Pour une importance accrue accordée à l’historiographie

Xavier Larkin-Doucet
Université Laval

Biographie : Xavier Larkin-Doucet est diplômé du baccalauréat en histoire et étudiant à la maîtrise en histoire américaine à l’Université Laval. Son mémoire, sous la direction du professeur Bernard Lemelin, vise à analyser l’évolution des représentations de la Chine au sein des grandes revues américaines Time, Newsweek et U.S News & World Report. Il a publié plusieurs comptes rendus, notamment pour les revues Bulletin d’histoire politique et Strata, en plus d’avoir participé à différents colloques à Québec, Montréal et Sherbrooke. Outre les sujets liés à l’univers complexe des médias américains, il s’intéresse aux thèmes de l’éducation (au Québec et à l’international) et de l’historiographie, ayant entre autres produit une analyse approfondie des mémoires du 39e président américain, Jimmy Carter, en explorant la tendance récente de « réhabilitation » de l’historiographie le concernant.

Résumé : Cet essai, qui se veut un véritable plaidoyer en faveur de l’apport essentiel de l’historiographie pour l’historien.ne, prend prétexte d’une historiographie politique d’apparence immuable (les présidents américains) afin de souligner les apports inestimables générés par les nouvelles approches de la discipline historique en explorant plus particulièrement le cas de l’ex-président émérite, le démocrate Jimmy Carter. Abordant au passage le voyage au sein des sources secondaires et les défis liés au sempiternel débat de l’idéal de l’objectivité en histoire à travers des ouvrages phares comme ceux de Marc Bloch ou d’Howard Becker, ce texte met en lumière les limites imposées par le travail avec le passé et, surtout, l’importance d’un bilan historiographique complet et élargi avant de débuter tout travail de recherche en histoire.

 

Table des matières
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    « Il est nécessaire de connaître le passé pour comprendre le présent ».

    Pour plusieurs des historien.ne.s ou de ceux et celles qui exercent une discipline de la grande famille des sciences historiques, cette citation, qui est en fait un « résumé » partiel du premier chapitre de l’ouvrage phare Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien[1] du renommé historien Marc Bloch, est souvent évoquée par des connaissances, amis ou membres de la famille lorsqu’ils discutent avec nous au sujet de notre décision d’étudier le passé à temps plein.

    Or, bien que cette affirmation empreinte de sagesse fasse maintenant partie de la culture générale et populaire et qu’elle soit ainsi largement diffusée à tous azimuts, la pensée de Bloch n’est pas limitée qu’à celle-ci. En effet, l’importance de porter un regard sans cesse renouvelé sur le passé, jumelé à nos connaissances du présent, apparaît comme un élément essentiel du devoir de l’historien.ne. De ce fait, il va sans dire que le présent et le passé sont indubitablement interreliés. La récente montée des tendances historiographiques conditionnées par le présent, comme l’histoire transnationale, des mentalités ou de l’environnement, illustre cet intérêt partagé par plusieurs de revisiter des réalités passées sous un œil contemporain.

    C’est dans ce contexte qu’une profonde réflexion sur l’importance accordée à l’historiographie a pris naissance, en s’intéressant dès lors à un élément on ne peut plus traditionnel de l’historiographie politique américaine: les présidents des États-Unis. Après avoir juxtaposé le regard du présent à ces personnages prépondérants qui apparaissaient tout à fait immuables, cette histoire politique, qui a fasciné quantité de chercheur.e.s à travers le temps, n’a tout compte fait rien d’inflexible. Afin de proposer une incursion dans cet univers complexe des locataires de la Maison-Blanche, malgré la pléthore de personnalités toutes plus intéressantes les unes que les autres, une figure s’est vite imposée: celle de Jimmy Carter, 39e président et plus ancien ex-président des États-Unis depuis mars 2019. [2]

    Le voyage au sein des sources secondaires

    Toutefois, avant de plonger dans cet univers, il convient de présenter un retour sur ce qu’implique un soi-disant voyage au sein des monographies et études en adoptant l’angle de l’une des diverses tendances historiographiques en vogue. Pour la majorité des historien.ne.s, ces nouvelles façons de « faire de l’histoire » signifient un retour vers des archives ou des documents déjà explorés auparavant (qui n’avaient pas été jugés pertinents par le passé), mais maintenant interprétés avec une toute nouvelle grille d’analyse adaptée au cadre théorique contemporain choisi. [3] Bien que le passé soit, par définition, immuable, la connaissance de celui-ci est en perpétuelle progression, se transformant et se perfectionnant sans cesse. Dans cette optique, Bloch était l’un des auteurs de son temps qui ne manquait pas d’ores et déjà de souligner la contribution des nouvelles tendances historiographiques qui commençaient déjà à ébranler les colonnes du temple de l’Histoire, une métaphore pour ce qu’étaient les certitudes de la pratique historienne du passé. [4] S’il ne fait nul doute que rassembler la totalité des documents d’archives pour parachever un projet de recherche représente certainement l’une des tâches les plus exigeantes et enivrantes du/de la chercheur.e, qu’en est-il de l’importance accordée à la réalisation d’un bilan historiographique?

    L’attirance que tout historien.ne éprouve d’emblée pour les sources primaires par rapport aux ouvrages rédigés par ses compatriotes n’est guerre surprenante. Alors que les documents d’archives attirent tous les regards de par leur nature « précieuse », les monographies ne font en contrepartie pas écarquiller les yeux outre mesure; généralement, ce sont donc les corpus documentaires qui volent la vedette. De plus, comme le soulignait le sociologue Howard S. Becker, un plongeon dans les sources dites secondaires est bien souvent accompagné d’une vive déception pour le/la chercheur.e lorsqu’il/elle constate que « l’idée qu’il a amoureusement peaufinée avait été publiée bien avant qu’il n’y ait pensé (peut-être même avant sa naissance) et là où il aurait dû chercher[5] », ce qui contribue à les rendre d’autant plus contrariantes. Conséquemment, même si l’historiographie peut parfois être « cruelle », un bilan historiographique complet et élargi représente bien plus qu’un « mal nécessaire », pour reprendre la même analogie; il est le point central de toute recherche aux fondements scientifiques.

    Découvrir que notre idée initiale avait déjà été explorée précédemment ne devrait surtout pas mettre un terme à notre quête de savoir, bien au contraire; un tour d’horizon de l’historiographie aurait tôt fait de nous offrir quantité d’angles différents pour adapter notre idée liminaire qui nous était si chère au début de notre démarche. Nombreux sont ceux et celles qui ont été confrontés à ce dilemme lorsque venait le temps d’aborder un sujet qui, d’apparence, semblait avoir été traité de toutes les façons possibles et imaginables; ce n’est qu’après la réalisation d’un bilan historiographique élargi sur le sujet que les ouvertures envisageables et que les « trous » dans la toile se profilaient tout à coup à l’horizon.

    L’idéal de l’objectivité en histoire: les défis de l’historien.ne

    Ces observations peuvent toutefois difficilement être réalisées sans se replonger au début du parcours de la formation en histoire, qui a été le point d’amorce d’un long cheminement que traverse immanquablement tout historien.ne. L’une des premières véritables confrontations vécues durant ce cursus académique est celle de l’idéal de l’objectivité de l’historien.ne. En tant que néophyte, ce concept nous apparaît assez simple et fort légitime. Or, après avoir présenté nos premiers travaux en adoptant la méthode historique traditionnelle, nous sommes contraints de réaliser très rapidement que cet idéal est bien loin d’être une réalité. L’existence même du terme « historiographie » aurait pourtant dû nous mettre la puce à l’oreille dès le départ; après tout, l’histoire est une science vivante en raison des divers points de vue mis de l’avant par les historien.ne.s qui ont tous des traditions, des principes et des visions politiques qui diffèrent et qui entraînent des choix de sujets ou d’angles qui reflètent ces influences souvent involontaires. Marcel Trudel résumait habilement, en 1952 dans un article publié dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, les diverses concessions que l’on devait faire à l’objectivité idéalisée de l’historien.ne afin de permettre à la science de foisonner:

    Si l’on veut que l’histoire soit, il faut d’abord admettre l’historien comme intermédiaire légal entre le passé et nous; il faut qu’il ait le droit lui-même de choisir entre les divers témoignages que nous a transmis le passé; qu’il puisse juger en fonction de ses principes, de sa conception de la vie, de ses traditions et même de ses goûts et qu’il ait en vue une fin légitime.[6]

    La dernière partie de cette citation, qui évoque une fin dite « légitime », est particulièrement éclairante, puisqu’elle consolide le fait qu’il ne faille pas nécessairement rejeter d’emblée l’idée de l’objectivité simplement parce que nous acceptons l’existence d’influences externes, preuves de l’humanité et de la vivacité des sciences historiques. Après tout, présenter un portrait le plus fidèle possible d’un personnage historique ou d’une séquence d’événements demeure la tâche principale de l’historien.ne, nonobstant toutes les pressions extrinsèques qui s’exercent sur nous. Toutefois, qui dit humanité dit émotivité, ce qui bien souvent peut ultimement mener à ce que Bloch identifie comme étant la « forme insidieuse » de la recherche historique: la cause unique en histoire, ou, pire encore, le jugement de valeur. [7] Notre carrière en tant qu’historien.ne représente donc un combat constant contre cette facilité, en cherchant ainsi à éviter de tomber dans les dédales de la mémoire plutôt que dans l’histoire[8], tout en acceptant qu’être historien.ne, c’est consentir d’être remis en question et d’être critiqué (cela est même souhaitable) en sachant que sa contribution s’inscrit dans une lignée de publications qui est appelée à être perpétuellement bonifiée.

    Un regard en constante évolution: l’exemple de l’historiographie du président américain Jimmy Carter

    C’est à la lumière de ces constatations que la pertinence de l’émergence des nouvelles tendances historiographiques prend tout son sens. À titre d’exemple, l’histoire des femmes cherche à mettre exergue le pan caché de l’apport crucial des femmes au sein des diverses sociétés du monde à travers le temps, un apport qui a longtemps été délaissé par les historiens des siècles antérieurs qui, eux, avaient fait des concessions différentes (pour reprendre la formule évoquée précédemment) à celles qui sont faites par les contemporains. [9] Si cet exemple est celui qui apparaît le plus « évident » de prime abord (ce qui n’affecte en rien toute l’importance qui devrait y être accordée), l’histoire politique, et particulièrement celle des présidents américains, n’affiche certes pas le même dynamisme, du moins en surface.

    Reprenons l’exemple annoncé en fin d’introduction. Jimmy Carter, ayant accédé à la présidence sous la bannière démocrate pour son unique mandat de 1977 à 1981, a généralement été considéré comme un dirigeant plutôt médiocre selon certains, malchanceux selon d’autres. Malgré la myriade de qualificatifs employés pour qualifier son passage à la Maison-Blanche, il convient de rappeler que le scandale du Watergate, révélé au grand jour par deux journalistes du Washington Post le 17 juin 1972, ainsi que l’échec tout récent des États-Unis au Vietnam sont deux éléments majeurs qui viendront renforcer cette idée que le prochain président ne devrait pas provenir de la machine politique bien huilée de Washington pour l’élection de 1976; Carter voyait en lui-même une personne qui pouvait incarner ce changement. [10]

    Devenant le premier président élu provenant du Sud depuis la guerre de Sécession après sa victoire électorale face à son rival républicain Gerald R. Ford, son manque d’expérience politique, qui devait pourtant représenter son principal avantage en tant qu’« outsider » et qui ultimement le mènera au pouvoir, viendra vite le rattraper. L’affaire Bert Lance de 1977, ce directeur du Bureau de la gestion et du budget au sein de l’administration Carter, sera impliqué dans un scandale lié à des activités bancaires illicites qui viendra ternir la réputation du président auprès du Congrès, certes, mais également auprès de la population qui voyait déjà un représentant de la soi-disant « nouvelle administration » être impliqué dans une controverse, cette administration qui avait pourtant promis de bannir toute forme de corruption ou de scandales. La crise des otages américains à l’ambassade américaine de Téhéran en Iran en novembre 1979 viendra enfoncer un dernier clou dans le cercueil de ses chances de réélection pour la campagne de 1980 face à Ronald Reagan, ce dernier qui remportera ainsi l’une des victoires les plus écrasantes de l’histoire américaine.

    Comme cela est souvent la norme aux États-Unis, les premiers écrits sur Carter après sa présidence ont été essentiellement l’affaire de journalistes. Malgré la publication de ses mémoires en 1982 intitulées Keeping Faith: Memoirs of a President à la fin des années 1980, l’aura énigmatique et de promesses de leadership brisées entourant le personnage de James Earl Carter Jr. persistaient toujours. [11] À l’aube de la décennie 1990, les premiers ouvrages d’historiens commencent à faire leur apparition. Avec le réputé spécialiste Burton I. Kaufman comme figure proue de cette historiographie foisonnante, Jimmy Carter est dépeint comme étant le seul véritable responsable des échecs qui ont marqué son mandat présidentiel: « It is hard to avoid the conclusion that this was a mediocre presidency and that much of the reason for this was his own doing ». [12] Ce point de vue, qui se rapprochait malencontreusement du danger évoqué par Bloch, soit la cause unique en histoire, a heureusement été vite revisité par d’autres historien.ne.s dont Robert A. Strong qui sera parmi les premiers à remettre en question les conclusions de Kaufman. Ces spécialistes insistent sur certaines circonstances difficiles au moment de sa présidence et sur des succès qui avaient été occultés par Kaufman tels que le rétablissement des relations diplomatiques officielles avec la République Populaire de Chine en 1979 ou la signature des accords de Camp David, pour ne nommer que ceux-ci. Dès lors, l’idée d’une présidence malchanceuse plutôt que parsemée d’échecs faisait son entrée dans l’historiographie du 39e chef de l’exécutif des États-Unis. [13]

    Si, jusqu’ici, cet exemple ne semble mettre de l’avant aucun élément particulièrement surprenant, un apport intriguant viendra bouleverser le récit historiographique de Carter proposé par les historien.ne.s: son exemplaire carrière post-présidentielle. [14] La feuille de route de Jimmy Carter après son passage à la Maison-Blanche a vraisemblablement été l’élément déclencheur de ce revirement de situation dans l’historiographie: fondation du Carter Center en 1982 pour le développement de systèmes de santé basés sur la communauté en Afrique et en Amérique Latine, supervision des élections dans les pays où la démocratie est chancelante, implication dans l’organisme Habitat for Humanity qui aide les personnes dans le besoin en leur construisant des maisons habitables, etc. S’il n’est pas rare qu’un ex-président décide de s’impliquer dans de nombreuses causes après son mandat, Carter, aux yeux des Américains, faisait bande à part. Comme mentionné par l’historien Douglas Brinkley, figure de proue de l’historiographie révisionniste, c’est précisément cette étincelante carrière post-présidentielle qui n’est pas passée inaperçue: « Without question, Carter’s post-presidential years have led many Americans to reevaluate his presidency in a more positive light. Former critics on both the left and the right were forced to concede that Carter, at the very least, was a superb president emeritus ».[15]De plus, pour Brinkley, ce qui échappe à Kaufman et à tous ceux qui adhèrent à l’historiographie dite traditionaliste du 39e président des États-Unis, c’est que le succès de sa post-présidence est le produit même de ce qu’ils identifient comme étant un échec retentissant, soit son mandat présidentiel. [16]

    Ainsi, au sortir des années Reagan à la fin des années 1980, la situation difficile qui prévalait lorsque Carter a accédé au Bureau ovale n’est plus qu’un lointain souvenir, alors que les valeurs et les attentes de ce que devrait être un président ne sont plus du tout les mêmes qu’après la crise de confiance engendrée par le scandale du Watergate et la guerre du Vietnam, notamment. Pour la majorité des Américains et des historien.ne.s, l’interlude de la présidence de Jimmy Carter, entre les deux présidents républicains Gerald R. Ford et Ronald Reagan, n’apparaît désormais plus comme une série d’échecs, mais plutôt comme une présidence d’un homme qui était véritablement, dans tous les sens du terme, un « outsider » qui chérissait des causes et qui employait des méthodes diamétralement opposées à celles qui étaient coutumes pour un président des États-Unis. Tel que le rapporte éloquemment Douglas Brinkley, Jimmy Carter ne se contentait pas d’évoquer les problématiques structurelles comme bien d’autres personnalités politiques l’avaient fait auparavant, il passait à l’action de manière on ne peut plus concrète:

    People noticed that, unlike Reagan, Carter did not just talk about family values, he lived them; he did not complain about the homeless, he built them houses through Habitat for Humanity; he did not flip the channel when images of starving Nigerians appeared on television; he created an African agricultural efficiency program with 1970 Nobel Peace Prize winner Norman Borlaug that has increased wheat yields by 500 percent in Ghana, Sudan and other nations.[17]

    Pour revenir à l’impression d’immuabilité de l’histoire politique évoquée antérieurement, l’un des aspects qui refait surface le plus fréquemment est celui des fameux classements des « meilleurs » présidents américains compilés par les spécialistes en science politique. Si les quasi légendaires Abraham Lincoln et George Washington trônent presque toujours au sommet de ceux-ci, il n’en demeure pas moins que les fervents défenseurs de l’histoire politique ont souvent recours à ces sondages pour appuyer leurs propos. Douglas Brinkley, dans une optique sans doute de convaincre les historien.ne.s de la branche dite traditionaliste, en a fait de même en rapportant que, lors de la publication d’un sondage Riddings-McIver publié en 1995 dans le Presidential Studies Quarterly, Carter figurait au 19e rang sur 41 des présidents au total à ce moment, devant Reagan et Ford, qui eux se trouvaient aux 24e et 25e rangs.[18] Croupissant dans les bas-fonds des classements publiés dans les années suivant sa présidence, l’exemplaire post-présidence de Jimmy Carter le propulsera vers des sommets de popularité au début des années 2000, alors qu’il devient l’un des rares dirigeants américains à être lauréat d’un honneur fort prestigieux: le prix Nobel de la Paix.

    Le 10 décembre 2002, Jimmy Carter est décoré de cette distinction pour son aide à désamorcer les tensions nucléaires entre la Corée du Nord et du Sud et pour avoir empêché une intervention américaine en Haïti. Ce prix, qui ne vient qu’alimenter la tendance déjà bien amorcée, mènera même la figure de proue de l’historiographie traditionaliste Burton I. Kaufman à réévaluer sa position initiale. Indubitablement, le meilleur exemple est dans la deuxième édition de l’ouvrage phare de Kaufman, initialement publié en 1993 et réédité en 2006, dans lequel les effets de l’historiographie révisionniste sur la perception de la présidence de Carter sont explicitement mis en évidence: « Finally, we acknowledge that in his last two years in office, the president was often victim of economic and political developments at home and abroad, […] and the Iranian revolution and hostage crisis over which he had little or no control ».[19] Cette influence d’un courant historiographique divergent sur la vision d’un spécialiste, comme cela a été le cas ici, est donc un exemple probant de l’influence du présent sur les représentations du passé. De plus, les effets de cette « réhabilitation » de Carter dépassent largement sa simple personne; il est maintenant possible de voir l’influence de ce renouveau de l’historiographie dans plusieurs événements marquants qui ont eu lieu durant son mandat à la Maison-Blanche. À titre d’exemple, le traitement de la crise des otages américains en Iran dans laquelle le rôle de principal responsable de Jimmy Carter, un élément autrefois martelé quasi systématiquement par les spécialistes dans les études de la décennie 1980, n’est maintenant qu’un élément à étudier et à relativiser parmi tant d’autres…

    Les limites que nous impose le travail avec le passé

    Même si l’historiographie se voit constamment redynamisée par de nouvelles contributions aux points de vue parfois diamétralement opposés, l’historien.ne doit tout de même faire face à la perspective d’un deuil plutôt douloureux. En effet, en opposition aux sciences naturelles pour lesquelles les possibilités de progression du savoir sont infinies de par la nature de l’objet d’étude, l’histoire (et bien d’autres sciences sociales) est tributaire du passé et de ce qu’il a bien voulu nous transmettre:

    [Le passé] leur interdit de rien connaître de lui qu’il ne leur ait lui-même livré, sciemment ou non. Nous n’établirons jamais une statistique des prix à l’époque mérovingienne, car aucun document n’a enregistré ces prix en nombre suffisant. Nous ne pénétrerons jamais aussi bien la mentalité des hommes du XIe siècle européen, par exemple, que nous pouvons le faire pour les contemporains de Pascal ou de Voltaire; parce que nous n’avons d’eux ni lettres privées, ni confessions; parce que nous n’avons sur quelques-uns d’entre eux que de mauvaises biographies en style convenu.[20]

    En tenant compte de ces contraintes d’apparence titanesques, l’historien.ne pourrait être en droit de se voir démotivé par cette absence de documents d’archives « précieux ». Par contre, les tendances innovantes en historiographie témoignent de la volonté du/de la chercheur.e adhérant à celles-ci à passer en revue, systématiquement, les « approches concurrentes du même sujet[21] » afin de mettre en lumière l’aspect occulté de l’histoire qu’ils étudient, même si les fondements de leur analyse historique, leur corpus et leur grille d’analyse seront nécessairement différents de leurs prédécesseurs.

    C’est donc précisément pour toutes ces raisons qu’un bilan historiographique complet et élargi est un élément crucial de la recherche en histoire qui mérite d’être davantage valorisé; il permet à l’historien.ne contemporain.e de forger son propre idéal de l’objectivité et d’assumer pleinement son rôle d’intermédiaire avec le passé en retraçant toutes les pistes et l’évolution des travaux de ceux ou celles qui les ont précédés. Tout cela se fait bien sûr sous condition de se servir de la littérature scientifique, et non pas de la laisser nous asservir, comme l’imageait si bien Becker[22] …

    Références

    [1] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, 6e édition, Paris, Armand Colin, 1967 (1949), p. 1-16.

    [2] Le 22 mars 2019, à 94 ans et 172 jours, Jimmy Carter devient le président américain ayant vécu le plus longtemps, surpassant ainsi l’ancien président républicain George H. W. Bush, décédé au mois de novembre de la même année.

    [3] S’ajoutent également les nouvelles archives de l’histoire orale qui sont, pour ainsi dire, « créées » par la consignation de ces savoirs qui sont restés lettre morte pendant des décennies, voir des siècles.

    [4] Ibid. p. 22-23.

    [5] Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales, Paris, Economica, 2004 (1986), p. 144.

    [6] Marcel Trudel, « L’objectivité en histoire » dans Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 5, no. 3 (décembre 1951), p. 319.

    [7] Bloch, op. cit., p. 101.

    [8] L’un des auteurs les plus reconnus qui s’intéresse à ces deux concepts est le professeur d’histoire à l’Université Laval et récipiendaire du prix André-Laurendeau de l’ACFAS en 2018, Jocelyn Létourneau, notamment dans son essai intitulé Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui. Montréal, Boréal, 2000, 194 pages.

    [9] Le fait que les mœurs, les traditions ou les normes sociales des sociétés antérieures aient pu influencer les historien.ne.s à occulter les femmes des monographies et que les documents d’archives de celles-ci aient été véritablement moins pérennisés que ceux de leurs comparses masculins n’apparaissait pas comme étant une pomme de discorde auprès des historien.ne.s, du moins avant la première moitié du 20e siècle. De nos jours, l’histoire des femmes cherche à colmater cette brèche dans l’historiographie qui apparaît, à nos yeux d’historien.ne.s contemporains, comme un « trou noir » de l’Histoire qui n’est rien de moins qu’aberrant.

    [10] Pour plus de détails sur la vie et le parcours de Carter vers la Maison-Blanche, veuillez consulter Henry F. Graff, éd..  The Presidents:  A Reference History, 3e edition, New York, Charles Scribner’s Sons, 2002 (1984), 817 pages. Disponible en version numérique au lien suivant: https://www.presidentprofiles.com/Kennedy-Bush/Carter-Jimmy.html

    [11] De dire le correspondant du New York Times Terrence Smith en 1982: « He is the same enigma now that he was when he first burst upon the political scene a decade ago ».

    [12] Burton I. Kaufman, The Presidency of James Earl Carter, Jr. Lawrence, University Press of Kansas, 1993, p. 278.

    [13] Robert A. Strong, Working in the World : Jimmy Carter and the Making of American Foreign Policy, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2000, p. 243-244.

    [14] Puisque cet article ne pourra que dresser un portrait partiel de cette exceptionnelle post-présidence, pour plus de détails, veuillez consulter Douglas Brinkley, The Unfinished Presidency : Jimmy Carter’s Journey beyond the White House, New York, Penguin Books, 1998, 587 pages.

    [15] Ibid. p. 526.

    [16] Douglas Brinkley, « The Rising Stock of Jimmy Carter : The Hands on Legacy of our Thirty-ninth President », Diplomatic History, Vol. 20, No. 4 (October 1996), p. 528.

    [17] Ibid. p. 526-527.

    [18] Ibid.

    [19] Kaufman, op. cit., p. xiii.

    [20] Bloch, op. cit., p. 23.

    [21] Becker, op. cit., p. 156.

    [22] Ibid.