« C’est en public que les chrétiens ont fait paroistre leur fidélité » : l’influence du christianisme dans l’espace public Huron-Wendat au XVIIe siècle

Maxence Terrollion
Étudiant au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal

Biographie: Maxence Terrollion, étudiant au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre du Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches Autochtones (CIÉRA), est un chercheur spécialisé dans les relations franco-autochtones à l’époque coloniale. Après une maitrise portant sur l’impact de de la conversion religieuse chez les Hurons-Wendats au XVIIe siècle, il prépare une thèse portant sur la pratique diplomatique des présents annuels entre les Français et leurs alliés autochtones au XVIIIe siècle entre le Canada et les Pays d’En-Haut.

Résumé: Après avoir passé quelques années à transmettre la foi chrétienne en « Huronie » dans leur église de fortune au début du XVIIe siècle, presque cachés du reste du monde, Jean de Brébeuf et ses missionnaires réalisent que, pour que le nombre de Wendats convertis augmente, il est nécessaire de quitter l’espace de la cabane qui leur est réservé et d’investir l’espace public. En plus des débats rhétoriques dans lesquels les Pères se lancent, les villages wendats voient apparaitre toute une série d’objets, de processions et de figures autochtones décrites dans les Relations des Pères qui apparaissent au grand jour pour défendre l’enseignement des Européens et remplacer les anciennes coutumes spirituelles. Cet article vise à faire ressortir l’ensemble des mécanismes déployés par la communauté chrétienne nouvellement formée, tant par les jésuites que par leurs ouailles, pour s’approprier un espace qui finit par devenir un enjeu d’affrontements spirituels entre les traditionalistes et les convertis.

Mots-clés : Histoire autochtone ; conversion ; jésuites ; catholicisme ; religion ; impact social ; convertis ; traditionalistes ; espace public ; microhistoire.

 

Table des matières
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    Lorsqu’en 1632, les Pères jésuites sont envoyés chez les Wendats pour transmettre « la bonne parole chrétienne », ceux-ci s’interrogent : comment communiquer la connaissance de Dieu à un peuple qui ignore tout de son existence ? La question, bien que complexe, n’est pas inédite en Nouvelle-France. Depuis l’arrivée des Européens au XVIIe siècle, les prédicateurs ne cessent d’adapter leurs pratiques à leurs nouvelles ouailles dont la plupart sont nomades et donc difficiles à suivre tout au long de l’année. Néanmoins, les alliés iroquoiens se distinguent des autres par leur pratique d’un mode de vie sédentaire[1], plus propice aux longues séances de prêche et d’éducation. Dès lors, il est possible de penser la conversion autrement qu’en suivant les « peuples errants »[2] : la construction d’église, les processions religieuses et les périodes d’enseignement régulières deviennent réalité. D’ailleurs, ce sont ces mêmes spécificités qui motivent l’ordre missionnaire à accroitre le nombre de Pères présents dans la région[3] et à constituer des séminaires pour leurs enfants[4] ou encore à construire la mission fixe de Sainte-Marie-aux-Hurons[5].

    De part cette situation particulière et la collection foisonnante de sources qui l’accompagne, il n’est pas étonnant d’observer une forte représentation de la Huronie au sein de l’historiographie. Qu’il s’agisse de l’étude de l’expérience missionnaire par Lucien Campeau[6], de l’imposante monographie autochtone de Bruce Trigger[7] ou encore de l’étude compréhensive des conséquences de la conversion sur le mode de vie wendat de Denys Delâge[8], la question religieuse s’est retrouvée au cœur des débats historiographiques. Si l’impact de la conversion sur les autochtones et l’efficacité des méthodes jésuites ont été largement débattus au cours des ouvrages cités précédemment, nous pensons toutefois que l’introduction de l’échelle spatiale comme angle d’approche renouvellerait l’analyse de la conversion huronne. Comme nous l’avons mentionné, la société wendate se caractérise par la présence d’un espace relativement fixe qui, progressivement, devient un objet de convoitise. Mais comment définir cet objet ? Dans le cadre de notre étude, nous choisissons d’employer le terme « d’espace public ». Bien qu’anachronique, la définition qu’en donne Thierry Paquot nous semble correspondre à la réalité du XVIIe siècle : l’auteur distingue « l’espace public » comme un lieu de débat et d’échanges des « espaces publics », soit un environnement partagé par tous et où chacun est libre de circuler[9]. C’est la présence de cette double-définition dans les villages wendats ainsi que la stabilité géographique de leurs cabanes qui attirent les missionnaires, deux caractéristiques qu’ils n’avaient jusque-là pas connu dans leurs autres expériences canadiennes : les autochtones organisent des grandes cérémonies et des festins pendant de longues périodes, ils ont la possibilité de s’exprimer librement grâce au capital politique partagé par tous ses membres[10] et l’espace commun de leur village qui demeure stable géographiquement pendant environ dix ans[11]. Dans le contexte de formation de l’Église huronne se joue un affrontement entre les autochtones traditionalistes souhaitant maintenir cet espace dans son état originel et les Pères, aidés de leurs ouailles, qui veulent voir se confondre espace public et espace missionnaire. Le postulat du présent article est donc de considérer l’enjeu de la conversion non pas comme une simple transmission de connaissances et de valeurs, mais comme un théâtre d’opposition pour le contrôle exclusif d’un espace tant physique qu’imaginé.

    Pour mettre en relief cette réalité, nous avons choisi de mener une étude tant sur les biens matériels utilisés au sein de cet espace, que les constructions qui l’occupent ou les débats qui s’y tiennent. Notre objectif est de fournir la vision la plus complète possible de la spatialité de la conversion afin de comprendre les tensions qui la parcourent et qui forgent l’expérience de la transmission religieuse en Huronie au XVIIe siècle.

     

    1. Un espace spirituel en pleine transformation

    Lorsque les jésuites rejoignent la Huronie en 1632, ils découvrent un espace spirituel largement « public », partagé par tous et dont les rites ne peuvent se pratiquer qu’en communauté : les festins, les cérémonies de guérison, l’emprunt de la puissance des okis ou esprits pour favoriser la chasse ou la pêche… toutes ces pratiques se font dans les villages et nécessitent l’aide de chacun des membres afin que les « prières » soient entendues[12]. Pour les autochtones, chaque individu est doté d’une puissance spirituelle, une orenda, que le chaman oriente et manipule pour obtenir le résultat escompté. Ainsi, au cours d’une cérémonie, plus il y a de villageois, plus la puissance spirituelle manipulée par le chaman est accrue[13]. En somme, les liens qui unissent les membres d’un même village ou d’un même groupe sont mis à l’épreuve lors des grands rites publics. Nulle présence d’Église ou de clergé seuls détenteurs des connaissances religieuses[14]. À la place, les Wendats échangent des pratiques rituelles avec leurs alliés et en intègrent de nouvelles pour faciliter leur quotidien[15]. C’est donc dans cet espace en constante évolution, ouvert à de nouvelles pratiques, que les missionnaires entament la construction de leur Église. Néanmoins, les Pères, qui considéraient l’enthousiasme et la curiosité de leur futures ouailles comme un enclin naturel pour la « Bonne Parole »[16], réalisent rapidement leur erreur : pour les Européens, il n’a jamais été question de syncrétisme ou d’échanges de connaissances, mais bien l’imposition d’une pratique unique au sein des villages[17]. Ainsi, la courte période de transmission du début des années 1630 laisse place à celle de l’affrontement entre les autochtones détenteurs d’un savoir traditionnel et les missionnaires qui, s’ils souhaitent imposer leur vision de la religion à des populations réticentes, demeurent des représentants français dont on ne peut se débarrasser.

    Grâce à ce statut particulier d’agent diplomatique et d’homme d’Église, les Pères investissent les conseils politiques, les espaces de discussion et les cérémonies publiques pour remettre en cause publiquement les pratiques traditionnelles :

    En même temps, le capitaine fit assembler le conseil et y invita le Père [Jean de Brébeuf], où d’abord il lui demanda ce qu’ils avoient à faire afin que Dieu ait pitié d’eux. Le Père Supérieur leur répondit que le principal était de croire en lui et d’être bien résolus de garder ses commandements et leur toucha en particulier quelques-unes de leur coutumes et superstitions auxquelles ils avoient à renoncer, s’ils faisaient état de le servir. Entre autres, il leur proposa que puisqu’ils étaient dans cette volonté, ils eussent dorénavant à quitter la croyance qu’ils avoient à leurs songes. 2. Que leur mariage fussent stables et à perpétuité, qu’ils gardassent la chasteté conjugale. 3. Il leur fit entendre que Dieu défendait les festins à vomir. 4. Ces assemblées impudiques d’hommes et de femmes — je rougirais de parler plus clairement. —. 5. De manger la chair humaine […]. Voilà les points que le Père leur recommanda particulièrement[18].

    Le choix de se lancer dans de telles accusations n’est pas anodin ou étrange, il obéit à une stratégie consistant à provoquer les plus fervents défenseurs des pratiques traditionnelles pour les discréditer publiquement et affirmer la supériorité du catholicisme. En favorisant l’émergence d’un débat rhétorique ou d’une démonstration de la supériorité de la foi chrétienne, les Pères usent de la visibilité de l’espace public pour « détruire leurs idoles » pour reprendre l’expression de Gilles Havard[19]. Et l’idole la plus néfaste selon les jésuites, ce sont les chamans qu’il convient de discréditer dans ce même espace public. Il n’est donc pas étonnant d’observer dans les Relations des Jésuites plusieurs exemples d’affrontements tantôt théoriques tantôt « magiques » où les détenteurs de connaissances s’affrontent pour l’exclusivité spirituelle. C’est avec cette volonté de remplacer le chaman comme seul détenteur des connaissances spirituelles que les missionnaires prévoient l’arrivée d’une éclipse en 1646 en utilisant les calculs mathématiques réalisés à Paris[20]. L’objectif des Pères est de jouer le jeu des autochtones : si la magie et la démonstration de la maitrise des éléments permet d’accroitre la crédibilité de leurs paroles, qu’à cela ne tienne ! Les Européens se font maitre du soleil et prouvent à chacun que Dieu, cet oki chrétien, est bien réel et qu’il accorde à ses représentants un pouvoir plus grand que celui des « sorciers » autochtones. Et pour saper l’autorité de leur concurrent, les jésuites n’hésitent pas à utiliser l’espace public pour mettre au défi les chamans : lorsqu’ils ne parviennent pas à guérir un membre de la communauté, le missionnaire utilise les témoins de sa demande de défi pour reconnaitre l’inefficacité des pratiques autochtones[21].

    Au fil du temps, les offensives jésuites, aidées par les maladies qui ne semblent pas frapper les chrétiens, produisent leurs premiers résultats. C’est ainsi qu’en 1637, Pierre Tsiouhendentaha, le premier adulte converti de la Huronie devient aussi le premier prêcheur autochtone. En effet, l’historiographie religieuse s’est largement consacrée aux méthodes de conversion des missionnaires et leurs résultats parmi les divers peuples d’Amérique du Nord[22]. Néanmoins, ces travaux négligent ou réduisent l’impact des convertis autochtones dans la construction des missions. Pourtant, dès 1637, les premiers convertis assistent leurs mentors spirituels en transmettant leur doctrine avec une maitrise de la langue bien plus poussée que celle des Européens. Outre l’apport rhétorique de leur présence, les convertis investissent aussi l’espace public d’une manière bien plus efficace que leurs professeurs. En effet, les missionnaires possèdent une double-identité diplomatique et religieuse, à la fois représentants des alliés français mais aussi prêcheurs chrétiens. Cette situation constitue une passerelle vers l’espace spirituel autochtone en leur donnant un droit de parole. Malgré tout, le Père reste un étranger : un individu ayant un accès limité à l’espace commun dépourvu des droits et des devoirs qui incombent aux membres de la communauté. Il n’est pas impliqué dans les différentes étapes de la vie wendate, il est seulement consulté lors des rencontres politiques mais sa participation ou sa présence aux rites spirituels n’est pas obligatoire. Comme nous le verrons plus tard, son droit à la parole et sa présence dans la sphère publique peuvent être limités si besoin. En revanche, un autochtone qui remet en question les actions d’un chaman ou qui perturbe le bon déroulement d’une cérémonie de guérison a un impact bien plus conséquent car il est relié à l’ensemble de la communauté par des liens familiaux et culturels. Chaque converti parle de sa nouvelle foi avec ses frères et sœurs, ses parents, ses cousins, etc. dans la sphère familiale. Le christianisme est autant présent dans les cabanes que dans les rues des villages wendats.

    En résumé, les années 1630 marquent un changement drastique dans l’espace spirituel autochtone : d’un environnement malléable intégrant de nouveaux rites à son ensemble de pratiques via un échange de connaissances, il devient un lieu d’affrontements orchestrés par les missionnaires jésuites aidés de leurs premiers convertis. Néanmoins, ce premier investissement de l’espace public par le catholicisme ne se limite pas à quelques affrontements rhétoriques. Les changements induits par l’import du christianisme s’accélèrent et adoptent d’autres formes.

     

    2. Les nouveaux convertis dans l’espace public

    Lorsque nous envisageons l’affrontement entre le catholicisme et le traditionalisme[23], il est aisé de résumer cet affrontement aux missionnaires contre les chamans. Cependant, il ne faut pas oublier que la conversion a un impact dans la vie quotidienne des individus, dans les rues de chaque village et à l’intérieur de toutes les cabanes. Dans les ouvrages plus anciens de l’historiographie, les nouveaux convertis étaient souvent invisibilisés ou limités au statut d’exemples de bonne ou de mauvaise conversion. Toutefois, à la lecture des sources des missionnaires, on se rend rapidement compte de l’importance des autochtones eux-mêmes dans le développement de la nouvelle Église huronne.

    Avant toute chose, il nous faut rappeler que, bien qu’ils ne possèdent pas les mêmes croyances que les autres autochtones, les cathéchumènes conservent des pratiques et des coutumes similaires à leur ancien mode de vie. Parmi les différents syncrétismes existant dans la récente religion wendate, nous pouvons citer la reproduction de liens communautaires ressemblant à ceux des traditionalistes. Cependant, au lieu de les maintenir par des festins ou des cérémonies communes, les nouveaux convertis expriment leurs relations par l’apprentissage de nouvelles connaissances :

    C’est un plaisir d’être en ceci témoin de leur ferveur. On voit des vieillards, des jeunes hommes, des femmes et des enfants, n’avoir point de récréation plus sensible que de se faire interroger et se répondre les uns aux autres. Et ce qui nous console le plus est qu’il n’y a point d’autre attrait ni espérance d’autre récompense pour eux que celle du paradis. Tel âgé de cinquante et de soixante ans, rencontrant un enfant, lui dira : « Mon neveu, tu as un bon esprit ; enseigne-moi ; fais-moi suer à te répondre ». La femme interrogera le mari ; le fils enseignera pareillement sa mère et si elle manque à bien répondre, il se moquera d’elle, la menaçant de ne plus l’instruire, puisqu’elle ne veut pas retenir ce qu’on lui veut apprendre. Et le bon est que la mère ne s’en fâchera pas. « Il a raison, dira-t-elle, de me tancer, car je n’ai pas bien retenu ma leçon »[24].

    En effet, l’introduction du catholicisme ne fait pas disparaitre la vie commune dans les maisons longues ni les relations qui unissent les familles. L’espace chrétien se définirait donc plus comme un remplacement des valeurs traditionnelles plutôt que par l’apprentissage d’un nouveau mode de vie ex nihilo. Les pénitences physiques réalisées lors des grandes messes publiques sont un bon exemple :

    Un chrétien d’environ soixante et dix ans, étant interrogé des pensées qu’il fallait avoir dans les douleurs qui nous affligent : « Il n’y a pas longtemps, dit-il, que brulant de la fièvre je ne pus prendre aucun repos toute la nuit. Alors, je remerciai Dieu, songeant que dans le ciel ces douleurs n’auraient point de lieu. Je lui offrais mon corps qui s’allait ainsi consommant et jugeais qu’il devait agréer cette offrande, m’imaginant que c’était lui qui prenait son plaisir à me faire sentir l’ardeur du feu qui me brûlait ». Le même, se brûlant un jour à dessein, fut averti par un de ses amis de se retirer de la flamme. « Non, non, dit-il, c’est ainsi que j’apprends qu’il fait mauvais offenser Dieu, si on n’est résolu de bruler dans un feu dont jamais on ne pourra se retirer et dont ceci n’est rien qu’une ombre »[25].

    Si pour les jésuites, ces pratiques ne sont que des formes nouvelles de dévotion, nous y voyons plutôt la survivance d’une pratique traditionnelle. En effet, dans la spiritualité wendate, il est nécessaire pour requérir l’aide d’un esprit d’offrir quelque chose en retour[26]. Or, dans l’exemple, le converti accepte délibérément la souffrance pour assurer son passage vers le Paradis, ce « ciel sans douleur » auquel il fait référence. La douleur physique permet d’obtenir des bénéfices spirituels selon un rapport de don et de contre-don[27]. Ainsi, ce converti reprend des anciennes connaissances pour les appliquer à un nouveau carcan religieux. Et lorsque ces individus transmettent leur foi à autrui, ils utilisent les mêmes canaux que leurs homologues traditionalistes, pour défendre la foi chrétienne dans l’espace public et dans les sphères familiales :

    Étienne Totiri, de la mission de Saint-Joseph fut le premier qui commença. Tout le pays était assemblé dans le bourg de Saint-Ignace[28], pour y brûler un pauvre misérable captif, qui, ayant quasi autant de bourreaux que de spectateurs, élançait des cris effroyables qui [animaient] la rage et la cruauté des Hurons, bien loin de tirer de leur cœur aucun mouvement de pitié. Au milieu de ces cris et de ces feux barbares, ce bon chrétien, animé d’un feu plus divin, s’écrie publiquement à tout le monde : « Écoutez, infidèles, et voyez en cet homme l’image du malheur qui vous accueillera pour une éternité. Qui pourra de vous autres soutenir la colère d’un Dieu, la rage des démons et s’apprivoiser à des flammes toujours impitoyables pour ceux qui auront refusé en ce monde d’éprouver les bontés de Dieu, d’obéir à ses lois et reconnaître son pouvoir ? » Jamais on n’avait entendu au milieu de ces cruautés de semblables harangues […]. Après avoir longtemps parlé des horreurs de l’enfer et surtout de l’éternité de ses peines […], plusieurs des assistants furent touchez d’un si saint zèle ; d’autres l’appelèrent folie. Mais je ne doute point que les anges du ciel ne l’allumassent puissamment. Du moins parut-il efficace pour le salut de ce pauvre captif qui, au plus fort de ses misères, trouva le commencement de son bonheur[29].

    Dans cet exemple, Étienne Totiri assiste à une cérémonie guerrière traditionnelle de la société wendate, la torture des prisonniers captifs. Le converti, en tant que membre de la communauté, peut y assister et la perturber en remettant en cause cette pratique contraire aux valeurs chrétiennes. D’ailleurs, la notion de « perturbation » est une composante importante du prosélytisme des convertis. En effet, à plusieurs moments dans les Relations il est fait mention d’individus qui, à la manière d’Étienne Totiri, interrompent une cérémonie pour discréditer publiquement le mode de vie du village et remettre en question leurs coutumes. De plus, la composante « publique » de ces interventions sert deux points importants : démontrer sa foi au reste de la communauté et empêcher le succès d’un rite. En effet, dans l’exemple ci-dessus, la torture rituelle sert avant tout à éprouver le courage du captif. S’il parvient à endurer les supplices, il pourra rejoindre ses ancêtres dans l’au-delà[30]. Entraver cette pratique revient à lui refuser l’accès au Village des Anciens. Néanmoins, le but d’un tel comportement n’est pas seulement d’empêcher la réalisation des rites, c’est aussi le moyen de permettre aux non-convertis d’embrasser la nouvelle religion. À cet effet, la harangue publique est fréquemment utilisée par les convertis pour atteindre leur but : en mettant les traditionalistes face à leur contradiction, on espère faire chanceler les anciennes croyances et faire basculer des individus encore hésitants vis-à-vis de cette nouvelle foi.

    Ce prosélytisme offensif finit par créer des émules puisqu’en 1645, comme le note Denys Delâge, « les convertis deviennent suffisamment influents dans certains villages pour s’abstenir des rituels et pratiquer les leurs en publics »[31]. En effet, bien que certains cathéchumènes nuisent aux cérémonies traditionnelles, les prières, le catéchisme ou les messes demeurent circonscrites aux murs de l’église. La présence de Capitaines et d’Anciens chrétiens offre à la communauté un capital politique suffisant pour s’affranchir des règles régissant la Huronie et imposer les leurs afin d’investir les rues lors de grandes processions ou des messes publiques[32]. Le christianisme sort donc des cabanes des Pères pour investir les villages au grand jour.

    Ainsi, plus que de simples « suiveurs » des Pères, les convertis jouent un rôle actif dans le développement de l’entreprise de conversion. De par leur place originelle dans la communauté et leur connaissance des anciennes pratiques, ils bénéficient d’un droit à la parole bien plus important que celui des missionnaires et, bien qu’il soit impossible via nos sources de déterminer l’impact des cathéchumènes dans le nombre de conversion, nous pouvons au moins supposer que leur action a contribué à représenter le catholicisme dans l’espace public avec plus de ferveur que n’auraient pu le faire les Européens. Néanmoins, l’agentivité des convertis n’est pas la seule manière dont le catholicisme envahit les rues des villages. En effet, si l’expérience missionnaire est construite par l’action d’individus, elle possède aussi une composante matérielle à ne pas négliger.

     

    3. L’impact du matériel dans l’espace public

    Dans une volonté de transmission du catholicisme, les Pères définissent un ensemble d’éléments similaires entre leur religion et la spiritualité wendate. Parmi ces différentes passerelles, nous retrouvons une dimension matérielle commune aux deux groupes, notamment entre les amulettes, ou aaskwandiks, et les crucifix ou les chapelets. Assez tôt dans la conversion, les missionnaires remarquent la présence de talismans aux propriétés spirituelles sur chaque individu, de la même manière que chaque jésuite porte sur lui un chapelet. Les Pères usent donc de cette similarité pour enseigner la catéchèse aux futurs convertis. Toutefois, au fur et à mesure de l’apprentissage, les convertis découvrent d’eux-mêmes d’autres utilités aux outils qui leur sont offerts :

    Il a plu à Dieu d’assister les ouvriers qu’il employait de faveurs extraordinaires […] par le don de guérison qui [s’est] ensuivi de l’usage et application du crucifix et eau bénite[33].

    Dans cet extrait, le crucifix fonctionne de la même manière qu’un talisman puisqu’il semble capable de soigner les convertis et les empêchent de succomber aux épidémies qui sévissent parmi les villages. Ainsi, nous retrouvons une situation analogue à celle du jésuite face au chaman à savoir un remplacement d’un objet par un autre. Comme le note Emmanuelle Friant, le crucifix et le chapelet sont identifiés par les convertis comme des outils essentiels pour les chrétiens et la pratique de leur foi. Néanmoins, la chercheuse identifie un autre usage du matériel : représenter le Dieu chrétien aux yeux de tous[34]. Si Friant ne disserte pas plus sur ce dernier facteur, nous considérons que l’introduction du symbolisme chrétien aux yeux de tous a son importance.

    Dans un article, la chercheuse Françoise Weil définit le nombre total de conversions, d’après les Relations, à environ 5 107 individus entre 1634 et 1648, ce qui demeure un chiffre relativement faible pour une population totale estimée à environ 30 000 individus au début du XVIIe siècle[35]. Néanmoins, pour comprendre la place réelle de la conversion, il ne faut pas penser cette période en termes de nombre de convertis mais plutôt en étudiant la présence du christianisme dans l’espace public. Si les cathéchumènes ne sont pas nombreux, ils arborent tous un chapelet et/ou un crucifix visible aux yeux de tous pour s’opposer aux amulettes traditionnelles. En d’autres termes, si la conversion réelle implique un faible nombre d’individus, leur présence au sein de l’espace public s’accroit à chaque nouvelle conversion. L’importance de ce processus s’accroit d’année en année jusqu’à culminer en 1645 où, dans des grands villages comme Ossossanée ou Teanaostaiaé, les convertis taillent des grandes croix dans les arbres tout autour des villages pour marquer leur présence[36]. Il existe donc une dimension de contrôle et de représentation symbolique de la religion dans les villages accueillant des convertis, à tel point que les croix catholiques envahissent chaque dimension de l’espace commun wendat, depuis les rues jusque dans les foyers, y compris sur la peau des autochtones eux-mêmes.

    En parallèle de la multiplication d’objets catholiques au sein des communautés, l’importance croissante de la foi européenne permet la construction d’une véritable mission chrétienne. Sainte-Marie-aux-Hurons est un village chrétien, séparé des villages traditionalistes, qui a été bâti par les Européens dans les années 1640 et qui possède toutes les commodités nécessaires pour vivre en quasi-autarcie : une chapelle, des habitations pour les missionnaires et les convertis, un cimetière chrétien, un hôpital, une forge, un atelier de menuiserie, etc.[37] L’introduction de cette nouvelle structure a un fort impact sur la société autochtone puisque nous passons d’une communauté unifiée, construite autour du partage d’un espace commun et libre d’accès, à une mission séparée du reste du village et dont l’entrée est restreinte par des critères religieux. L’espace spirituel originel est physiquement brisé par l’apparition de cette structure d’un genre nouveau qui devient rapidement le point de convergence des convertis de tous les villages alentours

    [Sainte-Marie] étant le centre du pays, a bien souvent la consolation de recevoir les chrétiens qui y viennent de divers endroits pour y faire leurs dévotions plus en repos que dans les bourgs et, dans cette espèce de solitude, y concevoir plus à loisir les sentiments de piété et de religion. Nous leur avons dressé pour cet effet un hospice ou cabane d’écorce, où Dieu nous donne les moyens de loger et nourrir ces bons pèlerins dans leur propre pays[38].

    Plus qu’un simple lieu de pèlerinage, cette séparation géographique du reste des communautés est recherchée par les cathéchumènes pour entretenir leur foi loin des traditionalistes. D’une certaine manière, nous pourrions voir dans Sainte-Marie-aux-Hurons l’import de la sphère privée propre au catholicisme dans l’environnement wendat. En effet, le concept de recueillement ou d’isolement volontaire pour repenser sa foi ne se retrouve pas dans la spiritualité autochtone. Comme les Pères le notent à de multiples reprises, l’idée même d’un lieu fermé au reste du village est interprétée comme une insulte :

    S’ils viennent en votre cabane, ne pensez pas que vous puissiez facilement leur refuser votre porte, ni, quand ils sont dedans, les gouverner à votre mode. Ils se mettent où il leur plaît et n’en sortent pas quand il vous plait. Il faut qu’ils entrent partout et qu’ils voient tout. Et si vous les voulez empêcher, ce sont querelles et reproches avec injures[39].

    En ce sens, les années 1640 incarnent un changement de mode de vie des convertis et de leur rapport à l’espace désormais séparé en deux. On distingue les rues des villages, les foyers et les conseils politiques comme terrain de prosélytisme de Sainte-Marie, lieu d’asile et de recueillement. L’extension du pouvoir des Pères atteint un tel niveau dans la seconde moitié du XVIIe siècle que, dans les villages chrétiens comme Ossossanée, les convertis abandonnent le capital politique et religieux qu’ils possédaient autrefois pour le donner aux jésuites : désormais, plus aucune décision n’est prise sans leur accord et les rites publics ne se font que lorsque les Européens les ont demandés[40].

    L’aspect matériel de l’entreprise de conversion possède un impact fort sur l’espace public du village. Plus que de simples outils d’apprentissages ou des bâtiments de culte, les objets et lieux chrétiens permettent de renforcer la place du catholicisme dans l’imaginaire commun en s’affichant aux yeux de tous. Le matériel devient une arme pour les missionnaires dans le but de façonner les villages autochtones selon leur convenance. Selon nous, l’introduction d’un environnement restreint, concurrençant la sphère publique traditionnelle et régi par les missionnaires eux-mêmes, constitue le paroxysme de l’emprise des jésuites sur l’espace autochtone. Cependant, si notre analyse pourrait laisser entendre une progression inarrêtable de l’entreprise de conversion, il nous faut nuancer nos propos en analysant les mécanismes de résistance de la société traditionnelle wendate.

     

    4. Lutter pour l’espace public : les traditionalistes face au catholicisme

    Comme nous l’avons déjà mentionné, l’entreprise de conversion est un processus qui trouve son point culminant dans les années 1640 et qui se traduit par un retrait progressif des fêtes traditionnelles[41]. Néanmoins, il nous faut relativiser l’impact des processions et du prosélytisme public. Tous les villages ne connaissent pas un fort engouement pour la foi européenne. Seuls quelques grands bourgs comme Ossossannée, Ihonatiria ou Teanaostaié sont touchés par ces vagues de conversion et, bien qu’il s’agisse de centres économiques et politiques importants de la Huronie, ils constituent bien plus une exception qu’une norme. En effet, dans les autres villages, les Wendats développent des mécanismes d’expulsion pacifiste des Pères et de leur prêche :

    Le bourg de Sainte-Anne fut le premier qui nous donna de l’exercice, ayant été le tout premier affligé de la maladie. Il plut à Dieu nous donner cette bénédiction que pas un presque n’y mourut sinon baptisé, ou instruit suffisamment pour jouir de ce bonheur. Ce ne fut pas sans essuyer beaucoup de disgrâces qu’on emporta cet avantage. Car comme les baptêmes n’eurent pas le succès que plusieurs avaient prétendu, de rendre la santé du corps, ils furent bientôt décriés et le bruit fut incontinent répandu que cette eau sacrée du baptême était mortelle à ceux qui en étaient lavés. Ensuite de cela, les cabanes de plusieurs nous furent fermées. On nous regarde comme portant le malheur du pays. On nous menace et on nous dit tout haut que jamais sorcier huron n’avait été tué, qui en eût donné plus d’occasion que nous […]. On nous chasse d’une cabane où nous voulons baptiser un malade ; nous entrons en une autre voisine. Incontinent, le malade que nous cherchions, par je ne sais quel accident, est transporté d’une maison à l’autre[42].

    La fermeture des portes des cabanes est un message fort pour une communauté où l’espace est partagé. Par ce geste, les traditionalistes interdisent l’accès à l’espace public de leur village aux jésuites, on leur retire leur droit à la parole et leur voie d’entrée vers les membres de leurs communautés les plus enclins à la conversion. Néanmoins, si le refus d’entendre parler de la foi chrétienne est un premier mécanisme de résistance, il ne concerne que les missionnaires. Or, comme nous l’avons mentionné, les convertis participent aussi ardemment à la propagation de la foi, mais les autochtones ne peuvent se résoudre à traiter de la même manière leurs anciens frères et sœurs. Au cours du XVIIe siècle, la communauté wendate se trouve confrontée à la formation d’une véritable fracture sociale et spirituelle : les cathéchumènes refusent de participer aux rites traditionnels, de se marier avec des non-convertis[43] ou encore d’honorer leur tâche lorsqu’ils occupent des fonctions importantes[44]. En ce sens, la reconquête de l’espace public passe par le retour des chrétiens au sein de la communauté originelle. Il est donc nécessaire de trouver d’autres méthodes pour ne pas se couper complètement de ce nouveau groupe spirituel mais plutôt pour les pousser à abandonner leur foi et renouer avec leurs anciennes traditions.

    Dans cet intérêt, les liens familiaux et communautaires deviennent des armes intéressantes pour freiner la conversion : on menace un mari de le quitter s’il n’abandonne pas le christianisme[45], on fait pression sur les Capitaines et les Anciens pour continuer à honorer les traditions[46], on se lamente publiquement et en groupe de la conversion d’une personne ou bien on le blâme pour les malheurs d’un proche[47], etc. En bref, les traditionalistes font appel aux anciens liens unissant les cathéchumènes au reste de leur ancienne communauté pour les ramener à eux. Or, comme nous l’avons mentionné, l’adoption du christianisme ressemble plus à un transvasement des valeurs chrétiennes à un carcan traditionnel plutôt qu’à une reproduction exacte des pratiques européennes. Il existe donc, encore, un certain attachement aux pratiques d’origine mais aussi aux autres membres du village et de la communauté. Cependant, il arrive aussi que la seule pression des liens familiaux ne suffise pas à atteindre son objectif :

    [Si] un pauvre barbare se fait chrétien, aussitôt il est accueilli de tous ceux de sa connaissance, qui le lamentent et le déplorent comme s’il était déjà perdu et que ce fut fait de lui. Les uns l’assurent, si c’est l’hiver, qu’au printemps — s’il est encore en vie — tous les cheveux lui tomberont. Les autres, qu’il ne faut plus qu’il fasse état d’aller à la chasse, en traite ou à la guerre, devant être assuré que partout dorénavant il sera malheureux. On donne l’appréhension aux femmes qu’elles ne porteront plus d’enfants. Bref, on les menace tous ou plutôt on les assure que ce qu’ils craignent le plus au monde ne manquera pas de leur arriver. On leur représente en outre que les voilà dorénavant frustrés de festins, et par conséquent de l’unique douceur ou béatitude du pays ; qu’il faut nécessairement ensuite qu’ils renoncent à tous les droits et entretiens de l’amitié envers leurs proches et compatriotes. Et si ce sont capitaines qui aient charge de faire les criées et les cérémonies, qu’ils fassent état de se voir dépouillés de leur crédit et autorité […]. Arrivant donc ce qui arrive tous les jours, que quelqu’un de la famille tombe malade, voilà aussitôt le pauvre catéchumène ou néophyte poursuivi de toute la parenté à ce qu’il ait à faire venir le médecin, c’est-à-dire le visiteur ou sorcier, et faire mettre en exécution les remèdes ordinaires du pays, qui sont les ordonnances du sorcier, lequel n’agit que dépendamment de la connaissance que lui donne le diable de la nature de la maladie et des remèdes qu’il y faut apporter[48].

    En plus du rôle joué par la famille dans cet extrait, nous pouvons aussi noter la forme d’ostracisme dont sont victimes les convertis, bien différente de celle connue par les Pères. Étant donné que le christianisme s’exprime sur la scène publique, la réaction traditionaliste se fait sur le même terrain d’affrontement. Les lamentations, les menaces et les plaintes doivent créer une pression mentale sur les chrétiens en les identifiant aux yeux de tous comme « différents ». Les invitations aux cérémonies, elles, sont autant de possibilités pour l’individu de rejoindre sa communauté originelle en abandonnant ses nouvelles coutumes. Ainsi, nous sommes en présence d’un mécanisme d’auto-régulation de la communauté où l’exclusion volontaire des chrétiens et leur harangue publique sont utilisées contre eux afin de leur rappeler les bénéfices de la spiritualité wendate.

    Ces moyens de pression portent parfois leurs fruits et le travail mené par les jésuites est alors réduit à néant publiquement par les anciens convertis :

    Entre ceux-ci a été un des plus considérables du bourg et des meilleurs esprits de tout le pays, dont l’humeur et les bonnes qualités nous avoient toujours fait souhaiter la conversion et la demander à Dieu avec beaucoup d’instance. En effet, un peu auparavant le cours de la maladie, il demanda le baptême et fut baptisé […]. Il semble que Dieu ne nous eut accordé notre requête que pour nous apprendre que nous ne devons non plus que lui avoir acception de personnes, ou plutôt que c’était à lui et non pas à nous de choisir ses élus. Tant y a qu’aux premiers tourbillons qui s’élevèrent contre nous, il rendit son chapelet et fit toute sorte de protestation publique et particulière de son renoncement au christianisme[49].

    L’exemple de cet ancien chrétien reniant ses valeurs chrétiennes montre que, si l’adoption d’une nouvelle foi se fait publiquement, son abandon se fait aussi aux yeux de tous. L’espace public, plus qu’un espace d’affrontement, est aussi un terrain d’autodétermination spirituelle où l’exemple de chacun doit inspirer autrui. Néanmoins, si les mécanismes d’exclusion poussent certains à retourner auprès de la communauté originelle, l’ostracisme peut aussi provoquer l’effet inverse sur les convertis qui se réfugient ensuite dans le centre chrétien de Sainte-Marie-aux-Hurons[50]. Pour les convertis, les réactions des villages sont autant d’épreuves pour tester leur foi et d’occasions de prouver leur fidélité envers Dieu. Pour reprendre les mots de Denys Delâge, les souffrances dont ils sont victimes les confirment dans « leur rôle de saintes victimes »[51]. Ainsi, l’exclusion orchestrée pour faire retrouver à la communauté son état originel a aussi contribué au renforcement de sa division.

     

    Lorsqu’en 1649, les Haudenosaunee vainquent les Wendats, ils mettent un terme à l’affrontement religieux et public de la foi chrétienne contre la spiritualité traditionnelle. Finalement, la communauté traditionnelle ne put empêcher la progression du catholicisme sur la scène publique ni la transformation de ce même espace au profit des intérêts chrétiens. Les débats rhétoriques, les proclamations publiques et le prosélytisme furent autant de facteurs permettant un basculement complet de l’espace commun dans les années 1640 au profit des nouveaux venus dans certains villages. Bien que le succès des jésuites ne fût limité qu’à quelques villages, les exemples qui parsèment les Relations montrent un contrôle sur un espace essentiel pour le bon déroulement des cérémonies. Cet état de fait nous laisse songeur quant à l’impact réel de la conversion. En effet, notre volonté d’aborder la conversion du point de vue de l’espace public nous permet d’aborder un aspect de l’histoire religieuse autochtone différente des études statistiques antérieures. Au nombre de chrétiens nous opposons la représentation de la religion aux yeux de tous : quel est l’impact des crucifix, des controverses et des processions ? Cela provoque-t-il le changement qui s’opère en 1645 ou, tout du moins, favorise son arrivée ? De plus, la notion de spatialité religieuse nous permet de prendre en compte l’importance des rues, des maisonnées et de l’espace de manière plus générale, un aspect qui n’apparait que très peu dans l’historiographie nord-américaine. Nous pourrions donc envisager l’extrapolation de cette méthodologie à d’autres conversions dans d’autres communautés : retrouvons-nous les mêmes mécanismes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ou bien est-ce une réalité propre aux communautés sédentaires ? Et comment est compris cet espace lorsque, après la destruction de la Huronie en 1649, les Wendats chrétiens rejoignent Québec pour fonder une nouvelle communauté ? Reproduisent-ils le modèle de Sainte-Marie-aux-Hurons ? Conservent-ils les pratiques traditionnelles que nous avons évoquées plus tôt ou se francisent-ils de plus en plus au contact des colons ? Ces interrogations constituent autant de pistes pour poursuivre notre réflexion et envisager la spatialité dans d’autres contextes pour créer de nouveaux débats historiographiques.

    Références

    [1] Bruce G. Trigger, The Huron: Farmers of the North, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1969, p. 30.

    [2] Paul Lejeune, Monumenta Novae Franciae (ci-après MNF), vol. 3, 1635, p. 64.

    [3] On estime que, pour la période allant de 1638 à 1648, le nombre de jésuites présent en Huronie variait de 30 à 46 individus sans jamais décroitre. Pour plus d’informations, voir Françoise Weil, « La Christianisation des Indiens de la Nouvelle- France, XVIIe-XVIIIe siècles », Hispania Sacra, vol. 40, N° 82, 1988, p. 747-761, p. 752-753.

    [4] Paul Le Jeune, MNF, vol. 3, 1636, p. 191.

    [5] Nous aurons l’occasion de revenir sur cette construction plus tard dans l’argumentaire.

    [6] Lucien Campeau, La mission des Jésuites chez les Hurons : 1634-1650, Montréal, Bellarmin, 1987.

    [7] Bruce G. Trigger, The Children of Aataentsic. A History of the Huron People to 1660, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1987.

    [8] Denys Delâge, Le Pays renversé : Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est, Montréal, Boréal, 1991.

    [9] Thierry Paquot, L’espace public, Paris, La Découverte, 2015, p. 3.

    [10] D’après les Pères, en Huronie, il n’existe pas de pouvoir exécutif coercitif comme en Europe si bien que les Anciens ou les Capitaines ne peuvent ordonner quoi que ce soit aux membres de leur communauté. En ce sens, chaque individu peut suggérer une décision commune, discuter librement de ses opinions au sein des conseils et faire prendre une décision à la communauté sans assumer nécessairement de fonctions spécifiques au sein des villages. Les fonctions politiques wendates sont donc des devoirs de représentation de la communauté plus que des privilèges. Le rôle de Capitaine ou d’Ancien donne simplement un poids symbolique à leurs suggestions. Pour plus d’informations, voir Elizabeth Tooker, An Ethnography of the Huron Indians, 1615-1649, Washington, Government Print Official, 1967, p. 47.

    [11] Le déplacement des populations Wendats est lié à l’épuisement de la terre. À la suite d’une cérémonie d’enterrement collectif, la Fête des Morts, les autochtones quittaient leur ancien village pour en bâtir un nouveau vers des terres plus fertiles. Pour plus d’informations, voir Bruce G. Trigger, The Huron. Farmers of the North, op. cit., p. 126.

    [12] Pour une liste plus large de l’ensemble des pratiques communautaires wendates, voir Elizabeth Tooker, op. cit., p. 72-113.

    [13] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 107.

    [14] Denys Delâge, op. cit., p. 174.

    [15] L’un des exemples les plus connus est « la cérémonie de la Seine », une pratique d’origine algonquienne dont le but est d’accroitre la quantité de poissons pris dans leurs filets. Après avoir remarqué l’efficacité de cette pratique, les Wendats demandèrent à l’apprendre pour la reproduire ensuite dans leurs villages au moment où les Pères étaient présents. Pour plus d’informations, voir Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1639, p. 435-437.

    [16] Après sa première année passée auprès des Wendats, le Père Jean de Brébeuf pensait que les autochtones prêtaient une attention naturelle à leurs enseignements, si bien qu’il pensait qu’en très peu de temps, tous les Hurons abandonneraient leurs anciennes coutumes. D’après Jean de Brébeuf, MNF, Tome 3, 1635, p. 113.

    [17] François-Joseph Lemercier, MNF, vol. 3, 1637, p. 715.

    [18] François-Joseph Lemercier, MNF, vol. 3, 1637, p. 736-737.

    [19] Gilles Havard, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715, Paris, Septentrion, 2003, p. 479.

    [20] Paul Ragueneau. MNF, vol. 6, 1646, p. 667.

    [21] Denys Delâge, op. cit., p. 179.

    [22] Nous pensons notamment aux travaux de Lucien Campeau, Paul-André Dubois, Allan Greer ou encore Dominique Deslandres. Pour plus d’informations, voir Lucien Campeau, op. cit. ; Paul-André Dubois, De l’oreille au coeur. Naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les missions de Nouvelle-France 1600-1650, Québec, Septentrion, 1997 ; Allan Greer, Mohawk Saint. Catherine Tekakwitha and the Jesuits, New York, Oxford University Press, 2005 ; Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIe siècle (1600-1650), Paris, Fayard, 2003, etc.

    [23] Par « traditionalisme », nous entendons les pratiquants des rites et coutumes précédant l’arrivées des Français dans les villages.

    [24] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 5, 1642, p. 507.

    [25] Barthélémy Vimont, MNF, vol. 6, 1644, p. 188.

    [26] Elizabeth Tooker, op. cit., p. 80-84.

    [27] Pour plus d’informations sur les échanges entre les douleurs physiques et les douleurs spirituelles dans les sociétés autochtones, voir Claude-François Baudez, La Douleur rédemptrice. L’autosacrifice précolombien, Paris, Riveneuve, 2012.

    [28] Le bourg de Saint-Ignace était mieux connu à l’époque sous le nom de Téanaostaié.

    [29] Paul Ragueneau, MNF, vol. 6, 1646, p. 642-644.

    [30] Elizabeth Tooker, op. cit., p. 143-145.

    [31] Denys Delâge, Le pays renversé, op. cit., p. 204.

    [32] Paul Ragueneau, MNF, vol. 7, 1648, p. 580.

    [33] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1640, p. 669-670.

    [34] Emmanuelle Friant, « “Ils aiment bien leur chapelet”: le discours jésuite sur la transmission du religieux aux Hurons par l’objet de piété (1634-1649) », Études d’histoire religieuse, vol. 77, N° 1, 2011, p. 9.

    [35] Françoise Weil, « La Christianisation des Indiens de la Nouvelle- France, XVIIe-XVIIIe siècles », art. cit., p. 747-761, p. 752-753.

    [36] Bruce G. Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs, Montréal, Boréal, 1990, p. 356.

    [37] Pour plus d’information sur le plan de Sainte-Marie-aux-Hurons, voir Bruce G. Trigger, The Children of Aataentsic, op. cit., p. 670.

    [38] Paul Ragueneau, MNF, vol. 5, 1648, p. 481.

    [39] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1639, p. 369.

    [40] Denys Delâge, op. cit., p. 205.

    [41] D’un point de vue archéologique, le renforcement du christianisme se manifeste par l’abandon du système d’ossuaire commun dans certains villages pour être remplacé par des tombes individuelles. Pour plus d’informations, voir Erik R. Seeman, The Huron-Wendat Feast of the Dead: Indian-European Encounters in Early North America, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2011, p. 105.

    [42] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1640, p. 682-683.

    [43] Barthélémy Vimont, MNF, vol. 6, 1644, p. 190.

    [44] Charles Garnier, MNF, vol. 5, 1643, p. 583.

    [45] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 5, 1642, p. 515-516.

    [46] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1639, p. 424.

    [47] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1639, p. 412-413.

    [48] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1639, p. 412-413.

    [49] Jérôme Lalemant, MNF, vol. 4, 1640, p. 693.

    [50] Charles Garnier, MNF, vol. 5, 1643, p. 584.

    [51] Denys Delâge, op. cit., p. 200.