La transformation de l’identité soviétique de la Russie par un retour aux valeurs orthodoxes dans le film Anna 6-18, du réalisateur Nikita Mikhalkov

DAVID MAURICE
Université de Sherbrooke

Résumé : Cet article porte sur la montée du nationalisme russe dans les années 1990 par l’entremise du film Anna 6-18 (1993) du réalisateur Nikita Mikhalkov. Nous analysons l’apport du réalisateur dans l’émergence d’une opinion publique soviétique, rendu possible par les réformes de Mikhaïl Gorbatchev, ainsi que l’utilisation d’un discours et de symboles orthodoxes dans la foulée de la crise identitaire qui découle de cette ouverture faite par le régime soviétique. Il est aussi question de l’importance de l’industrie cinématographique dans cette démarche ainsi que de la confrontation entre la vie publique et la vie privée en Union soviétique.

 

Table des matières
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    Introduction

    Cet article portera sur la transition, dans les années 1990 en Russie, d’une identité soviétique vers une identité russe qui renoue avec la religion orthodoxe. Le cinéma a contribué à ce retour de la pratique religieuse en Russie et nous utiliserons le film Anna 6-18 de Nikita Mikhalkov pour analyser cette situation. Il s’agit d’un documentaire tourné entre 1980 et 1993, à travers lequel cet important réalisateur russe nous montre la vie de sa fille Anna, de 6 à 18 ans. Tout au long du film, Mikhalkov s’insère dans les lieux de mémoire de la population russe et propose un discours sur la nation et l’identité russe par l’entremise de son expérience familiale. Il oppose la mémoire privée de son foyer à l’histoire officielle du régime et expose de façon explicite sa famille comme une représentation de la société. Cette image de la Russie témoigne d’une volonté de trouver une solution proprement russe à la crise identitaire qui sévit dans ce pays, à la fin des années 1980 et au début de la décennie 1990, crise qui prend racine à travers le grand débat public sur les interprétations divergentes du passé. En analysant quatre scènes tirées du film Anna 6-18, j’aborderai dans un premier temps les processus de réinterprétation de l’histoire dans les années 1980 ainsi que l’apport du cinéma dans cette démarche. Je poursuivrai sur la question du débat entre slavophiles et occidentalistes dans la société russe et comment cela se répercute dans l’œuvre de Mikhalkov. J’enchaînerai ensuite avec la nostalgie du passé tsariste dans Anna 6-18 et tenterai de démontrer comment la manipulation des symboles, avec l’intégration du personnage d’Oblomov ainsi que l’image de la maison, suggère un retour aux valeurs orthodoxes en Russie. Tout d’abord il faut mentionner que Nikita Mikhalkov est un réalisateur très connu en Russie. Il a débuté sa carrière en tant qu’acteur dans les années 1960 avec son rôle dans le film Je m’balade dans Moscou (1963) du réalisateur Guéorgui Danelia. Le premier long métrage réalisé par Mikhalkov s’intitule Ami chez les ennemis, ennemi chez les siens (1974), un film dans lequel le cinéaste incarne le principal protagoniste. Ses autres productions réalisées dans les années 1970 constituent essentiellement des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires des XIXe et XXe siècles, dont le film Quelques jours dans la vie de I. I. Oblomov (1979) constitue un excellent exemple[1]. À partir du milieu des années 1980, les films de Nikita Mikhalkov s’orientent autour de thématiques qui font ressortir le dilemme de la population soviétique entre son identité slave et ses aspirations occidentalistes[2]. Dans ses films réalisés après la chute de l’URSS, Nikita Mikhalkov puise dans le passé de la Russie tsariste et soviétique afin de trouver une idée pour son pays, de faire un pont entre le passé, le présent et l’avenir. En ce sens, le film Anna 6-18 témoigne d’un profond malaise du peuple russe, avec la mise en place des réformes gorbatchéviennes, et nous aide à comprendre quels sont les problèmes identifiés par Mikhalkov et quelle pourrait être, selon lui, la solution à cette crise de l’identité russe. Nous allons donc voir comment les mesures de libéralisation des mœurs en URSS ont ouvert la porte à une critique du passé et à l’émergence d’une opinion publique soviétique. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur l’apport du cinéma à cette démarche et sur le rôle du réalisateur Nikita Mikhalkov dans ce changement de paradigme sur le plan idéologique, notamment avec son film Anna 6-18.

    À son arrivée au pouvoir, Gorbatchev est déterminé à transformer le socialisme dans une optique plus libérale. Les deux réformes lancées en 1986 par ce dernier, la perestroïka (reconstruction) et la glasnost (transparence), ont pour but de détruire la vieille structure politique hiérarchisante héritée du régime tsariste et des bâtisseurs du communisme. Sur le plan économique, les objectifs de la perestroïka sont clairs, c’est-à-dire démanteler l’emprise de l’État sur tous les secteurs de l’économie afin de laisser place au libre marché et à l’initiative privée. Les premiers impacts tangibles de ce changement concernent le secteur médiatique, qui servira, ironiquement, à diffuser cette nouvelle réforme du Parti selon la structure communiste, soit du haut vers le bas[3]. Cette ouverture faite dans les médias correspond à une période difficile pour le régime soviétique où les mauvaises nouvelles et les catastrophes se succèdent à un rythme effréné. La diffusion télévisée des images de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, du tremblement de terre en Arménie, de la catastrophe ferroviaire en Oural et de la découverte de charniers qui seront, une fois pour toutes, attribués aux purges staliniennes, alimente la torpeur dans laquelle est plongée la société[4]. Cette nouvelle tendance journalistique n’était tout simplement pas possible en URSS, voire inimaginable dix ans auparavant[5]. Elle constitue la base de l’émergence d’une opinion publique plus critique à l’égard du régime soviétique.

    Cette période de transformations sociales et de remises en cause, où l’histoire occupe un rôle de premier plan, a fait ressortir un profond débat sur la véritable nature de la société soviétique[6]. Dans cette optique, au début du film Anna 6-18, Nikita Mikhalkov porte un regard très critique sur la période soviétique, sur les fondements idéologiques ainsi que sur la relation entre gouvernants et gouvernés en URSS, comme en témoigne l’extrait suivant : 

    Mais qu’était donc cet empire sans Dieu dont l’ombre s’étendait bien au-delà de ses frontières ? Qu’était-ce donc ? Une foi naïve dans le rêve séduisant mais irréalisable de l’égalité totale et du paradis sur terre, ou bien le désir de se voir tromper et de participer à ce jeu gigantesque pour soi-même et les autres, au nom de son propre bien[7].

    Lorsque Mikhalkov amène la notion de « rêve séduisant mais irréalisable de l’égalité totale et du paradis sur terre », il conteste le fondement même de cette idéologie et de son caractère international. Lorsqu’il poursuit avec « le désir de se voir tromper et de participer à ce jeu gigantesque pour soi-même et les autres, au nom de son propre bien », il s’attaque directement au discours politique qui soutient les principes idéologiques, en le qualifiant de tromperie généralisée, et accuse la population de s’être volontairement laissé berner. Le réalisateur nuance toutefois son propos, un peu plus loin dans le film, lorsqu’il évoque la mort de Brejnev. En présentant cet événement, il affirme que « [la] réaction à la mort de Brejnev divisa les gens en deux catégories, ceux qui avaient été trompés et qui avaient cru sincèrement à ce qui s’était passé, et ceux qui avaient trompé »[8]. C’est en ces termes que le réalisateur se représente la relation entre l’État soviétique et le peuple de l’URSS, lui qui a pourtant pris part à « ce jeu gigantesque » en tant que réalisateur et qui a donc fait la promotion des valeurs et du discours idéologique. Dans ce contexte, l’arrivée de Gorbatchev permet la mise en place d’un révisionnisme historique public auquel la population participe activement et qui trouve rapidement sa place au sein de la jeune génération de cinéastes.

    Gorbatchev est un des rares dirigeants à s’être tourné vers l’élite intellectuelle, comme l’avait fait Khrouchtchev avant lui, afin de faire appuyer ses réformes d’ouverture par la population[9]. Ce sont donc des écrivains, des officiers du régime, des journalistes et des personnalités du monde cinématographique qui prennent la parole pour critiquer le Parti et revendiquer une nouvelle histoire, puisque les historiens officiels sont encore majoritairement compromis avec le pouvoir[10]. Le Parti a alors réhabilité les intellectuels dissidents sous Brejnev, mais aussi la mémoire des gens de la classe politique exécutés par Staline. En libérant ainsi la mémoire, sorte d’anamnèse collective décrivant les atrocités commises par l’État soviétique dans le passé, la population russe, et surtout la classe politique, a développé un sentiment de culpabilité face à une collaboration avec un régime autoritaire et répressif[11]. La société russe s’est donc elle-même ouvertement dépeinte comme le bourreau de l’Union soviétique mais l’aile conservatrice du Parti est peu encline à ressortir les erreurs du passé sur la place publique. Nombreux sont ceux qui entrevoient les troubles émotionnels et identitaires qui s’annoncent à l’horizon, c’est d’ailleurs le cas de Mikhalkov, qui, à l’aube des réformes de 1986, tournait clandestinement son film Anna 6-18 depuis quelques années déjà.

    Le XXVIIe  Congrès du Parti, en 1986, fut l’occasion de mettre en place les bases des réformes qui serviront à donner un nouveau souffle à la société soviétique. Une des premières mesures instaurées par Gorbatchev à son arrivée au pouvoir fut de libérer l’industrie cinématographique du carcan idéologique qui lui était imposé depuis plusieurs décennies par la censure de l’État. C’est dans cette optique que plusieurs films qui reposaient sur les tablettes du Goskino, l’institut d’état concernant le cinéma, ont été diffusés dans les salles dès l’année 1986[12]. À titre d’exemple, le film antistalinien Repentir, réalisé en 1984 par le cinéaste géorgien Tenguiz Abdouladze, avait été censuré par le Goskino à sa sortie. Il fut dans la première vague de films qui ont été relâchés après le XXVIIe Congrès. Le Ve Congrès de l’Union des cinéastes de l’URSS s’est aussi tenu l’année suivante. Les cinéastes ont alors été les premiers à s’attaquer vivement à la direction de leur association, nommée par le Comité central, élisant du même coup leurs propres représentants[13]. Le milieu du cinéma s’est alors empressé d’insuffler les idées de la glasnost à l’industrie cinématographique et de se conformer à la nouvelle ligne du Parti[14]. Depuis le début, les cinéastes ont été d’ardents partisans des idées de la glasnost puisque leur succès professionnel dépend directement des attentes et de la réaction du public à propos de leurs œuvres[15]. 

    La nouvelle génération de cinéastes, entre 1986 et 1991, est très différente de la vieille garde de cinéastes soviétiques. Ces deux générations ont interprété différemment les méandres de la glasnost et de la perestroïka, et ont porté des messages souvent contradictoires à l’écran. Après la chute du régime et à la suite de l’abolition de la censure, la majorité des cinéastes ont abandonné leur rôle de promoteurs des valeurs spirituelles et patriotiques et ont cessé de vouloir guider la société en produisant des utopies[16]. Les réalisateurs se sont plutôt orientés vers des thématiques très proches de la réalité de la Russie postsoviétique, soit l’alcoolisme, la toxicomanie, la violence, la prostitution et l’extrême pauvreté[17]. Les cinéastes de la transition ont alors brisé le lien qui les unissait au public russe, en voulant se dissocier de l’ancien modèle soviétique, entraînant des chutes drastiques de l’achalandage dans les salles de cinéma en Russie[18]. En s’acharnant à briser les tabous de la période soviétique, les cinéastes ont dressé un portrait peu reluisant de la société russe en transition, révélant au monde une identité honteuse. Certains réalisateurs importants du cinéma soviétique, Nikita Mikhalkov en tête, se sont alors mobilisés au milieu des années 1990 afin de tenter de reconstruire l’identité soviétique en crise, entre autres par le travail de mémoire. Cette mobilisation de la frange nationaliste des cinéastes russes témoigne d’un déchirement plus profond de la société entre les partisans d’une conception slavophile de la nation et les tenants de réformes économiques calquées sur le modèle occidental. À ce titre, plusieurs séquences dans le film Anna 6-18 sont révélatrices de la vision slavophile de la nation russe exprimée par le réalisateur, notamment l’intégration d’un passage concernant la guerre d’Afghanistan. Cette séquence soulève la notion d’altérité avec les peuples musulmans d’Asie centrale et du Caucase dans la reconstruction d’une identité russe.

    La question sensible de la Guerre en Afghanistan fait partie de ce débat public russe et Mikhalkov réserve un passage de son film Anna 6-18 à l’image que projette selon lui cette guerre. Le réalisateur aborde premièrement la question de la censure alors qu’il présente des scènes qui ont été retranchées de son film La parentèle, en 1981, scènes représentant des soldats partant pour la guerre ou de retour au pays. Ensuite, sur l’image d’un avion qui décolle, on entend la citation suivante :  

    Cet avion emportait dans ses flancs pour une guerre inconnue dans un pays chaud, un contingent anonyme appelé néanmoins contingent limité de guerriers internationalistes. Mais c’est avec le surnom populaire de Tulipe noire qu’il rentrait au pays avec les cercueils de zinc, renfermant les corps de Nicolaï, Sergueï, Ivan, Alexandre, morts pour quelle cause ? Qui retrouvaient, pour une dernière mention, leurs noms dans les cimetières enneigés de Russie[19]. 

    Le réalisateur fait donc référence à l’éloignement de cette guerre, lorsqu’il parle d’un pays chaud par opposition au froid sibérien qui caractérise la Russie. La mention « aux cimetières enneigés de Russie » fait plutôt référence à un rituel religieux chrétien orthodoxe qui s’oppose à l’internationalisme du communisme athée qui a mené à cette guerre d’Afghanistan. Mikhalkov enchaîne avec des images de la télévision soviétique montrant des soldats en Afghanistan et poursuit avec cette phrase : « Combien d’innocents, leur vie durant, verront dans leurs horribles rêves de guerre, des paysages, des visages étrangers, entendront une langue étrangère sans jamais qu’on leur explique ce qu’ils avaient commis pour que leur pays les condamne à cela[20] ». Le réalisateur utilise le mot « étranger » pour parler de l’Afghanistan et amène la notion d’identité nationale en parlant des soldats russes et de « leur pays ». Il associe donc l’identité soviétique à la violence et à la guerre alors qu’il dissocie complètement le soldat russe des raisons qui l’ont forcé à se rendre en terre afghane. Mikhalkov dénonce implicitement le caractère international de l’Union soviétique et la nécessité d’utiliser la violence pour maintenir un tel empire. Il suggère plutôt, à travers plusieurs passages du film, un recentrage de l’identité russe vers ses racines orthodoxes traditionnelles, un retour à la patrie russe symbolisé par la commune paysanne et le domaine familial à la campagne.   

    La chute accélérée du régime communiste et de l’idéologie qui la sous-tend a créé une grave crise identitaire en Russie et a contribué à la montée d’un discours nationaliste russe qui était déjà présent dans la société russe des années 1970 et 1980. Il faut comprendre que la population russe, en tant que groupe ethnique majoritaire et instigateur de la révolution, était fortement ancrée dans le modèle de l’homme soviétique[21]. Toutefois, devant le désastre économique occasionné par la transition vers une économie de marché, les groupes plus conservateurs de la société ont rapidement mis de l’avant la dimension religieuse du discours nationaliste orthodoxe pour combler le vide idéologique laissé par le communisme. Depuis les années 1970, certains courants littéraires ont fait appel à la redécouverte des valeurs traditionnelles de la Russie symbolisées par la campagne et la commune paysanne. Ce type de discours « nationaliste rural », très présent dans l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne et qui se retrouve aussi dans les films de Nikita Mikhalkov, diffère du nationalisme de droite, xénophobe et antisémite, qui apparaît dans les années 1990[22]. Il se nourrit plutôt du vieux débat entre slavophiles et occidentalistes en jouant sur la notion d’altérité envers l’Occident.  

    Le débat entre slavophiles et occidentalistes concernant la nature de la relation entre l’État et la société s’est cristallisé, au milieu du 19e siècle, alors que la Russie commence à intensifier son développement économique.  Le régime tsariste devait donc choisir entre une modernisation accélérée de son économie selon les méthodes occidentales ou par le maintient d’une spécificité russe incompatible avec la culture ouest-européenne[23]. Ce débat s’estompera après les années 1860 mais refait toutefois surface sous une autre forme, un siècle plus tard, par l’entremise des groupes nationalistes.  Entre 1989 et 1991, la montée rapide des réformistes radicaux de Boris Elstine soulève de nombreuses craintes du côté des factions conservatrices de la société russe, car les mesures économiques entreprises par ce dernier vont radicalement transformer les habitudes de vie en Russie. Dès janvier 1992, la libéralisation des prix entraine une inflation accélérée qui occasionne une chute importante du pouvoir d’achat des ménages[24]. À partir de 1991, le passage des entreprises publiques vers le secteur privé augmente la mobilité des travailleurs, ce qui se répercute sur la précarité de l’emploi[25]. Cela ébranle considérablement la confiance populaire envers les libéraux et détruit rapidement les espoirs associés au capitalisme occidental. Cette situation occasionne un retour du conservatisme religieux dans la société russe, au cours de la décennie de 1990, un conservatisme alimenté par la nostalgie du passé tsariste dans les années 1970 et 1980.

    Cette nostalgie du passé tsariste de la Russie est extrêmement présente dans l’œuvre de Nikita Mikhalkov, notamment par l’entremise de l’image de la maison. Plusieurs de ses films parus dans les années 1970 sont des adaptations cinématographiques de classiques du 19e siècle où la famille, la religion et le rapport à la terre constituent une trame de fond. Un de ces films a d’ailleurs été tourné dans la maison ancestrale de la famille Mikhalkov-Kontchalovsky, soit le film Quelques jours dans la vie d’Illia Ilitch Oblomov (1979). Certaines scènes de l’enfance du petit Oblomov se retrouvent dans le film Anna 6-18 de Nikita Mikhalkov à des fins de comparaison avec sa propre fille et suggèrent un retour aux traditions et aux valeurs familiales, comme le démontre l’extrait suivant : 

    Bien qu’il se fut enfui de sa maison et qu’il se fut retrouvé dans l’immensité de son immense pays, Iliyoutchia Oblomov ne pouvait pas s’égarer, car les gens qu’il pouvait rencontrer en chemin vivaient, ou tout au moins essayaient de vivre, suivant les lois qui avaient été celles de ses propres ancêtres. […] Alors qu’Anna, hors des murs de sa maison, plongeait dans un monde de leurres et d’imitations[26].

    Le réalisateur dépeint ici une image idyllique de la Russie tsariste, paysanne et orthodoxe, par opposition à une société soviétique moribonde. Cela fait contraste avec l’œuvre originale de Gontcharov qui décrivait plutôt la décrépitude de la noblesse terrienne et la nécessité pour la Russie de se moderniser selon les méthodes occidentales. 

    La maison de campagne symbolise aussi pour le réalisateur le lieu où est conservée l’identité traditionnelle de la Russie En effet, en juxtaposant des images de son film Oblomov, tourné dans sa maison de campagne, avec des scènes où Anna court nue à travers les mêmes pièces, Mikhalkov présente une vision monolithique de l’identité russe symbolisée par le passage du petit Oblomov à la petite Anna dans la même demeure. Ces passages sont un peu flous et sont présentés comme des souvenirs d’enfance, évocant la maison onirique de Nikita Mikhalkov qui représente la pureté de la Russie ancestrale. Elle symbolise aussi un lieu de retraite sécuritaire pour la population russe qui est empêtrée dans une recherche identitaire profonde. Cette vision monolithique s’inscrit aussi à travers les images de la nature présentées par le réalisateur et qu’il associe à la mère patrie. 

    Et plus l’Empire se faisait majestueux pour le monde extérieur, et glorifiait la patrie soviétique et le grand peuple soviétique, plus chacun dans sa vie secrète intérieure chérissait sa petite patrie. Celle-ci pouvait être une rivière, une forêt, la vue d’une fenêtre, pour moi et mes enfants, c’est ce champ et cette route poussiéreuse qui mène à notre maison[27].

    Il s’agit d’une vision très intime de la Russie qui se rattache à une conception villageoise de la nation et de la relation entre l’État et la société, comme en témoigne le passage suivant de la narration : « De même que la vie du pays, son histoire, était faite de la vie de chacune des maisons, prise séparément[28]. » Cette conception anarchiste de la Russie se rapproche de la vision des penseurs slavophiles du milieu du 19e siècle, plus particulièrement de celle prônée par Constantin Aksakov qui concevait la Russie à travers son entité la plus petite, c’est-à-dire la communauté paysanne (mir), et même la maison, lieu de conservation de l’identité russe traditionnelle.

    Cette nostalgie de l’ancienne Russie et cette valorisation du monde paysan et de la famille russe traditionnelle ne sont pas étrangères au bagage familial du réalisateur. En effet, tant du côté maternel que paternel, Nikita Mikhalkov est issu de familles d’aristocrates et d’artistes dont la réputation dépasse les frontières de la Russie. Il s’associe volontairement à cette élite de la Russie tsariste de la fin du 19e siècle en faisant explicitement référence à ses origines nobles. Pourtant, les parents de Nikita Mikhalkov sont grandement associés dans l’opinion russe à la période stalinienne et aux visions patriotiques et nationalistes du régime soviétique. Son père a d’ailleurs largement collaboré avec les autorités soviétiques depuis les années 1940, notamment lorsqu’il composa l’hymne national de l’Union soviétique pour Staline en 1944. Mais après avoir critiqué vivement le stalinisme,  ensuite le léninisme et les bases de la révolution, entre 1985 et 1990, on assiste en Russie à une revalorisation du passé prérévolutionnaire, une exaltation de la Grande Russie blanche des tsars. C’est à cette époque que la société soviétique s’est mise à redécouvrir les mérites que l’on peut attribuer à la famille Romanov, et particulièrement Nicolas II, qui fut réintégré à la nouvelle mémoire collective. « Leur fin tragique évoquait plus de compassion de la part du grand public que celle des victimes des vagues de la répression soviétique[29] ». C’est dans cette optique que le réalisateur Nikita Mikhalkov a pu se permettre de faire l’éloge de ses ancêtres sur la place publique, ce qui lui donne une importante notoriété dans la population russe.

    Mikhalkov critique aussi l’attitude du peuple russe lorsqu’il fait référence aux images des funérailles nationales de 1982, de 1984 et de 1985. Parallèlement, le réalisateur montre des images d’une population empreinte d’un profond désarroi où l’on voit des femmes en pleurs qui défilent à la télévision soviétique. Ensuite il oppose cette image du peuple russe à celle de sa propre fille, la petite Anna, qui, en sanglots, pleure elle aussi la mort des dirigeants. En comparant le désarroi de sa fille, lors de la mort successive de Brejnev, Andropov et Tchernenko, à des réactions populaires semblables qui ont été présentées à la télévision, Mikhalkov infantilise le peuple soviétique. De cette manière, il tente de se dissocier de l’élite soviétique dont il a pourtant fait partie, en se montrant devant sa télévision, se plaçant au même niveau que l’ensemble de la population, et essaie d’éveiller cette dernière en démontrant le caractère superficiel de toute cette mise en scène politique. Il substitue donc son rôle de réalisateur à celui de bon père de famille et se représente comme le patriarche, alors qu’il associe le comportement de sa fille à celui de la Nation. 

    Conclusion

    Par l’entremise de ce documentaire, Nikita Mikhalkov tente de mettre un terme à la crise identitaire qui sévit en Russie en faisant aboutir le travail de mémoire de la population russe mis en branle dans les années 1980. Il propose alors de déconstruire l’identité soviétique qui s’est au départ constituée par la terreur mise en place par l’État socialiste, un régime qui nécessite encore la violence pour se maintenir au pouvoir dans ses dernières années d’existence. Le réalisateur suggère plutôt de renouer avec l’histoire prérévolutionnaire de la Russie et de recentrer l’identité russe vers ses composantes traditionnelles représentant la nation et la patrie. C’est pourquoi il met de l’avant le modèle de la famille, un modèle influencé par la religion orthodoxe et qui cadre avec la conception traditionnelle de la nation, ainsi que la maison qui symbolise la patrie russe. Cette conception de la nation s’oppose à l’internationalisme de l’idéologie socialiste et au modèle de l’homme soviétique qui a caractérisé l’identité de la population russe durant plusieurs décennies. 

    Références

    [1] Oblomov est un roman de l’écrivain Ivan Gontcharov paru en 1859, deux ans avant la réforme agraire qui consacra l’abolition du servage en Russie, et qui déchira l’élite du pays, en 1861, entre libéraux et conservateurs. Cette réforme contribua à réduire l’influence de la noblesse terrienne dans la société russe au profit d’une nouvelle entité, la commune paysanne, dont plusieurs écrivains slavophiles ont fait l’éloge.
    [2] Beumers, Birgit, Nikita Mikhalkov, between nostalgia and nationalism (New York, I.B. Tauris, 2005, (chapitre 5, Between Est and West : 1985-1991)): 81-99.
    [3] Edouard Garbe, De Staline à Poutine. La Perestroïka. La chutte de l’URSS et les changements dans la société russe. Vladimir Poutine, 1953-2006 (Paris, Édition Publibook Université, coll. « Droit & Sciences-Politiques, Politique étrangère »,  2006, 2e éd.) : 75-76.
    [4] Nicholas. V. Riasanovsky, Histoire de la Russie, Des origines à 1992 (Paris, R. Lafont, coll. Bouquins, 1996 (5e éd.)), 655.
    [5] Marianne Lépine, « Politique socio-culturelle en Lituanie soviétique : les années soixante-dix », dans Russes, Slaves et Soviétiques, Paris, Institut d’études Slaves, 1992 : 315-316.
    [6] Maria Ferretti, « Le Stalinisme entre histoire et mémoire : le malaise de la mémoire russe », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 68, 68 (2002) :70-71.
    [7] Nikita Mikhalkov, Anna 6-18, Enregistrement vidéo, Moscou, Studio TriTe, 1994. 1 cassette : 99 min., son, coul., VHS, 4 :58.
    [8] Mikhalkov, Anna 6-18…, 28 :45
    [9] Louis Menashe, « Glasnost in the soviet cinéma », Cineaste, vol. 16 (1987-88),  3.
    [10] Nicolas Werth, « La transparence et la mémoire, les soviétiques à la recherche de leur passé », Vingtième Siècle, Paris, Janvier-Mars, 1989, no 21, 16.
    [11] Maria Ferretti, « La mémoire refoulée, la Russie devant le passé stalinien », dans Nazisme et Communisme, deux régimes dans le siècle, Marc Ferro, dir. France, Hachette, 1999, 267.
    [12] Birgit Beumers, « Cinemarket, or the Russian Film Industry in ‘Mission Possible’ », Europe-Asia Studies, Vol. 51, 5 (1999), 874.
    [13] Dmitry et Vladimir Shlapentokh, Soviet cinematography, 1918-1991 : ideological conflict and social reality, New York, Éditions A. de Gruyter, 1993, 177.
    [14] Louis Menashe, « Glasnost in the soviet cinema, » Cineaste, vol. 16 (1987-88), 3.
    [15] Shlapentokh, Soviet cinematography,op. cit., 177.
    [16] Beumers, « Cinemarket »…, op. cit., 878.
    [17] Denise J. Youngblood, « The cosmopolitan and the patriot : the brother Mikhalkov-Kontchalovsky and Russian cinema », Historical Journal of Film, Radio and Television, vol. 23, 1 (2003), 27.
    [18] Beumers, Nikita Mikhalkov…, op. cit., 1.
    [19] Mikhalkov, Anna 6-18…, op. cit.:39:20.
    [20] Mikhalkov, Anna 6-18…, op. cit.:41 :55.
    [21] Svetlana Ryzhova, «Tolerance and Extremism : Russian Ethnicity in the Orthodox discourse of 1990s », dans Benjamin Forest, Juliet Johnson, et Marietta Stepaniants, dir. Religion and identity in modern Russia : the revival of orthodoxy and Islam, Angleterre, Ashgate, 200565.
    [22] À propos de la montée de la droite dans les années 1990 en Russie, voir le livre de Thomas Parland The Extreme Nationalist Threat in Russia: The Growing Influence of Western Rightist Ideas,  Routledge, 2005, 240 p.
    [23] Joachim Zweynert, « Conflicting patterns of thought in the Russian debate on transition : 1992-2002 », Europe-Asia Studies, vol. 59, 1 (2007), 49.
    [24] Daniel Linotte, « Transition, appauvrissement, inégalités et normalisation de la Russie », Transitions : ex-revue des pays de l’est, vol. 35, 1 (1994), 101.
    [25] Marie-Rose Belgodère, « Transformations sociales et transition en Russie : « Intelligentsia » et emploi 1988-1994 », Cahiers du Monde russe, vol. 37, (Juillet / septembre 1996), 297.
    [26] Mikhalkov, Anna 6-18…, 14 :00.
    [27] Mikhalkov, Anna 6-18… 16 :40.
    [28] Mikhalkov, Anna 6-18… 14 :15.
    [29] Jutta Scherrer, « Idéologie, identité, mémoire, une nouvelle “idée russe”? », Transitions : ex-revue des pays de l’est, vol. 44, 2 (2005) : 124-125.