Peste, ville et société : Montpellier à la fin du Moyen Âge

Lucie Laumonier
Université de Sherbrooke

Résumé : Les épidémies de peste de la fin du Moyen Âge ont marqué les esprits durablement et suscitent chez les historiens un vif intérêt. C’est une période de transformations et de mutations tant sur les plans politique et social que sur le plan culturel. Ce sont les études locales qui permettent le mieux de saisir ces évolutions : à travers l’exemple de la ville de Montpellier, grand centre urbain médiéval, dynamique économiquement et culturellement je m’intéresserai aux mutations qui ont marqué la fin du Moyen Âge. La peste est souvent montrée comme la cause de ces bouleversements : ce lien est à interroger. Je montrerai ici que les changements étaient en germe avant l’arrivée des épidémies à travers quelques dimensions de la vie sociale, économique et culturelle de Montpellier.

 

Table des matières
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    Introduction

    L’histoire locale a ses détracteurs et ses partisans, mais elle est indéniablement un moyen d’approcher au plus près les réalités quotidiennes des sociétés passées. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on étudie des périodes où les sources sont rares. Les ouvrages de synthèse se nourrissent de ces études locales, les mettant en perspective et les comparant[1]. L’histoire de la peste est un des champs de prédilection de l’histoire médiévale : l’historiographie est considérable et ne cesse de s’accroître. La peste fut un vecteur majeur de changement, elle modifia profondément la société et les mœurs. Les travaux les plus complets à ce sujet sont souvent des études locales ; citons par exemple l’étude d’Elizabeth Carpentier sur Orvieto et celle d’Ann Carmichael sur Florence, pour rester en Italie[2].

    Pour mes études de doctorat je travaille sur Montpellier, dans le sud de la France. J’étudie la solitude et les stratégies d’intégration à la société. C’est pendant les périodes de grande mortalité que le nombre de personnes seules (enfants, adultes et vieillards) augmente. La fin du XIVe siècle est marquée par une épidémie de peste d’une ampleur considérable, suivie d’autres épidémies tout aussi meurtrières ; c’est pourquoi j’ai choisi de commencer mes recherches à partir des années 1370. J’ai commencé alors des lectures : ouvrages de synthèses sur la peste et articles traitant de Montpellier à cette époque. Mais sur l’histoire de la ville les articles et ouvrages sont, soit très ciblés[3], soit très généraux[4]. Aucun n’aborde directement les conséquences socioéconomiques et culturelles de l’épidémie, qui dévasta la population de la ville. Á partir de ces lectures j’ai dressé une synthèse sur Montpellier et la peste en l’organisant autour de ces thèmes : les répercussions sociales, économiques, politiques et culturelles, à court et moyen termes, des épidémies. J’ai retrouvé des évolutions semblables à celles observées ailleurs. Je propose ici de mettre en parallèle l’histoire de la peste à Montpellier avec l’histoire de la peste en Europe de l’Ouest, afin d’en comprendre les conséquences et de s’interroger sur les origines des évolutions : sont-elles conséquentes aux épidémies ou s’observent-elles avant ?

    Avant de commencer, quelques mots très brefs sur les épidémies de peste de la fin du XIVe siècle. La peste est arrivée en Europe par les voies commerciales, après le siège de Caffa, comptoir génois en Crimée. L’épidémie se répand entre 1347 et 1350 en se déplaçant du sud vers le nord et décime entre un quart et un tiers de la population européenne. Une fois arrivée la maladie s’est installée durablement : tous les six ou huit ans une nouvelle épidémie revenait. Jusqu’à la fin du XVe siècle le rythme des épidémies était assez soutenu. 

    Les crises du XIVe siècle

    À partir des années 1315, l’Europe entre dans une période de crise. Les historiens parlent de « monde plein » : la tension démographique est forte. Les récoltes sont faibles : épuisement des sols, détérioration climatique appelée « le petit âge de glace »[5]. Les disettes sont fréquentes. L’économie en est très affaiblie et s’ajoute en 1337 la guerre de Cent Ans. Elle est peu meurtrière mais coûte cher au Royaume, et se ressent en terme d’impôts pour la population. Entre deux campagnes les soldats désœuvrés pillent le pays[6].

    À Montpellier la crise économique est surtout ressentie par les moins riches : la nourriture est chère, l’économie en déflation, les impôts sont lourds. Les activités ne périclitent pas encore à cette époque et la ville, à la veille de la peste, s’enrichit du commerce méditerranéen et oriental. Ces activités profitent à quelques riches marchands et hommes d’affaires qui gardent la ville dynamique et rayonnante[7]. Quand la peste arrive à Montpellier, au printemps 1348, elle s’installe dans un bassin de population composé en grande partie par des gens affaiblis physiquement et économiquement. 

    Les années suivant la première épidémie sont tout aussi difficiles pour la population. Au nombre impressionnant des décès s’ajoutent les pillages des soldats de la guerre de Cent ans, les disettes et les catastrophes naturelles qui accentuent les problèmes de ravitaillement. Les crises frumentaires sont fréquentes et les faubourgs dévastés ne parviennent pas à nourrir la population de la ville. Entre 1363 et 1367 une Compagnie de soldats passe chaque année, coïncidant avec une période de disette. Le phénomène ralentit entre 1370 et 1380 : les difficultés se répètent tous les deux ou trois ans. Notons tout de même en 1373 un tremblement de terre qui ébranla la population et marqua les mémoires[8].

    La peste de 1348 et les épidémies suivantes dans les sources

    La difficulté principale que l’on rencontre quand on étudie la peste vient des sources. La première épidémie est très mal documentée, où que ce soit en Europe : on constate souvent un trou de quelques années dans les archives[9]. Froissart ne consacre qu’une ligne à l’épidémie dans ses chroniques : « en ce temps, par tout le monde généralement une maladie qu’on clame épidémie courait, dont bien la tierce partie du monde mourut »[10]. Les registres de l’administration, des notaires, les sources fiscales et ecclésiastiques se font de plus en plus rares au fil des épidémies.

    Comme pour le reste de la France, dans les sources montpelliéraines les témoignages directs sur la première épidémie sont peu nombreux : dans le Thalamus, c’est-à-dire le registre consignant les évènements survenus dans la vie municipale, l’année 1348 est appelée « lan de la mortalidat ». Dix des douze consuls moururent[11]. Un médecin parisien en visite à Montpellier, Simon de Couvin mentionne la peste dans ses chroniques et évalue le nombre de morts à la moitié de la population[12]. 

    La deuxième épidémie (celle des années 1360) est mentionnée par les registres municipaux : il mourrait 500 personnes par jour[13]. La dépopulation continue de la fin du XIVe siècle, conséquente aux épidémies cycliques est mentionnée en 1395 dans le grand Thalamus : « La ville de Montpellier était, il y a longtemps, une ville notable et grande, où il y avait bien habituellement au moins dix mille feux : elle est maintenant si diminuée qu’à peine peut-elle en offrir 800 »[14]. 

    Ce manque de témoignages directs sur la peste n’est pas un obstacle car nombre d’autres sources permettent de comprendre et reconstituer le cours des évènements et les transformations de la société. Les recherches de Kathryn Reyerson menées sur les testaments montpelliérains lui ont permis de dater avec une certaine précision le début de l’épidémie. En effet même si les registres s’arrêtent à la fin du mois de mai 1348, dès avril on observe l’apparition de la mention d’un deuxième lieu de sépulture, dans le cas où le premier cimetière choisi ne pourrait accueillir davantage de tombes. Dans le même ordre idée, la chercheure remarque qu’à partir de l’année 1348, les testateurs ajoutent de plus en plus fréquemment une clause désignant des héritiers de substitution, si le premier décède. Il est donc raisonnable de supposer que l’épidémie a atteint Montpellier au printemps 1348 : dès avril quelques cimetières ne peuvent plus contenir de sépultures supplémentaires[15].

    La mortalité : démographie

    Les évaluations chiffrées des contemporains sont souvent fantaisistes et reflètent surtout l’impression d’une mortalité sans précédent. Un spécialiste de démographie historique, Josiah Russel s’est intéressé au cas de Montpellier[16]. Pourtant l’historien fait face à un problème de taille : les registres fiscaux qui lui permettent d’évaluer la population de la ville n’existent à partir des années 1370.

    Pour remonter avant 1370 le chercheur s’appuie sur différentes sources et analyses de terrain. En croisant les registres fiscaux avec des descriptions des habitations, des sources ecclésiastiques, des relevés topographiques et des cartes de la ville le chercheur évalue la composition moyenne d’un feu, le nombre d’habitants par immeuble et parvient à reconstituer l’évolution démographique de certains quartiers, pour finir par avancer le chiffre de 35 000 à 40 000 habitants à Montpellier, juste avant la peste. Vingt ans et deux épidémies ravageuses plus tard il ne reste plus qu’environ 18 000 habitants. Entre 1348 et 1372 la population aurait donc baissé de moitié. Elle continue de baisser jusqu’à la fin du XIVe siècle, ce qui correspond à la dépopulation chronique qui caractérise l’ensemble des villes européennes touchées par des vagues de peste successives. On peut observer toutefois deux périodes de reprise : au début et à la fin du XVe siècle. (Voir figure 1 en annexe)

    L’estimation généralement admise est qu’à l’échelle de l’Europe, entre 1348 et la fin du XIVe siècle, un quart à un tiers de la population a péri. Cependant les pertes sont plus importantes dans les centres urbains : promiscuité et saleté favorisent la propagation de l’épidémie. En Angleterre on relève des taux de mortalité en ville allant de 45 à 70% ; en Italie 40 à 60%[17]. En France aussi, les villes perdent en moyenne la moitié de leur population, comme c’est le cas pour Montpellier.

    Une mortalité différenciée 

    La peste s’attaque à tout le monde : enfants, adultes, vieillards, riches et pauvres, en ville et à la campagne. Cependant il existe des disparités entre ces différents groupes, disparités qui n’ont pas échappé aux contemporains. Simon de Couvin, le médecin parisien en visite à Montpellier, dit – avec un certain lyrisme – que : « Celui qui était mal nourri d’aliments tombait frappé au moindre souffle de la maladie… Mais la Parque cruelle respecta les princes, les chevaliers, les juges ; de ceux là peu succombèrent parce qu’une vie douce leur est donnée dans le monde »[18]. La maladie frappe davantage en ville dans les quartiers où les gens vivent entassés : les quartiers populaires donc. Dans le Décaméron Boccace raconte l’histoire de dix jeunes gens de la bonne société de Florence qui fuient la peste en allant se réfugier à la campagne. Á l’écart de la ville, la maladie ne les atteint pas et ils se content des histoires, récits du Décaméron.

    Les épidémies suivantes, régulières, affectent davantage les enfants, les personnes âgées et les pauvres. Il ne s’agit pas forcément d’épidémies de peste, mais de maladies infectieuses qui lui sont associées dans les sources : probablement la petite vérole dans quelques cas[19]. Pour l’étude de Montpellier l’absence de sources suffisamment précises empêche d’observer si les enfants sont effectivement les premières victimes lors des épidémies cycliques. En revanche elles nous permettent de nous pencher sur le cas de certains métiers, plus affectés que d’autres par la mortalité.

    Les médecins tout d’abord, périssent en grand nombre comme le signalent les archives de la ville[20]. Cette mortalité est à mettre en lien avec leur proximité des malades. Notons qu’ils ont souvent été accusés, à cette époque, de fuir la maladie en allant se réfugier à l’écart des foyers infectieux[21]. Cela n’est pas le cas de tous et le médecin Jean Jacme en témoigne : « Il y eut jadis une pestilence à Montpellier et je n’ai pu éviter la communauté parce que j’allais de maison en maison pour soigner les malades à cause de leur pauvreté, j’ai porté un pain, un linge ou une éponge humecté de vinaigre dans ma main et je l’ai tenu proche de ma bouche et de mes narines et ainsi j’ai survécu à une telle pestilence. Mes collègues étaient incrédules que j’aie gardé la vie [22]. » 

    Les religieux aussi sont très affectés par la mortalité, en particulier les Ordres Mendiants : dans un des couvents dominicains de Montpellier il ne reste que 7 moines sur 140[23]. Eux aussi vivent et travaillent à proximité des malades : soins, derniers sacrements, transport des corps. La forte mortalité du personnel ecclésiastique, tant régulier que séculier, pose des difficultés à court et moyen terme, tant pour les fidèles que pour le clergé.  D’une part tous les malades ne peuvent recevoir les derniers sacrements et mourir en bons chrétiens : le salut n’est pas envisageable pour ceux-là et les survivants le savent. La terreur de mourir sans l’extrême onction et de ne pouvoir recevoir le salut marque profondément les populations de la fin du Moyen Âge bien que le pape Clément VI ait accordé l’absolution à tous, même sans confession. D’autre part, reconstituer les rangs du clergé devient un problème de fond pour l’Église à la fin du XIVe siècle. Les efforts des réformes grégoriennes et des Ordres Mendiants avaient porté leurs fruits en formant un clergé actif et instruit : le renouveler est un processus lent et difficile[24].

    La spiritualité

    Le clergé est donc ressorti très affaibli des premières épidémies de peste. La population est traumatisée par les évènements, en demande de soutien spirituel et de réconfort moral. Gagner le paradis et obtenir le salut est la préoccupation spirituelle principale des survivants et cette demande d’encadrement va en s’accroissant au fil des épidémies[25]. La communauté montpelliéraine cherche aussi la protection divine : en 1374 et en 1384 on fabrique un cierge d’une longueur de 3 kilomètres qui brûle à l’église Notre-Dame des Tables en l’honneur de la Vierge Marie et de Jésus Christ :

    Il y eut à Montpellier grande mortalité de gens et plusieurs autres lieux, et cela dura à Montpellier depuis le carnaval jusques à la festes de la Saint-Jean, – et pour cette cause, les consuls firent faire une ceinture de filet à la muraille de la ville depuis la tour neuve qui est dessus les Carmes jusques la tour de la Babotte laissant le mur de la ville qui est derrière la palissade, – laquelle ceinture avoit dix-neuf cent canes, – duquel filet, avec du coton et de la cire, fut faite une bougie de la même longueur et de la grosseur du gros doigt, qu’on mit à une roue de bois neuf, à l’autel de l’esglise Nostre-Dame-de- Tables,- laquelle bougie fut allumée le 27 avril suivant, du feu nouvellement béni, et ce pour qu’elle brûllât continuèlement audit autel à l’honneur de Dieu et de Nostre-Dame, pour apaiser la colère de Nostre-Seigneur. afin que la dite mortalité cessât et leur donast paix[26]. 

    Quelques années plus tard la municipalité fait chanter un Te Deum à la fin d’une épidémie pour remercier Dieu d’avoir arrêté la progression de la maladie. Au début du XVe siècle une procession est organisée, les reliques sont promenées dans la ville afin de faire cesser la mortalité[27]. Le culte de saint Roch,  protecteur de la peste, né à Montpellier, est attesté à partir de 1440. On trouve dans le Petit Thalamus la mention d’une procession en son honneur[28].

    Cette recherche de soutien spirituel est montrée par l’étude de Kathryn Reyerson sur les testaments montpelliérains citée précédemment. La chercheure étudie l’évolution de la spiritualité à la fin du Moyen Âge et observe une recrudescence des dons envers les établissements religieux et charitables : les confréries, les associations de charité et les ordres mendiants, en particulier les franciscains. À l’inverse K. Reyerson remarque une baisse des donations envers les églises, les reclus et les hôpitaux (Voir figure 2 en annexe). Dans le même ordre idée, les substitutions d’héritiers, qui se multiplient avec la crise, deviennent de plus en plus dirigées vers ces mêmes organismes charitables. Certains testateurs demandent des messes pour le salut de leur âme. Les habitants de Montpellier manifestent ici un repli religieux vers une foi qui se vit en petit groupe, plus proche d’eux-mêmes. L’intérêt grandissant pour les établissements charitables montre le souci de la prise en charge des plus faibles. De même, la recrudescence des demandes de messes est le signe de l’inquiétude croissante de la population face à leur mort et à leur salut. Partout en Europe, au sortir du XIVe siècle la piété personnelle, la recherche d’une spiritualité plus privée au sein des confréries de piété prennent le pas sur les grandes manifestations publiques[29]. De nouveaux groupes religieux voient le jour, en particulier les Flagellants qui remportent un vif succès[30]. Les Ordres Mendiants, implantés dans les villes depuis le XIIe siècle reprennent leurs lettres de noblesse[31]. 

    Kathryn Reyerson attribue l’évolution, notable, des pratiques religieuses des montpelliérains aux crises du XIVe siècle. En effet les changements sont déjà présents, en germe, en 1347 et se lisent dans les pratiques testamentaires. Ces changements s’accélèrent et s’accentuent après 1348. La peste n’est pas le déclencheur de l’évolution, elle est son catalyseur. C’est la crise de la première moitié du XIVe qui a causé cette évolution des mentalités religieuses, la peste l’a exacerbée.

    La crise économique et les révoltes populaires

    De même, si Montpellier est jusqu’au milieu du XIVe siècle relativement épargnée par les difficultés économiques qui secouent le royaume, l’enchaînement des catastrophes entre les années 1350 et 1370, mauvaises récoltes, épidémies, et guerres, plonge la ville dans une crise d’une certaine ampleur[32]. 

     Les impôts, qui étaient déjà lourds, s’accentuent : ceux du roi en particulier, ceux de la ville aussi. Les campagnes, en raison de la dépopulation et du mauvais temps, n’arrivent pas à produire suffisamment, le manque de main d’œuvre entraîne la hausse des salaires et nombre de maîtres ne peuvent plus payer leurs apprentis, leurs affaires périclitent. Mais même si la ville et les habitants sont très affaiblis par les pestes et la crise, quelques marchands et hommes d’affaires continuent à s’enrichir grâce au commerce vers l’Orient. Le trafic méditerranéen leur assure la prospérité et leurs fortunes grandissent. Cette richesse ne profite pas à tout le monde, et la majorité de la population reste dans la misère. En 1379 un nouvel impôt s’ajoute aux nombreux déjà payés par les Montpelliérains. Les sept commissaires chargés de lever cet impôt sont attaqués par une foule déchaînée. Un seul survécut. Dans la lettre de rémission du roi Charles V on lit que le nombre de victimes est compris entre 80 et 110. Les habitants révoltés se seraient acharnés sur les cadavres, les ont privés de sépulture chrétienne en les jetant dans les puits. La lettre précise que certains auraient mangé la chair des victimes[33].

    L’exacerbation des clivages sociaux et les révoltes populaires se multiplient à cette époque : les révoltes à Paris et les Jacqueries en 1358, la révolte des Ciompi à Florence en 1378, la révolte de la Harelle en Normandie en 1382, les Tuchins en Auvergne et Languedoc dans les années 1380, l’Angleterre, la Flandre, les Pays-Bas à la même époque[34]…. La situation avait ici aussi, commencé à se détériorer un siècle plus tôt. Mais les chocs causés par les épidémies ont aggravé la crise déjà en germe. L’accentuation des problèmes économiques et sociaux distend les liens entre le peuple et les gouvernants.

    Cependant ces mêmes pouvoirs, ici le municipal, cherchent des solutions afin de repeupler et redynamiser la ville. Les Consuls incitent des étrangers à venir à Montpellier : en échange de leur installation dans la ville, ils sont exemptés d’impôts pendant quelques années. Il est très intéressant d’observer que la ville semble préférer, au début du XVe siècle, certains artisans, tous venant de l’industrie textile : tisserands, teinturiers ou pareurs. Ces métiers souffraient certainement d’un manque important de main d’œuvre et la municipalité souhaitait redynamiser ce secteur industriel, très florissant au XIVe siècle[35]. De riches marchands, italiens surtout, sont aussi attirés dans la ville : ils accèdent à la citoyenneté et sont exemptés d’impôts. Certains d’entre eux obtiennent rapidement des charges municipales d’importance. Là aussi la stratégie municipale qui vise à faire venir des personnes aux grands capitaux et aux activités dynamiques traduit la volonté et le besoin pour le Consulat de relancer l’économie. Il s’agit d’une méthode de repeuplement souvent pratiquée aux XIVe et XVe siècles dans de nombreuses villes : Arles et Marseille pour rester dans le sud de la France[36], Orvieto et Florence[37] en Italie et partout ailleurs en Europe. Cette politique municipale rencontre un certain succès en attirant en ville riches marchands, hommes d’affaires et travailleurs qualifiés[38]. 

    Toutefois les difficultés sont durables, et la ville ne se relève pas avant le milieu du XVIe siècle. Ajoutons qu’à la fin du XVe siècle, l’ouverture de Marseille comme port royal portera un coup supplémentaire aux problèmes financiers de la ville[39]. 

    J’avais initialement prévu de parler ensuite des politiques sanitaires mises en place par la municipalité à la même époque, à partir des années 1490-95, mais le temps de parole est limité. Je conclurai donc là-dessus. Malgré les problèmes démographiques et économiques qu’elles ont entraînés, les multiples épidémies de peste ont éveillé, chez les consuls de la ville, la nécessité de mener des politiques de prévention et de limitation des épidémies. Interdiction des rassemblements, embauche de médecins en temps de crise, hôpitaux spécialisés sont des exemples de ces initiatives[40]. Grâce à ces politiques, c’est le pouvoir municipal, assisté par le pouvoir royal, qui se renforce. Le contrôle des marginaux en est un exemple fort. De plus en plus accusés, au XVe siècle, d’être les vecteurs des épidémies, les itinérants, les vagabonds, les prostituées et les ruffians, les pauvres gens désœuvrés des centres urbains sont stigmatisés et étroitement surveillés par les autorités municipales[41].

    Conclusion

    Les épidémies de peste ont donc durablement marqué la société médiévale : chute démographique, crise économique, crises sociales, évolution des mentalités religieuses, renforcement du pouvoir municipal. Ces changements sont d’une telle importance que certains historiens du début du XXe siècle ont vu dans la peste la fin du Moyen Âge et les débuts des temps modernes[42]. Cependant l’historiographie récente et les études comme celle de K. Reyerson montrent bien que ces évolutions ont commencé avant la peste. Celle-ci est le catalyseur du changement. C’est donc grâce à une étude locale, celle de Montpellier aux XIVe et XVe siècles, que j’ai montré quelques unes des évolutions caractéristiques de la fin du Moyen Âge ; en germe au XIVe siècle, accélérées par les épidémies de peste.

    Références

    [1] On peut se référer à l’ouvrage collectif sous la direction de Georges Duby qui effectue très bien cet exercice : Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, tome 2, La ville médiévale, par André Chédeville, Jacques le Goff et Jacques Rossiaud, Paris, Seuil, 1980.
    [2] Élisabeth Carpentier, Une ville devant la peste: Orvieto et la peste noire de 1348 (Bruxelles, De Boeck Université, 2ème éd. 1993) et Ann Carmichael, Plague and the Poor in Renaissance Florence (Cambridge, Cambridge University Press, 1986).
    [3] Je ne citerai ici que les articles utilisés pour cette recherche. L’historiographie (ouvrages et articles) consacrée à l’histoire de Montpellier est assez conséquente : économie, culture, médecine, hôpitaux et histoire religieuse, etc. Ainsi, sur la peste, on peut consulter : Josiah Russel, « L’évolution démographique de Montpellier au Moyen Âge », Annales du Midi,  vol. 74 (1962) : 345-360 ou Kathryn Reyerson, « Changes in Testamentary Practices at Montpellier on the eve of the Black Death », Church History, 47 (1978) : 253-269
    [4] Même remarque que précédemment. Les ouvrages généraux sur l’histoire de Montpellier sont nombreux. Á titre d’exemple on peut citer les trois tomes rédigés par Jean Baumel, Histoire d’une seigneurie du Midi de la France( Montpellier, Causse, 1969, 1971 et 1973). En histoire religieuse on peut consulter Gérard Cholvy, dir., Histoire du diocèse de Montpellier (Paris, Beauchesne, 1976).
    [5] Emmanuel Leroy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an Mil (Paris, Flammarion, 1967). Très nombreuses rééditions, dont une en 2 tomes en 1993. On peut aussi consulter Histoire humaine et comparée du climat, tome 1, Paris, Fayard, 2004.
    [6] William Naphy et Andrew Spicer, La peste noire, 1345-1730 : grandes peurs et épidémies, Suivi de « Sur quelques origines »  par Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Autrement, 2003.
    [7] Jean Combes, « Une ville face à la crise », dans Gérard Cholvy (dir.), Histoire de Montpellier (Toulouse, Privat, 1984) et Jean Baumel, Histoire d’une seigneurie du Midi de la France, Tome 2 : Montpellier sous la seigneurie de Jacques le Conquérant et des rois de Majorque. Rattachement de Montpellieret et de Montpellier à la France (1213-1349 (Montpellier, Causse, 1971).
    [8] Pour une connaissance exhaustive de ces catastrophes on peut consulter Jean Baumel, tomes 2 et 3. Pour le tome 2, voir la note précédente. Pour le tome 3 : Jean Baumel, La fin d’une seigneurie du Midi de la France, Tome 3, Montpellier, ville royale (1349-1505), 1973.
    [9] Tous les historiens consultés le précisent.
    [10] Yves Renouard, « Conséquences et intérêt démographique de la Peste noire de 1348 », Population, 3, n°3 (1948) :460.
    [11] Kathryn Reyerson, « Changes in Testamentary Practices at Montpellier on the eve of the Black Death », Church History, 47 (1978): 253.
    [12] Y. Renouard, « Conséquences et intérêt démographique… », op. cit., 461.
    [13] J. Baumel, La fin d’une seigneurie…, tome 2, op. cit., 374
    [14] Josiah Russel « L’évolution démographique de Montpellier au Moyen Âge », Annales du Midi,  vol. 74 (1962) :351.
    [15] K. Reyerson, « Changes in Testamentary Practices… », op. cit., 259.
    [16] J. Russel « L’évolution démographique de Montpellier au Moyen Âge », op. cit.
    [17] Y. Renouard, « Conséquences et intérêt démographique… », op. cit., 461-462.
    [18] J. Baumel, La fin d’une seigneurie…, tome 2, op. cit., 374-375.
    [19] A. Carmichael, Plague and the Poor…, op. cit, 90 et suivantes.
    [20] K. Reyerson, « Changes in Testamentary Practices… », op. cit.,  253.
    [21] Geneviève Dumas, Les pratiques de la santé à Montpellier à la fin du Moyen Âge (1293-1506), thèse de doctorat sous la direction de Faith Wallis, (Université McGill, 2000), 196.
    [22] Id.
    [23] Y. Renouard, « Conséquences et intérêt démographique… », op. cit.,  463.
    [24] W. Naphy et A. Spicer, La peste noire, 1345-1730…, op. cit,  30.
    [25] Robert Gottfried, The Black Death: Natural and Human Disaster in Medieval Europe(London, Robert Hale, 1983),  85 et suivantes.
    [26] Geneviève Dumas, chapitre 3 note 174, p. 197 – Archives municipales de Montpellier, Petit Thalamus, fol. 133v.
    [27] G. Dumas, Petit Thalamus, op. cit., 197
    [28] J. Baumel, La fin d’une seigneurie…, tome 2.
    [29] R. Gottfried, The Black Death: Natural, op. cit, 88.
    [30] R. Gottfried, The Black Death: Natural, op. cit, 90
    [31] K. Reyerson, , « Changes in Testamentary Practices… », op. cit., 260 et suiv.
    [32] On peut consulter Jean Combes, « Une ville face à la crise », dans Gérard Cholvy (dir.), Histoire de Montpellier (Toulouse, Privat, 1984), 93.
    [33] Sur cet évènement on peut consulter Jean Baumel, tome 3. Pour une analyse plus récente avec une vision régionale : Vincent Challet, « Émouvoir le prince, Révoltes populaires et recours au roi en Languedoc vers 1380 », Hypothèses, n° 1 (2001) : 325-333.
    [34] Sur les révoltes et soulèvements populaires de la fin du Moyen Âge, voir Michel Mollat, Philippe Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi – Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles (Paris, Calmann-Lévy, 1970). On peut consulter p. 140-141 un tableau représentant les révoltes par aires géographiques et années.
    [35] Jean Combes, «  Une ville face à la crise », op. cit., 88.
    [36] Jean Combes, « Quelques remarques sur les bourgeois de Montpellier », Recueil de mémoires et travaux publié par la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit. Mélanges à Pierre Tisset, Fasc. 7, Montpellier, Faculté de droit et de sciences économiques de Montpellier, 1970, 118.
    [37] Voir William Naphy, Ann Carmichael et Élisabeth Carpentier.
    [38] Jean Combes, « Quelques remarques … », op. cit., 126.
    [39] Josiah Russel, « L’évolution démographique… », op. cit., 351.
    [40] Geneviève Dumas, chapitre 3 sur la santé publique.
    [41] Il s’agit de l’objet de l’étude d’Ann Carmichael sur Florence.
    [42] Comme l’explique Robert Gottfried en introduction de son ouvrage.