leur maîtrise d’une autre variété n’est pas attestée. La situation n’est plus la même qu’en 1975 où « tous les enseignants sont des universitaires du premier ou second degré et souvent des universitaires jeunes ; tous sont ; à l’origine du moins, des autodidactes[8] ». Il serait difficile aujourd’hui d’imaginer la réaction qu’aurait suscitée la fabrication d’un concours pour enseigner le corse avec un standard de référence. Sachant que les corsophones ne sont pas plurilectes (capables de parler plusieurs variétés de corse) pour la grande majorité, cette décision aurait exclu un nombre certainement important de personnes. Les concepteurs étaient pris entre deux logiques qui leur convenaient. D’une part, puisqu’un concours apparaissait avec des candidats n’ayant pas la même variété linguistique, il y avait donc risque de contestations même si ce n’est là que supposition, nous pouvons également imaginer un concours avec un standard et des corses qui s’y plient. Et d’autre part, leur volonté de propulser le concept de polynomie à l’échelle institutionnelle, afin de démontrer une réalité linguistique originale et afin aussi de clore les débats.

    Cette action est fondamentale car désormais les « spécialistes » de la langue corse s’appuient sur la base polynomique. Ils sont imprégnés de ce concept et lui doivent même une fonction dans l’Éducation nationale. Ce dernier aspect n’est pas négligeable. Les langues ne bénéficiant pas de véritables statuts ont très peu de valeur au niveau de l’emploi. La situation est inversée dans ce cas de figure puisque c’est bien la « petite langue » qui donne une profession. D’ailleurs, si l’on fait abstraction de l’Éducation nationale, il n’est pas évident de voir apparaître un emploi issu directement de la compétence en langue corse. Le rôle de l’école dans l’éducation d’un enfant proprement dite a fortement augmenté ces dernières années. Le corse à l’école était dans toutes les revendications et est toujours d’actualité dans les demandes visant à faire avancer la langue corse. Les porteurs de revendications pensaient que si les enfants apprenaient à parler corse à l’école, la langue ne pouvait être que sauvée. Certes, les activités scolaires ont un devoir d’apprentissage, mais ces revendications en demandaient peut-être trop à l’école, car l’éducation nationale n’a jamais eu la fonction de sauver des langues. Cependant, l’école reste le lieu fort de la langue corse et l’endroit où la politique polynomique peut se mettre en place par bien des biais. L’école polynomique fait partie de cette politique polynomique mise en place de manière plus globale. Ce ne sont pas des actions involontaires mais ce sont des choix concrets qui s’insèrent directement dans la société. Les auteurs de manuels scolaires, par exemple, ont eu et possèdent encore un rôle crucial dans cette démarche de diffusion d’une vision plurielle de la langue corse avec trois frontières dans une grande.

    Aujourd’hui, le corse est appelé langue par évidence. Souvent, en oubliant les obstacles qu’il a rencontrés pour accéder à cette dénomination. Parfois, en ne sachant pas qu’ils ont existé. La reconnaissance de la langue lui offre une identité même si elle se trouve sans papiers. L’officialisation est un passeport linguistique. Assurément, tout ce qui est officiel provient d’un gouvernement. Le rapport entre les décisions politiques et les activités épilinguistiques subsiste en ne sachant pas toujours lequel des deux est le plus influent pour l’autre. L’harmonie qui émane de ce lien est complétée par les scientifiques qui manient la glottopolitique. La polynomie est au centre de cette triade. Elle régit l’ensemble et bénéficie des avancées de la langue corse. C’est elle qui a unifié la langue en changeant le discours épilinguistique qui a engendré des modifications politiques. C’est elle qui a été créée par les scientifiques pour exprimer la relation qui existe entre les corses, leur langue et leurs variétés. C’est elle qui a dessiné le consensus entre les discours métalinguistiques, qui cherchaient à évoluer vers un standard idéal, pour solutionner la possibilité d’un avenir concordant.

    La polynomie est la glose de la langue corse. Son épanouissement semble se cantonner à cet idiome et est souvent incomprise. Les actions menant à la politique polynomique sont nombreuses et très diversifiées. Elles peuvent être fractionnées en deux étapes. Nous considérons que ces actions ont débuté dans les années 1970 pour faire avancer le consensus, mais celles qui viennent les corroborer sont amorcées dans les années 1990. Nous avons pu observer comment cette innovation sociolinguistique est apparue dans la société corse dans un premier temps puis comment elle a réussi à se diffuser aussi bien dans un cadre institutionnel que dans les représentations mentales.

    Conclusion

    Les frontières de la Corse et particulièrement de sa langue nous ont conduits à plusieurs réflexions. Notre interrogation de départ était double, comment d’une part et pourquoi d’autre part des frontières pouvaient apparaître.

    Nous avons observé que les frontières pouvaient se construire de trois manières. Le corse s’est servi des trois pour créer les siennes. La lutte idéologique, représentée par le peuple, demeure à la base de la volonté de tracer de nouvelles limites. L’aide des scientifiques, représentés par les sociolinguistes, est véritablement primordiale dans ce combat. Si le peuple s’exprime par le biais des votes en démocratie, dans notre exemple ce sont plutôt des manifestations et des attentats qui ont fait parler le peuple. Les scientifiques ne s’expriment évidemment pas de la même manière. Le rôle est avant tout d’influencer le peuple pour le guider afin de résoudre ses problèmes. Le pouvoir a un rôle plus ambigu encore. Il concrétise la volonté du peuple, dans notre exemple il semble le « calmer », en donnant un statut aux revendications. Pour la langue corse, l’État français l’excluait de ses frontières puis l’intégra comme langue régionale mais il ne lui donne toujours pas le statut d’officialité de peur de créer une frontière trop importante entre le corse et le français ou plutôt entre la France et la Corse.

    L’intérêt pour le peuple est très clair puisqu’il s’agit de sauver une langue en danger. Nous noterons que lorsque la langue n’était pas en danger la volonté de créer une frontière pour le corse ne s’exprimait pas ou très peu. Les sociolinguistes corses ont des intérêts multiples. D’abord et avant tout ils sont acteurs de la société où ils vivent, ensuite la reconnaissance de leurs travaux passe également par la répercussion qu’ils auront dans la société qu’ils étudient. Le but du pouvoir est évidemment de respecter la volonté du peuple. Pour ce qui concerne la langue corse, la pression populaire est pour l’instant le meilleur moyen de faire évoluer les choses. La crainte de la France d’apporter trop de reconnaissance au corse vient d’une volonté de ne pas trop développer une idée nationale de la Corse. Cette appréhension a largement ralenti le processus de développement de la langue corse.

    La langue corse a créé sa frontière principale en acceptant trois frontières internes. Aujourd’hui, les mouvements de population à l’intérieur de l’île conduisent à une nouvelle définition de ses frontières qui explosent. Ce phénomène endogène montre l’évolution et les mutations des frontières. De nombreux peuples ont tendance à vouloir sauvegarder leurs frontières pour maintenir une certaine pureté. Cette praxis populaire définit les frontières comme les garants des spécificités. Mais les frontières ne sont-elles pas de simples lieux de passage d’un territoire à un autre, de notre espace à l’espace de l’autre, de ce qui nous appartient et ce qui ne nous appartient pas? C’est alors ici que naît la découverte de l’autre et l’échange qui vont faire de la frontière, non pas un endroit de clôture mais un espace d’ouverture.

    Références

    [1] Division administrative regroupant plusieurs paroisses, libre de toute féodalité, en Corse au XIVe siècle.

    [2] Salvatore Viale, Dionomacchia,e guerre sumerine, Corti, Centru Culturale Universitariu, 1999, Réédition et adaptation en langue corse du texte original de la « Dionomachia » (1817).

    [3] A Tramuntana paraît du 11 octobre 1896 au 23 octobre 1919, il est considéré comme le premier journal en langue corse.

    [4] Jacques Thiers, Papiers d’identité(s), Levie, Albiana, 1989.

    [5] Jean-Baptiste Marcellesi, textes réunis par Thierry Bulot et Philippe Blanchet, Sociolinguistique : épistémologie, langues régionales, polynomie, Paris, L’Harmattan, 2003.

    [6] Henri BOYER, Le sociolinguiste peut-il être neutre ?, Les Actes du colloque Paris – INALCO, 2004, ARSer-DIPRALANG.

    [7] Louis-Jean CALVET, Le marché aux langues, essai de politologie linguistique de la mondialisation, Paris, Plon, 2002.

    [8] Fernand ETTORI, Etudes corses, numéro 25, Aix, 1975.