Les artistes bruts, des créateurs entre marginalité et/ou « dissidence »

DELPHINE DORI
Université de Liège

Résumé: L’art brut est une catégorie artistique créée par Dubuffet en 1945 qui regroupe une série de productions réalisées par des créateurs œuvrant en dehors des mondes de l’art consacrés, incluant artistes fous, artistes médiumniques, prisonniers, visionnaires, « hommes du commun ». L’usage de ce terme est généralement réservé pour le travail d’artistes avec peu ou pas de formation artistique, en particulier des individus socialement marginalisés qui, pour des raisons diverses, se sont mis à peindre, dessiner, sculpter ; soit des artistes en « dehors » d’une influence d’un monde de l’art établi et « en dehors » de la société. A l’issue de cet article, nous nous interrogerons sur le rapport que ces créateurs entretiennent à la marge et la marginalité. Comment cette marge se déplace dans les discours? Cette marginalité signifie-t-elle que les créateurs en question sont dissidents? Ce processus s’articule autour d’une série de pratiques et de discours, marqués par des définitions changeantes de la folie et de la culture.

 

 

 

Table des matières
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    L’art brut, une catégorie artistique à la « marge »

    La construction d’une altérité: L’autre de l’art

    L’art brut n’a pas toujours existé. Si les œuvres aujourd’hui réunies sous le nom d’art brut sont reconnues comme des œuvres d’art à part entière, il n’en a pas toujours été ainsi.

    Avant que Dubuffet ne crée l’art brut, les objets désignés plus tard sous l’entité art brut étaient appréhendés tout autrement, les objets n’étaient tout simplement pas considérés comme de l’art. C’est au tout début du XIXème siècle avec Pinel, que la situation des institutions psychiatriques commença à se modifier. Il fut le premier psychiatre à instituer les thérapies occupationnelles favorisant les activités des artistes malades et à observer la créativité de ses patients, à travers un angle thérapeutique, et à écrire sur leur production, dans son Traité Médical sur le Désordre Mental ou la Manie (1801). De son usage thérapeutique avec Pinel[1], la production du fou, devient ensuite exploitée dans le champ médico-légal[2]. Dans ce cadre-ci, les dessins de fous servaient de moyen pour repérer des indices qui pouvaient perturber l’ordre public.

    Dans le contexte du positivisme de la fin du XIXème siècle, l’art des fous a aussi fait l’objet d’un matériel de diagnostic, servant à la classification et à la nosographie psychiatrique. Paul-Max Simon, dans « L’imagination dans la folie : étude sur les dessins, plans, descriptions et costumes des aliénés » (1876) fut l’un des premiers psychiatres à adopter un point de vue descriptif, et scientifique, en formant une large collection de peintures et dessins de fous. S’il est l’un des premiers à constater que la maladie peut développer l’originalité et l’invention, elle reste cependant toujours confinée dans le champ de la psychopathologie.

    L’art des fous a donc basculé de statut de preuve juridique à objet d’étude, favorisant l’accès au savoir médical. Les psychiatres de cette époque étaient intéressés par l’art des patients, en tant qu’œuvre-symptôme, et témoin révélateur de la maladie. Au mieux ces productions suscitaient une curiosité, mais en aucun cas n’étaient pris au sérieux comme la manifestation d’une véritable création artistique.

    Il faudra attendre l’apport de psychiatres «compréhensifs» comme Marcel Réja, Hans Prinzhorn ou Walter Morgenthaler, pour comprendre ces œuvres, non plus comme simplement le résultat d’une maladie, mais également y voir un intérêt pictural : ils combinaient alors une approche picturale et une approche psychiatrique, ce qui n’était pas une approche habituelle de la plupart des psychiatres à cette époque. Si les psychiatres décelaient un intérêt artistique, ces œuvres restaient malgré tout confinées dans le cadre de la psychiatrie. Elles restaient marginalisées à l’hôpital ; à cette époque on ne pouvait les appréhender que dans ce cadre-là : cet intérêt artistique se faisait au prix d’une marginalisation.

    Mais les « productions » des fous n’étaient pas seules à être non visibles dans le monde de l’art. Il y avait également toute une série de personnes qui créaient des choses qu’on considéra plus tard comme de l’art qui étaient absolument « invisibles » et complètement situé à la marge du monde de l’art : soit ces objets étaient considérés comme des curiosités, soit au mieux pouvaient-ils éventuellement être appréhendés comme de l’art, mais dans ce cas-là ils n’étaient pas visibles ailleurs que leur cadre d’origine (prison, hôpital, village…), loin d’un musée d’art, soit ils étaient rejetés comme du non-art en raison de la non-conformité avec ce qu’on attendait d’une œuvre d’art, de la conception qu’on avait alors de l’artiste ; soit, ces œuvres n’étaient pas visibles, car on n’avait pas de cadre théorique pour les penser et donc on ne savait tout simplement pas quoi en faire. On pourrait citer de nombreux exemples de cas d’artistes non reconnus et marginalisés à l’époque : le Facteur Cheval, Augustin Lesage, Joseph Crépin,… Isolés les uns des autres, « inconscients des mondes de l’art », ils n’étaient pas visibles. Avant que Dubuffet réunisse ces créateurs et les regroupe au sein d’une catégorie instituée (l’art brut), ces divers créateurs étaient soit exclus de l’art ou situés aux marges de l’art institué (« l’autre de l’art »)[3]. Du côté des psychiatres, les objets produits à l’époque par les fous étaient considérés simplement comme des symptômes ou les résultats de la maladie mentale, au mieux bénéficiaient-ils d’une curiosité, mais en aucun cas pris au sérieux comme la manifestation d’une création artistique. Si les psychiatres ne leur accordaient pas le statut d’œuvre d’art, c’est parce que ces objets ne répondaient pas à leurs critères de l’art (comme la « capacité à reproduire », « la perspective », « le respect des proportions ») et les critères qui s’imposaient à eux étaient des critères nosographiques (à telle forme et tel style spécifique, une pathologie correspondante) pour trouver dans l’œuvre des malades le reflet de leur âme ou l’indice de la maladie[4]. Du point de vue de l’art académique, ces objets étaient considérés comme non artistiques tout simplement, car ces productions ne répondaient pas aux cadres et aux normes de l’œuvre « traditionnelle », tout comme ces artistes dérogeaient à l’image de l’artiste telle qu’elle était définie à l’époque[5] .

    D’une « altérité » négative à la « marginalité » comme source de fascination

    Dubuffet n’était pas le seul à avoir vu dans ces objets une altérité positive. Des précurseurs qui le précédaient, comme certains psychiatres[6] (Marcel Réja, Prinzhorn, Morgenthaler) avaient reconnus dans des œuvres de leurs patients des caractéristiques artistiques, mais aussi des artistes d’avant-garde (Max Ernst, Paul Klee, André Breton) qui voyait dans les objets de ceux qui étaient situés en dehors des mondes de l’art (les fous, les spirites) un modèle artistique et un moyen pour relâcher leur emprise sur le moi. Le début du XXème siècle est vu comme le retour aux sources de l’originaire, de l’archaïque. Le primitivisme[7], entendu comme goût du primitif, couvre ainsi à la fois l’art des enfants, l’art des fous, l’art non occidental : tous ces arts apparaissent comme des « arts des autres », au sens où ils offrent une alternative à l’art classique et académique. A cette époque, les artistes modernes éprouvent le besoin de se libérer de leur tradition et recherchent des valeurs «autres» : il s’agit pour les artistes de faire la découverte de processus psychiques qui permettent d’outrepasser l’autocensure, la raison, la conscience, en rompant avec l’idéal académique[8].

    Comme les surréalistes[9], Dubuffet pensait que la conscience faisait écran à la perception. C’est l’inconscient qui permettrait d’accéder à ce territoire et à la création pure et par extension la folie serait constitutive de l’expérience artistique: « L’art -nous voulons dire le seul qui mérite ce nom – procède toujours d’états d’esprits forts cousins de la manie et du délire, mais il se peut -et nous sommes enclins à le penser- que manie et délire ne soient pas non plus absents du psychisme normal »[10]. Dubuffet critique les distinctions généralement opérées par la psychiatrie, entre normal et pathologique. Le fou devient alors pour lui le paradigme du sujet créatif par excellence : loin d’être extérieure à la créativité, la folie serait le ressort de l’invention et le lieu constitutif de la plus haute création : « l’idée de maladie doit être au contraire associée à une incapacité de faire acte de création »[11]. A l’inverse, l’idée de « norme », synonyme de refoulement social, serait pathologique, puisqu’elle rendrait stérile la créativité.

    La psychose sert ainsi de modèle théorique et artistique pour désigner une possibilité de créativité, susceptible d’ouvrir la création à son cœur véritable qui ouvrirait un écart à la norme : « L’acte d’art, avec l’extrême tension qu’il implique, la haute fièvre qui l’accompagne peut-il être jamais normal ?»[12]

    Dubuffet ne souhaite pas restreindre la polémique de la soi-disant folie des œuvres dans une problématique du champ psychiatrique, à savoir si ces œuvres sont des symptômes de la folie ou si au contraire elles sont saines et si elles sont de l’art. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant la folie d’un point de vue médical, mais ce qu’elle incarne de positif pour la créativité.

    Joanne Cubbs, une sociologue américaine remarque que l’artiste brut est souvent vu à travers cette lumière de la non-conformité[13]: L’artiste brut est « l’exemple le plus extrême de la tendance romantique à s’affranchir de la non-conformité sociale et artistique, pour transformer la marginalité sociale en un acte d’individualisme créatif »[14]. Dans cette logique, l’artiste outsider est vu comme un artiste pur, non altéré par la culture. Dubuffet prouve à travers l’art brut l’existence d’un pouvoir universel de la créativité humaine. Lorsqu’il décrit les artistes bruts comme des « héros, des visionnaires », qui sont « les héros de l’art, les saints de l’art », il exprime son désir d’un art authentique. Cette fascination romantique de l’artiste brut est à mettre en relation avec le primitivisme, mais contrairement au primitivisme[15] qui prend ses sources dans les cultures lointaines, cette fois-ci « ce primitivisme » prend ses sources en Occident : les artistes bruts ne sont pas situés à l’extérieur de la culture occidentale, ce sont des « primitifs de l’intérieur »[16] pour reprendre l’expression de Colin Rhodes.

    L’artiste brut, comme l’autre de la « culture dominante »

    Dubuffet opère un second déplacement qui n’est plus simplement un renversement de valeurs, d’une négativité de la folie à une positivité de la folie, à travers l’esthétisation de l’écart à la norme. Il va extirper ces créateurs de la psychiatrie, mais aussi un ensemble de créateurs apparentés de la marginalité pour situer le débat ailleurs. Ainsi, ce n’est plus à travers une attaque de la psychiatrie, mais à travers une attaque de la culture dans son ensemble que Dubuffet va marquer un nouveau territoire : cette attaque du monde de la culture dans son ensemble va permettre de mettre en lumière de nouveaux créateurs qui n’étaient alors pas visibles dans les mondes traditionnels de l’art.

    La constitution de l’art brut en mouvement artistique va révolutionner le champ artistique. En effet, pour la première fois, on prend en compte toute une série de créateurs qu’on esquissait à peine, qu’on ne considérait pas comme faisant partie de l’art. Pour rendre visible ces créateurs dans le champ de l’art, il a fallu opérer une série de déplacement, à travers une série de discours: c’est à travers une remise en question de l’Institution culturelle[17] et de tout ce qui est étranger aux créateurs bruts qu’il va s’attaquer. À travers la constitution de l’art brut, Dubuffet va créer un nouveau « champ artistique » qu’il souhaite légitimer et rendre visible dans le monde de l’art.

    C’est à partir de cette marge avec l’art institué que Dubuffet va déplacer le questionnement et marquer son intérêt majeur pour ces créateurs qui œuvrent loin des regards des cercles culturels. En sortant du clivage normalité/folie, Dubuffet sort du cadre de la psychiatrie vers le cadre de la culture, qui va lui permettre d’englober toute une série de créateurs apparentés présentant des traits communs : leur rapport marginal à rapport la culture dominante, leur ignorance des « règles » de l’art. Son véritable coup de force, c’est d’être capable de voir une série de traits similaires chez des artistes aussi différents qu’un artiste médiumnique, un artiste fou, ou un artiste « homme du commun » œuvrant en marge des mondes de l’art et de la culture. Convaincu que la créativité artistique était une pulsion universelle capable de s’émanciper de la pratique artistique traditionnelle, cette spécificité d’une création en dehors des mondes de l’art institué fera davantage l’objet d’une formalisation et d’une théorisation intellectuelle chez Dubuffet. Ce qu’il va opérer à travers une série de déplacements, c’est non seulement tracer des liens entre des créateurs qu’on voyait isolés, mais également situer le débat et la controverse sur un autre plan, à partir de la question de la culture. En tant qu’artiste, c’est dans le contexte des avant-gardes et du monde de l’art et de la culture qu’il souhaite œuvrer et non dans le monde de la psychiatrie; d’où son combat d’œuvrer en dehors des mondes de l’art institué.

    L’artiste brut occupe une position paradoxale dans la culture : il est situé à l’intérieur de la culture occidentale, mais est sans culture : les artistes bruts sont pour la plupart des individus isolés, qui doivent leur particularité de leur existence à être situés loin des mondes de l’art. L’artiste brut se définit donc par un écart par rapport à la culture dominante. Chez Dubuffet, ce manque de culture est valorisé, vu comme le signe d’un affranchissement, le signe d’une « dissidence », qui va permettre à l’artiste brut d’accéder à son intériorité propre, à l’originalité et à sa spécificité.

    La particularité de l’artiste brut doit son existence paradoxale à la polarité qu’il exerce avec la culture dominante. Dans la posture postmoderne, l’altérité de l’art brut ou outsider est vue comme une simple projection[18] : l’identité de l’artiste outsider est fondée par exemple sur un renversement des valeurs d’une société ethnocentrique, basant les caractéristiques de l’artiste plus par ses manques que par ce qu’ils ont en propre, les marges étant définies par le centre, l’artiste outsider étant situé par rapport à la culture dominante. Dans une vision purement constructiviste, on pourrait par exemple affirmer que la description de l’artiste brut n’est que pure construction et projection reposant sur des discours et non sur la réalité. Or, contrairement à la vision purement constructiviste et les critiques anglo-saxonnes qui ont été faites, nous pensons que la marginalité de l’artiste brut est bien « réelle » mais qu’elle fait également l’objet d’une projection[19]. Ainsi, celle-ci n’est en aucun cas une invention qui ne serait fondée sur rien : la création d’une catégorie « brut » a permis, d’une part, de faire apparaître des créateurs qui n’étaient pas visibles, précisément par leur marginalité ; et d’autre part, elle permet de faire apparaître les limites et la frontière avec la catégorie de l’art dominant.

    Les ambivalences de la « dissidence »

    L’esthétisation de la déviance

    Contrairement aux psychiatres du XIXe siècle pour qui la folie était synonyme de dérèglement, Dubuffet tout comme les successeurs de l’art brut, s’intéressera à la folie, non pas en tant que maladie, qui revêt un intérêt clinique et médical, mais en tant que moteur de créativité.

    A la manière des auteurs de l’ « Anti-Œdipe»[20], Dubuffet aborde la schizophrénie d’un point de vue esthétique : « Les œuvres magistrales […] manifestent chez leurs auteurs un statut mental qui, loin d’être « pathologique », est un impressionnant épanouissement »[21].

    Ici, la folie serait plutôt synonyme de « grande santé » nietzschéenne : « N’est-il pas ridicule d’affirmer, de productions admirables merveilleusement inventives, merveilleusement complexes et supérieurement administrées, par exemple celles de Adolf Wolfli, qu’elles relèvent de la morbidité ? Cela conduirait à déclarer que l’invention et la suractivation de l’activité mentale sont des avatars pathologiques au lieu de les saluer comme magnifique épanouissement »[22].

    À travers ses prises de position à l’égard de la folie, Dubuffet s’inscrit dans un combat indirect à l’égard de la psychiatrie. Il retourne la soi-disant folie des œuvres et leur donne une vertu positive. Son point de vue sur la folie est d’abord celui d’un artiste, il s’intéresse en effet, au caractère de folie qui émane de ces œuvres, mais l’aborde sous un angle esthétique et non plus à travers un regard psychiatrique. Dubuffet refuse toute distinction entre les productions qui sont le fait de personnes réputées « normales » et celle des « malades mentaux ». Ce refus se fonde sur une critique de la notion de normalité et du partage normal/pathologique. Dubuffet renverse les valeurs de la médecine et de la psychiatrie généralement attribuées au « normal » et au « pathologique », et opère une continuité entre création et folie en préférant davantage situer le partage sur un autre plan que la maladie, du côté de l’art et du social : « la création d’art (la vraie) est dans son essence même dans tous les cas morbides, et que seul est hygiénique, social et sain l’oiseux art de répétition, où l’innovation est bannie »[23].

    Autrement dit, s’il faut situer une différence de nature entre les arts, ce n’est pas tant entre un « art sain » et un « art pathologique », mais plutôt entre un « art de répétition » et un « art de création ». Ce sera là que Dubuffet préfère situer le partage.

    Si la spontanéité est un critère de l’art brut, elle n’empêche pas l’existence d’une volonté, d’une conscience. L’inconscience et l’incohérence ne seraient pas subies, mais délibérées[24]. Dubuffet minimise du même coup le rôle de la folie en tant qu’aliénation et maladie mentale. Là où le psychiatre voit la folie de l’artiste comme un signe de négativité (affaiblissement mental, perte de lucidité, ou de dissociation de la personnalité), Dubuffet y voit au contraire un signe de maîtrise, de conscience : « Parmi les diverses notions que l’art brut porte à mettre en question se trouve celle de la folie. […] Il y a erreur à s’imaginer que les œuvres présentées dans ce livre ont été faites par leurs auteurs dans l’aveuglement […]. C’est en toute lucidité, en toute conscience de leur caractère novateur particulier, que ces œuvres ont été produites »[25].

    Il retourne la soi-disant folie des œuvres et leur donne une vertu positive en insistant sur les qualités, qui sont susceptibles de ré-humaniser l’artiste, là même où la psychiatrisation tendrait à le faire basculer dans une déshumanisation : maîtrise de la maladie, maîtrise de l’art, lucidité. La marginalité ne sera non pas perçu comme un défaut pouvant nuire à la crédibilité de l’artiste, mais au contraire comme le signe d’un affranchissement social.

    La lucidité de la folie devient du même coup un état d’émancipation artistique et de libération, un lieu de révolte et de contestation, de libre expression. On sort du registre clinique pour aboutir au registre du sensationnel : la folie n’est plus une aliénation, mais le signe d’un affranchissement. C’est là que l’imputation de la folie devient valorisée, parce que la lucidité et la conscience supplantent le délire. La folie n’est alors plus aliénante, mais signe d’un affranchissement, stratégie qui n’a rien à voir avec la maladie ou la vie dans l’asile. Dubuffet estimait que la véritable posture de l’artiste est la position du refus – le véritable artiste étant par définition un être asocial dont ses pouvoirs proviennent d’une contestation :

    « la position féconde, est en définitive, celle de refus et contestation de la culture plutôt que celle de simple culture […]. L’important est d’être contre » –. L’esthétisation de la folie et le recours au social pour aborder ces productions vise à livrer une vérité nouvelle sur ces productions en quittant le point de vue réductionniste et psychiatrique sur l’art des fous.

    La projection d’une intentionnalité artistique

    Nombreux sont les exemples où émerge l’idée chère à Dubuffet d’artistes bruts comme « dissidents » de la société, en rébellion ou en acte de résistance. Heinrich Anton M., Aloyse, Charles Jauffret, ne deviennent, à travers la lecture qu’en fait Dubuffet, non pas des fous dépossédés d’eux-mêmes, ni des aliénés en proie à des luttes inconscientes, mais des héros révoltés et pleinement lucides au sujet de leurs actes : ainsi, « s’il faut dans le cas d’Aloïse parler de folie (je n’en suis pas sûr), nous assistons en tout cas à une forme de guérison provoquée non pas par des thérapeutiques faisant obstacle au délire, mais au contraire par le libre cours offert à celui-ci et par sa floraison heureuse »[26]. Sa folie est ressentie par Dubuffet comme un acte de simulation, une stratégie dont use l’artiste, et l’acte créatif n’est plus considéré comme signe de maladie, mais comme voie de guérison et raison de vivre ; la folie peut aussi s’apparenter à un refuge. De même, Dubuffet insiste sur la folie choisie par l’artiste : elle est donc ressentie comme un moteur de la création (tant qu’elle appartient à l’artiste et qu’elle a été désirée en tant qu’état propice), elle n’est plus considérée comme une influence extérieure et aliénante (tant qu’elle s’impose à lui contre sa volonté) : « Et avec son grand talent, sa grande et inventive intelligence, elle le perlait et perfectionnait, ce théâtre, de manière stupéfiante. Elle aimait stupéfier. Elle avait peu à peu mis au point une technique qui lui procurait de le faire avec grande aisance, en épargnant sa peine (grâce à l’élocution inintelligible qui la dispensait toujours de nouvelles trouvailles). Elle avait découvert le plan de l’incohérence ; elle avait pris conscience de la profusion de fruits qu’il peut apporter, des voies qu’il ouvre, des lumières qu’il allume ; elle en était éprise et passionnée, ne cessait de s’en émerveiller. Mais folle, sûrement pas. Très lucide, j’en suis persuadée, retrancher dans son si ingénieux cocon qu’elle s’était fabriquée. Schizophrène ? Non, sûrement non. Très maîtresse d’elle. La parfaite machination de ses peintures, leur sûreté, leur maîtrise, ne s’accommode pas de l’idée qu’elles sont conduites par une malade. »[27]

    Dubuffet oppose une dissociation recherchée délibérément et opère un renversement par rapport à une folie disqualifiante rapportée par les psychiatres : la dissociation de l’artiste n’est plus subie, mais recherchée[28] . La folie devient un état d’émancipation artistique et de libération, un lieu de révolte et de contestation, de libre expression. On sort du registre clinique pour aboutir au registre de la dissidence : la folie n’est plus une aliénation, qui résulterait de la marginalité de l’artiste, mais le signe d’un affranchissement. C’est là que l’imputation de la folie devient valorisée, parce que la lucidité et la conscience supplantent le délire : « Les auteurs des œuvres recueillies par l’Art Brut ne sont aucunement fous ; ils conduisent leurs travaux et les administrent avec une totale et méthodique lucidité. Puisque vous êtes vous-même un artiste, vous savez ce que c’est que conduire une œuvre sans dérailler, ajuster toutes les solutions pour qu’elles concourent à l’effet visé, vous savez quelle ingéniosité de tous les instants il y faut déployer. Un qui est vraiment malade y est impropre ; il ne peut s’appliquer à rien ; il ne peut rien conduire de méthodique et de suivi ; d’ailleurs il n’en a pas l’envie »[29].

    Par ailleurs, là où la folie est minimisée, elle peut se relativiser du même coup par la transformation de l’aliénation en opposition, en refus et rébellion envers « la société ». Dubuffet estimait que la véritable posture de l’artiste est la position du refus – le véritable artiste étant par définition un être asocial dont les pouvoirs proviennent d’une contestation : « la position féconde, est en définitive, celle de refus et contestation de la culture plutôt que celle de simple culture […]. L’important est d’être contre ». On bascule dès lors dans un registre qui n’est plus ni artistique ni médical, mais social et politique, puisque la folie n’est pas tant la cause d’un comportement déviant, pathologique que d’un idéal révolutionnaire. : « La ligne de Monsiel n’est pas seulement athée, elle est anti-humaniste, elle réactive l’identité plurielle, nomade et anarchiste en souffrance sous l’identité d’état civil à laquelle nous sommes éduqués à nous aliéner ».[30]

    L’asile apparaît comme un lieu de révolte et de contestation, qui conduit à la libre expression. Loin d’avoir des effets négatifs sur la créativité, Michel Thévoz, évoque les bienfaits de l’internement et de l’enfermement psychiatriques sur l’imaginaire[31]. Il cite d’abord en exemple Louis Soutter, artiste qui a d’abord connu un passé académique et une carrière conventionnelle, avant de finir sa vie dans un asile de vieillards où il se saurait mis à créer après son internement. Autrement dit, « la rupture sociale » et l’internement dans un hospice de vieillards seraient à l’origine de cette créativité « considérable ». L’état de détention psychiatrique entraînerait un changement de perception qui aurait un effet bénéfique en favorisant un état de rêverie[32], condition favorable à l’essor d’une expression libre : « n’ayant plus à se servir du langage comme d’un instrument de communication, puisqu’on lui conteste cette faculté, il peut être enclin à en jouer, à se laisser prendre par l’épaisseur corporelle des signes et par leur énergie symbolique intrinsèque »[33]. La folie, affirme Dubuffet, n’est qu’un mécanisme permettant de révéler la véritable créativité, un signe d’affranchissement des conventions sociales : « la folie allège son homme et lui donne des ailes et aide à la voyance, à ce qu’il semble »[34].

    Point de vue critique

    Là où le regard culturel préjuge d’un défaut, d’un manque concernant une création qui ne s’adresse qu’à elle-même, ou négativement d’une ignorance de l’artiste brut vis-à-vis des mondes de l’art, Dubuffet leur prête au contraire une intentionnalité comme s’il s’agissait de leur part d’une stratégie d’isolementpour préserver une singularité. Elle prend ici la valeur et la signification d’un refus, d’une rébellion, la marque d’une différenciation, qui nous semble critiquable.

    Il y a une différence essentielle entre l’artiste culturel, qui s’adresse à un public plus ou moins déterminé et l’artiste brut qui se désintéresse du devenir de son œuvre[35]. Or, Michel Thévoz, successeur théorique de Dubuffet, dans un écrit sur Edmond Monsiel, un artiste brut, montre comment son expression tire sa force non seulement d’être subversive, mais aussi de démonter les contraintes institutionnelles, et que son refus de communication s’exprime dans une remise en cause de la fonction ontologique de l’art et de son sens social. Or, on peut se demander s’il est réellement en mesure de refuser la communication telle qu’elle est instituée par la Culture, puisqu’il l’ignore justement.

    On peut noter l’écart entre la manière dont l’artiste brut procède, par ignorance des mondes de l’art, et la projection à laquelle il se prête, étant considéré comme un artiste subversif visant une « intentionnalité ». On peut dire que c’est cette notion d’intentionnalité qui est le critère déterminant pour définir le partage entre artiste brut et artiste culturel. Comme le note Bruno Decharme, « si l’auteur d’art brut échappe aux conventions, s’il semble réfractaire au corps social, il ne l’est pas par décision. En aucun cas, il milite pour quoi que ce soit. Si son œuvre fait souvent l’effet d’une bombe, c’est bien malgré lui. Si, d’une certaine façon, il échappe aux principes qui nous gouvernent, il est par ailleurs sous l’emprise de ses propres fantômes et obéit sans recul à leurs lois, plus totalitaires que les règles de la société. Dès lors on ne peut parler de liberté mais plutôt de nécessité intérieure. »[36]

    C’est ce que Joanne Cubbs reproche à certains discours sur l’art brut, la création d’une distance entre « eux » et « nous », par la projection d’une image de non-conformité et de rébellion[37] sur ces individus dont la vie et l’œuvre ne contestent pas des normes culturelles et traditions artistiques, étant donné qu’ils ignorent les mondes concernés. À l’instar des avant-gardes, cette idéologie romantique de l’art brut impose une fausse intentionnalité sur ces créateurs, en transformant ces créateurs en rebelles artistiques, et finalement affirme une propre signification hégémonique sur ceux qui sont démunis culturellement.

    Autrement dit, si l’œuvre fait acte de subversion, cette subversion ne se fera pas ni par volonté ni prise de conscience, mais par ignorance, elle se fait en aval et non en amont. C’est par le résultat produit et non par l’intention première : « pour lui l’acte de créer se suffit à lui-même, non par décision morale de pureté ou d’ascétisme, mais simplement parce que d’une certaine façon, c’est tout ce qu’il sait (être) »[38], « si son œuvre fait souvent l’effet d’une bombe, c’est bien malgré lui »[39].

    Conclusion: Les mutations de la marge

    L’idéologie de l’art brut/outsider s’est d’abord construite autour d’un dualisme entre un art non ouvert, peu perméable aux influences, et la culture dominante. Là où Dubuffet érigeait des frontières aussi fermes que possibles entre art brut (un art en marge) et art culturel (un art institué), en instaurant des hiérarchies fondées en nature, de nouveaux champs apparentés sont apparus avec l’émergence de créateurs qui font frontière avec l’art outsider et ont commencé à se faire entendre, marquant une rupture avec l’époque précédente. De nouvelles créations se sont multipliées (que ce soit du côté de l’art singulier, ou bien de créations de personnes dites outsider encadré dans le cadre d’ateliers) et des acteurs en charge de la défense de l’art des personnes fragilisées tentent de donner un nouveau souffle à ces nouvelles formes culturelles, principalement en réaction à l’idéologie de Dubuffet.

    Ainsi, de nouvelles configurations sont rendues possibles : là où l’art brut s’affirmait au départ contre l’art culturel, aujourd’hui, on assiste à des décloisonnements de pratiques artistiques, avec des confrontations de plus en plus fréquentes entre art outsider et art contemporain, et nombre d’initiatives en matière d’expositions d’art brut/outsider apparaissent sous des formes différentes dans d’autres contextes. C’est à un brouillage et à une transformation des frontières du milieu de l’art brut que l’on assiste aujourd’hui.

    A l’inverse de l’ancien champ extrêmement hiérarchisé et segmenté que constituait le monde de l’art brut et outsider, la multiplication des dialogues entre univers artistiques différents semble indiquer que les frontières d’avant (entre un art insider et un art outsider) sont devenues plus poreuses et que les cloisonnements ne sont plus nécessairement la règle. Il est vrai qu’un ensemble de transformations qui ont marqué le monde de l’art depuis les années 1960[40] tend à abolir les frontières entre art outsider et art contemporain. Ainsi, celles qui existaient entre un art « institutionnalisé » et un art « en marge », entre l’art tout court et les artistes bruts se sont dissolues. Les grandes catégories de l’histoire de l’art sont aujourd’hui bouleversées. Par conséquent, les catégories outsider et insider semblent sujettes à de grands questionnements. Est-il encore pertinent d’utiliser ces catégories pour qualifier le travail d’un artiste[41] ? Du coup, la catégorie art outsider tend à évoluer, car les limites entre la marginalité et la culture deviennent fluctuantes.

    Aujourd’hui, dans un nouveau contexte d’hybridation, de postmodernité, l’art contemporain semble interroger et mettre à l’épreuve la notion d’art outsider au moyen d’un large mouvement de désorientation. L’appellation « art outsider » semble de plus en plus mise en défaut par un ensemble d’acteurs : selon certains, cette notion aurait le tort de réduire ces artistes à leur position de marginalité, et du coup de ne pas tenir des transformations induites qui reviendraient à minimiser les contacts d’influences avec la culture dominante.

    Le point d’orgue ultime est la critique du terme outsider, avec la critique du post-colonialisme. Alors que le post-modernisme s’attache à débusquer les intérêts des groupes dominants (ethniques, politiques, économiques, sexuels…) servis par un discours scientifique à l’objectivité jugée illusoire, le post-colonialisme se propose plus spécifiquement de déconstruire le discours occidental sur l’Autre et d’évaluer l’héritage culturel et politique du colonialisme. Kenneth L. Ames, anthropologue, s’attaque aux représentations dont les artistes outsiders ont été l’objet en défendant une position critique : selon lui, l’art outsider est une création de l’élite ou du monde de la haute culture (l’art insider) pour renforcer son pouvoir. Il souhaite introduire une interprétation différente des deux termes (insider/outsider) qui sont généralement faites. La fragmentation et le mode de spécialisation caractéristique du monde moderne a crée, selon lui, une société où il y a à la fois des insiders avec leur propre domaine d’activité spécialisé et des outsiders dans chaque domaine.

    Aussi, que cela soit du côté de certains artistes contemporains qui revendiquent une influence de l’art outsider[42] ou bien du côté de créations issues de la marge et se confrontant à l’ouverture des influences extérieures (de l’art singulier, des créateurs en marge de l’art contemporain, mais néanmoins ouverts et revendiquant des influences de la culture populaire dans leur travail, en passant par des créations d’artistes dit outsiders issus d’ateliers artistiques ouverts aux pratiques artistiques contemporaines), il existe des ponts, des zones d’influences réciproques, des frontières moins traçables qu’auparavant. Il apparaît que les catégories et découpages hérités du passé sont en décalage avec le contexte actuel.

    Depuis sa reconnaissance institutionnelle, la consécration venant avec l’entrée des œuvres dans la catégorie « art » via les institutions, à côté d’œuvres de l’art officiel, puis le marché de l’art outsider, la reconnaissance de ces arts, ces nouvelles pratiques posent en termes nouveaux le rapport entre l’art (et l’art outsider). Les pratiques issues de ces projets bouleversent une fois de plus les classifications et les codes esthétiques établis. L’hybridation de l’art outsider caractérise aussi l’introduction de l’art initié dans les pratiques de la marge.

    Une question se pose avec le marché de l’art et l’institutionnalisation de l’art outsider : quand la périphérie est valorisée au-delà de toutes les attentes, peut-on encore parler d’un centre[43] ? Il est en effet important de souligner le paradoxe de l’institutionnalisation d’artistes situés autrefois à la marge. On peut se demander si l’art brut qui était un art de l’autre (caractérisé par des artistes en marge de l’art) n’est pas devenu un art comme un autre en s’institutionnalisant.Le discours concernant la dissidence des créateurs bruts n’est plus dominant aujourd’hui. On pourrait dire qu’il a quasiment disparu. En effet, l’esthétisation des œuvres par la muséification semble avoir réduit toute référence à la marginalité et neutralisé les discours sur la folie et la différence de ces créateurs. On peut aussi se demander si la mise au musée de ces productions atypiques, composées par la majorité de créateurs marginaux, ignorants des « règles de l’art », perdent de leur teneur subversive et dissidente. Il semble que la réponse soit controversée : là où certains craignent que la mise au musée présente un danger d’assimilation et de neutralisation de la différence (Madeleine Lommel[44], Alain Bouillet[45]), certains au contraire, comme Michel Thévoz pensent que cette intrusion de la marginalité dans le musée peut être bénéfique en créant des effets perturbateurs[46].

    Références

    [1] Le travail thérapeutique initié par Pinel a été suivi par Esquirol (1816), le Dr Guislain (1826), Falret (1848) préfigurant toute la tradition de l’ « occupational therapy » (thérapie de réadaptation, ergothérapie).

    [2] Fréderic Gros, Création et Folie- Une Histoire du jugement psychiatrique, PUF, 1998.

    [3] Jusqu’à Dubuffet, les objets qui suscitaient son intérêt étaient appréhendés dans leur cadre d’origine: le cadre psychiatrique pour les objets créés par les fous, qu’ils soient appréhendés négativement ou positivement. Au mieux bien ces œuvres étaient perçues comme « l’enfance de l’art » ou bien éventuellement à travers le regard des surréalistes. Lucienne Peiry, L’Art Brut, Flammarion, nouvelle édition 2006, Ch I, « L’autre et l’ailleurs » p. 11-33.

    [4] Benjamin Rush a été le premier à étudier les créations de ses patients à titre de documents cliniques dans « Medical Inquiries and Observations Upon the Diseases of the Mind» (1812). Mais à partir de 1876, date à laquelle le Dr Paul-Max Simon publie son article sur «L’imagination dans la folie», les études psychiatriques se multiplient. En 1905, Rogues de Fursac continue à décrire les caractéristiques formelles des dessins et des écrits, afin de leur donner une valeur diagnostique systématique. Ainsi, les dessins et les écrits d’aliénés sont capturés dans la rhétorique de la nosographie médicale : «les notions d’automatisme pour les écrits, de stéréotypie pour les dessins fournissent alors une grille majeure de lecture pour l’étude des compositions d’aliénés».

    [5] Sur les normes de l’académisme, Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste, Artisans et académiciens à l’âge classique. Paris, Editions de Minuit, 1993.

    [6] Marcel Réja, L’Art chez les fous, Paris, 1907, Prinzhorn, Expressions de la Folie, Gallimard, Paris, 1984, Dr. W. Morgenthaler, Adolf Wölfli. Traduction et préface de Henri-Pol Bouché. Paris, Publications de l’Art brut, 1921, 1964.

    [7] L’intérêt pour le primitivisme gagne l’Europe autour de 1900 et bouleverse la pensée intellectuelle et esthétique. L’émergence de la notion d’art brut s’inscrit dans la révolution artistique du début XXème siècle, amorcée dès le XVIème siècle avec le mythe du «bon sauvage».

    [8] La quête de l’altérité se déploie chez les artistes modernes : Delacroix part en Orient en quête d’un idéal de sauvagerie et de raffinement, Gauguin s’éprend de la splendeur des mers du Sud, Picasso se passionne pour les étranges productions tribales, et Kandinsky s’émerveille devant la pureté des gravures populaires. L’exotisme, le primitif, le folklore, l’art des enfants, l’art spirite, la production des fous, jouent, chacun, le rôle de foyers féconds pour un retour aux sources libérateurs.

    [9] Point de vue d’André Breton sur la folie: André Breton, « L’art des fous, la clé des champs », La clé des champs, Paris, Sagittaire, 1953.

    [10] Jean Dubuffet, Prospectus et Tous écrits suivants I, Gallimard, 1967, p. 167.

    [11] Ibid.

    [12] Ibid., p. 326.

    [13] Si l’on étudie la figure de l’artiste « autre » par rapport à la figure de l’artiste « traditionnelle », on peut dresser un parallèle historique entre la figure de l’artiste outsider et la figure de Vincent Van Gogh. Il est en effet facile d’observer des similitudes entre la non-conformité de ces artistes et leur distance par rapport à l’artiste bourgeois.

    [14] Joanne Cubbs, « Rebels, mystics, and outcasts: the romantic artist outsider », dans Michael D. Hall, et Eugene W. Metcalf, The Artist outsider, creativity and the boundaries of the culture, Smithsonian Institution Press Washington and London, 1994, p. 76-93.

    [15] Robert Goldwater, le primitivisme dans l’art moderne, PUF, 1988.

    [16] Colin Rhodes, le primitivisme et l’art moderne, Thames et Hudson, 2003.

    [17] Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Les éditions de Minuit, 1968. Sur l’attaque de l’ordre culturel par Dubuffet (les institutions, les musées, les beaux-arts, etc…), Delphine Dori, «L’art brut, entre discours polémique et esthétisation de ces discours», Actes du Colloque «L’art, le politique et la création: Frictions et Fictions socio-anthropologiques», Collection « Logiques Sociales », série « Sociologie des Arts », dirigées par Bruno Péquignot chez L’Harmattan, à paraître 2011.

    [18] À propos de la critique postmoderne, l’artiste brut est le résultat d’une projection de la part du groupe des dominants (ceux qui sont à l’intérieur, le groupe de l’ « inside ») sur les dominés (le groupe de l’ « outside ») : les critiques anglo-saxonnes de Eugene W. Metcalf, « From Domination to desire: Insiders and Outsiders Art »: 212-227; et Kenneth L. Ames, « Outside outsider art »: 252-275, dans Michael D. Hall, et Eugene W. Metcalf, The Artist outsider, creativity and the boundaries of the culture, Smithsonian Institution Press Washington and London, 1994.

    [19] En ceci, notre posture se rapproche de celle de Nathalie Heinich. Cf N. Heinich, « vers une sociologie des valeurs », dans La fabrique du Patrimoine « de la cathédrale à la petite cuillère », Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2009. Contrairement donc à ce que présume le point de vue essentialiste, la valeur ne réside pas dans l’objet lui-même: sans quoi nous ne comprendrions pas les variations dans les opérations concrètes d’évaluation (…) A l’opposé, on ne peut pas davantage supposer, comme le fait, le point de vue constructiviste, que cette valeur résiderait entièrement dans nos représentations et n’aurait aucun rapport avec l’objet évalué: sans quoi nous ne comprendrions pas que certaines catégorisations ou évaluations « tiennent » mieux que d’autres, s’imposent, et finissent par s’institutionnaliser dans des représentations communes ». « le jugement est à la fois construit et contraint par des critères communs, récurrents, partagés »: 261-264. Sur la critique de la posture constructiviste « pure »: Cf aussi Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi?, La découverte, 2001.

    [20] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie: l’Anti-Oedipe, éditions de Minuit, 1972.

    [21] Jean Dubuffet, Prospectus et Tous Ecrits Suivants, Tome IV, p. 336-337.

    [22] Ibid., p. 326.

    [23] Jean Dubuffet, « Salingardes l’aubergiste », Prospectus et Tous Ecrits Suivants, Tome I, p. 281.

    [24] Voir les cas suivants dans la revue Les cahiers de l’art brut: fascicule 6, p.73-74 ; fascicule 9, p. 116 ; fascicule 3, p. 85- 99.

    [25] Jean Dubuffet, préface à Michel Thévoz, L’Art Brut, Skira, 1975, p. 6 ; voir également M. Thévoz, p. 42.

    [26] Jean Dubuffet, Prospectus et Tous Ecrits Suivants, Tome I, p 305.

    [27] Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants IV, p.189.

    [28] On retrouve cette idée de conscience délibérée dans la description qui est faite de Heinrich Anton M : Il nous semble certain que pas un seul tracé des dessins de Heinrich Anton, pas un mot de ses textes, pas un jambage de ses impressionnantes (et si appliquées) calligraphies, n’est laissé par lui au hasard ni n’échappe à sa vigilance. Il veut –en toute lucidité ce que nous ressentons- produire des objets de haute étrangeté. Il désire l’étrangeté très fort ; il en est épris, elle le comble d’aise. Peut-être est cette aspiration au très insolite, avec l’enivrement de progresser sans cesse dans le plus en plus qui fait l’essentiel de l’aliénation. Et s’il faut prononcer à son sujet le mot maladie, disons alors qu’elle est ensemble le mal et le remède » (Cahier de l’Art brut, n°1: 142). Idem chez Charles Jauffret: « Nous croyons que notre écrivain est parfaitement conscient du caractère très amusant de sa manière d’écrire et y prend plaisir. On se trompe généralement quand on s’imagine que l’auteur d’un ouvrage n’en a lucidement et dans tous ces aspects ressenti la vertu. Fou ou pas, on peut être bien certain que Charles Jauffret, s’il s’est donné la peine si amoureusement de remplir avec pareil soin les 36 pages de son cahier, par ailleurs orné de dessins si patients et appliqués, avait le sentiment de fabriquer là un petit chef-d’œuvre dont le pouvoir méritait cette peine. On prête aux fous biens plus d’inconscience qu’ils n’en ont. Qu’ils aiment leur égarements et qu’ils s’y complaisent, c’est sûr ; mais ils en demeurent plus qu’on ne croit les maîtres et ils restent, croyons-nous, au moins pour une part spectateurs lucides –et rois- du théâtre qu’ils se donnent ». (Cahier de l’Art Brut, n°3: 99).

    [29] Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants IV, Lettre à Robert O’Neill, p. 562.

    [30] Michel Thévoz, Art Brut, Psychose, Médiumnité, La Différence, 2001.

    [31] Michel Thévoz, « il n’y a pas d’art psychopathologique » dans « Art, folie, graffiti, LSD, etc.. », L’aire, 1999.

    [32] « les personnes internées vivent effectivement hors de la réalité, mais autant sans doute par le fait de leur internement que par celui de leur état mental, puisqu’elles sont désormais privées de toute possibilité d’intervention active ou significative sur cette réalité ». Cf. Michel Thévoz, « Art, folie, graffiti, LSD, etc.. », L’aire, 1999: 21. Michel Thévoz donne des raisons psychanalytiques et phénoménologiques du changement de perception induit par l’enfermement.

    [33] Michel Thévoz, « Art, folie, graffiti, LSD, etc… », L’aire, 1999, p. 22.

    [34] Jean Dubuffet, « L’art brut préféré aux arts culturels » (1949), Prospectus et Tous écrits suivants, Tome I, p. 202.

    [35] Entretien Bruno Decharme, site abcd galerie art brut, Montreuil : « L’un souhaite que son travail soit montré et reconnu par le plus grand nombre, il se préoccupe du devenir de son œuvre; l’autre, crée c’est tout».

    [36] Ibid.

    [37] Joanne Cubbs, Rebels, Mystics, and outcasts : The Romantic artist outsider, in The artist outsider: countesting the boundaries of contemporary culture, édité par Michael D. Hall & Eugene W. Metcalf Jr, Smithsonian Institution Press,Washington & London, 1994, p. 85-86.

    [38] Entretien Bruno Decharme, Ibid.

    [39] Ibid.

    [40] Sur les mutations des mondes de l’art depuis les années 1960: Nathalie Heinich, Le Triple Jeu de l’art contemporain, Paris, Éditions de Minuit, 1998 ou Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art, Édition Jacqueline Chambon, Rayon Art, 1998.

    [41] Arthur Danto, « The end of outsider », Testimony : vernacular art of the African-American south : the Ronald and June Shelp collection / essays by Kinshasha Conwill … [et al.], New York : H.N. Abrams in association with Exhibitions International and the Schomburg Center for Research in Black Culture, 2001. Dans cet article, le philosophe américain essaie de comprendre ces changements et interroge la pertinence de cette notion.

    [42] Maurice Tuchman et Carol S. Eliel, Parallel Visions: Modern Artists and Outsider Art, Princeton University Press, 1992 ou bien Lucienne Peiry, L’Art Brut, Flammarion, 2006. (partie consacrée aux « affinités et influences »).

    [43] En effet, il n’est pas toujours facile de distinguer un centre de la périphérie. Ainsi, si l’on assiste à l’atténuation des catégories et à l’abolition des frontières entre les disciplines depuis les années 60s dû en partie aux mutations des mondes de l’art, il serait faux de dire pour autant qu’il n’y a plus de hiérarchies entre les mondes de l’art. De nouvelles hiérarchies se mettent en place. A ce propos, Henry C. Finney discute du nombre de facteurs qui modifient les conditions de succès dans les arts visuels aujourd’hui et qui bouleversent les anciennes dichotomies « outside »/ « inside ». Henry C. Finney, « Art production and artist’s careers: the transition from « outside » to « inside », in vera L. Zolberg and Joni Maya Cherbo, Outsider Art: Contesting boundaries in contemporary culture, Cambridge University Press, 1997.

    [44] Madeleine Lommel, « Une histoire embarrassante », Ligea, Devenir de l’art brut, juillet-décembre 2004, 111.

    [45] Alain Bouillet, introduction, Ligea, Devenir de l’art brut, juillet-décembre 2004.

    [46] Michel Thévoz, Requiem pour la folie, Paris, La Différence, 1995, 67 (« (…) c’est donc bien une pathologie de l’art que la collection de l’Art Brut met en évidence »).