La transformation de l’espace japonais par le développement ferroviaire durant la période Meiji : entre préservation et modernisation

Basile Blanchard-Larochelle
Candidat à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal

Biographie: Candidat à la maitrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal sous la direction de la professeure Olga Alexeeva, Basile Blanchard Larochelle étudie l’impact du développement ferroviaire en tant que vecteur de la modernité japonaise (1868-1912). Il étudie plus largement les composantes uniques au processus de modernisation japonais et à son rapport d’altérité avec l’Occident.

Mots-clés : modernité; histoire japonaise; histoire ferroviaire

 

Table des matières
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    La période Meiji prend place en 1868 après la chute du shogunat Tokugawa qui fut accélérée par l’arrivée des puissances occidentales et l’imposition de traités inégaux. Après la guerre de l’opium se terminant en 1842, après laquelle les Britanniques ont imposé des traités inégaux à la Chine, la stabilité du régime Tokugawa est menacée. Effectivement, seulement onze ans plus tard, soit en 1853, les forces américaines menées par l’amiral Perry sont envoyées au Japon afin de négocier la mise en place de traités commerciaux forçant l’ouverture du pays et favorisant grandement les marchants occidentaux. Ces « négociations » sont menées du côté japonais dans la peur de connaître un sort similaire à celui de la Chine, voire subir la colonisation occidentale. Afin de conserver son indépendance, le Japon acquiesce à la mise en place de plusieurs ports de traité. Le Japon s’ouvre alors au commerce avec les puissances occidentales et sur le territoire de ces ports émergent des quartiers occidentaux. Ces derniers ne sont toutefois pas soumis aux lois japonaises. Leurs résidents occidentaux y jouissent donc d’une grande liberté. Cela s’explique par la création de quartiers occidentaux dans les villes de ports de traités au sein desquels la justice appliquée est celle du pays d’origine des ressortissants étrangers qui y habitent et y font commerce. De ce fait, entre 1854 et 1858, les autorités japonaises signent un grand nombre de traités inégaux avec les différentes puissances occidentales. Tout d’abord, des ententes avec les États-Unis sont conclues, puis avec le Royaume-Uni, la Russie et finalement la France. Ils tirent tous avantage de l’ouverture des ports japonais imposée par les États-Unis[1].

    Ce nouveau traitement favorable des puissances occidentales est mal vu par la population en général et encore plus par certains groupes de samurais qui présentent un sentiment « xénophobe »[2] important face à l’arrivée d’étrangers sur le territoire. Cette tension entre l’élite politique du pays et le gouvernement Tokugawa mène finalement le Shogun Tokugawa Yoshinobu (1837-1913) à restituer le pouvoir à l’empereur qui n’a que quinze ans. Cependant, cette conclusion ne satisfait pas une importante partie de la faction fidèle au gouvernement Tokugawa, ainsi que ses opposants qui veulent l’éloigner définitivement du pouvoir. S’en suit donc la guerre du Boshin qui oppose les samourais provenant des régions de Satsuma et de Choshu et les forces shogunales. Ce conflit interne se termine en 1869 à la suite de l’écrasement des forces shogunales restantes. Cela place l’empereur au centre du pouvoir politique, alors qu’il en avait été éloigné pendant neuf siècles. Toutefois, ce sont les membres de son gouvernement, soit des anciens samouraïs des factions de Satsuma et de Choshu, qui prennent les décisions[3].

    L’année 1868 marque donc la fin du régime shogunal dont la chute fut précipitée par des nombreux problèmes économiques et politiques internes, ainsi que par l’intrusion brutale des puissances occidentales dans l’espace japonais. L’empereur japonais Mutsuhito (1852-1912) et ses conseillers sont conscients des défis importants que doit relever le Japon afin de répondre à cette menace. Le gouvernement Meiji lance donc le Japon dans une restructuration complète de l’appareil étatique et de la société dans son ensemble. Cette nouvelle période sera nommée sous l’appellation d’époque Meiji, ce qui rappelle en chinois classique à la lumière, Bunmei Kaika, ce qui renvoie à la lumière de la ville moderne. Le gouvernement met alors en place un système d’éducation publique, une armée moderne, une nouvelle stratégie d’ouverture économique et d’apprentissage de l’étranger, ainsi qu’une refonte du système politique en place. C’est dans ce contexte que commence le 23 octobre 1868 la période Meiji qui projette le Japon dans une ère industrielle accélérée[4].

    Ainsi, une ambassade gouvernementale est envoyée sur les territoires européens et américains en 1871 dans le but d’apprendre de l’Occident. Cette ambassade a pour but d’observer et de comprendre les nations occidentales et de mettre en place des relations favorables entre les chefs d’États occidentaux et le gouvernement Meiji. De nouvelles relations sont alors tissées afin d’inviter des spécialistes étrangers sur le territoire japonais pour instruire directement la population et de permettre à des étudiants japonais faisant partie du voyage de s’instruire dans les universités occidentales.[5] Dès son retour, près de deux ans plus tard, le gouvernement Meiji met rapidement en usage ce qui a été observé par les membres de l’expédition et une série de réformes affectant l’ensemble de la société japonaise prend place. Cependant, il est important de prendre en compte que certaines réformes avaient déjà commencé à être mises en place avant même le départ de la délégation et que la communication constante entre cette dernière et le pouvoir impérial a permis la continuation de celles-ci avant que la mission ne soit de retour.[6]

    Le retour de la mission Iwakura permet à l’empereur et à ses conseillers de mieux comprendre les enjeux mondiaux dans lesquels le Japon prend place, même si les rapports qui leur étaient parvenus leur en offraient un avant-goût. Le gouvernement profite des connaissances des jeunes esprits y ayant participé et qui veulent prendre part à la création de la société japonaise moderne. Des changements importants sont alors mis en place dans la société japonaise en transition[7]. Ainsi, durant cette période d’industrialisation, un grand réseau de chemin de fer se développe sur le territoire japonais. En effet, dans un contexte de modernisation, ce mode de transport permet le déplacement à faible coût de la marchandise, des travailleurs et des troupes. Cela en fait un allié indispensable à la révolution industrielle japonaise. Cependant, ce développement rapide ne se fait pas sans placer une marque visible dans la société et surtout sur l’environnement japonais. Ainsi, quel a été l’impact de cette nouvelle industrie sur l’espace et l’environnement japonais pendant la période Meiji? Selon nous, cela s’illustre par le développement rapide de l’espace urbain au détriment des régions rurales qui subissent un dépeuplement accéléré, ainsi que par une redéfinition de l’espace japonais à travers la transformation de la notion de distance et le développement d’un nouveau rapport entre l’espace rural et industriel. Cela aura un impact environnemental important.

    L’historiographie européenne sur la question de l’Orient s’est souvent modulée autour de la notion de l’Autre. Ainsi, à partir du moment où la question de la modernité européenne a commencé à se développer dans l’historiographie européenne, une propension à créer un comparatif avec l’Orient, qui représente la figure de l’Autre, a pris de l’expansion. Par exemple, comme l’avance Washbrook dans son article « From Comparative Sociology to Global History: Britain and India in the Pre-History of Modernity », la Grande-Bretagne doit beaucoup à l’Orient et surtout à l’Inde pour le développement de son industrie[8]. Cependant, la question de la formation de l’État moderne se base toujours sur l’expérience occidentale dans l’historiographie[9]. Les historiens tentent alors traditionnellement de comprendre et de définir pourquoi l’Occident se doit de dominer. Cette tentative d’explication se reflète d’ailleurs dans la notion d’orientalisme, puisqu’afin de démontrer cette supériorité européenne, la présence d’un Autre qui est inférieur est indispensable.

    Comme l’avance Bhambra dans son ouvrage Rethinking Modernity: Postcolonialism and the Sociological Imagination, l’historiographie du développement des sociétés humaines se base tout d’abord sur un modèle de l’histoire humaine par étapes de techniques de subsistance[10]. Ce modèle linéaire est mis de l’avant, puisqu’il se base sur l’exemple occidental qui place le cheminement occidental au centre du développement de l’État moderne. Un autre aspect important de cette vision est la question de la qualité du sol qui est attribuée en partie à cette capacité de développement[11]. Il faut attendre Ferguson qui, avec sa vision, vient bouleverser cette historiographie. Ce dernier défend que bien que l’aspect physique ait pu jouer un certain rôle, le fondement du développement des sociétés se trouve dans leur organisation sociale, entre autres à travers leur économie et la manière dont les relations sociales y prennent place[12].

    Par la suite, la sociologie va prendre la place de la philosophie en tant que discipline qui tente d’expliquer le développement des sociétés humaines, bien que le modèle par étapes reste priorisé[13]. Cependant, à la suite de la Révolution française et du développement des idées des Lumières, les chercheurs remettent en question la manière dont l’État est conçu. Effectivement, avec le développement d’un État de droit à la suite à la Révolution française, la définition d’État change et ce dernier n’est plus déterminé par une autorité suprême et un ensemble d’organisations, mais bien par un peuple et ses alliances. Cette définition prendra une nouvelle importance avec le développement de l’industrie, puisqu’avec la réduction de la distance entre les communautés, la question de l’État moderne et de ses délimitations est mise à l’avant[14]. Ainsi, Durkheim avance qu’une société se transforme dans un processus de spécialisation institutionnelle ou de différenciation structurelle[15]. Cette théorie se base sur une approche darwiniste et s’est fermement établie dans les sciences sociales durant la seconde partie du XXe siècle avec l’avènement des théories de la structure fondamentale de la modernisation et le développement du système des sociétés modernes. Le phénomène de modernité est donc perçu comme prenant source en Europe et l’histoire de l’Occident devient alors l’origine de toute histoire qui n’est pas occidentale[16].

    Au tournant des années 1980, avec la chute du bloc soviétique, un changement important dans l’historiographie s’opère. Effectivement, à travers ce reversement apparait une réévaluation du modèle de modernité, car ce dernier prend place dans l’avènement de la vision postmoderniste. Ainsi, deux écoles de pensée principales se détachent. La première, menée par Fukuyama, considère que le modèle original a été démontré par la chute de l’Union soviétique et donc que la société moderne occidentale est le point final vers lequel toutes les sociétés humaines vont finir par tendre. Il se base d’ailleurs sur cette dissolution des conflits concernant le modèle à utiliser pour écrire son ouvrage La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, dans lequel il défend que les démocraties libérales de type parlementaire représentent le point final de l’évolution des sociétés humaines[17]. Dans la deuxième école, les chercheurs avancent une théorie se basant sur le concept des multiples modernités. Ainsi, l’aspect de la modernité ne serait pas basé sur un modèle unique, mais serait plutôt un processus qui s’adapte à la société dans laquelle il évolue. De ce fait, les nations peuvent être modernes même si elles ne respectent pas l’ensemble des critères de la modernité occidentale, puisque les conditions de leur modernité doivent se baser sur leur réalité propre[18]. Il s’agit d’une nouvelle approche de la question de la modernité et du développement de l’État moderne qui, alliée à l’approche globaliste, mènera à une réévaluation de la trame narrative eurocentriste imposée jusqu’à présent dans l’historiographie de la modernité[19]. Nous nous inscrivons dans ce courant historiographique, alors que nous affirmons que la modernité japonaise a pris une forme spécifique au Japon, suivant ses particularités géopolitiques.

    Afin de répondre à notre question, nous allons mobiliser un corpus de sources varié. Les principales sources que nous allons utiliser sont les rapports techniques annuels produits par le Railway bureau du Japon[20] et les publications des articles issus du périodique Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (1891-1900) [21].  Les principaux critères ayant mené à la sélection de ces sources documentaires sont basés sur plusieurs aspects. Tout d’abord, en prenant en compte des sources en provenance d’un organe du gouvernement japonais, cela permet à notre étude d’avoir un angle d’approche centré sur la perception locale du développement du réseau ferroviaire japonais. En plus de nous permettre de saisir pleinement les projets de développement du réseau ferroviaire du gouvernement japonais, ces documents nous offrent la perception d’un ingénieur d’origine extérieur de la situation du développement des chemins de fer japonais. Effectivement, l’auteur de ces rapports, Richard Francis Trevithick, est un ingénieur anglais qui a participé à la construction de la première locomotive sur le sol japonais et qui a été le dernier responsable étranger du réseau ferroviaire japonais[22]. En ce qui concerne la revue française, cette dernière traite des avancements scientifiques et techniques dans le monde et traite régulièrement des progressions japonaises entourant le développement des voies d’eau et des chemins de fer. Cela nous permet donc de voir le développement de l’ingénierie japonaise, ainsi que la perception européenne de la technologie japonaise. Celle-ci se concentre surtout au début sur l’apprentissage des ingénieurs japonais de l’Occident. Progressivement, elle insiste sur l’avancée japonaise à part entière.  

     

    1. L’impact environnemental de l’industrialisation accélérée du Japon et du développement ferroviaire

    Comme il est possible de l’observer dans l’ensemble des nations « modernes », le processus de modernisation et d’industrialisation s’est fait à un coût environnemental élevé. La destruction des forêts, la modification permanente du paysage afin de répondre aux besoins de l’industrie ou même le changement de la conception même de l’environnement humain en sont des exemples[23]. Ces modifications s’imbriquent dans le changement de paradigme que représente l’industrialisation d’un espace national. Dans le cas du Japon, ces modifications sont d’autant plus exacerbées qu’elles prennent place sur une période beaucoup plus courte que les expériences européennes de modernisation, c’est-à-dire quarante-quatre ans, soit entre 1868 et 1912. Bien que certaines caractéristiques du développement d’une société industrieuse aient pu apparaitre avant cette période[24], la volonté du gouvernement japonais de se moderniser se développe rapidement après l’arrivée des puissances occidentales en 1853 et se trouve au centre des préoccupations de l’administration Meiji à partir de 1868[25]. Dans ce contexte d’industrialisation rapide, le développement ferroviaire est une étape primordiale à franchir afin de faciliter le transport de matériel sur le territoire. C’est ainsi que le développement de la première ligne ferroviaire sur le territoire japonais a reçu l’approbation impériale en 1869 et que les plans de cette dernière sont approuvés en 1870. Sa construction se termine deux ans plus tard en 1872 et elle permet de relier la ville de Tokyo à Yokohama, alors que ce port de traité[26] reste l’une des portes d’accès au commerce occidental[27]. Le développement de cette première ligne souligne l’importance d’un réseau de chemin de fer transnational et lance le gouvernement et les compagnies privées dans le développement constant de cette industrie jusqu’à la crise financière de 1900. L’industrie ferroviaire, qui est liée à un grand nombre de changements apportés par l’industrialisation, va laisser une marque profonde et toujours visible dans l’espace japonais.  

     

    1.1 L’aménagement du territoire

    Afin de permettre le développement d’un réseau ferroviaire rattachant l’ensemble du territoire, un grand nombre de modifications sont apportées au relief naturel du Japon. Effectivement, puisque le territoire japonais présente un relief montagneux prononcé, il est nécessaire d’adapter ce dernier avant de pouvoir faire passer une ligne de chemin de fer. Pour ce faire, un grand nombre de tunnels sont creusés à travers les montagnes japonaises, ce qui permet aux rails de passer plus facilement. Cependant, cette solution présente plusieurs problèmes. Tout d’abord, les coûts d’entretien liés au développement et au maintien de ces tronçons sont immenses. Pour avoir la possibilité de construire de telles structures, le gouvernement japonais doit effectivement composer avec des coûts exorbitants. Ceux-ci sont si importants que, lors de la construction de la ligne Tokaido en 1886, il est jugé plus rentable de passer par la côte qu’à travers les terres. Bien que ce changement de trajet représente un rallongement de plus de 200 kilomètres de rails, il permet une économie de 13 % sur les coûts estimés de construction de la ligne en passant par l’intérieur des terres. En plus de quoi, les plans envisagés passent par le col d’Usui, ce qui aurait nécessité de creuser des tunnels dans un marqueur géographique iconique japonais. Cette réalité très onéreuse pousse le gouvernement et les entreprises privées participant au développement du réseau ferroviaire de faire des choix afin de réaliser des économies. Par exemple, un écartement des rails de 1067 mm, qui est également utilisé en Inde, est préféré aux 1435 mm qui sont la norme sur les réseaux ferroviaires européens. Cette décision est prise dans le but d’économiser sur le prix des matériaux, mais vient grandement altérer la sécurité relative du réseau, d’autant plus que ce dernier doit faire face à un climat beaucoup plus froid que celui observé en Inde[28]. Ce faisant, un certain nombre de problèmes découle de cette volonté d’économiser, que ce soit concernant la fragilité des infrastructures qui sera d’ailleurs démontrée pendant le séisme de 1891, mais aussi par les difficultés d’entretiens des lignes[29]. L’analyse de ces données qui sont tirées des rapports gouvernementaux composant notre corpus de sources nous permet de mieux comprendre les différentes composantes financières ayant mené à l’aménagement de la ligne Tokaido. Cette situation particulière s’illustre d’ailleurs encore plus dans les rapports financiers que l’on retrouve dans les rapports de Francis Trevithick :

    According to calculations made at the time when the construction of the Nakasendo trunk line was decided upon, the line between Takasaki and Ogaki was estimated at 220 miles, the cost being set down at Yen 20000000. The total amount to be actually transmitted to this Department after the issue of the Nakasendo. Loan was fixed at Yen 18,220,000 which was the sum to be realized by the issue of the loan. From this amount Yen 458,000 was to be set aside as an auxiliary fund for the construction of the line between Tsurunga and Ogaki. Consequently the amount that remainded for employement on the Tokaido line between Yokohama and Ogaki (including the Taketoyo line) and the Takasaki-Naoetsu line, was represented by about Yen 17,760,000. The length of lines that has been laid with this amount of money is 368 miles in all. Comparing this length with the 220 miles of the Nakasendo, an increased of 60 per cent is arrived at [30].

    Dans cet extrait de son rapport, Trevithick explique non seulement la répartition des fonds provenant de l’emprunt du gouvernement Meiji pour le développement et l’entretien du réseau ferroviaire national, mais il fait également état de la croissance de 60% que connaît ce réseau à la suite de l’installation de la ligne Tokaido. Cette augmentation de 270 kilomètres de rails représente une modification importante de l’aménagement de l’espace japonais. Effectivement, en rattachant la ligne Nakasendo à la ligne Tokaido qui passe par Yokohama et Ogaki, la ville de Tokyo se retrouve au centre du passage ferroviaire entre le nord et le sud de l’archipel. Cela a pour effet de centraliser le territoire autour de la capitale. Qui plus est, le développement de ces nouvelles lignes vient normaliser la présence de l’industrie ferroviaire dans les régions du Japon. En alliant le réseau public aux lignes des entreprises privées, le rail devient d’ailleurs une composante commune de l’espace agraire japonais[31].

    À la suite de ces emprunts, le gouvernement japonais se tourne vers le développement de partenariats avec un grand nombre de compagnies privées. Celles-ci participent donc à la création de projet ferroviaire public tout en se dotant de leurs propres chemins de fer afin de favoriser le déplacement des matières premières. Parmi celles-ci, un grand nombre de mines commencent à se doter de leurs propres installations, ce qui leur permet d’aller chercher des matériaux plus loin des centres urbains. Ainsi, le nombre de mines en opération sur le territoire augmente et les mines déjà en opération utilisent le réseau ferroviaire pour faire venir de la main-d’œuvre des régions environnantes et pour envoyer leur production vers les grandes manufactures qui commencent à se développer dans les centres urbains comme Tokyo et Yokohama. Ces nouvelles mines et la production accélérée qu’elles permettent viennent donc grandement affecter l’environnement japonais qui, jusque-là, avait été considéré comme sacré. Bien que cette conception reste présente tout au long de la période Meiji, il faudra attendre la prise de conscience environnementale du tournant de la décennie 1890 avant que des voix s’élèvent pour pousser vers un retour au tradition[32]. Cependant, l’industrie minière n’est pas la seule responsable, car les manufactures commencent elles aussi à prendre place autant dans les centres urbains regroupant la main-d’œuvre que dans les régions rurales près des matières premières. Le chemin de fer a comme objectif d’aller chercher la main-d’œuvre des centres urbains et des régions plus éloignées tout en leur permettant de retourner dans ces centres après le travail[33]. On assiste donc à une modification complète de l’espace japonais qui passe d’une société majoritairement agraire à une société basée sur la production industrielle. Effectivement, les espaces agraires commencent à disparaitre au profit de l’exode rural et de l’étalement urbain, tout comme le paysage caractéristique de celles-ci[34].  

     

    1.2 La croissance accélérée des industries et son impact sur le développement de l’espace urbain

    Comme mentionné plus tôt, le développement du réseau ferroviaire est un aspect indispensable de l’industrialisation, tant par son utilité dans le transport de matières premières et de matériel transformé vers les usines et les centres commerciaux urbains, que dans celui du transport de main-d’œuvre. Il joue donc un rôle central dans le développement de l’industrie japonaise et dans son entrée sur le commerce international. Cette nouvelle réalité économique, voulue par le gouvernement Meiji pour rattraper les puissances occidentales afin de pouvoir renégocier les traités inégaux, crée un renversement complet de l’économie japonaise. Elle passe alors d’une économie majoritaire agraire à une économie centrée sur la production industrielle et principalement sur les grands centres urbains.[35] Même si plusieurs grands centres urbains existent déjà durant la période Edo comme les villes de Kyoto et d’Edo (Tokyo), l’industrialisation du territoire, ainsi que le changement de direction politique vient grandement secouer cette réalité. [36] Les grandes compagnies commencent à prendre de l’importance sur le territoire japonais et des spécialistes étrangers sont appelés afin d’enseigner les savoirs et techniques occidentales à la main-d’œuvre japonaise. Il devient nécessaire d’aller chercher des travailleurs à l’extérieur des centres urbains. Pour répondre à ce besoin, de nouveaux tronçons sont construits dans le but de rattacher, les régions reculées au reste du réseau et ainsi d’ouvrir de nouveaux bassins de main-d’œuvre. Ce faisant, plusieurs Japonais décident de tenter leur chance dans les villes ou simplement de faire le voyagement. Cela s’illustre d’ailleurs très bien à travers le développement d’un grand nombre de stations de trains dans la périphérie de Tokyo suivant l’arrivée massive de nouveaux travailleurs. Effectivement, à partir de la mise en service du tronçon Tokaido en 1889, le nombre de stations ayant été installé dans la périphérie de Tokyo connaît une augmentation constante[37]. Cette situation d’exode rural et d’abandon de l’économie agraire s’explique par le développement des industries du textile et de l’électricité dans les grands centres urbains, alors que dans les campagnes se développent rapidement l’industrie ferroviaire et l’industrie minière. Le développement de ces industries explique les déplacements de population en deux volets. Premièrement, durant l’industrialisation des régions japonaise, le développement des industries urbaines attire les travailleurs ne pouvant participer au développement des industrie en régions et qui veulent tenter leur chance à la ville où la pression économique est moindre. Les industries ferroviaires et minières quant à elles attirent la main d’œuvre de la population qui est restée dans les régions. Cela éloigne les travailleurs de la production agricole et du mode de vie agraire. Deuxièmement, lors de la perte de vitesse économique qui prend place durant la seconde moitié de la décennie 1900, les industries s’étant développée dans les régions japonaises commencent à se recentrer sur les centres urbains, ce qui pousse les travailleurs à les suivre, causant un exode rural[38].

    La demande grandissante de main-d’œuvre en provenance des manufactures a un impact non négligeable, mais ces dernières ne se retrouve pas seulement en milieu fortement urbanisée. Elles ne représentent donc qu’une partie de la réponse. Lors de son arrivée au pouvoir, le gouvernement Meiji met en place une série de mesures afin de s’assurer de lancer le Japon dans un processus de modernisation. Un des objectifs de ces mesures est de mettre fin à l’ordre féodal en place afin de permettre le développement d’une économie industrielle[39]. Pour ce faire, les seigneurs perdent leur droit de percevoir des rentes des terres sur leur domaine en échange d’une rente et ces terres ont été offertes à la population. Cette modification est d’abord bien vue par la population, mais rapidement l’opinion publique change puisque celle-ci doit maintenant de payer un impôt sur la terre[40]. Aussi, un service militaire obligatoire est imposé, ce qui implique que les familles doivent se départir de leurs jeunes hommes pendant deux ans. Cette situation rend très difficile la vie dans les régions rurales japonaise et un grand nombre de paysans décident d’aller tenter leurs chances à la ville. De ce fait, dès le début de la décennie 1870, un exode rural d’une grande importance est visible sur l’ensemble du territoire japonais. Celui-ci grandira en importance au cours des décennies subséquentes[41].

    Également, l’industrie ferroviaire joue un rôle dans le déplacement de ces populations. À la suite de la première charte permettant à une compagnie privée de construire un chemin de fer public ait été accordée en 1881, l’industrie ferroviaire prend une grande importance au niveau de l’économie japonaise. Ainsi, la spéculation boursière entourant celle-ci devient disproportionnée au début de la décennie 1890, poussant le gouvernement Meiji à faire monter les taux d’intérêt afin d’éviter un crash boursier incontrôlable[42]. Cet engouement pour l’industrie ferroviaire a donc des conséquences importantes sur la réalité japonaise. La distance de rails n’appartenant pas à l’État sur le territoire est de 2122,73 km en 1893, alors que les compagnies privées ont seulement eu la possibilité de gérer des parcelles du réseau ferroviaire à partir de 1881, démontrant cette popularité[43]. Cette augmentation s’ajoute donc aux 896,41 km de lignes gouvernementales dont plus de 450 km ont été construits après 1881[44]. Cette croissance exponentielle du réseau ferroviaire ne se fait pas sans impacts, même si les matériaux utilisés pour la construction des rails proviennent en grande partie du Japon. Ainsi, la consommation de matières premières comme le bois et le fer explose, ce qui amplifie la déforestation et plusieurs mines sont ouvertes ou agrandies à Hokkaido et dans plusieurs régions du Japon. Cette croissance permet d’ailleurs aux autres secteurs de l’activité économique de prendre de l’essor en ouvrant le commerce international et en centralisant l’économie autour des grands centres urbains.

    De plus, elle favorise le développement de nouveaux canaux dans les régions portuaires afin de permettre le déplacement de matériel d’une ligne à l’autre. Cela est d’ailleurs visible dans l’édition du 18 juillet 1896 du périodique français Le Génie civil qui traite directement du développement de canaux sur le territoire japonais. Dans cet article, l’auteur traite du développement du réseau ferroviaire sur le territoire japonais en soulevant qu’en 1894 le nombre de wagons de marchandise présents sur le territoire est inférieur à celui de d’autres nations modernes comme l’Angleterre. Ce dernier explique cette situation en se basant sur la réalité géographique du Japon, puisqu’il s’agit d’un archipel où la majorité du commerce prend place sur les côtes et par les voies maritimes. Cela facilite le transport du matériel en provenance de l’extérieur vers l’intérieur des terre[45].  Cela dit, bien que l’utilisation des canaux sur le territoire soit déjà courante avant l’arrivée du chemin de fer, le déplacement de matériaux par les routes maritimes sur le territoire japonais est grandement réduit à la suite du développement du réseau ferroviaire, se concentrant maintenant plutôt sur le commerce externe et celui entre les différentes îles de l’archipel. D’ailleurs, la mise en place d’un réseau de canal très développé est nécessaire à la livraison du matériel en provenance d’Europe qui est utilisé dans la construction des locomotives et des wagons[46].

    Cette modification du mode de vie de la population japonaise vient grandement affecter l’espace japonais qui était jusque-là majoritairement rural et agricole. Ce changement, allié à la destruction de l’environnement japonais créée par l’industrialisation accélérée, mène à une redéfinition du Japon et pose un questionnement entourant l’importance de cet espace dans la protection de l’identité japonaise, alors que les campagnes japonaises ne peuvent plus se définir par un mode de vie agricole, mais bien par les rails du chemin de fer qui y deviennent omniprésents.  

     

    2. Réduction de l’espace japonais

    La modernisation et le développement des industries manufacturières et ferroviaires ont un effet important sur la conception même de la future nation japonaise. C’est à travers ces changements qu’une prise de conscience de l’espace japonais se développe, aussi bien auprès du peuple japonais que chez les puissances occidentales. Ce changement de perception est d’ailleurs facilement observable dans la revue Le Génie civil dans laquelle la présence des allusions au Japon et aux avancées techniques japonaise explose au cours de la décennie 1890. Au cours de l’années 1891 seulement 9 articles mentionnent le mot « Japon » sans porter spécifiquement sur la nation japonaise, alors qu’en 1896 14 articles abordent spécifiquement le Japon[47]. Plusieurs penseurs veulent permettre le développement d’une opinion publique et d’un sentiment national au sein de la population en mettant de l’avant une nouvelle conception de l’espace japonais en tant qu’État-nation moderne. Cela dit, cette conception se confronte à la conception traditionnelle de l’espace japonais[48].

    Dans le but de protéger l’indépendance du Japon, le gouvernement Meiji a mis en place une série de mesures afin de permettre l’industrialisation et la modernisation du territoire ainsi que l’éducation de base de l’ensemble de la population, mais elles concentrent également la circulation des idées des Lumières dans les hautes sphères de la société[49]. Une modernisation de la société japonaise par le haut est alors réalisée en espérant que ces nouveaux savoirs ruissellent vers l’ensemble de la population avec les nouvelles lois inspirées de l’Occident mises en place, ainsi que le développement d’une institution publique. La principale volonté des autorités étant de s’assurer que les puissances occidentales ne considèrent pas le Japon comme non-civilisé, elles mettent tout en place afin d’occidentaliser les enfants des hautes classes sociales [50].

    Cependant, après avoir séjourné en Europe et aux États-Unis, un certain nombre de jeunes spécialistes japonais des civilisations occidentales se rendent compte qu’il est nécessaire de faire circuler ces nouvelles connaissances à l’ensemble de la population afin de pouvoir espérer égaler l’Occident[51]. Ce faisant, le peuple japonais commence à prendre conscience de sa place sur l’échiquier mondial. Il réalise l’ampleur véritable du territoire japonais qui est perçu comme beaucoup plus grand qu’il ne l’était. Cela mène à une réévaluation de cette perception et à la réduction de l’espace japonais dans l’esprit de la population. Cette réduction est exacerbée par le développement du réseau ferroviaire national, ainsi que par l’urbanisation accélérer qui en découle. Cette réalisation pousse donc à une réévaluation des acquis de la modernisation et à un questionnement concernant le rôle de l’environnement japonais dans le maintien de son identité[52].  

     

    2.1 Le passage d’un espace majoritairement agraire à un espace majoritairement urbain

    Comme mentionné ci-dessus, un changement profond s’opère dans la distribution de l’espace japonais qui était jusque-là majoritairement agraire. Cela s’explique par le fait que, durant le régime féodal, la nécessité d’une main-d’œuvre dans les centres urbains est limitée et que l’ascension sociale dans ce contexte est quasi inexistante. Bien que de petits mouvements de population puissent être observés au cours de la période Edo, ces derniers prenaient majoritairement place autour des grandes routes commerciales où les populations des villages près de la route venaient prêter main forte au poste de repos où prenait place la majorité de l’activité économique de la région. À cela s’ajoute le phénomène de résidence en alternance des seigneurs. S’il forçait d’importants mouvements de population sur le territoire, cela ne représentait qu’une réaction à de nouvelles législations et il ne s’agissait donc pas d’une modification directe du mode de vie. Effectivement, ces déplacements ne touchaient que les seigneurs et leur cour et non pas l’ensemble de la société[53]. De ce fait, la population ne commence vraiment à envisager le déplacement vers les centres urbains que lorsque le mode de vie rural devient plus difficile, c’est-à-dire en cas de famine ou, dans ce cas-ci, lors de changements drastiques dans la société. La mise en place du service militaire obligatoire et d’un système d’enseignement national privent les agriculteurs d’une main-d’œuvre importante, d’autant qu’ils doivent maintenir leur production afin de pouvoir payer l’impôt sur la terre. Ainsi, plusieurs familles paysannes décident de fuir la campagne pour se diriger vers la ville où elles auront accès au travail en usine comme moyen de subsistance[54]. Cet exode rural transforme l’espace japonais qui se concentre maintenant sur la réalité urbaine et industrielle. Ce changement est d’ailleurs encore plus marqué par la normalisation de la technologie ferroviaire qui prend une place centrale dans la vie de la ville moderne, ainsi que par le passage d’une société majoritairement basée sur la production agricole vers une société industrielle[55].

    Avec l’agrandissement des villes, l’installation d’un grand nombre de stations de trains à l’intérieur de celle-ci et dans leur périphérie devient indispensable afin de pouvoir répondre à la demande de l’industrie et du public. Ces développements urbains attirent de nouvelles industries entourant les gares afin de répondre aux besoins de la population et l’étalement urbain des grandes villes commence à être perceptible. Cela est visible avec les stations de Shinjuku, de Miyagawa et de Nakano qui se trouvaient en premier lieu en périphérie de Tokyo et qui deviennent rapidement des parties intégrantes de la métropole[56]. Ce développement est d’ailleurs visible dans le rapport de Trevithick : « Kobu railway : This railway was sanctioinned on march 31st 1888, with capital of Yen 9000,000. It starts from Shinjuku Station on the Nippon Railway, runs through a flat country with a heavy clayey soil, crosses the tama river 18.5 miles and arrives at Hachioji, distance of 23 miles. The line was opened to the public on the 18th August, 1889.[57] » À cette citation s’ajoute un tableau nommant tous les arrêts de la ligne Koku tel que Shinjuku, Nakano, Ogikubo, Sakai, Kokubunji, Tachikawa, Hino et Hachioji. Cet extrait nous offre beaucoup d’informations, En premier lieu, en traitant de Shinjuku en tant que lieu de départ de la ligne et de Hachioji comme lieu de fin, il est visible que l’arrondissement de Shinjuku se trouvait à l’extérieur de l’agglomération de Tokyo. Aussi, les stations de Nakano et de Okigubo se trouvent toutes deux maintenant à l’intérieur de cette même agglomération[58]. Cela permet également de mieux comprendre le développement rapide des lignes entourant la capitale afin de faciliter le déplacement du matériel et de la main d’œuvre en provenance des régions, puisque Hachioji se trouve à environ 40 km de Tokyo. À long terme, cela s’illustre avec Shinjuku qui devient un arrondissement de Tokyo en 1947[59].

    Le développement de ces nouvelles stations vient donc permettre à la ville de s’étendre et de se développer, permettant de la même manière une croissance de la population urbaine. La multiplication des stations signifie aussi une augmentation de la capacité de déplacements sur le territoire rapidement grâce à la technologie ferroviaire qui se normalise aux yeux de la population. Les gares ferroviaires ne s’installent pas seulement dans les environs des grands centres urbains, mais aussi dans les régions rurales[60]. Cela représente un avancement de l’espace urbain sur l’espace rural. En permettant le déplacement rapide de la population entre les zones rurales et urbaines, ces nouvelles stations créent un lien entre ces deux réalités qui était impossible avant la période Meiji[61]. L’ensemble de ces facteurs force un recul rapide du mode de vie agricole dans l’espace japonais, poussant le peuple à redéfinir leur conception même de l’espace japonais qui n’est plus centralisé sur les campagnes et la production agricole.  

     

    2.2 De quatorze jours à vingt heures

    Un autre aspect important dans la transformation de l’espace japonais causé par le développement ferroviaire est sa réduction dans l’esprit de la population. Durant la période Meiji, la conception du territoire national Japonais, ainsi que de sa superficie comparativement au reste du monde asiatique et au monde occidental est grandement remise en question par les penseurs et les autorités. Avec le développement de l’Institut d’investigation des ouvrages barbares (Bansho Shirabesho) en 1856, les spécialistes des études et des langues étrangères japonaises s’intéressent à plusieurs champs de recherche sur lesquels les textes européens amènent une nouvelle lumière comme la géographie. Cela permet de replacer le Japon dans le monde sans le considérer comme plus vaste ou plus puissant. Ainsi, le Japon comprend son ampleur et surtout l’importance des nouvelles puissances qui sont venus lui imposer des traités inégaux[62]. Cette réalisation cause une remise en question de la véritable envergure du territoire japonais, qui est en plus affecté par l’avènement du chemin de fer. Le développement du réseau ferroviaire national japonais a comme conséquence la réduction de la perception des distances entre les différents centres urbains. Elle est le résultat de l’accélération des transports qui permet le déplacement de la marchandise et de la population plus facilement.

    Ce changement est d’ailleurs facilement observable à travers le développement de la ligne Tokaido. Avant la mise en service de ce tronçon, le voyage entre Tokyo et Kyoto sur cette route commerciale prenait quatorze jours de marche. Un grand nombre de postes de relais étaient présents afin de permettre aux voyageurs qui l’empruntaient de se reposer. Cependant, une fois les rails installés, ce même périple prend seulement 20 heures[63]. Cette nouvelle réalité modifie la perception des distances de la population et rapidement le territoire japonais semble rétrécir[64]. Cette conception sera d’ailleurs évoquée par plusieurs figures japonaises importantes, pour justifier les intentions de conquête de territoires en Corée. D’ailleurs, la réduction de la perception des distances qui s’en suit permet au gouvernement de centraliser encore davantage son influence. Effectivement, puisque la majorité des lignes ferroviaires d’importances se basent sur les anciennes routes commerciales Gokaido, dont la Tokaido faisait partie, elles placent Tokyo au centre du territoire japonais. Afin de pouvoir se déplacer entre les différents centres urbains d’importance de l’archipel, le passage par Tokyo devient obligatoire[65]. Ainsi, cette ville devient à la fois le centre du pouvoir étatique et le point central du territoire japonais.  

     

    2.3 L’éveil des revendications environnementales

    L’espace et l’environnement japonais ont donc subi d’importantes modifications au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans l’optique d’une modernisation accélérée, le gouvernement Meiji met de l’avant le développement de l’industrie ainsi que l’occidentalisation de la société. Cela dit, cet abandon des traditions comme le système féodal, le concubinage et l’ouverture du pays aux étrangers, ne fait pas l’unanimité. Plusieurs révoltes éclatent dans les régions rurales à la suite de mauvaises récoltes et du mécontentement général suivant les modifications que le gouvernement a imposé au peuple japonais. Ces mouvements de rébellions prennent de l’ampleur rapidement sans avoir de cause directrice à suivre et finissent par se joindre à d’autres mouvements menés par d’anciens membres influents du gouvernement Meiji tel que Saigô Takamori. Après 1873, un grand nombre de lois anti-samurais sont instaurées et Saigô Takamori, qui avait été une figure phare de la restauration Meiji avant d’être désavoué par ces anciens alliés, s’oppose à ces réformes[66]. Bien que cette révolte soit rapidement écrasée par l’armée gouvernementale de conscrits et marque la fin de l’époque des samurais, elle ouvre un nouveau questionnement entourant l’enjeu des droits du peuple de se faire entendre et de s’autodéterminer. Un mouvement revendiquant une réforme politique permettant au peuple d’être écouté se met en place durant les dernières années de la décennie 1870[67]. C’est ainsi que se développe le mouvement pour les droits du peuple revendiquant la mise en place d’une constitution pour le nouvel État japonais. Cette demande se place donc en opposition avec la position de l’État qui se veut puissant pendant cette période de transition et qui impose une censure grandissante au peuple et aux élites[68]. Bien que cette première lutte sociale se soit terminée de manière incomplète avec la mise en place de la constitution de 1889 et la perte d’influence du mouvement, ce dernier ouvrit la porte à un grand nombre d’autres mouvements qui se sont développés au cours des décennies 1880, 1890 et 1900.

    Dans le cadre des révoltes paysannes et des samurais, la restauration Meiji laisse beaucoup d’insatisfaits. Cela mène à la formation du mouvement pour les droits du peuple. Cependant, même si la majorité de la population comprend l’importance de la modernisation de la société mise de l’avant par les autorités gouvernementales, il reste que plusieurs critiquent les moyens pris pour y arriver. Certains penseurs japonais remettent en question l’occidentalisation de la société que le gouvernement tente d’imposer et craignent que cela ne fasse perdre au Japon son identité. Ils remettent donc en question le gouvernement en avançant que dans le but de protéger l’indépendance du territoire japonais, ils ont mis en place un procéder de colonisation des mœurs. De ce fait, un mouvement revendiquant le retour à la tradition et à l’éloignement de l’Occident prend de l’importance au cours de la décennie 1890. Bien que ces penseurs comprennent l’intérêt de conserver les avancées techniques réalisées à partir du modèle occidental, ils défendent qu’il soit indispensable de conserver l’âme japonaise aussi. Cela mène à la création du slogan « esprit japonais, technique occidental » ainsi qu’à une période de rejet de l’Occident[69]. De ce mouvement, plusieurs autres se développeront et la question du retour aux traditions vient poser le problème de la protection de l’environnement et de l’espace japonais qui ont été mis à mal par l’industrialisation[70].

    Les inquiétudes environnementales découlent non seulement de cette volonté de préservation de l’environnement japonais, mais aussi d’une prise de conscience de certains membres du gouvernement japonais entourant les dommages que subit l’environnement et leurs effets sur la population[71]. Bien que ces deux préoccupations se trouvent bien loin l’une de l’autre, la volonté de préserver l’environnement japonais et de réduire les ravages causés par l’industrialisation sont communes. Ces inquiétudes se sont d’ailleurs développées à la suite de plusieurs incidents découlant du développement industriel comme des empoisonnements ou des inondations causées par des exploitations minières.

    L’un des exemples les plus probants est sans doute l’incident des mines Ashio. Il s’agit de mines qui sont en opération depuis le XVIe siècle, mais dont la production ne répondait pas à l’augmentation de la demande suivant l’industrialisation du territoire japonais. Ainsi, afin de relancer la production, le propriétaire de la mine implante des techniques occidentales ce qui permet à l’entreprise de connaitre une croissance importante durant la décennie 1880. La production de cuivre connait une croissance sans précédent avec le développement de l’équipement électrique et le Japon devient le deuxième producteur mondial de cuivre[72]. Cela dit, les effets de cette augmentation de la production se font sentir dans les régions environnantes, principalement dans la région de Watarase où le déversement des déchets industriels dans l’eau vient empoisonner les poissons, le bétail et finalement la population même. Ainsi, lors de la grande crue de 1890, les récoltes sont empoisonnées et les paysans sont laissés à eux-mêmes. Cependant, le gouvernement refuse d’intervenir, préférant favoriser le développement du commerce international du cuivre. Cette situation va se reproduire à plusieurs reprises au cours des années suivantes, et ce jusqu’à la crue de 1896 où, devant l’inaction du gouvernement, les paysans décident de s’organiser afin de protester contre les dommages environnementaux causés par l’industrie minière[73]. De ce fait, ces ravages sont perçus comme des effets directs de la modernisation et de l’imposition de la pensée occidentale sur le territoire japonais.

    Bref, l’espace japonais connaît des modifications fondamentales durant la période Meiji, que ce soit au niveau du développement urbain, des dommages environnementaux ou de la perception de son étendue et des distances. À travers le développement industriel et ferroviaire, le territoire japonais transitionne du monde rural au monde urbain. L’industrie ferroviaire laisse donc une marque physique et visible sur l’ensemble du territoire, mais aussi dans l’esprit de la population japonaise.  

     

    Conclusion

    Pour conclure, pendant la période Meiji, le développement du chemin de fer et de l’industrie ferroviaire sur le territoire japonais a joué un rôle central dans la modernisation du Japon et son passage d’une société agraire à une société industrielle. Ce changement se réalise à travers une centralisation de l’économie japonaise sur la production industrielle et une valorisation des coutumes et des valeurs européennes. Ces modifications causent une urbanisation rapide des grands centres urbains, tout en permettant aux entreprises de productions de matières premières de s’installer dans les régions. Cela cause un exode rural. L’ensemble de ces changements affecte le territoire japonais, ce qui vient remettre en question leur bien-fondé. Afin de parvenir à la création d’un État-nation moderne selon les standards occidentaux, le gouvernement Meiji s’est lancé dans une transformation complète de l’État japonais et de son territoire pour répondre aux critères occidentaux de la modernité. Cependant, bien que la modernisation accélérée de l’État japonais a des effets négatif sur l’environnement japonais, il ne saurait être analysée en se basant sur les modèles eurocentrés. Malgré sa volonté d’apprendre de l’Occident, la société japonaise a su conserver son indépendance ainsi que sa particularité. Cela permit, entre autres, à la question de la protection de l’environnement japonais de surgir en même temps que le capitalisme dans la nouvelle nation.    

    Références

    [1] Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental: aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2016. p. 29.

    [2] Ibid., p. 19.

    [3] Ibid., p. 60.

    [4] Christian Galan et Jean-Marc Olivier, Histoire du & au Japon: de 1853 à nos jours, Toulouse, Éditions Privat, 2016. p. 119.

    [5] Ian Nish, The Iwakura Mission to America and Europe: a New Assessment, Londres, Routledge, 2008, p.6.

    [6] Arath W. Burks, Modernizers: Overseas Students, Foreign Employees,and Meiji Japan, New York, Routlege, 2021, p. 172.

    [7] Ibid., p. 208.

    [8] David Washbrook, «From Comparative Sociology to Global History: Britain and India in the Pre-History of Modernity. » Journal of the Economic and Social History of the Orient, vol. 40, no. 4, 1997, pp. 417.

    [9] Gurminder K. Bhambra, Rethinking Modernity: Postcolonialism and the Sociological Imagination, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 56-57

    [10] Ibid., p. 35

    [11] Adam Ferguson, An Essay on the History of Social Society, Edinburg, Edinburg University press, 1966, p. VII

    [12] Ibid., p. 7-8.

    [13] Bhambra, op. cit., p. 48.

    [14] Ibid., p. 49.

    [15] Émile Durkheim, De la division du travail social, Félix Alcan, Paris, 1893, p. 419.

    [16] Bhambra, op. cit., p. 51.

    [17] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Champs essaie, 1992, p. 199.

    [18] Bhambra, op. cit., p. 65.

    [19] MCneil, op. cit., p. XVI.

    [20] Francis Trevithick, The History and Development of the Railway System in Japan., Tokyo etc.., Tokyo, 1894,

    [21] Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères, Gallica, janvier 1891- décembre 1900.

    [22] Trevithick, op. cit.

    [23] Souyri, op. cit., p. 317.

    [24] Naofumi Nakamura, Claude Michel-Lesne et Alexandre Roy, La révolution industrielle des régions du Japon, Paris, les Belles lettres, coll. « Collection Japon », 2021, p. 45.

    [25] Souyri, op. cit., p. 30.

    [26] Sandrine Lavoie-Demers, Analyse du système des ports de traité japonais et des relations entre le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni à travers la naissance du port de traité de Yokohama et la vie de ses marchands pendant la seconde moitié du XIXe siècle, mémoire de maitrise (histoire), Université du Québec à Chicoutimi, 2019.

    [27] Trevithick, op. cit., p. 117.

    [28] Ibid., p. 131.

    [29] Ibid., p. 137.

    [30] Ibid., p. 120.

    [31] Nakamura, op. cit., p. 70.

    [32] Souyri, op. cit., p. 317.

    [33] Trevithick, op. cit., p. 122.

    [34] Souyri, op. cit., p. 332.

    [35]Penelope Francks, Japanese Economic Development: Theory and Practice, Londres, Routledge, 2015, p. 68.

    [36] Natacha Aveline, La ville et le rail au Japon : L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka, Paris, Editions du CNRS, 2009, p. 49.

    [37] Trevithick, op. cit., p. 197.

    [38] Nakamura, op. cit., p. 79.

    [39] Francks, op. cit., p. 69.

    [40] Louis. M. Cullen, A History of Japan, 1582-1941: Internal and External Worlds, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 208.

    [41] Souyri, op. cit., p. 332.

    [42] Nakamura, op. cit., p. 76-77.

    [43] Trevithick, op. cit., p. 123.

    [44] Ibid., p. 140.

    [45] Donnet, loc. cit., p.182.

    [46] Idem.

    [47] « Le Génie civil: revue générale des industries française et étrangères. », 1891-1896.

    [48] Burks, op. cit., p. 175.

    [49] Souyri, op. cit., p 75.

    [50] Idem.

    [51] Benjamin C. Duke, The History of Modern Japanese Education: Constructing the National School System,1872-1890, New Brunswick, Rutgers University Press, 2009, p. 6.

    [52] Souyri, op. cit., p. 407.

    [53] Robert B. Hall, « Tokaido: Road and Region », Geographical Review, vol. 27, n° 3, juillet 1937. P. 369.

    [54] Nakamura, op. cit., p. 78-79.

    [55] Souyri, op. cit., p. 332.

    [56] Trevithick, op. cit., p. 197.

    [57] Idem.

    [58] Aveline, op. cit., P.88

    [59] Idem.

    [60] Trevithick, op. cit., p. 190.

    [61] Dan Free, Early Japanese Railways 1853-1914: Engineering Triumphs That Transformed Meiji-era Japan, Tokyo, Tuttle Publishing, 2012, p. 591.

    [62] Souyri, op. cit., p. 30.

    [63] Steven J. Ericson, The Sound of the Whistle: Railroads and the State in Meiji Japan, Cambridge. Harvard University Press, 1996. p. 68.

    [64] Ibid., p.69.

    [65] Ibid., p. 98.

    [66] Souyri, op. cit., p. 93.

    [67] Mark Ravina, To Stand with the Nations of the World Japan’s Meiji Restoration in World History, New York, Oxford University Press, 2017. P. 165

    [68] Souyri. op. cit., p. 109.

    [69] Ibid., p. 103.

    [70] Tetsuo Najita, Ordinary Economies in Japan: a Historical Perspective, 1750-1950, Berkeley, University of California Press, 2009. P. 223.

    [71] Souyri, op. cit., p. 358.

    [72] Ibid., p. 315.

    [73] Ibid., p. 317.