Lorsqu’en 1900 Maurice-François Jeanjean s’installe à son propre compte dans le commerce en gros de vins à Saint-Félix-de-Lodez, dans l’Hérault, il n’est pas encore le prospère négociant qu’il deviendra quelques décennies plus tard, faisant fructifier une petite entreprise locale en un des plus grands fleurons de l’économie vitivinicole régionale[1].
En 1900, Maurice-François est un négociant parmi des milliers d’autres et il est le symbole de ce monde du négoce en pleine refonte après la crise phylloxérique qui vient de frapper la région de plein fouet[2]. En effet, les conséquences de l’invasion du phylloxéra ont été dévastatrices pour l’économie régionale, poussant vignerons, négociants et scientifiques à trouver des parades pour limiter la propagation et les effets de ce petit insecte qui détruit à une vitesse folle la vigne languedocienne dans le dernier quart du XIXe siècle. Une fois la solution trouvée[3], c’est tout un modèle économique qui est à redessiner, et au cœur de ce modèle se trouve « le Commerce », comme on le nomme dans la région.
Si les différentes études montrent bien qu’au début du siècle l’activité vitivinicole reprend de plus belle[4], peu d’historiens se sont intéressés à la position du Commerce, leurs quelques analyses s’arrêtant surtout à des périodes fort éloignées de la nôtre[5] ou alors à la présentation synthétique du marché[6], alors que les approches d’une relation ville-campagne en Languedoc s’intéressent peu au rôle du Négoce[7]. Pourtant, au plus fort de la domination productive languedocienne sur le marché national des vins[8], le Commerce cherche à s’imposer comme un acteur incontournable de ce marché, mais également de la société viticole languedocienne dans son ensemble. Il tend à occuper alors une place de premier choix, au carrefour des mondes urbain et rural, profitant de sa position de pivot pour faire prospérer une activité qui, elle aussi, est en plein essor à partir de 1900. Ainsi, par son action, ses réseaux et son influence, le Négoce assure la connexion entre la source de production, le monde des vignerons qui produisent des millions d’hectolitres qu’il faut écouler, et la destination de cette production, le monde des consommateurs, qu’ils soient dans la région ou plus généralement à l’extérieur de la région. Se renforcent alors des relations complexes et intenses entre la campagne et la ville, relations dont les courtiers et les négociants, principaux acteurs du Commerce, sont les agents. C’est ainsi que, mus par des intérêts multiples et variés, voire parfois contradictoires, les membres du Négoce cherchent à étendre leur mainmise à la fois sur un monde rural dont ils sont originaires familialement et socialement, et un monde urbain qu’ils occupent de plus en plus ostensiblement.
S’organise de la sorte un jeu continu et soutenu, centré essentiellement autour de l’offre et de la demande. Les courtiers et les négociants, dans leur grande diversité, y prennent une place prépondérante, dépassant leur simple rôle d’agents commerciaux et structurant un espace interstitiel où s’interpénètrent monde rural et monde urbain. Ils apparaissent donc comme un lien entre la ville et la campagne dont nous questionnerons ici les différentes dimensions.
C’est dans ce contexte que les sources issues du monde du Négoce, telles que des correspondances privées et commerciales de négociants ou de courtiers, les organes de presse du Négoce ou les comptes rendus de réunions syndicales ou consulaires, toutes sources directes et inédites, prouvent que, pendant cette période, le Négoce se structure et se rationnalise, devenant un acteur majeur – et rapidement dominant – de la société vitivinicole languedocienne, qu’il cherche à contrôler et dont il influence fortement les pratiques.
Un acteur de l’entre-deux
Une activité transactionnelle indispensable
Les acteurs du Négoce sont considérés dans le monde vitivinicole languedocien comme des intermédiaires fondamentaux au bon fonctionnement de l’économie régionale. Vus par certains comme un mal nécessaire, ils se considèrent quant à eux comme des rouages indispensables à l’écoulement des stocks. Ils assurent un lien fort entre la ville et la campagne.
En effet, si environ 15% de la production est conservée dans le département[9], il faut un intermédiaire capable de permettre d’expédier les 85% restants. Dans cette économie d’échange à vocation nationale, le Négoce est alors le seul qui dispose des outils et des atouts adéquats pour acheminer les millions d’hectolitres produits par les vignerons du Midi. En effet, les coopératives viticoles qui viennent de naître en ce début de siècle[10] ne sont pour l’instant que des coopératives de vinification, et les quelques rares expériences de coopératives de commercialisation sont le plus souvent restées au stade du projet ou de l’expérimentation embryonnaire. Bien souvent, les vignerons, seuls ou associés, ne disposent pas de réseaux pour écouler leurs stocks vers des centres urbains de consommation de plus en plus éloignés. Ainsi, si au tournant du XXe siècle une part prépondérante de la production se destine au Massif central, au Lyonnais et à l’étranger (Suisse ou Allemagne), à partir des années 1920, le gros de la production prend la direction de l’est de la France et surtout de la région parisienne[11].
À Bercy, où une multitude de chais accueillent des produits venant de la France entière par trains et par péniches puis par pipe-line[12], les vins languedociens, catégorisés « vins ordinaires », sont utilisés comme des vins de coupage et ils servent à relever le degré alcoolique des vins beaucoup moins forts. Ils sont donc une matière première recherchée et prisée par les grandes maisons de commerce parisiennes, qui, sous la férule des maîtres de chais, fabriquent des vins qui répondent aux aspirations des consommateurs.
Dans ce cadre, comme le souligne L. Douarche, « si le vigneron ne doit avoir d’autres préoccupations que de produire bon, il ne peut rechercher ni atteindre le consommateur, trop loin de lui. C’est au Commerce qu’il appartient de répandre le fruit du travail du producteur, à le faire connaître et apprécier[13]. » Les choses sont donc claires en ce premier XXe siècle : le producteur produit et le négociant exporte. Cette affirmation est d’ailleurs largement reprise par les organisations commerciales qui soulignent leur rôle premier comme étant celui de permettre l’écoulement des stocks[14]. Ils assurent donc un lien fort entre l’espace rural, espace de production, et l’espace urbain, espace de confection et de consommation, que cet espace soit dans la région (Sète, Montpellier, Béziers, Narbonne, Nîmes, pour ne citer que les plus grandes places) ou « de l’extérieur », comme on le dit à l’époque.
Ainsi, dans une région fortement marquée par la monoculture viticole, la vente des vins constitue un mécanisme économique de base de la vie régionale, et l’expédition des vins est vitale dans une région dont les aléas économiques sont intimement liés aux fluctuations des cours du vin. On peut ainsi retrouver à travers les mercuriales et leurs évolutions les grandes inflexions de l’économie régionale, et G. Malet, président du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de Montpellier, souligne dans un article de l’Action Méridionale que la prospérité de la région dépend « immédiatement et uniquement de la situation vinicole[15] ». Dans ce contexte, le rôle d’interface du Négoce, véritable rouage fondamental du marché, est primordial au monde rural et au monde urbain.
Enfin, en cette première moitié du XXe siècle, le commerce des vins peut se résumer à deux logiques : il doit être l’œuvre de spécialistes et il ne peut s’effectuer que dans le cadre de réseaux. Hors d’une certaine expertise et d’une nécessaire expérience, le courtier ou le commerçant n’ont aucune légitimité dans un monde vitivinicole où les réputations se font et se défont rapidement. Hors des réseaux urbains et ruraux, les représentants du Commerce ne peuvent faire croître leur entreprise et passent à côté des marchés les plus fructueux et les plus rentables. Ainsi, l’écoulement de la production n’est possible que parce qu’il procède d’une logique réticulaire où différents acteurs spécialisés et reconnus interviennent.
Ces réseaux sont complexes et denses, car ils mêlent à la fois des relations familiales, sociales, locales, parfois politiques. Elles permettent de mettre en relation villes et villages, notamment à travers l’action de deux personnages qui modèlent ces liens entre urbain et rural, les courtiers et les négociants.
La foule du Négoce
Courtiers et négociants peuplent, dans leur grande diversité, le monde du Négoce et assurent, de différentes manières, le lien fondamental entre espaces ruraux et espaces urbains.
Le courtier en vin est un personnage central de la société vitivinicole et le symbole de ce lien entre villes et campagnes. Des années 1900 aux années 1950, chaque village compte au moins un courtier. Appelé courtier de marchandises, sa principale activité réside dans le courtage en vins. Comme le souligne Charles Gervais au début du siècle, « [l]e courtier est un simple intermédiaire chargé de rapprocher les parties et n’étant tenu à aucune responsabilité vis-à-vis du vendeur ou de l’acheteur; leur rôle cesse aussitôt après l’agréage des vins proposés par eux et le courtage intégral doit leur être payé dès ce moment[16]. » Par sa position charnière, il est ainsi à même de connaître au mieux l’état du marché, les capacités des uns et les volontés des autres. S’il sait quelle quantité un tel veut vendre, il sait également à quel moment un tel va vouloir acheter. Bien souvent, il rend visite aux vignerons pour connaître l’état des stocks et garder un contact précieux lors de la négociation des contrats, alors que, dans le même temps, il accompagne sur les marchés les négociants pour entériner les contrats qu’ils auront initiés en leur nom.
On différencie plusieurs types de courtiers. Les courtiers de village, tout d’abord, qui captent l’essentiel de la production des petits et moyens propriétaires avec lesquels ils ont le plus souvent des liens de voisinage, familiaux, voire politiques, et dont ils sont très proches sociologiquement. Traditionnellement, chaque propriétaire entretient des rapports de fidélité avec un courtier attitré, car il le sait à même de défendre au mieux ses intérêts. La situation est différente pour les courtiers de ville. En effet, ces derniers, qui dirigent parfois des maisons de taille considérable (L. Araou, à Béziers, avec plus de cinquante employés) et mènent un train de vie bourgeois, sont le plus souvent liés aux grands propriétaires pour lesquels ils prospectent les meilleures offres en provenance des grandes maisons du Négoce régional ou national.
Le négociant, lui, est soit « à contrat forfaitaire », soit « à la commission ». Dans le premier cas, il travaille en son nom et dispose de chais plus ou moins imposants dans lesquels il « soigne » le vin qu’il va expédier par la suite vers les centres de consommation. S’il travaille de manière artisanale (capacité de stockage limitée, clientèle et fournisseurs réduits, envois limités, par fûts), on le nomme barricailleur. Mais les barricailleurs, en ce début de siècle, ont tendance à s’effacer et à disparaître derrière les puissants négociants-expéditeurs, qui disposent de fonds beaucoup plus conséquents et œuvrent dans une logique capitalistique marquée. Dans le second cas, le commissionnaire travaille à la commission pour un négociant de l’extérieur, c’est-à-dire des grandes places de consommation (essentiellement Bercy). Lui ne fait qu’acheter pour son commettant et ne manipule jamais le vin, qui transite directement depuis les propriétés jusqu’aux chais du mandataire en passant par les gares régionales.
Tout comme les courtiers, les négociants sont au cœur de la relation entre espaces ruraux et espaces urbains. Souvent originaires des campagnes, où ils conservent des liens familiaux et amicaux, ils s’installent rapidement en ville où leur réussite s’inscrit dans le patrimoine architectural et urbain de la ville, et où ils affichent, parfois avec une ostentation qui leur est reprochée, leur toute fraîche fortune. Ainsi, au début du siècle, Antoine Domergue, négociant héraultais, quitte le village de Saint-Jean-de-Védas pour s’installer à Montpellier[17]. En conséquence, en ce qui concerne les négociants, le lien est alors un lien qui suit le plus souvent des trajectoires individuelles et personnelles pérennes (de la campagne vers la ville, comme un signe de réussite) et des trajectoires économiques ponctuelles inverses (de la ville vers la campagne pour faire des affaires). Ainsi, dès le début du siècle, la majorité d’entre eux se trouvent concentrés dans les grandes places régionales (87 négociants à Montpellier, 43 à Béziers, 32 à Sète, en 1903 pour l’Hérault[18]), contrairement aux courtiers dont l’équilibre numérique ville-campagne est plus marqué[19]. On peut alors très clairement affirmer que le Négoce est majoritairement urbain dès les premières années du XXe siècle, mais qu’il garde un lien fort avec la campagne.
S’opère ainsi un va-et-vient entre le monde rural et le monde urbain, un va-et-vient dont les courtiers et les négociants sont les principaux acteurs. Ils génèrent ainsi une liaison entre ces deux espaces qui doivent nécessairement coexister pour survivre dans un contexte de difficultés économiques et de rationalisation du secteur.
Un secteur en voie de rationalisation
Dans un marché où « le moindre accident peut prendre des proportions énormes[20] », les différents acteurs du Négoce vont chercher très rapidement à s’organiser afin de pallier les aléas de la conjoncture et les brusques variations des cours. En effet, le vin est soumis, avec « une désinvolture égale » que note P. Bergé dans sa thèse sur les marchés du vin du Midi, aux « baisses les moins explicables et [aux] hausses les plus exagérées[21]. » En effet, une étude des annuaires de l’Hérault montre très clairement la disparition régulière du nombre de courtiers et de négociants tout au long de la période. Ici, point de différence entre espaces ruraux et espaces urbains, les deux sont touchés par les différentes crises (1900, 1907, 1926-27, 1930-31, Seconde Guerre mondiale) et la restructuration continuelle d’un secteur où, si l’on suit une grille d’analyse libérale, seuls les plus forts, c’est-à-dire les plus résistants par leur capacités financières essentiellement, survivent. La seule nuance entre villes et campagnes concerne peut-être la capacité de reconversion des courtiers et des négociants. En effet, il semblerait qu’en ville les possibilités de se reconvertir soient plus vastes du fait d‘un marché de l’emploi plus diversifié, alors que, dans les campagnes, la gamme des emplois offerts est plus réduite. Ainsi, on retrouve souvent dans les archives des tribunaux de commerce d’anciens courtiers ruraux devenus négociants-forfaitaires, puis redevenus courtiers avant de liquider une entreprise de négoce à la commission[22].
Quoi qu’il en soit, pour faire face aux difficultés économiques, mais également pour faire face aux autres groupements vitivinicoles qui cherchent à défendre avant tout leurs propres intérêts et leurs avantages comparatifs, le Négoce s’organise.
Cela passe tout d’abord par la création de syndicats locaux (le Syndicat de commerce en gros des vins et spiritueux de Montpellier est le premier créé, à la fin des années 1880), puis régionaux (le Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux du Midi, créé en octobre 1900, qui devient en décembre 1920 la Fédération méridionale du commerce en gros des vins et spiritueux). Ces syndicats sont importants, car, outre leur but principal, qui est de « défendre les intérêts du Commerce[23] », ils permettent de regrouper des intérêts à la fois urbains et ruraux. Si les représentants citadins sont largement majoritaires (depuis les représentants des grandes villes, comme Malet pour Montpellier, jusqu’aux grosses bourgades, comme Cassan pour Lezignan), les ruraux ne sont pas absents, et, par exemple, au bureau fédéral, on retrouve J. Grégoire, qui représente le Syndicat du commerce en gros de Montpellier-Ruraux[24]. Ce type d’organismes, majoritairement urbains, permettent également de lutter, surtout à partir des années 1910-1920, contre les organismes majoritairement ruraux telle la Confédération générale des vignerons, qui voit le jour en 1907[25]. Il participe donc à la formation d’un lien, parfois complémentaire, parfois d’opposition, entre les mondes urbains et ruraux.
Enfin, afin de défendre leurs intérêts, les négociants vont profiter du développement de la presse pour véhiculer leurs idées grâce à différents supports. Si, dans un premier temps, les comptes rendus des réunions du bureau des syndicats locaux et régionaux sont sous la forme d’un bulletin mensuel distribué dans l’ensemble de la région aux adhérents du syndicat, devant le succès du syndicat, dont les chiffres gonflent, en 1924, ces comptes rendus sont dorénavant relatés dans un journal bimensuel qui prend le nom d’Action Méridionale. On y retrouve bien évidemment les comptes rendus de réunions, mais également des articles polémiques, des articles œnologiques, des précisions sur la fiscalité, des petites annonces, un courrier des lecteurs, etc. Ce nouveau support permet, outre de faire connaître les activités du syndicat en ville et dans les campagnes, de diffuser les valeurs et les opinions d’un secteur d’activité capital dans la société vitivinicole.
Ce mouvement de diffusion d’une idéologie bourgeoise, urbaine et libérale, mâtinée de radicalisme le plus souvent, est d’autant plus possible que la grande majorité des courtiers et des négociants, s’ils gardent des liens de parenté forts avec leurs origines rurales, sont également le plus souvent des petits et des moyens propriétaires. Ainsi, Antoine Domergue dispose à Saint-Jean-de-Védas d’une propriété de 37 hectares, le Mas de Grille, acquis en 1888, où la moitié des terres environ est consacrée à la viticulture[26]. Il en va de même à la fin de la période où l’étude des dossiers de demande de carte de courtiers de campagne révèle l’attachement des courtiers au monde rural (une grande majorité sont des descendants de propriétaires) et urbain (une grande partie vit en ville, au plus près des négociants avec qui elle est en affaire)[27].
Le syndicat permet ainsi à la profession de se réguler et de se stabiliser dans une période de turbulence, et permet également d’établir un lien entre les adhérents en ville et à la campagne, alors que le périodique assure la diffusion d’avis souvent tranchés dans des campagnes qui deviennent un enjeu certain pour le Négoce, celui du contrôle du secteur vitivinicole dans son ensemble.
Le Négoce languedocien, entre domination et coopération
Le contrôle des marchés
Acteur central et interstitiel, le Négoce méridional cherche dans une logique libérale de conquête économique à dominer les marchés des vins en Languedoc. Cette tentation de domination ne peut se faire sans l’obligation de coopérer avec le monde de la production, au grand dam des négociants surtout, des courtiers un peu moins (en tout cas jusqu’aux années 1930, où les premières tentatives d’organisation syndicale unitaires voient le jour). Les négociants sont toujours enclins à se plaindre de l’attitude des propriétaires – et des autres intermédiaires en général. Cette domination s’effectue de différentes manières.
Tout d’abord, les courtiers et les négociants marquent physiquement leur présence sur les marchés des vins qui se tiennent tout au long de la semaine dans la région[28]. Le marché est le lieu de contact des mondes rural et urbain par excellence. Se retrouvent courtiers, négociants et propriétaires dans un marché « toujours animé[29] », surtout au mois d’octobre, où « il bat son plein[30] », où l’on cherche à savoir ce qui se dégage de cette « immense et tumultueuse assemblée[31] ». On y vient bien évidemment pour conclure des affaires, pour vendre ou acheter, mais également pour voir la tendance des cours, pour surveiller l’évolution et les différents types de transactions. C’est un lieu qui a ses règles, ses coutumes, ses interdits également, et qui « ne manque pas d’impressionner les non-habitués[32] ». Le négociant qui y prend des nouvelles noue des relations – commerciales et politiques[33] –, y règne en maître qu’il soit de la ville, de la région ou des grands centres de consommation (Massif central, Vosges, région parisienne). Sa seule présence suffit à faire s’emballer le marché, que les habitués décrivent comme « très impressionnable[34] ». Il suffit ainsi qu’un achat important soit réalisé, et que ce dernier soit effectué par une maison de prestige, pour que les cours s’envolent et que les marchés s’orientent à la hausse. À l’inverse, il suffit d’une rumeur, souvent délibérément propagée, pour que les marchés s’effondrent en une matinée. L’atmosphère y est décrite comme « souvent trompeuse[35] ». Il n’est pas rare de voir les marchés s’emballer dans un sens ou dans un autre, sans véritable raison, si ce n’est la volonté d’un négociant spéculateur ayant parié sur des cours haussiers ou baissiers. P. Berger conclut en soulignant qu’ « on y voit l’optimisme le plus exagéré céder brusquement le pas à un pessimisme que rien ne justifie[36] », tandis que L. Vivarès évoque la « fièvre » qui, parfois, frappe un marché comparé aux casinos de Monaco[37]. Le marché, où se fondent mondes rural et urbain, et où disparaissent les frontières entre les deux, devient alors un outil efficace du contrôle de l’urbain sur le rural par l’intermédiaire des négociants et des courtiers.
La présence physique du Négoce est marquée également par la proximité des bureaux et des chais des négociants. Ainsi, à Béziers, où le marché se tient le vendredi sur la place bordée par les Allées Paul-Riquet, les allées et les rues adjacentes sont le siège des maisons de commerce les plus prestigieuses[38]. Dans la même logique, les transactions les plus conséquentes se négocient et se concluent au bien-nommé Café des négociants. Il est ainsi impossible aux propriétaires (pourtant deux à trois fois plus nombreux à Béziers les jours de marché[39]) d’échapper à la domination des négociants, qui cherchent ainsi à marquer leur pouvoir par leur présence et par le contrôle de cet espace de mixité dans lequel se déroulent les transactions hebdomadaires.
Le contrôle des marchés est également, enfin, le contrôle des prix. Par divers artifices, nous l’avons vu, les négociants jouent lors du marché lui-même sur les prix. Il s’agit le plus souvent d’une tentative de contrecarrer les velléités des propriétaires, qui arrivent souvent avec le même argument : les rendements à la vigne et à la cave sont « lamentables[40] ». Alors, les négociants, ou bien ils parient sur une hausse des cours et jouent le jeu des propriétaires, et les cours s’enflamment, ou bien ils parient sur une baisse des cours, et toutes les tentatives sont bonnes pour juguler ces cours. Une des techniques consiste à s’entendre entre négociants pour refuser systématiquement toutes les transactions pendant un certain temps, faisant baisser les prix d’heure en heure[41]. C’est une tentative risquée, car si elle peut s’avérer efficace lors des marchés réduits et là où le Négoce est homogène (Pézenas, Saint-Chinian, Clermont), elle est quasiment vouée à l’échec sur les grands marchés où le Négoce est très disparate et aux origines diverses et lointaines (Béziers, Sète, Nîmes par exemple). Sur ces grands marchés, le contrôle des prix passe par l’emprise du Négoce sur la Commission des prix, qui enregistre à la fin du marché les transactions et fixe les cotes des vins, c’est-à-dire les cours. Ainsi, cette commission, qui se réunit sous l’égide de la Chambre de commerce, est composée majoritairement de négociants, et les archives des chambres de commerce démontrent implicitement de nombreuses irrégularités, comme cette lettre du président de la CGV en novembre 1921, qui s’émeut de la différence de prix entre les cotes et les prix effectifs[42].
Néanmoins, si la tentation de domination est réelle et avérée, le Commerce est contraint de composer avec les propriétaires.
Une collaboration vitale
Le rapport de force qui s’établit entre le monde urbain et le monde rural n’est pas nouveau, et, pour le Languedoc, la période précédente, qui a vu la région s’affirmer comme une des régions dominantes dans l’économie viticole nationale, est déjà marquée par cet antagonisme ville-campagne. Pourtant, force est de constater que, au tournant du XXe siècle, les modalités de ce rapport sont transformées. Tout d’abord, ce sont les conséquences de la crise phylloxérique qui ont poussé à une restructuration du Commerce. En effet, le Commerce a été profondément traumatisé par l’effondrement d’un modèle économique dans lequel il avait une place de choix. Mais jusqu’en 1907-1910, le Commerce est marqué par sa désorganisation et par les actions collectives des propriétaires qui visent à limiter l’influence et l’incidence des intermédiaires (développement du mouvement coopératif, naissance de la CGV, assainissement du marché, par exemple). Après la guerre, la tendance générale, si elle s’était légèrement améliorée avant 1914 – et, d‘ailleurs, elle avait entraîné une hausse des effectifs des courtiers et des négociants –, se dégrade rapidement. Le Midi perd alors la maîtrise des marchés nationaux au profit des grands centres de consommation et de leurs intermédiaires dans un premier temps, puis des sociétés à succursales multiples dans un second (comme par exemple la Société Nicolas qui se développe rapidement durant l’entre-deux-guerres). Cela est dû également en grande partie au développement de la viticulture dans des régions voisines des grands centres de consommation, ce qui limite ainsi les frais de transport, et donc aussi à une difficulté à écouler des stocks toujours importants. Les négociants languedociens se trouvent donc dans une situation périlleuse où les stocks continuent année après année de gonfler alors que les cours s’effondrent. La conjoncture est par conséquent délicate durant ces années, et seuls les plus solides financièrement arrivent à tirer leur épingle du jeu ou à survivre. Bien évidemment, par répercussion, les propriétaires dans les campagnes sont frappés par ces aléas, et si le Négoce se plaint constamment de récoltes toujours en décalage sur les cours, les petits et moyens propriétaires languedociens souffrent également de la dégradation des conditions économiques. Il faut donc trouver des solutions communes qui passent par un dialogue constant, comme le prouvent les échanges de lettres ou les rencontres lors de crises aiguës. C’est le cas, par exemple, lors des deux conflits mondiaux, bien évidemment, où la solidarité au sein du secteur vitivinicole efface les rivalités locales et l’antagonisme ville-campagne. C’est également le cas lors des mouvements de contestation qui touchent le secteur, comme la grève des charretiers en 1911[43] ou la grève des courtiers en 1926[44]. Les deux partis, Commerce et Propriété, se retrouvent également lors de grandes rencontres de protestation, comme en novembre 1909 au Pavillon populaire de Montpellier, où les membres de la CGV retrouvent, entre autres, les membres du bureau du Syndicat régional de commerce des vins en gros, à l’origine du projet, pour protester contre les nouvelles taxes prévues par le ministre du Budget[45]. Ainsi, lorsque les intérêts de la viticulture sont en danger, monde rural et monde urbain savent se retrouver autour de la défense d’un intérêt commun, la défense de la viticulture régionale et de son économie. C’est un élément qui prouve la profonde interdépendance des différents acteurs du monde vitivinicole et l’interpénétration des intérêts ruraux et urbains.
En outre, les négociants sont dépendants de la qualité des vins produits par les vignerons. En effet, c’est cette qualité – prise ici dans sa définition extensive – qui permet aux négociants de confectionner ou de vendre les stocks à de meilleurs prix. Si les négociants, notamment par le biais des courtiers et, après 1907, par l’obligation de déclaration, connaissent au mieux les stocks des producteurs, ils n’ont aucun impact sur la qualité de ceux-ci. Il est donc nécessaire qu’il y ait une harmonisation qualitative entre l’offre et la demande afin de faire correspondre les besoins des uns aux propositions des autres. Dans cette optique, il n’est pas rare de retrouver la trace d’échanges fructueux entre les différents acteurs de la filière, soit dans les correspondances privées ou les échanges publics. Ainsi, A. Domergue s’inquiète dans diverses lettres des rumeurs liées à la qualité, qui font chuter les prix (« On peut dire d’une manière générale que les mauvaises qualités font les mauvais prix[46] », au sujet de rumeurs concernant une potentielle attaque de mildiou) ou des différents articles de l’Action méridionale qui traitent de la nécessaire bonne qualité des vins à la propriété. Ici, alors que les propriétaires semblent davantage être dans une logique de productivité, on retrouve chez certains négociants, et notamment dans les instances syndicales, la louable intention d’une orientation qualitative, nécessaire à la bonne marche de leurs affaires commerciales. Par le biais de rencontres avec les représentants des propriétaires et de la diffusion d’articles scientifiques ou polémiques, les négociants cherchent à influer sur la réputation des vins méridionaux.
C’est un – timide – premier pas vers l’amélioration d’une qualité généralement décriée, amélioration qui ne peut que se réaliser dans le cadre d’une collaboration entre les différents acteurs de la filière. En revanche, dans d’autres domaines, cette collaboration est beaucoup plus difficile.
Une cohabitation forcée
La cohabitation entre les représentants du Négoce et de la Propriété se déroule tout d’abord au sein des instances représentatives de la filière. Ainsi, dans toutes les commissions émanant des chambres de commerce, cette cohabitation est forcée. Au sein des différentes commissions, les représentants du monde rural (propriétaires et courtiers) et du monde urbain (négociants et courtiers) doivent se partager les attributions et les places. Incontestablement, ce partage, à la fois des places honorifiques mais également du pouvoir décisionnaire, ne se fait pas sans tensions.
À la suite de la loi de décembre 1949[47] instituant la profession de « Courtiers de campagne », les courtiers doivent, afin de poursuivre leur profession, demander leur inscription sur les registres du commerce afin de disposer d’une carte professionnelle. Cette carte est délivrée par le préfet après avis de la commission consultative, qui est composée de six membres : deux représentants du syndicat des courtiers en vins, deux représentants du syndicat des négociants en vins et deux représentants des associations viticoles les plus représentatives, désignés tous les deux ans par leurs organismes respectifs. Cette commission est présidée par le président de la Chambre de commerce. S’il s’agit ici d’un outil de contrôle de la profession voulu par les organisations syndicales des courtiers, et notamment par la toute jeune Fédération nationale des courtiers en vins (créée en 1946), majoritairement d’origine urbaine (son siège est à Montpellier, où réside son premier secrétaire général). Cette commission est le siège d’alliances à géométrie variable. Ainsi, les deux courtiers biterrois s’allient en 1951 aux deux représentants de la viticulture contre les représentants des négociants. Cette scission s’explique par le sujet de la discorde : le taux de courtage. Négociants et courtiers ont signé en 1949 un protocole d’accord sur le taux de courtage (fixé à 30 francs par hectolitre), mais cet accord est contraire aux pratiques locales, qui se caractérisent dans la région de Béziers par un taux fixé librement entre le courtier et le commerçant. Ce taux est dénoncé dès novembre 1950 par les négociants. Or, en 1951, à la suite d’un différend juridique portant sur la légitimité de la commission à fixer ce taux ou pas, Corbery et Pommier, les deux représentants du Négoce, décident de quitter la commission et présentent leur démission[48]. Ces démissions n’étant jamais acceptées, les négociants adoptent alors la tactique de la chaise vide et il faudra attendre janvier 1960 pour que les négociants réintègrent la commission[49].
Cet épisode illustre bien les difficultés de cohabitation entre le Négoce et la Propriété, entre les représentants du monde urbain et les représentants du monde rural. Cette cohabitation se fait le plus souvent dans un climat de tension en raison des luttes d’influence féroces qui régissent les relations entre ces deux acteurs. Ces tensions s’expliquent également par les intérêts, le plus souvent financiers, mais parfois également politiques, voire personnels, qui les sous-tendent et qui sont en jeu. Il convient avant tout de défendre son entreprise, sa corporation, son environnement. Lorsque s’y superposent des a priori générateurs de mépris parfois, de jalousie souvent, les relations se raidissent et les positions se braquent. Se dessinent alors des frontières mentales parfois difficilement franchissables et qui sont notamment manifestes, voire caricaturales, lors de la venue des commissions d’enquête parlementaires de 1907 et de 1930-31.
En effet, à la suite des crises de 1907 et de 1929-30, l’État décide de mener, à chaque reprise, une grande enquête parlementaire visant à décrypter les causes des crises. Lors des deux enquêtes, tous les représentants du monde vitivinicole sont présents et auditionnés, chacun étant confiant dans le pouvoir de son organisme et dans son pouvoir en tant que groupe de pression. Ces auditions montrent combien les arguments des uns et des autres sont opposés. Elles montrent également comment il est classique dans une telle relation impliquant des liens nécessaires, mais souvent réprouvés, de dénoncer l’autre. Ainsi, en 1907, nombreux sont les commerçants qui sont accusés de se livrer depuis la fin de la crise phylloxérique à des pratiques frauduleuses, comme le sucrage des vins[50] ou le « blanchissage des acquits[51] », qui transforme les vins malades détenus en vins consommables[52]. Un autre rapport note clairement les divergences de vue entre commerçants et viticulteurs[53]. Ce rapport achève son introduction sur la nécessité d’ « une entente tacite entre producteurs et commerçants, non seulement sur les causes mais également sur les remèdes à y apporter[54]. » Ainsi, alors qu’on leur demande de collaborer afin de sortir de la crise et de ne pas permettre son renouvellement, les acteurs de la filière préfèrent s’accuser les uns les autres. La situation est exactement la même en 1931. Il n’est pas rare de lire dans le rapport des visites de la Commission Barthe la désapprobation d’une partie du public[55] ou les interventions de certains représentants du Commerce ou de la Propriété, qui n’hésitent pas à se contredire publiquement, opposant arguments aux arguments. Ainsi, Ravel, président de la Confédération générale des caves coopératives de vinification, n’hésite pas à dresser un tableau profondément sombre de la situation du Commerce méridional, qu’il qualifie d’ « impuissant[56] », pour conclure sur la seule solution d’avenir : la coopération entre producteurs.
On le voit ici, dans certaines situations, ce sont les intérêts corporatistes, voire individuels, qui prévalent. C’est somme toute normal dans une région et un secteur économique historiquement marqués par un individualisme prédominant.
Au final s’esquissent des relations complexes où le Négoce cherche à s’établir comme force de domination. C’est bien évidemment délicat dans une société vitivinicole où les réticences à voir les élites urbaines imposer leur vues sont nombreuses. Pourtant, il est clair que le Commerce arrive à s’imposer au cours de ces quelques cinquante années comme une force d’impulsion et de modernisation.
Un agent de transmission
De nouvelles pratiques entrepreneuriales
Si diverses études ont montré les spécificités de la population viticole et notamment sa singularité au sein de la population rurale française[57], aucune ne met en avant le rôle de diffusion du Négoce dans un processus de modernisation des techniques de gestion des propriétés et des échanges. Celui-ci est pourtant indéniable dans plusieurs secteurs.
Tout d’abord dans le secteur de la gestion des stocks. En effet, le Négoce, dans un souci évident de rentabilité, oblige les propriétaires, le plus souvent petits et moyens, à une meilleure gestion des stocks. Les sources montrent particulièrement bien que les négociants diffusent dans les campagnes des techniques modernes de conservation, de retiraison et de transport des stocks. Il n’est ainsi pas rare de retrouver dans la correspondance des négociants ou dans les archives des syndicats de nombreux prospectus provenant de sociétés locales ou nationales promettant une amélioration des rendements, une conservation plus efficace et des moyens de transport plus sûrs, le tout grâce à des outils qui se disent « révolutionnaires » (pompe à vin, appareil élévateur, caves électrifiées)[58]. Les négociants se font alors les diffuseurs de techniques nouvelles, grâce auxquelles les avancées scientifiques, relayées par la ville, progressent dans les campagnes languedociennes. Au cours de cette période, il en va ainsi de la vaisselle vinaire (cuves en acier, puis cuves en verre), des techniques du pesage ou d’embouteillage du vin, du remplacement des fûts par des foudres, puis par des cuves ou des charrettes par des camions-citernes. Tant d’exemples qui démontrent l’importance du Négoce dans la modernisation de la gestion des stocks.
Les négociants insistent également sur les nécessaires précautions à prendre dans cette gestion des stocks. C’est ainsi qu’eux-mêmes, dans un premier temps, font appel à des laboratoires d’analyse externes pour analyser les échantillons, et que, rapidement et obéissant à une logique de réduction des coûts[59], ils intègrent à leur maison de négoce des laboratoires modernes pouvant mesurer toutes les variables importantes à la bonne constitution d’un vin : degré alcoolique, teneur en extrait sec, acidité totale et volatile, richesse tartrique ou en tanins[60]. Rien ne remplace l’art de la dégustation, et cette pratique est toujours très répandue lors des transactions de quantités limitées. Or avec l’immixtion des maisons de l’extérieur dans les affaires languedociennes et l’accroissement des ventes de grosses caves, ce sont tout naturellement les techniques scientifiques, plus sûres, qui sont privilégiées, à la fois par les propriétaire ruraux voulant se prémunir de tout recours contre leur récolte et par les négociants urbains pour éviter toute perte qui équivaudrait à une perte d’argent. Ainsi, si l’on prend en considération l’année 1926 dans l’Action méridionale[61], huit articles complets sont consacrés aux techniques de conservation. On y trouve également une rubrique « Œnologie », une rubrique questions-réponses qui traite majoritairement des questions de conservation des stocks, et enfin des interventions de spécialistes, comme en mars 1929, où un scientifique intervient sur la question du « froid et l’analyse des vins[62] ».
Enfin, cette attention est renforcée par la nécessité d’assurer son vin. Dès le début du siècle, les négociants, encouragés par leurs syndicats, assurent leur vin auprès des assurances locales. Ainsi, Antoine Domergue assure son vin en 1906 à hauteur de 37 000 francs auprès des Assurances générales de Montpellier[63]. Par capillarité, cette technique se transmet auprès des grands propriétaires, puis des plus petits propriétaires qui en ont les moyens. C’est un impératif pour les négociants, qui engagent des sommes souvent colossales dans une matière hautement périssable et volatile. L’exigence des négociants s’étend ainsi dans les campagnes par le biais de ces innovations techniques.
Le domaine dans lequel les négociants règnent en maître dans la gestion du lien entre espaces ruraux et espaces urbains est sans contredit celui de la transaction. Fondamentalement, il ressort des archives consulaires ou syndicales que les négociants et les courtiers de ville sont, dès le début du siècle, d’ardents et farouches défenseurs des théories libérales. Ils œuvrent pour la bonne marche de leur entreprise, et tout leur discours est basé sur la recherche de bas coûts, d’une rentabilité maximum, d’un risque minimum, d’une réduction des taxes.
Dans cette logique capitalistique, le Négoce apporte une attention toute particulière à l’établissement de normes transactionnelles rigoureuses et bien réglées. C’est ainsi que, sur toute cette période, le Négoce cherche à épurer le secteur des éléments les plus perturbateurs pour le marché (courtiers marrons[64], négociants-spéculateurs, commissionnaires extérieurs) et donc les moins contrôlables. Cela passe par des consignes très claires, comme l’interdiction de commercer avec des courtiers ou des syndicats n’apparaissant pas sur les registres syndicaux, ou par la dénonciation des courtiers ou commerçants ne respectant pas les coutumes locales, tel ce courtier héraultais qui traite directement avec des négociants belges et qui est dénoncé publiquement dans le bulletin mensuel du Syndicat du commerce en gros[65].
Surtout, les négociants cherchent tout au long de la période à établir un contrat type de vente de caves. C’est une revendication constante que l’on retrouve depuis le début du siècle jusqu’aux années 1950 et qui accumule de nombreuses oppositions, tant de la part des propriétaires, qui y voient un moyen supplémentaire du Négoce d’accroître sa domination sur le marché, que de celle des courtiers, voire de la part de certains négociants eux-mêmes. Il n’est en effet pas rare que certaines dissensions apparaissent au sein du Négoce à ce sujet, notamment entre deux régions aux coutumes locales différentes (Biterrois et Nîmois, par exemple, sur le moment du solde du contrat).
Au final, les différentes sources prouvent que les négociants sont arrivés à leur fin et qu’un « contrat-conseil » (et non pas un « contrat type »), assurant les termes de l’agréage, de l’échantillonnage, du type de vente et des modalités de retiraison, voit le jour et se diffuse dans les années 1930. Ce contrat, qui pour les négociants est une « légitime sécurité[66] », permet surtout d’éviter les soucis et les procès, et permet de renforcer la rigueur tant désirée par les négociants sur le marché des vins. Face à cette volonté, les propriétaires, par le biais de leurs représentants syndicaux, ou les courtiers, proposent, eux aussi, des contrats types. Si les différences sont parfois minimes, elles n’en sont pas moins symboliques (comme la question de la responsabilité de la casse ou du taux de courtage), mais cette évolution participe incontestablement à une standardisation des pratiques entre villes et campagnes, et à un renforcement de la position du Négoce, qui, petit-à-petit, s’impose en tant que notabilité régionale.
Une sociabilité entre villes et campagnes
Incontestablement, les négociants font partie de l’élite de la société vitivinicole. Par leur position sociale, mais également par leur rôle dans la gestion de la production et de son écoulement, ils sont craints et respectés, alors que, dans les campagnes, on imite leur mode de vie.
Leur position est assurée tout d’abord depuis la fin du XIXe siècle par leur moyens financiers et par leur capacité à capitaliser à partir d’une activité qui demande énormément de fonds pour bien fonctionner. Ainsi, les négociants les plus respectés sont ceux qui payent les traites rubis sur ongle et qui ont les moyens de faire des avances sur commande. Ils permettent, en avançant les fonds nécessaires aux producteurs afin qu’ils puissent investir ou soutenir leur activité, de maintenir une activité fragile et vulnérable, soumise à la volatilité des cours, eux-mêmes soumis à l’incertitude des éléments climatiques. En effet, un seul orage à l’approche des vendanges peut ruiner tout ou partie de la récolte et entraîner des pertes financières conséquentes pour les producteurs et bien évidemment tous les intermédiaires qui écoulent la marchandise. En effet, juste après les campagnes, en septembre ou en octobre généralement, les négociants procèdent à des achats massifs de caves, parfois, certaines années, jusqu’aux deux tiers des récoltes. Les marchés passés sont alors des marchés à prix fermes avec acomptes et échelonnement des retiraisons. Les propriétaires, leur récolte effectuée, reçoivent alors une première somme considérable (l’acompte en octobre ou en novembre), puis des rentrées régulières (le plus souvent mensuelles ou trimestrielles lors des retiraisons). Pour les vignerons languedociens, c’est la sécurité d’avoir un fonds de roulement disponible tout au long de l’année.
Cette capacité à financer l’activité productive fait dire dans les campagnes languedociennes que les négociants sont les « banquiers[67] » de la viticulture, et, au cours de ce premier XXe siècle, les négociants confortent, de par leur pouvoir financier et leur domination du marché, leur condition bourgeoise. C’est le cas des grandes maisons de commerce urbaines, mais c’est également celui des petits négociants ruraux qui, s’ils n’ont pas les moyens financiers des grandes maisons, disposent de ressources suffisantes pour faire travailler une partie d’un village. Naît alors une nouvelle élite, à la frontière de la ville et de la campagne, une élite diverse et hétérogène, mais qui conserve comme traits principaux le libéralisme économique, la volonté de domination du marché et un style de vie bourgeois. Ce sont ces marqueurs d’une revendication sociale distinctive que l’on retrouve dans les sources, tant privées (photographies de famille[68], livres de compte[69], liquidations[70]) que publiques (banquets de la Fédération méridionale[71], divers articles de presse).
Les négociants, tout comme les courtiers, sont également des relais recherchés dans la société viticole languedocienne. Ils permettent de dénouer des situations complexes, de faire des affaires ou de nouer des relations. Ainsi, dans une lettre qui lui est adressée, Antoine Domergue est requis pour mettre en rapport un vendeur de grains et un potentiel acheteur. Son interlocuteur veut pouvoir faire appel à ses réseaux qu’il sait développés. Dans une autre lettre, l’École nationale d’agriculture, à la recherche d’un treuil pour des travaux, fait appel aux connaissances de Domergue[72]. Il faut signaler que le négociant Domergue est reconnu comme un intermédiaire de premier plan, et il n’est pas rare de retrouver dans sa correspondance des demandes d’intercession auprès des services publics ou de sociétés, ou des sollicitations pour un emploi (chez lui ou chez des connaissances).
Domergue cultive cette position forte par une sociabilité active. Il participe à différents comités locaux, est membre de la société d’agriculture pour laquelle il organise des randonnées, et il n’est pas rare de le voir répondre qu’il fera son possible pour satisfaire aux diverses sollicitations « lors du prochain marché », preuves de l’importance en ce début de siècle des rapports humains et des contacts entre villes et campagnes. Les rapports humains et les logiques réticulaires sont tout aussi importants cinquante ans plus tard quand les membres du bureau de la Fédération méridionale de commerce en gros reçoivent des demandes d’intercession auprès des députés et des sénateurs régionaux[73], preuve de l’écoute dont ils peuvent disposer et de l’aura dont ils jouissent dans le monde vitivinicole. Enfin, dernier témoignage de cette sociabilité, en juin 1931, lors du décès de M. Chapel, président du Syndicat du commerce des vins de Pézenas, tous les notables et édiles du département[74] sont présents, marquant ainsi leur respect pour un membre éminent du Négoce local dont la notabilité lui avait permis d’être élu maire de la ville.
Conclusion
Au terme de cette étude, il est indéniable que les représentants du Négoce, qu’il s’agisse des négociants eux-mêmes ou de leurs relais, les courtiers, symbolisent jusqu’aux années 1950 le lien fort entre les mondes urbain et rural. Ils sont le marqueur d’une interdépendance ambivalente, source d’efficacité dans des transactions commerciales dont ils sont les rouages essentiels. Mais ces relations sont aussi souvent génératrices de tensions, et parfois de conflits, nés de la nécessité où sont les uns et les autres de trouver leur place dans un milieu vitivinicole en constante restructuration et soumis à l’impérieux besoin de coopérer et à l’irrésistible envie de dominer le marché.
Vecteurs d’une mentalité et d’une sociabilité qu’ils façonnent au rythme de leurs besoins et de leurs appétits, les négociants et les courtiers diffusent également des techniques de commercialisation ou de gestion des stocks qui sont autant de manières de rationnaliser un marché impétueux et aléatoire. Par leur rigueur, née de leurs convictions capitalistiques et de leur soif de maîtriser toute la chaîne d’écoulement des stocks d’un produit, le vin, hautement périssable, ils symbolisent la volonté d’un assainissement du marché viticole national d’abord manifestée par les différents gouvernements et dont ils sont un des premiers relais.
C’est donc ici l’affirmation d’un acteur majeur d’une société vitivinicole languedocienne qui se singularise par la forte connexité entre espaces ruraux et espaces urbains. Dans cette relation complémentaire, le Négoce apparaît bel et bien, entre 1900 et 1950, comme le pivot principal, et toutes les tentatives de se passer de ses services se sont avérées des échecs dans la première moitié du XXe siècle. Si, au terme de la période, son influence tend à diminuer, c’est très précisément parce que le Négoce local subit les assauts des grosses maisons des centres de consommation, et surtout parce que les propriétaires, qui se sont regroupés massivement au tournant des années 1930 en coopératives, vont appliquer les mêmes méthodes que le Commerce, limitant sa mainmise sur les marchés, mais marquant également la réussite de son modèle de développement.
Références
[1] Maurice Jeanjean, Vigne et vin en Languedoc-Roussillon, L’histoire de la famille JeanJean, 1850-2006, Toulouse, Editions Privat, 2007, p. 59.
[2] Geneviève Gavignaud-Fontaine, Le Languedoc viticole, la Méditerranée et l’Europe au siècle dernier (XXe), Montpellier, UPV, p. 42 et sq.
[3] Gilbert Garrier, Le Phylloxera, Paris, Albin Michel, 1989.
[4] G. Gavignaud-Fontaine, Le Languedoc viticole…
[5] Guillaume Géraud-Parracha, Le commerce des vins et des eaux-de-vie en Languedoc sous l’Ancien Régime, Montpellier, Dehan, 1957.
[6] Remy Pech, « Le marché viticole français au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle », dans Jean Sagnes ed., La viticulture française aux XIXe et XXe siècles, Béziers, Presses du Languedoc, 1993.
[7] Raymond Dugrand, Villes et campagnes en Bas-Languedoc, Paris, PUF, 1963.
[8] Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons, Histoire du vignoble français, Paris, Fayard, 1988, p. 449-453.
[9] R. Dugrand, Villes et campagnes …, p. 166.
[10] G. Gavignaud-Fontaine, Le Languedoc viticole…, p. 77.
[11] R. Dugrand, Villes et campagnes …,p. 167.
[12] P. Gallet, « L’approvisionnement en vins de Paris », Annales de géographie, n° 274, Vol. 48 (1939), p. 364-366.
[13] Léon Douarche, Le vin et la vigne dans l’économie nationale française, Paris, Cahiers de la réorganisation économique, 1943, p. 29.
[14] Statuts de la Fédération Méridionale du Commerce en Gros des Vins et des Spiritueux, du Midi, art. 1.
[15] L’Action Méridionale, N°121, décembre 1929.
[16] Pierre Bergé, Le marché des vins du Midi, Paris, PUF, 1927, p. 28.
[17] Archives départementales de l’Hérault, 5J35, Fonds Domergue, Correspondance.
[18] Charles Gervais, Indicateur des vignobles méridionaux, Montpellier, Impr. Firmin, Montane et Sicardi, 1903.
[19] Id.
[20] Olivier Mercant, Remy Pech, « Analyse d’un marché agricole et des structures de production par la modélisation dynamique », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, n°4, vol. 36 (1981), p. 592.
[21] P. Bergé, Le marchés des vins…, p.32.
[22] ADH, Série 6U, Tribunaux de Commerce, Liquidations et faillites, échantillons.
[23] Statuts de la FMCGVSM, art. 1.
[24] L’Action Méridionale, « Le bureau pour l’exercice 1924-1927 », n°31, février 1926.
[25] G. Gavignaud-Fontaine, « Aux origines de la C.G.V. dans le Midi: Combats pour la défense du vin naturel et pour la maîtrise du marché des vins », Etudes Héraultaises, 37-38, 2007-2008, p. 141-154.
[26] ADH, 5J49, Fonds Domergue, Mas de Grille.
[27] ADH, 667W53-54-55, Préfecture de l’Hérault, Dossiers individuels de demande de cartes professionnelles, Courtiers, Chambre de Commerce de Béziers, échantillons.
[28] Le marché des vins se tient le lundi à Nîmes, le mardi à Montpellier, le mercredi à Sète, le jeudi à Narbonne, le vendredi à Béziers et le samedi à Carcassonne.
[29] P. Bergé, Le marché des vins…, p. 26.
[30] Lépold Vivarès, « Les grands marchés vinicoles du Midi », Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1918, p. 23.
[31] P. Bergé, Le marché des vins…, p. 26.
[32] Ibid, p. 27.
[33] ADH, 5J35, Fonds Domergue, Correspondance.
[34] P. Bergé, Le marché des vins…, p. 27.
[35] Id.
[36] Id.
[37] L. Vivarès, « Les grands marchés… », p. 24.
[38] ADH, PAR 1600, Annuaires du département de l’Hérault, 1900 à 1939.
[39] L. Vivarès, « Les grands marchés… », p. 23.
[40] Ibid, p. 24.
[41] ADH, 8M230, Chambre de commerce de Béziers, Rapport de Paul Araou sur « l’évolution des stocks », 31 oct 1922, p. 2.
[42] ADH, 8M226, Chambre de commerce de Béziers, Lettre dactylo, Col. Mirepoix, novembre 1921.
[43] « Grève des Charretiers », Bulletin Mensuel du Syndicat Régional du Commerce en Gros des Vins et Spiritueux de Montpellier, n°46, octobre 1911, p. 501.
[44] L’Action Méridionale, n° 48, décembre 1926, p. 1.
[45] « Meeting de protestation », Bulletin Mensuel…, n° 29, novembre 1909, p. 450.
[46] ADH, 5J35, Fonds Domergue, Correspondances.
[47] JORF du 4 janvier 1950, Loi n°49-1652 du 31 décembre 1949 : courtiers en vins dits courtiers de campagne : règlementation de la profession, p. 116.
[48] ADH, 667 W 52, Courtiers en vins, Correspondances diverses.
[49] Id.
[50] Archives Nationales, BB30 – 1698/16, Procès-verbal de la séance du 27 mai 1907, Annexes : Rapport Cazeaux-Cazalet, p. 5.
[51] Les acquits sont des quittances qui permettent de justifier un paiement. Ils sont nécessaires au transport du vin et ont une couleur différente selon la qualité du vin. Le blanchissage d’acquit consiste à modifier un acquit pour rendre un alcool consommable un alcool à l’origine destiné à l’industrie.
[52] AN, BB30 – 1698/16, Rapport Cazeaux-Cazalet, p. 6.
[53] AN, Ibid, Deuxième rapport – 6 juin 1907, p. 4.
[54] AN, Ibid, p. 5
[55] Archives de l’Assemblée nationale, Rapport fait au nom de la Commission des boissons chargée de procéder à une enquête sur la situation de la viticulture de France et d’Algérie, Paris, 1930-31, Tome I.
[56] Ibid., p. 31
[57] M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons…
[58] ADH, 5J35, Fonds Domergue, Correspondance.
[59] Pierre Casanova et Francis Marre, Code du Négociant en Gros, Chapitre « Le laboratoire indispensable », Paris, Editions scientifiques de France, 1926 p. 371-377.
[60] P. Casanova et F. Marre, Ibid, Chapitre « Ebullioscopie », p. 403-408.
[61] « Tableau analytique des articles », L’Action Méridionale, n°51, décembre 1926, p. 4.
[62] L’Action Méridionale, n°78, mars 1929, p. 2-3.
[63] ADH, 5J35, Fonds Domergue, Correspondance.
[64] Le marronnage est le fait, pour une personne, de pratiquer une activité sans qu’elle ne soit inscrite sur les registres de la Chambre de commerce locale. C’est une pratique courante dans le Midi au début du XXe siècle, mais illégale.
[65] « Courtiers indélicats », Bulletin Mensuel du Syndicat Régional du Commerce en Gros des Vins et Spiritueux de Montpellier, n°61, janvier 1913, p. 116.
[66] P. Bergé, Le marché des vins…, p. 37.
[67] Rémy Pech, « L’organisation du marché des vins en Languedoc-Roussillon aux XIXe et XXe siècles », Etudes Rurales, n°78-80, avril-déc 1980, p. 106.
[68] M. Jeanjean, Vigne et vin en Languedoc…, photographies diverses, p. 58, 61 ou 68 par exemple.
[69] ADH, 6U2/757, Faillite Augé Jules, Comptes courants.
[70] ADH, Série 6U, Tribunaux de Commerce, Liquidations et faillites, échantillons.
[71] « Le congrès de la Fédération Méridionale », L’Action Méridionale, n° 186, mai 1934.
[72] ADH, 5J35, Fonds Domergue, Correspondance.
[73] « Rapport sur l’activité de la Fédération », Congrès de la Fédération Méridionale de Commerce en Gros des Vins et Spiritueux, juin 1955, p. 1-9.
[74] « Nécrologie », L’Action Méridionale, n°142, juin 1931.