La place du savoir dans la transformation historique des manières de punir

MARIE-NOELLE AUBERTIN

Résumé : Lorsque Michel Foucault écrit Surveiller et punir en 1975, il propose une lecture analytique de l’évolution des manières de punir et, plus précisément, une réflexion sur l’évolution de la conception du corps et de l’âme humaine en occident. Cet article se veut un guide de lecture de l’ouvrage de Foucault : nous insistons sur l’importante place qu’occupe le savoir – un savoir développé au fil de l’évolution des peines successivement imposées au corps du prisonnier – dans l’économie punitive occidentale. L’exercice ainsi mené permet de comprendre le fonctionnement de notre société à l’aube de son entrée dans la postmodernité. Le chercheur qui souhaite traiter un moment historique comme un point de rupture doit donc, à l’instar de Foucault, tâcher de comprendre la constitution d’un savoir légitimant l’usage dans son domaine d’étude. Bref, au-delà de constituer une lecture dirigée de l’essai de Foucault, cet article se veut une méthode pour mener à bien une réflexion sur la production du savoir dans une perspective historique.

 

Table des matières
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    La rupture historique et sociale qui semble se produire pendant les Lumières[1] soulève apparemment des questions sur la manière de punir la désobéissance. Au-delà de la manière, c’est bien la légitimation de la punition qui, à la base, se trouve reconsidérée. Dans Surveiller et punir[2] (1975), Michel Foucault s’intéresse à l’évolution des méthodes punitives en Occident, spécialement en France. Il tente de replacer la pénalité et, plus généralement, la morale moderne dans leur contexte historique. Cette histoire n’en sera pas une de la punition, mais bien une de la société de surveillance et de son effet plus ou moins direct sur le corps du criminel. Si l’auteur montre qu’un déplacement s’effectue entre la fin du xvie siècle et l’époque moderne, que le corps n’est plus nécessairement soumis au supplice, mais que l’esprit doit maintenant être réformé, Foucault ne centre pas sa pensée autour des seuls procédés déployés par le pouvoir en place afin de maintenir l’ordre. En introduction, il met en lumière un objectif clair : « Objectif de ce livre : une histoire corrélative de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger ; une généalogie de l’actuel complexe scientifico-judiciaire où le pouvoir de punir prend ses appuis, reçoit ses justifications et ses règles, étend ses effets et masque son exorbitante singularité. (p. 30) » Sous la plume de Foucault, ce « complexe scientifico-judiciaire » apparaît clairement comme un système organisé et diffus dans la société. Auto-référentiel, ce système juge les criminels en fonction du seul discours incriminant qu’il est capable de produire et d’où il tire sa force. Foucault soulève ainsi la question des discours et de la construction d’un « savoir pénal » qui fait entrer l’individu fautif dans un processus de redressement et de réhabilitation permanente. Par le biais de l’étude des mécanismes punitifs, Foucault met en place un questionnement sur le savoir produit par l’institution carcérale comme discours de légitimation du pouvoir.

    Cet article s’envisage comme un exercice quasi scolaire ou méthodologique et propose simplement d’étudier l’articulation de la pensée de Foucault[3] en montrant que la discipline, à la base des prisons modernes, n’est qu’une construction discursive servant à la régulation sociale ; que la diffusion du pouvoir par la prison se fait grâce à l’intrusion de professionnels (psychiatres, criminologues, travailleurs sociaux, etc.) qui eux aussi tiennent des discours sur l’individu classé comme délinquant ; et que, dans les sociétés modernes, le pouvoir produit un savoir afin de légitimer sa pratique[4].

    Du supplice à la peine « humanisée »

    L’emprisonnement n’a pas toujours été la punition du crime. Bien avant lui, le supplice[5] était considéré comme la meilleure façon d’exercer une répression sur le corps du malfaiteur. Parmi les modifications apparentes du système pénal entre le xvie siècle et l’époque actuelle, la plus frappante reste certainement la disparition du supplice. Deux processus expliquent cette évacuation du corps souffrant offert en spectacle. D’une part, l’aspect cérémonial associé à la peine est souvent perçu négativement. Au lieu de jouer un rôle dissuasif, le supplice rend le criminel la victime du bourreau. La foule le prend en pitié et trouve barbare la peine imposée, allant parfois jusqu’à tenter de libérer le supplicié. D’autre part, l’évolution des mœurs entre les xvie et xxe siècles dessine une « économie des droits suspendus » (p. 18) là où régnait une emprise sur les corps. Foucault constate que le prisonnier doit souffrir plus que les autres hommes, mais que cette souffrance ne prend plus tant la forme d’une douleur physique éprouvée par un corps sensible que d’une punition infligée à un sujet juridique muni d’une âme raisonnable. La prison reporte ainsi la douleur sur l’esprit du prisonnier, plutôt que sur son corps. Bien que l’emprisonnement agisse physiquement sur l’individu (en limitant sa mobilité), il vise à punir les pulsions et les désirs à la base du délit autant que le crime en tant que tel. Le supplice physique châtie un corps en réponse à un crime ; la prison moderne surveille le comportement à la base des actions mauvaises. Au lieu de traiter les actes répréhensibles un par un, la modernité cherche une sorte de « théorie générale de la méchanceté » selon laquelle l’individu est poussé au vice.

    Ce qui se passe est beaucoup plus profond, en réalité. Si le supplice « doit d’abord produire une certaine quantité de souffrance […] calculée selon des règles détaillées » (p. 43), il fait « partie d’un rituel » (p. 43) qui vise à rétablir la suprématie du roi sur celui qui a désobéi à sa loi. Le souverain étale sa force et sa puissance pour montrer au peuple qu’il est le maître suprême et que les corps lui sont totalement assujettis, même après la mort. La prison offre quant à elle un autre spectacle à la société. Le tribunal juge publiquement que l’action commise est contraire à l’entendement et que, par conséquent, l’individu qui l’a commise ne doit pas être totalement maître de son jugement ou de sa raison. En l’emprisonnant, la société surveille son esprit et tente de le redresser, de le rendre normal.

    Cette idée de l’esprit anormal soulève un paradoxe bien identifié par Foucault. La folie[6] est en effet à la fois incompatible avec l’action mauvaise et à la source de celle-ci. Un fou ne peut pas commettre de crime, car il ne sait pas ce qu’il fait. L’individu qui n’a pas de raison ne peut pas suivre la loi. Or, celui qui vole, tue ou viole ne peut tout simplement pas avoir toute sa tête, car un esprit sain ne se laisserait pas aller à de tels actes sachant qu’ils sont contraires à la loi. C’est ainsi que les criminels sont plus ou moins condamnés à la folie après le crime dans le système judiciaire moderne. La prison justifie la surveillance qu’elle accorde aux détenus en disant qu’ils ont besoin d’une telle supervision en vue de retrouver un état d’esprit normal et conforme à celui attendu par la société.

    Bien entendu, toutes ces différences entre le supplice et la prison ne sont intéressantes que dans la mesure où elles permettent de mettre en lumière le passage d’une forme de punition à une autre. Le comment est ici la question centrale. En effet, ce n’est pas par accident ou par excès de pitié que la société française – celle majoritairement observée par Foucault – en est venue à établir un système judiciaire autour de la prison moderne.

    Les xvie et xviie siècles voient se développer une littérature rapportant les dernières paroles des condamnés. Des ouvrages entiers se trouvent de plus en plus consacrés aux suppliciés et les élèvent en martyrs. La popularité de cette littérature rend le spectacle punitif inutile : en plus de perdre son effet dissuasif, il suscite la grogne du peuple et crée de micro soulèvements en faveur du prisonnier. Des peines plus humanisées sont demandées pour les criminels, d’autant plus que la nature des crimes change également.

    En effet, l’élévation du niveau de vie, l’augmentation démographique, l’enrichissement global de certaines couches de la société et l’augmentation du besoin de sécurité font en sorte que les biens matériels deviennent des proies plus accessibles et plus intéressantes que les corps. Les meurtres et les viols diminuent, les vols et le vandalisme augmentent. Des crimes différents appellent des punitions différentes. Se met donc en place une réforme de l’économie du pouvoir de punir, en vue de mieux sanctionner les actions mauvaises, de manière plus régulière et plus adaptée à la situation. Par ailleurs, avec la Révolution française arrive la prise de pouvoir par le peuple, ce qui implique un changement de détenteur du droit. En d’autres mots, s’il faut voir dans le supplice le rétablissement du pouvoir royal sur le corps du sujet déviant, la société ne peut se justifier aussi aisément d’employer les mêmes moyens alors qu’elle prône l’égalité des hommes entre eux.

    D’éminents juristes tentent donc une réforme du système punitif. L’idéal pour eux serait que l’idée de la peine soit si forte qu’elle fonctionne en tant que signe et qu’elle empêche l’individu de commettre des fautes. Selon Foucault, le pouvoir de punir repose sur six règles[7] précises : la « [r]ègle de quantité minimale » (le désavantage de la peine doit être plus grand que l’avantage du crime), la « [r]ègle de l’idéalité suffisante » (l’idée de la peine doit suffire à faire souffrir), la « [r]ègle des effets latéraux » (les effets de la peine doivent être presque plus grands chez ceux qui n’ont pas commis le crime, mais qui connaissent la sanction), la « [r]ègle de la certitude parfaite » (il faut être absolument certain d’être automatiquement puni de telle manière si l’on commet tel crime), la « [r]ègle de la vérité commune » (la criminalité de l’individu fautif doit être prouvée hors de tout doute) et la « [r]ègle de la spécification optimale » (un code pénal est nécessaire à l’individualisation des peines). La réforme doit trouver le moyen de répondre à ces règles en ne reproduisant pas les codes « barbares » du supplice. En ce sens, la peine doit être aussi peu arbitraire que possible et elle doit constituer une suite naturelle du crime. La peine doit également jouer sur les sources du mal et influencer la nature de l’individu fautif. Elle doit par ailleurs avoir une durée fixe et surtout s’achever. Un tel système, où tous les coupables hypothétiques seraient visés par la peine, où une publicité savante viendrait montrer la loi et la leçon dans un signe unique (au lieu de montrer le roi dans le supplice) et où le traditionnel discours du crime serait inversé pour « éteindre [définitivement] la gloire douteuse des criminels » (p. 132), un tel système, donc, ne s’instaure pas seul. Foucault explique qu’un « théâtre punitif » disséminé le long des routes était pensé afin de pallier la disparition du supplice :

    Voici donc comment il faut imaginer la cité punitive. Aux carrefours, dans les jardins, au bord des routes qu’on refait ou des ponts qu’on construit, dans des ateliers ouverts à tous, au fond des mines qu’on va visiter, mille petits théâtres de châtiments. À chaque crime, sa loi ; à chaque criminel, sa peine. Peine visible, peine bavarde qui dit tout, qui explique, se justifie, convainc : écriteaux, bonnets, affiches, placards, symboles, textes lus ou imprimés, tout cela répète inlassablement le Code. Des décors, des perspectives, des effets d’optique, des trompe-l’oeil parfois grossissent la scène, la rendent plus redoutable qu’elle n’est, mais plus claire aussi. D’où le public est placé, on peut croire à certaines cruautés qui, de fait, n’ont pas lieu. Mais l’essentiel, pour ces sévérités réelles ou amplifiées, c’est que, selon une stricte économie, elles fassent toutes leçon : que chaque châtiment soit un apologue. Et qu’en contrepoint de tous les exemples directs de vertu, on puisse à chaque instant rencontrer, comme une scène vivante, les malheurs du vice. Autour de chacune de ces « représentations » morales, les écoliers se presseront avec leurs maîtres et les adultes apprendront quelles leçons enseigner à leurs enfants. Non plus le grand rituel terrifiant des supplices, mais au fil des jours et des rues, ce théâtre sérieux, avec ses scènes multiples et persuasives. (p. 133)

    Bien que longue, cette citation est essentielle pour remarquer un enjeu intéressant de cette réforme punitive. Tout d’abord, les « scènes multiples et persuasives » ne sont pas décrites. Le texte laisse croire que la cruauté n’a pas sa place dans ce système, mais cela ne veut pas nécessairement dire que le corps n’est pas physiquement puni. Ensuite, quel serait ce fameux effet dissuasif ? Les enfants auraient-ils peur ? Seraient-ils dégoûtés ? Les adultes reconnaîtraient-ils là une peine effroyable, assez dure pour les décourager de commettre un crime ? Et si oui, à quoi reconnaîtraient-ils cette peine ? Foucault parle de décors, de mise en scène et de trompe-l’oeil, mais il ne s’agit en bout de ligne que d’un contexte pour une peine qui n’est pas nommée. Enfin, la dissémination du théâtre punitif dans tous les lieux où s’effectuent les activités humaines est un idéal, mais il ne semble pas toujours réaliste ni souhaitable d’être constamment entouré de condamnés purgeant leur peine.

    La prison s’est imposée vers la fin du xviiie siècle comme méthode punitive, et ce même si elle contrevient objectivement à certaines des règles encadrant le pouvoir de punir énumérées plus haut : elle n’offre aucune certitude d’être puni, elle ne propose pas d’emblée une morale au public, etc. Dans la prison, la peine est appliquée au corps, au temps, aux activités de tous les jours. Les premiers modèles de détention proviennent d’Angleterre et des États-Unis, et apportent ainsi une note de prestige à ne pas négliger. L’isolement n’y est pas dès les origines. Il vient plus tard et comporte de nouveaux avantages : une transformation plus complète de l’être humain peut avoir lieu dans l’isolement ; un travail sur l’âme est fait par la réflexion et par la pratique d’exercices spirituels. En un sens, l’âme aussi reçoit une peine en prison puisqu’elle est le siège des mauvaises habitudes et des instincts qui poussent à la criminalité. Des exercices (travail, étude, prière) et non les signes espérés par les juristes réformateurs (théâtralité de la loi omniprésente dans la société) appliquent la peine. Le sujet doit devenir obéissant. Il lui faut un lieu pour se transformer et passer du mal au bien. Pour comprendre pourquoi la prison s’est imposée, il faut voir ce qu’elle représente dans l’économie des peines. Pour ce faire, la comparaison entre l’échafaud, le théâtre punitif et la prison est toute désignée.

    MOYEN PUNITIF EMPLOYÉ :ÉCHAFAUD (SUPPLICE)THÉÂTRE PUNITIFPRISON MODERNE
    Conception du corps :Corps physique en tant que source de pulsions.Corps physique en tant que source d’exemples, d’où on peut tirer un enseignement.Corps physique en tant que source de passions ; doté d’une âme.
    Traitement du corps :Supplicié, démembré, anéanti parfois même après la mort.Montré à tous de manière générale pour susciter l’apprentissage de la loi.Enfermé, caché, en état de réflexion au mal commis.
    Détenteur du pouvoir :Le roi est le maître suprême.La société est lésée et doit rebâtir la confiance avec son membre criminel.L’appareil étatique est maître et juge.
    Finalité recherchée par le pouvoir :Le rétablissement de la force royale sur le sujet.Le rétablissement du criminel après l’expiation sévère et visible.L’inquisition et l’interrogation quasi constante du criminel afin d’identifier la source du mal.

    Pour le dire autrement, le droit monarchique voit la punition comme une cérémonie de souveraineté, utilise le supplice, montre au peuple l’ennemi vaincu à travers un corps supplicié sur lequel une marque est appliquée. Les juristes réformateurs, quant à eux, voient la punition comme une procédure pour requalifier des sujets de droit, utilisent des scènes de châtiment, créent une représentation pour un sujet à réintégrer à la société à travers la manipulation de son âme par des signes. Finalement, l’institution carcérale voit la punition comme une technique de coercition des êtres humains, utilise des habitudes en vue d’une modification du comportement, redresse un corps en lui inscrivant une trace durable.

    En marge de cette comparaison, il est intéressant de noter que, sémantiquement, la marque ne possède généralement qu’un niveau de sens et transmet directement son message, alors que le signe renvoie à une construction de sens et demande une interprétation (le panneau « arrêt » sur le bord de la route, par exemple). La trace, quant à elle, est construite comme un palimpseste. Elle est plus subtile que la marque, mais ne demande pas autant d’interprétation que le signe. La trace rappelle que quelque chose était là, que quelque chose a eu une action par le passé. La trace serait comme le négatif photographique d’une marque. Pour qu’elle fonctionne, elle doit pratiquement faire oublier sa présence. Ainsi, la prison laisse sa trace sur les corps des criminels. Le travail de requalification du sujet juridique n’est jamais entièrement terminé, car la trace carcérale est toujours présente et rappelle qu’il a fallu modifier un mauvais comportement, donc redresser un esprit. Ce travail de la trace fait partie des mécanismes profonds à la base de la prison moderne et répond partiellement à la grande question que se pose Foucault : pourquoi la prison s’est-elle imposée comme mécanisme punitif à la fin du xviiie siècle ?

    La discipline : prison, création d’un savoir et diffusion du pouvoir

    Le second aspect identifié par Foucault dans son projet de départ consiste à retracer les bases du système judiciaire actuel. Dans une prison, le corps est maîtrisé, mais pas de la même manière que par un supplice. L’utilisation du corps en milieu carcéral est une forme nouvelle d’emprise sur le corps, une forme qui apparaît et marque vraisemblablement le xviiie siècle. Cette forme agit à l’échelle du contrôle total, car elle dit connaître le corps dans ses détails par l’éclosion et la propagation des sciences pures et médicales. Elle objective de plus en plus son contrôle par une économie du mouvement axée sur l’efficacité et l’organisation interne du milieu, comme dans les usines nouvellement industrialisées. Elle possède en outre une modalité particulière qui n’existait pas avant : une coercition ininterrompue qui assure l’utilité, voire la docilité du corps prisonnier. Cette mystérieuse force qui agit sur les corps sans les supplicier, c’est finalement la discipline[8].

    Foucault affirme que la prison n’est certainement pas le lieu par excellence pour la discipline. Au contraire, les couvents et l’armée y ont eu recours bien avant la justice, sans parler des milieux d’enseignement. Ce qui est réellement particulier à la discipline n’est pas l’assujettissement d’un individu en tant qu’esclave, domestique ou vassal, mais bien son attachement aux détails et à tous les aspects du corps : « Le moment historique des disciplines, c’est le moment où naît un art du corps humain, qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est utile et inversement. (p. 162) » La discipline trouve son efficacité dans les principes suivants, qui agissent comme forme de régulation sociale :

    a) « La discipline procède d’abord à la répartition des individus dans l’espace. » (p. 163) Chaque personne a une place et une fonction ; le lieu de la discipline est clos et idéalement quadrillé. Les emplacements doivent être fonctionnels pour que s’accomplisse une « décomposition individualisante de la force de travail » (p. 171). La possibilité d’occuper un rang, et donc d’être classé en fonction du rendement ou de la performance d’autres individus assure un contrôle et « permet à la fois la caractérisation de l’individu […] et la mise en ordre d’une multiplicité donnée » (p. 175).

    b) « Le contrôle de l’activité » (p. 175) veut que chaque corps soit assujetti à un emploi du temps strict et connu. En usine, chaque heure travaillée est payée, et chaque heure payée doit fournir un travail de qualité. En même temps, les actions à accomplir sont décomposées et élaborées temporellement. L’individu sait exactement de combien de temps il a besoin pour accomplir sa tâche, et il se trouve que le contexte dans lequel le geste est le plus efficace est un corps discipliné. La décomposition du geste, permet qu’un corps non oisif soit morcelé et utilisé en totalité.

    c) « L’organisation des genèses » (p. 183) implique qu’une durée est nécessaire au bon fonctionnement du lieu de discipline. Des séries d’actions peuvent être mises en place ; une décomposition du temps doit absolument avoir lieu pour faire sens. Le corps assujetti est ainsi mieux organisé en fonction des différentes séquences d’actions qu’il a à accomplir.

    d) « La composition des forces » (p. 190) indique que chaque corps n’est qu’une partie d’un tout plus grand. La force globale du groupe est bien plus importante que la somme des forces individuelles. En étant mobile et repositionnable, chaque partie du grand tout sert plus que ses seuls intérêts.

    Foucault reprend finalement ces caractéristiques de la discipline de manière plus synthétique :

    En résumé, on peut dire que la discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types d’individualité, ou plutôt une individualité qui est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire par la composition des forces). Et pour ce faire, elle met en œuvre quatre grandes techniques : elle construit des tableaux ; elle prescrit des manœuvres ; elle impose des exercices ; enfin, pour assurer la combinaison des forces, elle aménage des « tactiques ». (p. 196)

    Le pouvoir disciplinaire va donc investir l’appareil judiciaire avec des instruments simples : un « regard hiérarchique » (p. 201), soit une surveillance constante effectuée par une figure d’autorité ; une « sanction normalisatrice » (p. 201), qui implique que tout est puni, même la plus petite faute, puisque la loi est répétée dans l’exercice de la punition ; « et leur combinaison dans une procédure qui lui est spécifique, l’examen » (p. 201).La prison dans sa forme actuelle apparaît peu à peu. À la base, elle n’est pas nécessairement carcérale. Elle est tout simplement un lieu de discipline.  Le pouvoir associé à la prison se justifie d’une manière nouvelle. Si, traditionnellement, ce sont les juges et l’appareil judiciaire qui condamnent et imposent une peine, la prison se crée un rôle en s’adjuvant (utiliser plutôt ‘en s’alliant avec’) différents spécialistes (psychiatres, médecins, travailleurs sociaux, etc.) qui produisent un discours sur l’état du criminel. Par ce regard, par cette surveillance et surtout par ce discours, l’examen constant des criminels dote le carcéral d’un « instrument de modulation de la peine : un appareil qui, à travers l’exécution de la sentence dont il est chargé, serait en droit d’en reprendre, au moins en partie, le principe » (p. 283). La prison et son personnel spécialisé jugent au quotidien l’individu incarcéré grâce à un pouvoir justifié par le double rôle d’observation et de punition imputable au pénitentiaire. Un nouveau mot apparaît pour parler des prisonniers, un mot qui naît de l’observation et des discours produits à partir des savoirs qui se sont développés autour de la prison : le délinquant.

    Le délinquant voit sa vie entière être réformée et corrigée par l’institution carcérale, du moins par sa discipline. Il n’a jamais de répit. Une fois sorti de prison, la surveillance continue de le marquer, car il porte en lui le potentiel de criminalité identifié par les spécialistes de la prison. Cette « anomalie » (créée de toutes pièces par le discours des spécialistes) constitue en un sens le « degré zéro » à combattre et à réformer. La délinquance serait le dénominateur commun de tous les criminels. Le pouvoir disciplinaire de la prison va donc réglementer des vies entières en contrôlant des délinquants qui reviendront immanquablement en prison : lorsqu’on est surveillé en permanence, il est facile de commettre une faute et la moindre erreur se remarque aisément. « La prison, cette région la plus sombre dans l’appareil de justice, c’est le lieu où le pouvoir de punir, qui n’ose plus s’exercer à visage découvert, organise silencieusement un champ d’objectivité où le châtiment pourra fonctionner en plein jour comme thérapeutique et la sentence s’inscrire parmi les discours du savoir. [Nous soulignons.] (p. 297-298) » Dès lors, une nouvelle forme de régulation sociale apparaît. La police, la prison, le délinquant et la justice deviennent les termes d’une régulation de l’illégalisme. Certes, la prison provoque la délinquance, ses détracteurs le disent depuis sa création. Mais en produisant ainsi de petits criminels marqués, contrôlés par le pouvoir disciplinaire de la prison, cette alliance assure une surveillance étendue dans la société. Les dénonciations mutuelles, la création d’un milieu délinquant clos sur lui-même, les difficultés sociales (chômage, résidence forcée) font en sorte qu’une large classe d’individus se trouvent investis de la délinquance et du mal dans la société. Aux yeux de tous, ils possèdent le « monopole du crime » et cela évite des crimes plus graves et imprévisibles. Bref, le carcéral crée des « carrières disciplinaires » qu’il peut facilement gérer pour occuper l’espace du crime dans la société. Dans cette optique de régulation de la criminalité, il est possible de voir que « la prison continue, sur ceux qu’on lui confie, un travail commencé ailleurs et que toute la société poursuit sur chacun par d’innombrables mécanismes de discipline » (p. 354).

    En conclusion, si les discours mis en place par les spécialistes de la prison légitiment leur action et leur assurent un emploi en créant des délinquants, Foucault montre que la production de ce savoir est la seule manière de donner un pouvoir au carcéral. Toute cette évolution des manières de punir peut être intéressante simplement pour ce qu’elle est, mais il faut voir au-delà de l’histoire. Ce que Foucault étudie, ce sont les discours sur la punition. Il montre qu’un changement d’épistémè[9] conduit à une modification des manières de penser la peine. Ce type d’étude pourrait être réalisé dans bien des domaines des sciences humaines : le pouvoir en place produit un savoir qui légitime son action et qui le rend essentiel au bon fonctionnement de la société. La prison fonctionne ainsi, mais d’autres champs sont construits de la sorte. Le grand apport de Surveiller et punir est finalement d’exemplifier une théorie voulant que le chercheur analyse des discours autour d’un événement qui marque une rupture dans un ordre de faits pour comprendre le fonctionnement de la société. Il reste à voir si cette méthodologie s’adaptera à la société postmoderne qui semble s’installer dans les années qui suivent la publication de cet ouvrage.

    Références

    [1] Voir à ce sujet Emmanuel Kant. « Qu’est-ce que les Lumières ? », dans Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes (Paris, Flammarion, 2006), pp. 41-51.

    [2] Michel Foucault. Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975), 360. Afin d’alléger le texte, lorsque des références seront faites à cet ouvrage, seule la page sera inscrite entre parenthèses.

    [3] Pour une autre lecture de la pensée de Michel Foucault, se référer à Marco Cicchini et Michel Porret. Les sphères du pénal avec Michel Foucault : histoire et sociologie du droit de punir (Lausanne, Antipodes, 2007), 303 p.

    [4] Si la punition n’est pas notre domaine de recherche, nous nous intéressons cependant à la méthode développée par Foucault. Ainsi, l’exercice mené ici vise à identifier une rhétorique plutôt qu’à recueillir des renseignements. Le discours occupe en effet une place de choix dans les analyses effectuées par Foucault. Pour en savoir plus, il faut lire sa leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 2 décembre 1970 : Michel Foucault, L’ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971), 82 p.

    [5] Le supplice consiste à amener publiquement un prisonnier sur l’échafaud et à lui infliger quantité de souffrances physiques toutes plus terribles les unes que les autres. Les supplices classiques impliquent la roue, l’écoulement de plomb fondu dans des plaies vives, l’écartèlement, les mutilations de tous ordres, etc. La mort du prisonnier survenait généralement après plusieurs heures, et parfois le cadavre continuait de subir le supplice jusqu’à ce qu’il soit réduit en cendres et dispersé au vent.

    [6] Michel Foucault a consacré un ouvrage complet à la folie : Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Gallimard, 1979), 583 p.

    [7] Toutes ces règles sont longuement expliquées aux pages 112 à 118.

    [8] La discipline parfaite prend forme dans le panoptique, cette forme d’architecture carcérale imaginée par Jeremy Bentham au xviiie siècle. Foucault extrapole le procédé et en fait le modèle de la société de surveillance absolue. Voir à ce sujet Jeremy Bentham, Michel Foucault et Michelle B. Perrot, Le panoptique. L’inspecteur Bentham précédé de L’oeil du pouvoir – entretien avec Michel Foucault (Paris, P. Belfond, 1977), 221 p.

    [9] Chez Foucault, l’épistémè représente le réseau de toutes les conditions de production de la culture (sciences, savoirs, discours, relations de tous ordres, etc.) à une époque donnée. Il définit cette idée dans Les Mots et les Choses (Paris, Gallimard, 1966), 400 p. et dans L’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969), 275 p. Voir aussi Hubert L. Dreyfus, Paul Rabinow et Michel Foucault, Michel Foucault beyond structuralism and hermeneutics (Chicago, University of Chicago Press, 1983), 271 p.