Introduction
Étudier la criminalité dans un quartier nécessite de s’intéresser aux découpages des frontières politiques, juridiques, paroissiales et même policières. De ces espaces, il est possible d’identifier les lieux des crimes, les populations criminelles en circulation et les différentes institutions opérant dans ce secteur. Mais lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein de la population y résidant ni même avec les instances de pouvoir quant à l’appellation et la délimitation du quartier, cerner ce dernier implique de s’intéresser aussi à la conception populaire de l’espace et à la production de localité[1]. Saisir et identifier la spatialité du passé n’est en rien une tâche facile. Les transformations des territoires, particulièrement dans le contexte de la révolution industrielle et des réaménagements urbains aux XIXe et XXe siècles, ont adapté, modelé, créé et effacé des espaces. C’est d’autant plus le cas du quartier Spitalfields qui se situe à la limite est de la Cité de Londres et tout près des grands quartiers populaires tels Whitechapel, Bethnal Green et Hackney [Figure 1]. À la limite de l’East End, donc entre le Londres ouvrier et le Londres commercial, Spitalfields se définit par un sentiment plutôt qu’une topographie fixe : « What is clear is that, historically, Spitalfields was more of a state of mind, an idea or perception, than a geographic locality.[2] »
Figure 1. Londres et le quartier de Spitalfields
Sur cette carte de Londres datant de 1830, nous avons identifié en bleu le quartier de Spitalfields se situant au nord de la Tamise et à l’est de la Cité[3]. En effet, le quartier Spitalfields est un espace flexible, intangible et malléable qui est sujet à de nombreuses expansions et contractions tout au long de son histoire, comme Dan Cruickshank, historien en architecture, en fait la démonstration[4]. L’auteur commente la « perméabilité » des frontières du quartier et indique que, même de nos jours, Spitalfields n’est pas clairement délimité. Il faut préciser que ce n’est pas le propre de Spitalfields : tout l’East End de Londres en est affecté. John Marriott, professeur émérite d’histoire à l’Université de Londres-Est, spécialisé sur les questions spatiales britanniques, indique : « Our understanding of East London is hampered […] by a geography uncertainty arising from endless disputes on where its boundaries are to be drawn.[5] » L’East End, dont Spitalfields, est sujet à des transformations et des manipulations selon les acteurs, les appellations, les institutions, les périodes et les cartes mobilisées dans le cadre d’une étude. Ainsi, étudier la criminalité dans l’Angleterre du XIXe siècle nous amène à réfléchir à la spatialité. D’après des témoignages tirés des procès-verbaux de la cour criminelle d’Old Bailey, notre étude de la criminalité à Spitalfields entre 1824 et 1834 favorise une réflexion tenant compte des relations de voisinage, des circulations et des découpages urbains. Dans le cadre de nos recherches actuelles, nous nous penchons sur la pratique des délits et plus largement l’expérience criminelle à Spitalfields, c’est-à-dire le crime, mais aussi ses acteurs, sa spatialité, les relations qu’il met en jeu, les émotions qu’il suscite, les recours et les pratiques judiciaires. Le quartier nous sert donc de laboratoire social et d’observatoire urbain afin de mettre en lumière les enjeux, tensions et contradictions de délimitation, d’appellation et d’appropriation d’une telle localité flexible. Dans le cadre de cette note de recherche, nous nous concentrons sur les questions de spatialité et étudierons ce quartier tel un cas révélateur des expériences populaires de l’espace et des réflexions méthodologiques qui en découlent. Notre objectif est donc de dessiner, de manière préliminaire, les contours du Spitalfields populaire et de sa criminalité.
Contextualisation et objet d’étude
Le crime et son imaginaire à Londres
Le crime est souvent l’objet d’une fascination puisqu’il obsède et effraie à la fois. Dès le début du XIXe siècle, l’idée d’un East End rongé par la criminalité s’impose et la presse s’empare de l’imaginaire populaire des bas-fonds pour dépeindre les pauvres conditions des quartiers bondés de marginaux délinquants[6] et marqués par la misère, la violence et l’immoralité[7]. À la fois foyers pour la charité et l’éducation morale, lieux de crainte, puis destinations touristiques, les bas-fonds favorisent l’élaboration d’un portrait angoissant, d’où l’objectif de les conquérir et de les assimiler aux bonnes mœurs anglaises[8]. Ainsi, pauvreté et criminalité deviennent synonymes aux yeux de la loi et de la société moralisatrice. Parallèlement, le croisement entre un nouveau journalisme sensationnaliste, la marchandisation de l’insécurité et l’augmentation du lectorat permet à la presse d’affirmer son influence sur le façonnement et le reflet des émotions populaires. L’accélération du rythme médiatique alimente la perception d’une proximité temporelle et spatiale avec le crime. Les enquêtes sociales et les entreprises charitables signalent les désordres et confirment les inquiétudes populaires. Ces discours ont certainement encouragé les gouvernements à resserrer les peines judiciaires et à multiplier les effectifs policiers. À cet effet, les instances de surveillance et de maintien de l’ordre se professionnalisent dès la première moitié du XIXe siècle avec le développement de la nouvelle police (Metropolitan Police Act) en 1829 qui permet une surveillance accrue des quartiers défavorisés. Puis, le système de justice se réorganise pour favoriser l’emprisonnement et la punition morale plutôt que la peine de mort et les châtiments physiques. La correction est le mot d’ordre pour décourager le crime et la récidive. Conjointement, la démocratisation de la propriété au XIXe siècle, aussi minime soit-elle, alimente la peur du vol. Agissant ainsi comme socle de la société libéralisée, capitaliste et propriétaire, une atteinte à la propriété met en question les fondements mêmes de l’ordre social. La loi se doit alors de protéger les personnes et leurs biens. Donc, le Londres du XIXe siècle s’avère propice pour étudier les pratiques, les discours et la spatialité de la criminalité au quotidien.
Spitalfields et le vide historiographique
« The history of Spitalfields is a direct echo of the history of London, even of England.[9] » C’est ainsi que Dan Cruickshank débute son ouvrage dédié à l’histoire architecturale de Spitalfields. Le contexte socio-économique de ce quartier lors de la première moitié du XIXe siècle est particulièrement propice à l’étude de l’expérience criminelle. Il se caractérise par ses difficiles conditions de travail et de vie. L’industrie textile, et précisément celle de la soie, est précaire face à la compétition nationale et coloniale dans le contexte de la révolution industrielle. Dans son ouvrage La Formation de la classe ouvrière anglaise (1963), E.P. Thompson souligne à plusieurs reprises la situation misérable des tisserands « au bord de la ruine[10] ». L’abrogation des Spitalfields Acts en 1824, des lois protectionnistes établies cinquante ans plus tôt pour prévenir les troubles économiques et sociaux et pour réglementer le marché de la soie dans ce quartier[11], suscite de vives oppositions au libre-échange de la part des habitants et plonge le quartier dans une situation de pauvreté extrême. Les conditions de travail se dégradent rapidement, le marché est plongé dans des cycles de dépression et de plateaux, puis la misère devient caractéristique des conditions de vie et morales alors que les divertissements violents, le jeu et le crime organisé triomphent[12]. Cette paupérisation terrible, jumelée à un imaginaire collectif obnubilé par les crimes, suscite la crainte de la population tout comme celle des instances de surveillance et de régulation sociale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles notre chronologie d’analyse se concentre sur la décennie suivant l’abrogation afin d’observer si un type de criminalité vient à caractériser le quartier au moment où la pauvreté devient de plus en plus importante. Malgré le dynamisme et le bouillonnement dans Spitalfields, au tournant du siècle et lors de la première moitié du XIXe siècle, il est étonnant de constater le vide historiographique quant à l’histoire de ce quartier. Il est parfois évoqué dans les mémoires et les études historiques sur Londres et celles de l’East End pour discuter de l’industrie du textile ou des soulèvements populaires[13], et d’autres fois il est le sujet d’un catalogue de photos d’époque et d’une étude architecturale ou archéologique[14]. Il nous faut cependant évoquer le travail de Anne J. Kershen qui se concentre sur l’étude de l’immigration dans le quartier de 1666 à 2000[15]. Somme toute, Spitalfields n’a que peu suscité l’attention des chercheurs en dépit de sa position privilégiée à la frontière du Londres intramuros commercial et du monde ouvrier défavorisé. Notre intention est donc de proposer des pistes pour approfondir les connaissances du quartier et de sa criminalité.
Archives et la justice criminelle
Pour ce faire, nous avons recours aux archives de la cour criminelle d’Old Bailey. Aussi connue sous les noms Justice Hall, Sessions House ou Cour centrale criminelle d’Angleterre et du Pays de Galles à partir de 1834, c’est dans cette cour que l’on voit défiler la population de Spitalfields qui se trouve sous sa juridiction. La décennie 1824-1834 est révélatrice de changements sociaux et criminels : 1824 correspond au moment où une deuxième salle de tribunal est érigée à Old Bailey pour répondre à l’augmentation du nombre de crimes et de procès depuis le début du siècle. Afin d’accommoder l’intérêt populaire grandissant pour les affaires criminelles, plus de sièges sont aménagés pour les avocats, les procureurs, les conseillers juridiques, les étudiants en droit et les spectateurs[16]. Puis, l’année 1834 marque un remaniement important des juridictions et le rôle de la cour d’Old Bailey change : en devenant la cour criminelle centrale, elle est responsable de juger les crimes les plus violents de la métropole, notamment ceux commis au nord de la Tamise[17]. C’est donc par souci d’uniformité des sources que nous nous concentrons sur cette décennie. En plus d’illustrer dans son enceinte les transformations sociales et l’engouement qu’alimentent les crimes, Old Bailey est responsable de l’impression et de la vente de publications entre 1674 à 1913 qui proposent une retranscription et des comptes rendus de procès-verbaux. Les Proceedings of the King’s Commission of the Peace and Oyer and Terminer, and Gaol-Delivery of Newgate, held for the City of London and the County of Middlesex, at Justice-Hall, in the Old Bailey[18] sont des archives riches en témoignages et permettent de cerner la pratique de la criminalité et l’expérience de la justice à travers la parole des acteurs [Figure 2]. Sont alors accessibles des rapports détaillés des procédures et des pratiques à la cour. Cependant, puisqu’il s’agit d’une presse publiée par la cour elle-même, il faut être conscient des biais de rédaction, d’interprétation et de représentation, puis des omissions et des adaptions, par exemple la censure des blasphèmes et des passages à caractère sexuel. Toujours est-il que les proceedings sont une source unique qui canalise les voix d’individus, d’un quartier et plus largement d’une société qui s’expriment sur les mœurs et les valeurs à protéger. Le recours à la justice signale la confiance de la population en l’institution qui régule et normalise la distinction entre le tolérable et l’inacceptable. Ainsi, le système de justice est façonné comme il est façonneur[19] de la société, et la loi devient une composante importante de la vie sociale et de la conscience anglaises[20].
Figure 2. Une page des proceedings numérisés disponible en ligne
Cette publication fait notamment part du procès pour grand larcin de Peter Nugent, Evan Thomas et John Fletcher, jugés le 14 janvier 1824[21].
Problématique
La vie de quartier nous permet d’interroger la criminalité locale, tandis que la cour d’Old Bailey nous sert de porte d’entrée pour saisir la parole populaire. Les pratiques de la criminalité racontées dans les proceedings sont profondément liées à l’espace où cette dernière prend place. Si les témoignages invitent à réfléchir à l’expérience quotidienne de la criminalité par la description des faits et gestes des différents acteurs, ils nous permettent aussi d’analyser les rapports entre le geste criminel et l’espace où il s’observe, se pratique ou se subit. En effet, à la lecture des procès-verbaux, il apparait évident que les descriptions des lieux criminels sont essentielles, tant pour mettre en contexte les récits que pour exposer les « quartiers sensibles[22] » : c’est à partir de celles-ci que nous proposons de cerner le quartier de Spitalfields tel que le comprennent et le vivent[23] les acteurs du prétoire. Nous souhaitons présenter nos analyses et impressions préliminaires concernant les appellations du quartier ainsi que ses délimitations telles que rapportées dans les proceedings.
Le quartier comme paramètre d’analyse
Nommer Spitalfields : la voix des acteurs
Nous avons évoqué précédemment qu’un même territoire peut être désigné différemment selon les acteurs : c’est précisément le cas de Spitalfields. En effet, une autre appellation pour faire référence à ce quartier est « Christchurch ». Il s’agit donc d’un cas de cospatialité : formulé par Jacques Lévy, spécialiste de géographie politique, ce concept de géographie humaine fait référence à la mise en relation des territoires qui se superposent sur une même étendue. Cette notion articule des couches spatiales superposées qui concernent un espace-référent commun à deux situations connectées par un nœud de communication[24]. Dans notre cas, ce nœud est la dénomination d’un même lieu identifié à la fois par les appellations « Spitalfields » et « Christchurch ». À ce propos, le procès d’Edward Mason, William Crook, Ann Gable et Samuel Crook, le 15 septembre 1825, met en évidence cette dualité lorsque l’inspecteur de la Watch[25] John Barrs intervient à la barre pour répondre à une question de la cour : COURT. Q[uestion]. Do you know Mr. Waterlow’s house? A[nswer]. Yes, it is in the parish of Christ-church, Middlesex, commonly called Spitalfields – Christ-church, Middlesex is the correct name – I know of no other Christ-church, in Middlesex.[26] Communément désigné « Spitalfields » : l’inspecteur laisse penser qu’il s’agit d’une appellation courante, voire populaire, et que forcément une appellation formelle existe, « Christchurch », celle-ci employée par les institutions comme la justice et les forces de police. Ce commentaire nous invite à interroger les appellations du quartier selon les différents acteurs du prétoire. Dans le cadre de nos recherches actuelles, nous avons sélectionné 465 procès, via la fonction de recherche par mot-clé sur le site Old Bailey Proceedings online, qui font mention du quartier par l’une ou l’autre des appellations pour la période 1824-1834 [Tableau 1].
Mot-clé | Nombre de procès | Pourcentage |
Spitalfields | 380 | 69,34 |
Spital-fields | 51 | 9,31 |
Spital fields | 13 | 2,37 |
Christchurch | 34 | 6,20 |
Christ-church | 39 | 7,12 |
Christ church | 31 | 5,66 |
Total | 548 | 100 |
Tableau 1. Recherche par mot-clé sur Old Bailey Proceedings Online
Au total, 548 procès contiennent les termes « Spitalfields », « Christchurch » et leurs déclinaisons entre 1824 et 1834. En réalité, il s’agit de 465 procès différents puisque plusieurs appellations peuvent se trouver dans un même procès. Il apparait clair que « Spitalfields » est l’appellation la plus commune, se trouvant alors dans 80,88% des procès. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous utilisons cette appellation pour désigner notre objet d’étude. En nous fiant au commentaire de l’inspecteur Barrs, cette forte proportion s’explique par le fait que les témoignages populaires abondent dans les proceedings, et donc que la parole des acteurs institutionnels comme les jurés, les officiers de police et les avocats est supplantée par celle des acteurs civils qui constituent la majorité des victimes et des témoins. De plus, il semble qu’une transition lexicale s’observe à partir de 1830 : le terme « Christchurch » est de moins en moins utilisé, ce qui laisse penser que les acteurs institutionnels adoptent graduellement l’appellation « Spitalfields »[27]. Il sera certainement intéressant de nous pencher sur ces fréquences d’emploi et sur les identités des acteurs utilisant l’une ou l’autre des appellations. Ainsi, en nous intéressant aux appellations du quartier, puisque nommer un espace est une façon de l’occuper et de se l’approprier, il nous est possible de pénétrer le quotidien de Spitalfields et d’envisager cet espace tel que le conçoivent les acteurs du prétoire. En interrogeant la définition de Spitalfields, son identité de quartier et ses frontières mouvants, nous croyons pouvoir saisir les expériences et les pratiques de la criminalité.
Délimiter Spitalfields : spatialité populaire, contours flexibles
Si l’appellation de Spitalfields suscite une réflexion, sa délimitation soulève également des questions. Nul besoin de rappeler la difficulté de géoréférencer un espace social et variable tel l’East End et spécifiquement Spitalfields au cours du XIXe siècle. Car en plus des profondes transformations urbaines, le quartier est aussi un « ensemble subjectif » composé de lieux, d’individus qui les fréquentent, d’interrelations sociales et de valeurs[28] ; il est donc malléable. À ce propos, John Marriott indique même des contemporains, des enquêteurs sociaux et des auteurs des XIXe et XXe siècles peinent à tracer les contours de l’East End et à s’entendre sur ses frontières[29]. C’est pourquoi, à défaut d’avoir une carte précise du quartier, nous proposons d’en produire une à partir des expériences spatiales des acteurs du prétoire. Évidemment, nous ne prétendons pas clore les débats locaux. Toutefois, les témoignages regorgent de rues, ruelles, passages, carrés, marchés et terrains puisqu’il est nécessaire de préciser le lieu du crime et l’environnement de ce dernier. Ceci permet aussi aux acteurs d’identifier les juridictions et les secteurs policiers en jeu, en plus de discerner des circonstances aggravantes, par exemple un crime commis sur une propriété privée d’une victime ou à l’atelier d’un employeur. C’est en recensant les mentions géographiques et références spatiales liées à Spitalfields (ou Christchurch) que nous proposons ce tracé préliminaire du quartier [Figure 3]. Notre analyse prend ainsi appui sur les perceptions du territoire par les acteurs et prend compte des quelques contradictions entre ces derniers qui mettent en évidence le caractère mouvant des délimitations du quartier. La lecture des 465 procès nous permet donc de nous familiariser avec les espaces communs (comme les terrains et les places Tenter Ground, Old Artillery Ground, Norton Folgate et Spital-square) et de constater les répétitions associant une rue au quartier. Les bornes ont été fixées à partir des rues les plus éloignées qui ont été répertoriées dans les procès, mais nous nous sommes surtout concentrée sur les rues qui donnent lieu à des contradictions et parfois à la confusion des acteurs. Puisque Spitalfields est un territoire qui se trouve à la jonction de plusieurs paroisses et quartiers populaires – Bethnal Green au Nord, Whitechapel au Sud, la Cité de Londres et Norton Folgate à l’Ouest et Mile End New Town à l’Est –, des rues situées aux franges de Spitalfields sont parfois rattachées à d’autres espaces dans les témoignages. C’est ainsi que nous avons identifié les rues suivantes comme étant les frontières – malléables, nous le rappelons – du quartier pour la décennie 1824-1834 : Church Street / Bethnal Green Road au Nord, Wentworth Street / Old Montague au Sud, Petticoat Lane / Norton Falgate à l’Ouest et Upper North Street à l’Est. Ce territoire est représenté en bleu sur le plan ci-dessous.
Figure 3. Délimitations de Spitalfields, 1824-1834 et 2014
Sur ce plan, nous avons identifié les délimitations de Spitalfields d’après les acteurs du prétoire entre 1824 et 1834 en bleu. Celles du Spitalfields contemporain, selon Dan Cruickshank, sont identifiées en rouge[30]. Afin de faire un parallèle avec la situation actuelle de Spitalfields, nous avons indiqué la délimitation du quartier selon la description de Dan Cruickshank en 2016 en rouge [Figure 3] : For most people today, Spitalfields is defined by Bishopgate to the west, Bethnal Green Road to the north and Wentworth Street/Old Montague Street to the south, while to the east it has no firmly defined boundary but merges gradually with Bethnal Green and Whitechapel in the small streets and open spaces between Brick Lane and Vallance Road[31]. Nous connaissons aussi des difficultés à situer la limite Est du quartier. Puisqu’une majorité des crimes est commise au Sud-Ouest, rares sont les mentions de l’extrémité Est de Spitalfields. L’exercice cartographique de cette note critique nous invite à fermer le polygone du quartier, mais la lecture des derniers procès de notre corpus influencera certainement[32] ce tracé pour affiner les contours d’après les conceptions spatiales des acteurs du prétoire. Toujours est-il que ce plan nous permet d’observer quelques variations entre les deux territoires, notamment à l’est. Rappelons que cet espace est particulièrement transformé par la révolution industrielle et l’étalement urbain. Alors qu’il était constitué de plusieurs champs et comportait un nombre limité d’infrastructures, il est complètement remodelé pour accueillir, entre autres, des rails de chemins de fer et des entrepôts. À l’ouest, les acteurs du prétoire semblent se limiter aux fortifications de la ville et à la claire délimitation de la Cité, telle que la carte produite en 1830 l’indique par le tracé rouge dans le coin inférieur gauche [figure 3].
Conclusion et intentions de recherche
Cette définition spatiale de Spitalfields n’est que le premier pas pour s’interroger sur la définition, l’identité et la criminalité du quartier. Certes, un corpus de 465 procès nous permet de saisir avec détails les spécificités de l’espace à l’étude. Cependant, la recherche par mot-clé repère tous les termes « Spitalfields » ou « Christchurch » qui occupent une place très variable dans les proceedings : il peut s’agir du lieu d’une attaque ou encore de la destination d’une livraison qui a été interrompue par un vol commis ailleurs à Londres. Ainsi, pour nous concentrer spécifiquement sur la criminalité à Spitalfields, nous devons opérer un tri afin de conserver les procès dont le crime raconté prend place dans le quartier. Bien qu’une étude de la circulation de la criminalité à Spitalfields ou de son implication dans le crime londonien soit intéressante, cette refocalisation de notre sujet invite à réduire le nombre de procès à mobiliser. Pour ce faire, après la lecture des 465 procès, nous sélectionnerons exclusivement ceux dont le crime se déroule à Spitalfields. Nous conserverons donc tous les procès traitant d’un crime commis dans ce quartier, mais aussi ceux où Spitalfields est le lieu de revente des biens volés ou celui de l’arrestation. De cette façon, nous estimons conserver entre 65 à 75 %[33] des 465 procès initiaux pour constituer un échantillon davantage représentatif de la criminalité à Spitalfields. La sélection des procès se conformera aux limites territoriales dressées par les acteurs du prétoire. À partir du plan qui sera affiné par les dernières lectures des proceedings, nous serons en mesure d’identifier les cas limites et les procès qui concernent des gestes criminels commis dans Spitalfields. Il sera alors nécessaire de réviser notre base de données afin de confirmer rigoureusement l’inclusion ou l’exclusion de tous les procès en fonction des lieux de crimes et de notre connaissance du quartier qui se développe tout au long de nos recherches. Ainsi, notre étude de l’expérience criminelle à Spitalfields entre 1824 et 1834 nous invite à réfléchir à la conception spatiale des acteurs et aux méthodes d’analyse pour identifier les contours d’un espace flexible. Notre objectif était de dessiner de manière préliminaire un plan du Spitalfields populaire et de sa criminalité. Si l’étude des crimes, des acteurs et des relations qui s’y articulent demeure à faire, notre tracé préliminaire des contours de Spitalfields nous invite toutefois à réfléchir plus largement aux manières dont les acteurs « vivent[34] » l’espace – notamment par son appellation –, aux rapports entre ce dernier et la criminalité, puis aux diverses façons dont un territoire peut être rattaché ou évoqué dans le cadre d’un crime raconté à la cour. Ainsi, nous avons proposé l’étude de Spitalfields, aussi appelé Christchurch, comme un cas révélateur des expériences populaires de l’espace et des sélections nécessaires qu’il faut considérer afin de cartographier sa criminalité.
Références
[1] Angelo Torre, Production of Locality in the Early Modern and Modern Age, Londres & New York, Routledge, 2019, 238p.
[2] Dan Cruickshank, Spitalfields. The History of a Nation in a Handful of Streets, Londres, Windmill Books, 2016, p.xiv.
[3] Harvard University, Map of London made from an Actual Survey in the Years 1824, 1825 & 1826. By C. & J. Greenwood, Extended and Comprising the Various Improvements to 1830. Humbly Dedicated to his Most Gracious Majesty King William the Fourth. By the Proprietors Greenwood & Co., 31 août 1830, G5754_L7_1830_G7_Stitched, Harvard Map Collection, https://iiif.lib.harvard.edu/manifests/view/ids:8982548 (12 janvier 2023).
[4] Dan Cruickshank, Spitalfields…, op.cit.
[5] John Marriott, Beyond the Tower. A History of East London, New Haven & Londres, Yale University Press, 2011, p.4.
[6] Didier Revest, « Rue et marginalité : le cas de Londres au XIXe siècle », Revue Française de Civilisation Britannique, vol. XII, no3 « La ville victorienne », 2003, p.1.
[7] Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique » 2013, 420p.
[8] Catherine Truchon, L’imaginaire des bas-fonds londoniens dans la littérature du XIXe siècle : une contre-société angoissante, mémoire de M.A. (études littéraires), Université du Québec à Montréal, 2017, p.29-47.
[9] Dan Cruickshank, Spitalfields…, op.cit., p.xi.
[10] Edward Palmer Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, trad. de l’anglais par Gilles Dauvé, Mirelle Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Paris, Éditions du Seuil, 2012 [1963], p.186.
[11] John Harold Clapham, « The Spitalfields Acts, 1773-1824 », The Economic Journal, vol.26, no104, décembre 1916, p.460-461.
[12] Dan Cruickshank, Spitalfields… op.cit., p.368-369.
[13] Voir notamment Jack London, Le Peuple d’en bas (Le Peuple de l’abîme), Paris, Libretto, 2018 [1902], 272p. ; Edward Palmer Thompson, La Formation…, op.cit., 1164p. ; John Marriott, Beyond the Tower…, op.cit. ; John Harold Clapham, « The Spitalfields Acts, 1773-1824 », loc.cit., p.459-471.
[14] Voir notamment Dan Cruickshank, Spitalfields…, op.cit., 763p. ; Christopher Thomas, Life and Death in London’s East End: 2000 Years at Spitalfields, Londres, Museum of London Archeology (MOLA), 2004, 100p. ; Chiz Harward, Nick Holder et Nigel Jeffries, The Spitalfields suburb 1539-c 1880: Excavations at Spitalfields Market, London E1, 1991-2007, Londres, Museum of London Archeology (MOLA), coll. « MOLA Monograph Series 61 », 2015, 360p. ; Warner Horace, Spitalfields Nippers, Londres, Spitalfields Life Books, 2014, 144p.
[15] Anne J. Kershen, Strangers, Aliens and Asians: Huguenots, Jews and Bangladeshis in Spitalfields, Londres & New York, Routledge, 2005, 250p.
[16] Clive Emsley, Tim Hitchcock et Robert Shoemaker, « History of The Old Bailey Courthouse », Old Bailey Proceedings Online (www.oldbaileyonline.org, version 8.0, 12 janvier 2023).
[17] Ibid.
[18] Nous faisons référence à ces archives en les désignant « proceedings ». Ces derniers sont disponibles en ligne (numérisation et retranscription) via l’immense base de données Old Bailey Proceedings online. Tim Hitchcock, Robert Shoemaker, Clive Emsley, Sharon Howard et Jamie McLaughlin, et al., The Proceedings of the Old Bailey, 1674-1913 (www.oldbaileyonline.org, version 8.0, 12 janvier 2023).
[19] Susie Steinbach, Understanding the Victorians. Politics, Culture and Society in Nineteenth-Century Britain, New York, Routledge, 2017 [2012], p.195.
[20] Margot Finn, « Law’s Empire: English Legal Cultures at Home and Abroad », The Historical Journal, vol.48, no1, 2005, p.298, à propos de Christopher W. Brooks, Lawyers, litigation and English society since 1450, Londres, Hambledon, 1998, 274p.
[21] Old Bailey Proceedings Online (www.oldbaileyonline.org, version 8.0, 12 janvier 2023), janvier 1824, procès de Peter Nugent, Evan Thomas et John Fletcher (t18240114-103).
[22] Arlette Farge, « Les théâtres de la violence à Paris au XVIIIe siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no34-5, 1979, p.984-1015 ; Mélina Germes, « Récits de conflit et territoire : les quartiers sensibles dans les discours policiers », Justice Spatiale, no4, Décembre 2011, 13p.
[23] Armand Frémont, La Région, espace vécu, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « SUP », 1976, 223p. ; « L’espace vécu et la notion de région », Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, no41-42, « Analyse régionale. Réflexions critiques, concepts, techniques, études de cas », 1980, p.47-58. ; « Espace vécu », dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris, Belin, 2003, p.367.
[24] « Cospatialité », dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, coll. « Histoire et géographie », 2013 [2e éd.], p.236-237.
[25] Il s’agit d’un groupe organisé d’hommes ayant le mandat de patrouiller les rues et de guetter les activités criminelles. Ces derniers assurent l’application de la loi et veillent à la protection des citoyens et des propriétés, comme le fait la police dès 1829 (Metropolitan Police Act). Voir notamment John M. Beattie, Policing and Punishment in London, 1660-1750: Urban Crime and the Limits of Terror, Oxford, Oxford University Press, 2001, 491p. ; Elaine A. Reynolds, Before the Bobbies: The Night Watch and Police Reform in Metropolitan London, 1720-1830, Londres, Macmillan, 1998, 220p.
[26] Old Bailey Proceedings Online (www.oldbaileyonline.org, version 8.0, 12 janvier 2023), septembre 1825, procès de Edward Mason, William Crook, Ann Gable et Samuel Crook (t18250915-344).
[27] Cette hypothèse sera à confirmer lors de l’analyse de notre base de données après la lecture des 465 procès.
[28] Armand Frémont, « L’espace vécu et la notion de région », loc.cit.
[29] Il évoque Charles Booth (1889, 1902), Walter Besant (1901), Robert Sinclair (1950) et Millicent Rose (1951). John Marriott, Beyond the Tower…, op.cit, p.5-6. Dan Cruickshank mentionne aussi de grands auteurs comme William Defoe et Charles Dickens qui peinaient à définir Spitalfields puisque ce nom était aussi utilisé pour désigner plus largement tout le district, ou encore le quartier artisanal et du textile de l’Est de Londres. Dan Cruickshank, Spitalfields…, op.cit., p.xiv.
[30] Harvard University, Map of London made from an Actual Survey in the Years 1824, 1825 & 1826… loc.cit.
[31] Dan Cruickshank, Spitalfields…, op.cit., p. xv.
[32] Marie-Pier Berthelet, Le peuple au prétoire : la criminalité ordinaire à Spitalfields (1824-1834), mémoire de M.A. (histoire), Université du Québec à Montréal, 2023, 164p.
[33] Il nous reste 85 procès à lire au moment de la rédaction de cette note de recherche, d’où notre estimation du pourcentage de procès conservés.
[34] Armand Frémont, « L’espace vécu et la notion de région », loc.cit.