La révolution Meiji de 1868 : après avoir dormi pendant plusieurs années, sous l’empereur Meiji, le Japon se réveille

Julie Beloin
Université de Sherbrooke

Résumé : L’arrivée au pouvoir de l’Empereur Mutsuhito, mieux connu sous le nom de Meiji, marque un tournant dans l’histoire du Japon. La prise de pouvoir par Meiji, en 1868, est synonyme de modernisation pour son pays. Sa première action est de diffuser la Charte des cinq articles; cette charte mène à l’abolition du féodalisme et proclame un gouvernement moderne et démocratique. C’est le début d’une série de réformes dont l’objectif est de rattraper le retard face à l’Occident. Pourquoi toutes les réformes réalisées par Meiji sont-elles considérées comme une révolution?  Sans doute parce que les réformes qu’il instaure sont totalement à l’opposé du système mis en place par ses prédécesseurs; elles apportent de sérieux changements. Le présent texte démontre l’impact qu’a eu le gouvernement Meiji dans la société japonaise.

 

Table des matières
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    Introduction

    Le Japon d’aujourd’hui est représenté par un développement économique croissant, une technologie sophistiquée et des villes surpeuplées. Il n’a pas toujours projeté l’image d’un pays modernisé. Cet exposé démontre que l’arrivée de l’empereur Mutsuhito, en 1868, marque un tournant dans l’histoire du Japon.

    Il prend le nom de Meiji qui signifie « gouvernement éclairé »[1]. Pour exprimer son règne, de 1868 à 1912, on parle de l’ère Meiji. Le 6 avril 1868 est une date à retenir dans l’histoire japonaise alors que Meiji promulgue la Charte des cinq articles. Ces cinq articles sont les suivants : 

    1. Élaboration d’une Assemblée permettant la discussion publique des affaires de l’État.
    2. Développement de la propriété de la nation grâce aux efforts du gouvernement et du peuple.
    3. Nécessité pour tous les sujets de l’empereur, sans exception aucune, de faire tout leur possible, sans relâche, pour réaliser leurs aspirations légitimes.
    4. Tous les usages jugés déraisonnables devront être progressivement abolis, la justice et l’impartialité devant être à la base de toutes les actions, conformément aux œuvres de la nature.
    5. Le savoir devra être recherché dans le monde entier afin qu’il puisse servir et renforcer les fondements de l’État[2].

    Cette charte mène à l’abolition du féodalisme et proclame un gouvernement moderne et démocratique. Pour le Japon, c’est le début d’une série de réformes dont l’objectif est de rattraper le retard face à l’Occident. Le présent texte démontre l’impact qu’a eu le gouvernement Meiji sur la société japonaise. Le but principal n’est pas de décrire de façon détaillée les réformes mises en place durant le règne de Meiji, mais plutôt de souligner les aspects spécifiques à cette période. Nous voulons montrer que, de 1868 à 1912, le Japon se transforme, et cela tant au niveau économique, social, politique que culturel. Pour ce faire, plusieurs études consacrées au règne de Meiji ainsi que des ouvrages généraux sur l’histoire du Japon ont été consultés. Cet exposé se veut donc une synthèse de ces divers travaux. 

    D’abord, les structures japonaises à l’époque des Tokugawa, règne qui précède celui de Meiji, sont présentées. Ainsi, il est plus facile de percevoir comment s’est effectuée la transition entre les deux règnes. Nous précisions que les Tokugawa sont une dynastie shogunal, tandis que Meiji est un empereur. Ensuite, nous montrons que ce sont les pressions occidentales qui forcent le Japon à se moderniser. Les réformes que Meiji met en place pour moderniser son pays sont précisées dans la partie suivante. Puis, nous démontrons le rôle joué par l’Occident dans la réalisation de ces réformes. Ces dernières entraînent une modernisation du Japon; ce qui lui permet de se hisser au rang de puissance mondiale. Ce sujet est abordé dans la cinquième section. Finalement, nous exposons le fait que la révolution de Meiji a eu des impacts négatifs pour certains groupes de  Japonais.

    Pourquoi toutes les réformes réalisées par Meiji sont considérées comme une révolution?  C’est parce que ces réformes qu’il instaure sont tellement à l’opposé du système mis en place par ses prédécesseurs, elles apportent des changements significatifs pour le Japon. Pour mieux comprendre l’importance des réformes de Meiji, il est donc essentiel de constater à quoi ressemble la société japonaise avant son règne.

    Les Tokugawa

    En 1850, deux décennies seulement avant les réformes de Meiji, le Japon est un pays isolé du reste du monde, préindustriel et féodal. De 1603 à 1867, le Japon est gouverné par la famille Tokugawa. Les membres de cette famille influente exercent la fonction de Shogun[3], c’est à dire que se sont eux qui détiennent le pouvoir, tandis que l’empereur héréditaire garde une fonction uniquement symbolique. La famille Tokugawa maintient le Japon dans un isolement et contribue à conserver les structures féodales.

    De 1631 à 1635, de nombreuses restrictions et de nombreux interdits sont mis en place et contribuent à la politique de fermeture du Japon. Il est défendu pour les Japonais de voyager et de résider outre-mer, et interdit de revenir pour ceux qui avaient déjà émigré. La majorité des  ports du pays sont fermés aux navires occidentaux[4].  Cette fermeture fut provoquée par l’intolérance des nouveaux arrivants coloniaux à l’égard des traditions locales, particulièrement dans le domaine religieux. Les autorités, qui d’abord acceptaient les étrangers, vont alors les rejeter[5]. Cependant, les relations avec les autres pays asiatiques ne sont pas totalement coupées. Les bateaux chinois peuvent continuer d’aborder aux ports japonais et quelques bateaux ont la permission  de poursuivre leur commerce avec les établissements japonais du Sud-Est asiatique. Quelques échanges demeurent  avec les marchands hollandais et anglais[6]. L’isolement du Japon n’est donc que très relatif. Ce qu’il faut principalement retenir de ces affirmations, c’est qu’avant l’arrivée de Meiji, le Japon n’occupe pas une place de grande importance sur la scène internationale. Les dirigeants se concentrent alors sur la politique intérieure et ils agissent souvent comme des oppresseurs.

    En effet, l’isolement ne concerne pas que les étrangers. Les Tokugawa ne donnent aucun droit aux individus japonais. Au Japon, «  chaque être humain ne devait être qu’une machine  obéissante qui, à son tour, devait retransmettre à ses subordonnés les ordres venus de l’étage supérieur »[7]. Le Japonais est isolé et n’a donc pas d’existence réelle : son être dépend d’un contexte où il a obligatoirement un supérieur et un ou plusieurs inférieurs. Il existe une certaine stabilité au Japon à cette époque, mais elle est souvent incertaine puisqu’elle est fondée sur la répression de ceux qui refusaient l’ordre établi par les Tokugawa[8].

    Cet isolement du Japon par les Tokugawa peut cependant apporter quelques aspects positifs pour le pays. Par exemple, le protectionnisme pratiqué freine l’exode des métaux précieux et favorise ainsi un réinvestissement, à l’intérieur même du pays, de la richesse qui en découle. Cette petite accumulation de capital favorise une proto-industrialisation et même une véritable industrie après le règne de Meiji[9]. Il serait trop complexe dans le cadre de cet article d’expliquer toutes les politiques économiques de cette période. Par l’exemple présenté ci-haut, nous voulons démontrer que même avant le règne de Meiji, il y avait des traces de modernisation dans la société japonaise.

     Le dernier de la lignée des Tokugawa, Yoshinobu, prend le pouvoir en 1867. Il sera en poste pour une année seulement. Il faut mentionner que ce dernier Shogun n’entre pas en fonction dans des conditions favorables. Dans les dix dernières années avant son arrivée, plusieurs bouleversements affectent le Japon : «  l’affermissement constant de la présence étrangère, le développement non maîtrisé des forces centrifuges au sein même du gouvernement shogunal, et l’affirmation d’un courant nationaliste toujours plus rigoureux, prônant la restauration de l’autorité impériale. »[10]. Suite à son incapacité à contenir les réformistes, Yoshinobu semblait avoir conscience qu’un état unifié devait remplacer le système des fiefs. C’est pourquoi il abdiqua et rendit son pouvoir à l’empereur[11]. Ces facteurs ont donc favorisé la mise en place et la réception efficace des réformes de Meiji. De nombreux changements ont donc commencé à voir le jour sous les Tokugawa. 

    Le réveil

    Les institutions restent les mêmes durant deux siècles et demi, il y a donc un immobilisme de la part des dirigeants du pays qui fait que le Japon ne se modernise pas. Qui amène réellement le Japon à se réveiller? Nuls autres que les Américains. En juillet 1853, des bateaux américains envahissent la baie de Edo, aujourd’hui Tokyo. L’amiral Perry[12] a reçu comme mission d’engager, peu importe le prix qu’il en coûterait, des relations commerciales avec le Japon[13]. Il remplit ses objectifs, puisqu’en1858, les États-Unis obligent le Japon à signer un traité commercial. Les ports japonais jusqu’alors fermés aux navires occidentaux leur seront ouverts[14].  

    En fait, dès la fin du XVIIIe siècle, la politique d’isolement du Japon intrigue plusieurs pays. Des bateaux européens, anglais et américains se montrent de plus en plus fréquemment (1797, 1817, 1818 et 1824) dans les eaux japonaises. La pression occidentale pour obtenir l’ouverture des ports japonais s’accroît. Ces intrusions près des ports effraient les dirigeants japonais. En 1825, ils ordonnent la destruction de tous les bateaux étrangers qui accostent et la mise à mort de leur équipage[15]. Cette irruption d’une flotte américaine puissante, en 1853, fait alors réfléchir de nombreux Japonais.

    À la suite de cet événement, il y a de violents conflits entre les conservateurs et les réformistes. D’une part, on retrouve le shogun représentant l’immobilisme et l’instabilité et, d’autre part, un espoir de renouveau puisé à la source même de l’existence du Japon, représenté par l’empereur[16]. L’agitation revêt une si grande importance qu’elle mène à ce que le Shogun Yoshinobu renonce à ses pouvoirs et les remettent au jeune empereur de 15 ans, Mutsuhito. Ce changement sera majeur, car «  l’abolition du shogunat et la « restauration » de l’empereur ne signifiaient pas le remplacement d’un despotisme (tout au moins virtuel) par un autre, mais la possibilité pour tous les Japonais (collectivement plutôt qu’individuellement) de recevoir la légitimation impériale et d’exercer l’autorité en son nom »[17]. Nous ne décrivons pas en profondeur tous les détails de ces conflits internes, nous souhaitons davantage souligner que le changement de pouvoir politique entraîne des changements radicaux au niveau social, plus précisément au niveau des mentalités. Les japonais se sentent moins dominés, ainsi le sentiment d’appartenance à leur pays se développe de plus en plus.

    La confrontation avec une présence étrangère change également la mentalité des japonais. Auparavant, ils

     n’avaient généralement que la conscience d’appartenir à une classe déterminée et à une région restreinte, brutalement confrontés à la réalité d’une présence extérieure et se sentant menacés, ils vont alors, indépendamment des classes, comprendre qu’ils font tous partie d’un même peuple, celui des îles du Japon, représenté au plus haut niveau par une entité d’essence divine, l’Empereur [18].  

    Cependant, même avant l’ouverture du Japon au commerce international, il s’était formé un mouvement intellectuel. Toutefois aucun courant ne s’est montré clairement hostile au régime shogunal[19]. Les Japonais ne se sont pas révoltés auparavant puisqu’ils étaient habitués depuis le XIIe siècle à obéir à une autorité militaire. Il était donc normal que l’empereur ne gouverne pas directement puisqu’il avait remis ses pouvoirs au Shogun. Comme  le nouveau souverain n’est encore qu’un enfant, la politique de la cour et les réformes vont alors être mis en place par des gens importants de son entourage[20].  

    Les réformes

    De façon générale, dans l’histoire, la modernisation est associée à l’occidentalisation. Les deux termes sont étroitement liés. Suivant ce principe, il est juste d’affirmer que l’arrivée de Meiji marque une rupture radicale avec le régime antérieur et entraîne la modernisation du Japon. Cependant, il est aussi possible de voir dans les réformes de Meiji une certaine continuité avec les politiques des Tokugawa. En effet,  à l’époque des Tokugawa, surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, le développement de l’agriculture commerciale  et de l’industrie rurale du textile contribue au progrès d’une économie de marché. Les moyens de transport et de communication se multiplient, favorisant l’urbanisation du pays[21]. Par ses réformes, Meiji continue dans cette voie. Cependant, les réformes sont beaucoup plus intenses et effectuées de manière  beaucoup plus profonde.

    Les réformes touchent plusieurs domaines dans la société japonaise. Du côté politique, en 1871, Meiji abolit officiellement la hiérarchie instaurée par ses prédécesseurs. Les seigneurs doivent rendre leurs fiefs à l’empereur, les samouraïs se font interdire le port du sabre et les clans militaires sont dissous. Meiji a ainsi des hommes et des fonds pour constituer une armée impériale centrale. De cette façon, Meiji abolit tous les privilèges et pour une première fois, c’est vraiment l’empereur qui gouverne et non plus une famille influente[22]. Le but du gouvernement est de détruire la féodalité et de tendre vers une centralisation des pouvoirs.

    Sous Meiji, il n’y a plus d’intermédiaires entre l’incarnation du pouvoir qu’est l’empereur et le peuple. Dès 1885, il est possible de penser que le Japon est un pays qui peut se démocratiser. À la fin des années 1880, le gouvernement Meiji crée un corps législatif qui donne au Japon une légitimité politique qui lui permet de revoir les traités inégaux signés par plusieurs puissances[23]. Meiji se distingue de ses prédécesseurs en désirant intégrer le Japon à la communauté internationale, en souhaitant que son pays sorte de l’isolationnisme. Pour ce faire, il y a mise en place d’un gouvernement de type occidental : élaboration d’un parlement et rédaction de la première constitution du pays en 1889[24]. On ne peut toutefois pas parler de démocratie sous Meiji. Malgré l’instauration d’une Chambre des Représentants, l’empereur continue de posséder les pleins pouvoirs. 

    L’adoption de la conscription par l’armée en 1875 s’inscrit dans cette idée de démocratisation. En effet, l’armée japonaise devient une armée de métier et ne sera dorénavant plus basée sur les castes économiques. Par ailleurs, dans le but d’instaurer une unité au pays, le gouvernement se dote d’une religion d’État; le shinto[25].  Meiji avait conscience que «  cette âme commune qu’il désirait conférer au peuple ne pouvait se trouver que dans le Shinto. Il décida donc de séparer les cultes, alors fortement imbriqués les uns dans les autres, et d’ériger le Shinto en une sorte de sentiment national, indépendant des classes et des particularismes locaux. »[26]. L’organisation de cette réforme religieuse est inspirée par le modèle des grandes religions monothéistes d’Occident. Globalement, Meiji souhaitait imposer une religion commune à tous les Japonais; ce désir d’unifier et de forger une identité commune revêt une importance capitale pour Meiji. 

    Pour que le Japon continue de se développer, Meiji établit un système d’écoles publiques. L’université de Tokyo voit le jour en 1869, soit trois ans avant l’institution de l’enseignement obligatoire[27]. Meiji perfectionne le système d’éducation qui était déjà en place au pays. Avant son arrivée au pouvoir, il y avait environ 15 000 petites écoles, autant dans les villes que dans les campagnes, qui étaient tenues par des moines, des riches paysans, des samouraïs et des femmes. Environ 40% des Japonais savent lire et écrire vers 1868[28].  Les bases des réformes de Meiji sont déjà en place avant son arrivée. Par exemple, au niveau des technologies, la révolution ne constitue pas une rupture, mais plutôt une amplification des tendances qui existaient déjà. En effet, «  les réelles nouveautés ne doivent pas masquer la permanence de l’aptitude initiale, combinée avec un niveau général d’instruction déjà élevée pour l’époque. »[29]. Sous Meiji, il se produit une modernisation accélérée dans tous les domaines.

    Ainsi, le Japon devient vite un des pays avec le plus haut taux de fréquentation scolaire. Avec toutes ces nouvelles connaissances transmises aux Japonais, l’industrialisation peut débuter et amener des changements significatifs dans plusieurs secteurs du Japon. Le gouvernement accorde beaucoup d’importance à l’industrialisation. Pour favoriser celle-ci, il modernise les moyens de transport et de communication. Par exemple, il y a création d’un service de poste en 1870, vers 1875, les premiers chemins de fer voient le jour et des compagnies de navigation se créent. Ces nouveautés permettent des échanges plus rapides. Pour combler les nouveaux besoins créés par l’industrialisation, le Japon n’a d’autre choix que d’importer massivement. Le Japon va exporter aussi, entre autres du riz et de la soie. Grâce aux moyens de transport qui s’améliorent et se généralisent, les paysans peuvent diversifier leurs cultures et vendre plus aisément leurs produits[30].

    Le gouvernement Meiji définit une politique d’exportation, encourage le développement des compagnies commerciales et met en place une industrie dotée de moyens de production moderne. Pour aider l’industrie, le gouvernement veut aussi unifier les modes de paiement, et entreprend une réforme monétaire. C’est en 1871 que l’empereur crée le yen; cette nouvelle monnaie facilite les échanges commerciaux avec l’Occident[31]. Les réformes de Meiji ont donc un impact important qui se reflète dans la société actuelle japonaise. Puis, en 1882, le gouvernement procède à la création de la Banque du Japon. Elle devenait la seule institution pouvant émettre et contrôler la monnaie[32]. En uniformisant les services, Meiji désire mettre chaque individu sur un pied d’égalité. Tous les Japonais, quelle que soit leur classe sociale, doivent sentir qu’ils ont un rôle à jouer dans leur pays, que différentes possibilités se présentent à eux.

    Des changements voient aussi le jour dans le domaine culturel. Le Japon participe en 1871 à l’exposition universelle de San Francisco et met en valeur les  diverses richesses de son pays. Il sera également présent pour les suivantes; cette participation aux différentes expositions universelles joue un rôle primordial dans la transformation des mentalités. Le gouvernement crée aussi un Institut de technologie en 1871 qui devient cinq années plus tard une école des beaux-arts[33].  Les Japonais prennent alors conscience de la richesse culturelle qu’ils possèdent. Bref, les réformes de Meiji permettent au Japon de se découvrir des forces et des aptitudes qu’il ne croyait même pas posséder. Les Japonais prennent conscience qu’ils appartiennent tous à un même pays et qu’ils peuvent collectivement accomplir de grandes choses.  

    L’étranger

    Ce n’est certainement pas un hasard si le Japon doit son réveil à des étrangers. En effet, cet empire du soleil levant doit en partie sa modernisation aux sociétés extérieures : «  On ira chercher à travers le monde la connaissance afin de renforcer les fondements de la règle impériale ». Ce cinquième article, de la Charte de 1868, exprime bien la façon de Meiji de moderniser le Japon. L’empereur accueille des savants et techniciens du monde entier en leur offrant des salaires alléchants et il emprunte tout ce qu’il estime bon aux occidentaux.  Le gouvernement envoie également plusieurs étudiants dans les universités étrangères; ils sont chargés d’apprendre de l’Occident ce qui pourrait être bénéfique pour leur pays[34]. Meiji s’inspire de la technique des guerriers; ils utilisent la force de l’adversaire et la retourne contre lui. Étant donné que le Japon n’avait pas la force nécessaire pour contrer les Occidentaux, il décide d’abord d’assimiler la force de ces puissances. Fukuzawa Yukichi, qui fait partie de l’équipe de réformistes de Meiji, est le représentant le plus célèbre de l’occidentalisme japonais. Il croit que «  le Japon doit avoir pour dessein politique de «  lâcher » sans délai les pays asiatiques, tout en réclamant leur ouverture, et progresser avec les pays civilisés d’Occident »[35].

    En s’appropriant rapidement les savoirs occidentaux, le Japon entre dans la modernité et rattrape son retard sur l’Occident. Par exemple, la nouvelle constitution en 1889, qui établit un régime parlementaire composé d’une assemblée de deux Chambres, est largement inspirée du modèle parlementaire de l’Angleterre. Des ingénieurs viennent de France, la Prusse offre son expérience militaire, les marins japonais sont instruits par le Royaume-Uni et les États-Unis apportent les éléments de leur démocratie.[36]. Aussi, ce sont des techniciens et des matériaux anglais qui permettent la construction du premier chemin de fer entre Tokyo et Yokohama en 1872[37]. Ce ne sont que quelques exemples qui illustrent l’influence occidentale durant la période Meiji, ce qui contraste avec la fermeture face aux étrangers durant le règne des Tokugawa.

     Il est capital de comprendre que le Japon, tout en introduisant les mœurs occidentales, est un pays qui veut adapter les nouvelles technologies avec ses propres traditions pour que le pays ne soit pas entièrement dépendant de l’Occident. Par le biais de l’éducation qui se développe rapidement au Japon, il sera possible pour le gouvernement japonais  de remplacer les professeurs et techniciens étrangers. Les Japonais peuvent alors construire eux-mêmes le nouveau Japon[38]. C’est là une force pour le Japon; Meiji a su emprunter à l’Occident ses technologies, par achat des licences de brevets et de machines ou par copies, et les adapter aux caractéristiques propres à son pays[39].

    C’est cette ouverture du Japon vers l’étranger qui « marque l’éveil du Japon moderne en provoquant une rapide transformation de l’économie et en faisant d’un État féodal un État moderne. Ce que l’Europe, sur le plan économique, a mis deux siècles à réussir, le Japon l’a ainsi réalisé en une seule génération »[40]. 

    La puissance du Japon

    En plus de la modernisation, la grande expansion territoriale, ordonnée par Meiji, permet au Japon de se tailler une place au sein des grandes puissances. Le but dans les lignes qui suivent n’est pas de décrire militairement et de façon détaillée les guerres qui permettent l’extension du Japon. Il s’agit plutôt de présenter les impacts de deux conflits qui auront des répercussions capitales pour ce pays.

    C’est en 1894 que le Japon part en guerre contre la Chine. Cette guerre sino-japonaise avait plusieurs buts. Le Japon voulait acquérir des avantages économiques à l’extérieur, asseoir le prestige du Japon en Extrême-Orient et accroître la cohésion nationale[41]. Avec sa victoire dans la guerre sino-japonaise, le Japon obtient une reconnaissance de certaines nations, dont l’Angleterre. Auparavant, les grandes puissances occidentales ne croyaient pas qu’une nation asiatique puisse les égaler, et ce même en les imitant. Grâce à cette victoire contre la Chine, le Japon montre qu’il est possible qu’un pays se modernise et devienne puissant sans être complètement dépendant de l’Occident[42]. Ce sont les pressions des autres pays, tels que les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie, menaçant une colonisation du Japon qui incite ce pays à devenir dominant. Ne voulant pas devenir un pays colonisé, le Japon décide de devenir colonisateur. C’est là une grande particularité du Japon; il sera le premier pays non-occidental à devenir impérialiste pour contrer le colonialisme européen[43].

    À la suite de  sa victoire contre la Chine, le Japon devait maintenant confirmer aux yeux du monde qu’il pouvait accéder au rang des grandes puissances. Ce sont tous les efforts menés durant l’ère Meiji, véritable révolution politique, sociale, industrielle et militaire, qui permettent au pays du soleil levant d’obtenir une victoire éclatante durant la guerre russo-japonaise. La victoire japonaise sur la Russie en 1905 confirme le Japon dans son rôle, tant désiré, de première puissance non occidentale. Le Japon devient alors une puissance coloniale et impérialiste de premier plan en Asie du Nord-Est[44].

    À la mort de Meiji en 1912, le Japon a rattrapé les grandes nations occidentales et constitue une nouvelle puissance mondiale. De la révolution Meiji jusqu’en 1945, l’élite japonaise se considère comme un modèle vis-à-vis des pays d’Asie orientale. En fait, le Japon croit qu’il peut libérer le reste de l’Asie de la domination occidentale. L’ère Meiji est une fierté pour la majorité des Japonais puisqu’elle a permis au Japon de devenir un acteur mondial majeur. Les réformes de Meiji ne sont toutefois pas acceptées à l’unanimité.

    Du mécontentement

    Certains groupes de personnes qui avaient des pouvoirs sous le règne des Tokugawa, vont les perdre sous Meiji et seront ainsi mécontents des réformes. Même s’ils vénèrent l’empereur, ils refusent certaines décisions qu’il prend. Les samouraïs surtout, qui voyaient avec l’instauration du service militaire obligatoire pour tous, la fin de leur supériorité[45]. Ils n’acceptent pas de se faire interdire le port du sabre et de se voir obliger d’utiliser des fusils occidentaux. La classe des samouraïs était liée au système shogunal et avait un rôle à y jouer. Sous l’organisation de Meiji, ils perdent leurs privilèges et leur raison d’être.

     Il y aura aussi un certain mécontentement de la part du peuple. En effet, « les transformations de la société japonaise se feront [donc] par le haut, selon la volonté impériale, et le petit peuple ne fera que suivre le mouvement, avec un certain retard.[46] » Le peuple ne voyait nullement la nécessité d’adopter des idées et des mœurs, encore moins des objets étrangers. Les Japonais désiraient changer leurs conditions d’existence, et surtout voir instaurer une société plus égalitaire, mais pas au prix de l’abandon des valeurs qui leurs avaient permis de prospérer et de se développer au cours des siècles  Par exemple, en 1873, le calendrier grégorien remplace le calendrier luno-solaire d’origine chinoise. La population ne s’habitue que très lentement à ce nouveau calendrier. Auparavant, les travaux agricoles étaient réglés d’après les solstices et les équinoxes. La modernisation de Meiji est alors prévu par une élite et s’adresse à une élite[47]. Les réformes sont adoptées par les Japonais de façon graduelle. D’ailleurs, c’est surtout à l’extérieur de leur maison qu’ils adoptent les comportements occidentaux, au travail par exemple. La vie familiale demeure plutôt traditionnelle.

    Mécontents de cette occidentalisation, plusieurs artisans japonais quittent leur pays. Plusieurs se retrouvent souvent au chômage. Par exemple, il n’y avait plus de place dans la nouvelle organisation du pays pour un fabricant d’armes blanches et d’armures à l’ancienne[48].  Les agriculteurs également ne sont pas favorisés par la nouvelle politique foncière. En fait, « loin d’être affranchis, et tout en perdant les droits dont ils jouissaient sous le régime féodal, les paysans continuent de payer aux propriétaires une rente annuelle en nature, parfois augmentée, allant de 50% à 80% de la récolte suivant les régions »[49]. La politique foncière et agricole meijienne se fait au détriment des petits propriétaires et des fermiers. La paysannerie se trouve dépossédée et ne réussit pas à se transformer rapidement en prolétariat industriel. Ces villageois désirant une vie moins misérable traversent le Pacifique et émigrent vers les multiples archipels de Hawaii et la Californie.

    Conclusion

    Certes, Meiji modernise la société japonaise, mais plusieurs changements ont commencé à voir le jour avant son arrivée. Sous les Tokugawa, il y a déjà une certaine curiosité pour les techniques diverses et une idée nationale commence à se former[50]. Ces mentalités présentes sous ce règne ont préparé la modernisation de l’époque Meiji. En effet, « l’avènement de Meiji était autant l’aboutissement d’une longue transformation que le départ d’une aventure nouvelle »[51].  Malgré une certaine continuité, les règnes des Tokugawa et de Meiji sont diamétralement opposés. Entre 1603 et 1867, les assises dominantes de la société japonaise sont l’isolement et le morcellement du territoire en principautés. Ces fondements font place, sous Meiji, à une politique d’ouverture des ports aux étrangers, à la restauration d’un gouvernement central unique et à la modernisation des institutions.

    Cette modernisation, le Japon l’a introduit en s’inspirant des modes de vie occidentaux. Comme le dit Jean-François Sabouret, qui a dirigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du Japon, « ce qui caractérise les Japonais, peuple du bout du monde, c’est leur énergie créative dans l’assimilation culturelle, religieuse, technologique, scientifique, artistique…Ils n’ont pas copié les cultures du continent, mais les ont recréées. »[52]. La modernisation a permis au Japon de devenir plus puissant. Plusieurs réformes visant l’édification d’un État fort et la constitution d’une puissance économique et militaires ont permis au Japon d’affronter l’étranger.  Les Japonais conservent tout de même un mode de vie traditionnel, le Japon montre qu’il est possible d’être moderne sans être occidental.

    Lorsque l’on parle de l’ère Meiji, il est juste de parler de révolution. Les changements sont radicaux et nombreux. Cependant au milieu du XXe siècle, un discours dominant d’historiens spécialistes de la période Meiji mentionne que cette révolution n’a pas été jusqu’à son terme, qu’elle a été insuffisante. Il n’y a pas eu de mouvement de masse, les mentalités des Japonais n’ont pas radicalement changé[53].

    L’ère Meiji a tout de même modernisé l’entièreté de la société japonaise alors que de nouvelles façons de penser ont vu le jour; « Se protéger, se défendre, s’enrichir, s’instruire, préserver son indépendance et se faire reconnaître des autres puissances, voilà les préoccupations incessantes des Japonais depuis l’époque de Meiji. »[54]. D’ailleurs, à la suite de la défaite du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale, les évènements qui ont eu lieu durant l’ère Meiji se répètent environ cent ans plus tard; les Japonais adoptent avec enthousiasme les techniques de l’Occident après avoir lutté férocement contre lui. Ils se tournent vers les techniques des États-Unis victorieux[55].

    Références

    [1] En fait, le nom de Meiji est attribué à l’empereur Mutsuhito qu’à sa mort. D’ailleurs, c’était une tradition au Japon de désigner l’empereur par un nom posthume. Un nom représentatif du règne était alors décerné. C’est ainsi, en 1912, que Mutsuhito prend le nom de Meiji qui signifie « gouvernement éclairé ».  Sylvain Venayre, « Naissance du Japon moderne », L’encyclopaedia universalis, http://www.universalis.fr [consulté le 22 janvier 2010].

    [2] Louis Frédéric,  Japon : L’empire éternel (Paris, Éditions du Félin, 1985), 302

    [3] Définition du mot Shogun tirée du livre de Paul Akamatsu: « fonctionnaire impérial, à l’origine préposé à une mission militaire précise. Les Shogun Tokugawa étaient les plus grand daimyo de l’empire, mandatés par l’empereur pour exercer tous les pouvoirs sur tout l’empire ». Les daimyo sont des seigneurs d’un grand fief. Paul Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution et contre-révolution au Japon (Paris, Édition Calmann-Lévy, 1968), 374.

    [4] Michel Vié, Histoire du Japon des origines à Meiji (Paris, Presses Universitaires de France, 2002), 90.

    [5] Bernard Frank, « Un pays qui suscite les passions», dans Jean-François Sabouret, dir., Japon, peuple et civilisation (Paris, Éditions La Découverte, 2004), 36.

    [6] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 262.

    [7] Ibid., 280

    [8] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 38.

    [9] Philippe Pelletier, Le Japon : Géographie, géopolitique et géohistoire (Paris, Éditions Sedes, 2007), 73.

    [10] Danielle Elisseeff, Histoire du Japon (France, Éditions du Rocher, 2001), 165.

    [11] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 359.

    [12] Le commodore de l’armée américaine Matthew Perry s’est fait donné comme mission, par le président américain Millard Fillmore, d’ouvrir les routes commerciales vers le Japon.

    [13] D. Elisseeff, Histoire du Japon, op.cit., 159.

    [14] Yves Tiberghien, «  De l’arrivée des « bateaux noirs » à l’insubmersible alliance? », dans Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 125.

    [15] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit.. :274-275.  

    [16] Ibid., 299.

    [17] Michel Vié, « De l’ère Meiji à la Seconde Guerre mondiale », dans Jean-François Sabouret, dir., Japon, peuple et civilisation (Paris, Éditions La Découverte, 2004), 138.

    [18] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 297.

    [19] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 74.

    [20]  Ibid., 247. Même si les réformes ne sont pas mises en place directement par Meiji, la majorité des réformes se font attribuer l’appellation « réformes de Meiji ».

    [21] Ninomiya Hiroyki, « Meiji ou la modernisation », dans Jean-François Sabouret, dir., Japon, peuple et civilisation (Paris, Éditions La Découverte, 2004) : 136-137.

    [22] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 285.

    [23] Élisabeth de Touchet, « Technologie et recherche », dans Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 186.

    [24] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 336.

    [25] D. Elisseeff, Histoire du Japon, op.cit., 172.

    [26] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 332.

    [27] D. Elisseeff, Histoire du Japon, op.cit., 172.

    [28] Jean-François Sabouret, dir., Japon, peuple et civilisation (Paris, Éditions La Découverte, 2004), 139.

    [29] P. Pelletier, Le Japon : Géographie…, op.cit., 98.

    [30] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 307-309.

    [31] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 299.

    [32] D. Elisseeff, Histoire du Japon, op.cit., 180.

    [33] Ibid., 177 .

    [34] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 304 .

    [35] P. Pelletier, Le Japon : Géographie…, op.cit., 237 .

    [36] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 304.

    [37] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 340 .

    [38] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 306 .

    [39] Patrick Fridenson, « La différence des entreprises japonaises », dans Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 322.

    [40] Jean-Pierre Brulé, Le Japon : Miracle et Défi (Paris, Éditions Filipacchi, 1974), 14.

    [41] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 331.

    [42] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 328.

    [43] P. Pelletier, Le Japon : Géographie…, op.cit., 36 .

    [44] Sven Saaler, « L’armée et la guerre dans le Japon moderne», dans Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 101.

    [45] L. Frédéric,  Japon : L’empire éternel, op.cit., 302.

    [46] Ibid., 323

    [47] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 320 .

    [48] D. Elisseeff, Histoire du Japon, op.cit., 173 .

    [49] P. Pelletier, Le Japon : Géographie…, op.cit., 215 .

    [50] Michel Vié, Histoire du Japon…, op.cit., 105.

    [51] P. Akamatsu, Meiji 1868 : Révolution…, op. cit., 10 .

    [52] J.  Sabouret, dir., Japon, peuple…, op.cit., 10.

    [53] Pierre-François Souyri, « Une modernisation qui vient de loin : histoire, représentations, enjeux», dans Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 34.

    [54]  Jean-François Sabouret, dir., La dynamique du Japon (Paris, Éditions Saint-Simon, 2005), 21.

    [55] J.-P. Brulé, Le Japon : Miracle et Défi, op.cit., 24 .