Compte-rendu de l’ouvrage Faire ville. Entre planifié et impensé, la fabrique ordinaire des formes urbaines

Gabriel Royer-Quesnel
Candidat à la maîtrise en Études médiévales et de la Renaissance à l’Université d’Ottawa

Biographie : Gabriel Royer-Quesnel est candidat à la maîtrise en Études médiévales et de la Renaissance à l’Université d’Ottawa. Il a préalablement complété un baccalauréat en histoire à l’Université Laval. Ses recherches portent sur les vœux du faisan et leur rôle au sein du long principat de Philippe le Bon, 3e duc de Bourgogne de la dynastie Valois (1419-1467). Il cherche plus spécifiquement à comprendre la montée en puissance du duché, l’accroissement de ses territoires et les efforts de centralisation déployés par le duc.

 

Cet ouvrage[1] rassemble deux spécialistes d’histoire urbaine, Hélène Noizet, historienne médiéviste, et Anne-Sophie Clémençon, historienne de l’architecture. Ces deux auteures, qui ont publié à plusieurs reprises dans des revues comme Études rurales et Histoire Urbaine, joignent ici leur expertise pour proposer un ouvrage dont la visée novatrice est manifeste.

Faisant constamment dialoguer les temps court (acteurs sociaux, projets d’urbanisme) et long (processus de réactualisation de l’urbain), les auteures cherchent à identifier les processus déterminant la morphologie urbaine dans l’espace comme dans le temps. Elles proposent alors le concept de « transformission » (transformation/transmission) pour caractériser l’évolution morphologique de l’urbain à travers les époques. Richement illustrée (plans, photos, diagrammes et schémas), leur analyse concerne surtout mais pas exclusivement la France, principalement les villes de Lyon et Paris. Le concept d’« urbain », dont la définition proposée par Jacques Lévy est adoptée par les auteures[2], est préféré à la notion de ville, qui suppose une quelconque uniformité idéelle et représentation municipale. Fortes de leurs spécialités respectives – Paris pour Noizet et Lyon pour Clémençon – les auteures font beaucoup appel aux travaux de Michael Conzen, Gérard Chouquer et Marcel Roncayolo.

Ce livre hérite d’une tradition historiographique pour le moins décousue. Les auteures font d’abord état du morcellement important de la littérature sur la morphologie urbaine. À la source de cette disparité réside une trop grande étanchéité des multiples disciplines concernées par le sujet (histoire, géographie, histoire de l’art, urbanisme, archéogéographie, etc.). Souhaitant effriter les barrières entre ces disciplines, les auteures optent pour une approche résolument pluridisciplinaire, s’inscrivant toutefois davantage dans l’héritage de l’école typo-morphologique. Adoptant un regard chronologique axé sur la longue durée, de la « Protohistoire » au XXe siècle, Clémençon et Noizet insistent sur la nécessité de multiplier les temporalités en fonction des objets d’étude. L’argumentation est articulée autour de trois binômes qui justifient la structure tripartite de l’ouvrage et dont l’adjonction constitue le principal déterminant morphologique d’un milieu urbain.

Tout d’abord, elles mettent en lumière les interrelations entre le projet, assimilable au planifié et au temps court, et le processus, impensé et étalé sur le temps. Peu d’ouvrages ont jusqu’alors étudié projet et processus en fonction de leur interdépendance, pourtant les auteures démontrent de manière convaincante la double hiérarchie qui caractérise leurs relations. Les projets ne peuvent être véritablement compris sans considérer les processus dans lesquels ils s’inscrivent et, inversement, le processus, défini comme un « enchaînement impensé et auto-structuré de projets » (p. 65) ne peut être analysé sans prendre en compte les projets qui le forment. La fabrique urbaine correspond ainsi à la coexistence et à l’interdépendance de multiples projets qui constituent un espace urbain et lui donnent sa forme, à l’interaction planifiée ou spontanée – voire ordinaire – entre les multiples formes de l’urbain, le tout dans une perspective diachronique faisant dialoguer projet et processus.

Le deuxième binôme abordé par les auteures concerne les objets morphologiques et leurs interrelations. Elles examinent plus précisément les modes d’expansion de l’urbain (reconstruction, exploitation d’une réserve foncière et extension en terrain rural), en accordant une attention particulière aux logiques d’organisation de l’espace (grille, damier, lotissements). À partir d’une démonstration convaincante et riche en exemples, les auteures mettent en lumière le rôle stabilisateur joué par l’interdépendance asynchronique des trois formes de l’urbain auxquelles sont associées des temporalités distinctes en fonction de leur résilience morphologique. Ces trois formes suivent des temporalités différentes et n’affichent pas la même résilience face aux changements sociaux. Ainsi ne sont-elles pas réactualisées à la même fréquence, d’où leur caractère asynchrone.

Les relations entre la morphologie urbaine et les usages sociaux constituent le troisième et dernier binôme étudié par les auteures. À l’échelle humaine, les rapports à l’espace et au temps – déplacements, rapports domicile-travail, fonction sociale et/ou institutionnelle du viaire, parcellaire ou bâti – déterminent la configuration et les modalités de « transformission » de l’urbain. Les représentations idéelles de l’espace, desquelles résultent des pratiques sociales et configurations spatiales variées, jouent un rôle important sur la morphologie urbaine, de sorte que « toute pratique sociale est susceptible d’être influencée par des formes urbaines en même temps que de les entretenir » (p. 222-223). Par exemple, monastères, prisons et résidences aristocratiques – trois éléments pourtant socialement distincts – nécessitent des configurations spatiales similaires (grand espace peu densément bâti et relativement isolé).

En outre, proposant une catégorisation de la propriété foncière en cinq temps effectuée à partir de critères fonciers (détention/occupation) et spatiaux (type de terrain, bâtiment, etc.), les auteures examinent les relations entre la gestion foncière et la morphologie urbaine. Il en ressort que plus le nombre d’acteurs liés à une propriété foncière est élevé, plus la résilience morphologique sera accrue, en raison des difficultés de conciliation des multiples acteurs concernés.

Les auteures inscrivent leur ouvrage dans une réflexion plus large sur la place et la forme de l’urbain dans les années à venir. Face à la surpopulation et au réchauffement planétaire, il apparait impératif de repenser nos conceptions de l’urbain afin de mieux s’adapter aux transformations à venir. Cette révision passe, aux yeux des auteures, par une meilleure compréhension des processus qui définissent et fabriquent l’urbain. Si le vocabulaire employé peut par moments s’avérer d’une complexité déconcertante, la présence d’un glossaire en annexe assure l’accessibilité de l’ouvrage à un public peu familier avec les concepts et notions employés par les urbanistes. Par ailleurs, la riche bibliographie (de plus d’une dizaine de pages), où se conjuguent histoire, géographie, archéologie et urbanisme, témoigne de la qualité et de l’étendue de la recherche. L’usage fréquent de photographies, de plans et de cartes – la démarche des auteures repose sur le dialogue incessant entre le textuel et le visuel – facilite la compréhension et renforce la démonstration. Ainsi, cet ouvrage s’adresse à un lectorat varié, où débutants et experts trouveront certainement leur compte.

Références

[1] Hélène Noizet et Anne-Sophie Clémençon, Faire ville. Entre planifié et impensé, la fabrique ordinaire des formes urbaines, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2020, 350 p.

[2] À savoir un « mode de gestion de la distance fondé sur la coprésence, induisant la densité et la diversité », p. 290