De son implantation à son abolition officielle en 1854, le régime seigneurial a touché jusqu’au milieu du XIXe siècle de 75 % à 80 % de la population de la vallée du Saint-Laurent[1]. Prenant censive au sein d’une seigneurie, les censitaires et leur famille s’établissent sur une portion de terre délimitée préalablement, moyennant des redevances annuelles ou casuelles au seigneur propriétaire qui, pour sa part, jouit de droits onéreux et honorifiques. Régis par des actes notariés et juridiques, ces droits et redevances, de même que l’accès à la terre seigneuriale, jettent les bases de rapports étroits et individuels entre les deux parties.
Parmi ces actes, il y a les papiers terriers : des outils de gestion qui se distinguent par leur mode d’élaboration et leur caractère juridique et légal, et qui rassemblent « […] les déclarations et reconnaissances des censitaires relatives à leurs possessions foncières dans un fief et aux charges et redevances envers le seigneur [2]». Bien que la pratique des terriers se soit répandue surtout lors du dernier quart du XVIIIe siècle, elle apparait au sein de certaines seigneuries fortement et anciennement peuplées dès le XVIIe siècle. Témoins de l’évolution d’une pratique de gestion seigneuriale qui tend à se raffermir, ces documents se relèvent d’une grande richesse pour l’historien ou l’historienne qui s’intéresse au monde rural laurentien. Par le biais de l’analyse des contextes et des caractéristiques formelles d’un corpus des papiers-terriers produits entre 1632 et 1854, j’entends donc brosser – dans le cadre de ma maîtrise en histoire – le portrait de la pratique des terriers à l’échelle de la vallée laurentienne, et ce, pour l’entière durée de vie du régime seigneurial.
1. Les terriers : problématique de recherche et corpus de sources
En Europe, et surtout en France, les papiers terriers datant du Moyen Âge et de l’époque moderne ont fait l’objet de nombreuses études. Les terriers laurentiens, pour leur part, n’ont pas suscité le même engouement que leurs homologues européens. À vrai dire, un nombre restreint de chercheurs se sont attardés à l’étude de ces documents, et très peu nombreux sont les historiens qui les ont utilisés comme pièce maîtresse de leur argumentation (Chabot[3], Laberge[4], Lessard[5], LaRose[6]).
1.1 Des polyptyques aux terriers
En 1931, Marc Bloch publie Les caractères originaux de l’histoire rurale française : selon Denise Angers, la publication de cet ouvrage pousse les historiens à se réintéresser à l’étude des terriers médiévaux et d’Ancien Régime[7]. Les chercheurs ont alors tenté de retracer l’évolution de ces documents de gestion depuis le IVe siècle et de les replacer dans leurs contextes d’apparition et d’utilisation. Robert Fossier, dans Polyptiques et censiers[8], présente les sources essentielles pour une compréhension de la vie rurale dans l’Occident médiéval : parmi eux, il y a des livres fonciers produits à la demande d’une autorité domaniale afin d’assurer une bonne gestion des fiefs et issus d’une enquête de terrain conduisant à la production d’un inventaire économique et juridique. Des polyptyques carolingiens[9], passant aux censiers du XIIIe siècle[10], puis aux terriers du XVe siècle, la création d’outils de gestion foncière était l’incitatif premier de production de tels documents par les maîtres du sol[11].
Or, à partir de quel moment parle-t-on du développement d’une pratique de gestion seigneuriale, le terme « pratique » étant défini comme le fait de suivre une règle ou un principe ? Albert Soboul identifie le XVe siècle comme le moment où la pratique s’est normalisée[12]. L’évolution des habitudes notariales fixant la forme des terriers, ajoutée à la hausse de production de ce type de documents provoquée par la guerre de Cent Ans[13], participe au développement de ce mode de gestion seigneuriale, réglé et défini par les feudistes au XVe siècle comme la « pratique des terriers[14]». À partir de ce moment, le terrier devient, puisque confectionné par un notaire, « […] un acte authentique de la seigneurie, garantissant les droits des parties, seigneurs et tenanciers, et un instrument de gestion pour le recouvrement des redevances foncières […] [15]». Toutefois, si l’acte de confection du terrier est encadré par de nombreux traités feudistes[16], rare sont les seigneurs (et les notaires, du même coup) qui suivent à la lettre les règles et les étapes y étant énumérées[17], et ce, même dans la seconde moitié du XVIIIe siècle[18].
De plus, notons que les seigneurs sont souvent dans l’obligation de contraindre les tenanciers à présenter leurs titres au notaire. Ainsi, « [p]our pallier les difficultés et obliger les tenanciers à passer reconnaissance, les seigneurs [font] appel aux autorités publiques, royales ou princières, qui leur [délivrent] des lettres à terrier et qui [trouvent] dans cette pratique une nouvelle source de revenus et un moyen de faire reconnaitre leur autorité judiciaire [19]». Au XVIIe siècle, la pratique des terriers – ces documents aussi surnommés les « livres de la féodalité[20] » – traverse l’Atlantique et s’implante sur le territoire laurentien.
2. Les « Livres de la féodalité » dans la vallée laurentienne
Dans l’historiographie française et québécoise, les terriers ont été étudiés surtout sous le genre de la monographie régionale ou locale. Se concentrant sur l’étude d’un seul terrier ou d’une série de terriers selon la recherche menée, les historiens ont mis en lumière, grâce au dépouillement du contenu de ces documents, les structures et les organisations seigneuriales propres à chaque région, voire à chaque seigneurie.
En 1991, dans un article publié dans Revue d’histoire de l’Amérique française, Alain Laberge réalise une étude de cas sur le papier terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771, esquissant une présentation générale de la pratique des terriers au Canada[21]. S’il ne manque pas de souligner l’importance de l’étude des terriers pour une meilleure compréhension de l’expérience historique seigneuriale, l’historien écrit que « [t]ant que [qu’un] inventaire systématique [des terriers existants] n’aura pas été fait, il sera difficile d’établir précisément le rythme d’implantation de cette pratique, que ce soit à l’échelle de la vallée laurentienne ou de chaque seigneurie, et de tenter de cerner ses modifications dans le temps, le cas échéant [22] ». En 2016, l’historien André LaRose conduit une étude sur les titres nouvels de la seigneurie de Beauharnois (1834-1842) [23]. Si LaRose rappelle que « […] sauf pour le cas de la Rivière-Ouelle en 1771, il n’existe pas encore d’analyse approfondie des terriers de seigneuries ni de leurs éléments constitutifs [24]», il note en guise de conclusion que Rénald Lessard, historien et archiviste à la BAnQ de Québec, a entrepris – en collaboration avec une équipe de chercheurs – la confection d’un « répertoire » de terriers, cet « inventaire » dont Laberge avait signifié la pertinence 25 ans plus tôt.
1.3 Un inventaire de terriers : corpus de sources
La recherche que j’ai entreprise à l’automne 2019 dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en histoire se base sur cet « inventaire » comptabilisant 396 documents relatifs à la propriété foncière laurentienne. La base de données initiale qui m’a été remise par Rénald Lessard regroupait à la fois terriers, lettres de terrier seules, aveux et dénombrements, titres nouvels[25] et censiers[26]. Bien sûr, j’ai dû modifier la base de données afin de l’adapter à mes objectifs de recherche, d’une part, en retirant les aveux et dénombrements et tous les documents confectionnés après 1854, et d’autre part, en ajoutant de nombreux autres documents (terriers, censiers, titres nouvels), fruits de ma recherche en archives, ainsi que les ordonnances des intendants obligeant les censitaires de certaines seigneuries à présenter leurs titres aux seigneurs.
Les aveux et dénombrements[27] ne font pas partie de mon corpus puisque la majorité de ces documents, produits entre 1723 et 1745 – mis à part quelques exceptions[28] –, visaient à répondre au devoir féodal des seigneurs envers leur suzerain pour donner suite à l’ordonnance en 1722 de l’intendant Bégon[29]. Leur confection n’a donc pas été entreprise par les seigneurs sous l’impulsion d’une volonté de se doter d’instruments de gestion seigneuriale, mais plutôt par un désir du gouvernement colonial de se doter d’outils administratifs et juridiques à l’égard de sa colonie. Autrement dit, les données récoltées à l’aide de mon corpus ne concernent que les documents ayant été produits à la demande des seigneurs. Actuellement, mon corpus de sources comprend un total de 365 documents, dont 46.58% sont des terriers et dont 27.67% sont des lettres de terriers seules[30] (voir tableau 1).
TABLEAU 1
Nombre de documents faisant partie de mon corpus selon leur type
En plus d’être classés par « type », les documents de mon corpus sont classés par région : les seigneuries de la région de Québec, les seigneuries de la région de Trois-Rivières et les seigneuries de la région de Montréal. Par exemple, en ce qui a trait aux terriers (sans distinction), on compte 102 terriers pour la région de Québec, 43 pour la région de Trois-Rivières et 47 pour la région de Montréal. Même si la région de Québec, s’étendant au sud de Deschaillons à Matane, et au nord de Grondines à La Malbaie, couvre un territoire géographique plus grand que les deux autres régions, il reste que mon corpus présente un problème de représentativité.
La base de données initiale remise par Rénald Lessard regroupait, selon lui, des documents concernant environ 80% des seigneuries de la région de Québec. Or, malgré les ajouts réalisés au cours des dernières semaines, mon corpus est encore déséquilibré alors que la région de Québec est surreprésentée par rapport aux deux autres régions (voir graphique 1).
GRAPHIQUE 1
Pourcentage de documents de mon corpus selon leur région d’appartenance
Lorsqu’on compare le nombre de seigneuries de la région de Québec avec le nombre de seigneuries de la région de Montréal, l’écart n’est pas aussi important que celui que nous remarquons dans le graphique 1 : en 1725, il y avait 75 seigneuries dans la région de Québec, 42 dans la région de Trois-Rivières et 60 dans la région de Montréal[31].
Il faut rappeler que le graphique 1 ne réfère pas au nombre de seigneuries pour lesquelles nous retrouvons des outils de gestion, mais plutôt au classement en pourcentage du nombre de documents de mon corpus selon leur région d’appartenance. Il sera intéressant d’analyser, au cours des prochaines semaines, combien de seigneuries de chaque région sont réellement touchées par ma recherche. Néanmoins, le manque de représentativité de la région de Montréal demeure une limite à l’analyse de la pratique de terrier sur le territoire laurentien.
2. Le portrait d’une pratique : méthodologie et hypothèses de recherche
Dans le cadre de ma recherche, je m’intéresse aux contextes et aux caractéristiques formelles d’un corpus de documents relatifs à la gestion seigneuriale produits entre le début du XVIIe siècle et le milieu du XIXe. Pour ce faire, je procède à une analyse croisée des données de divers types (nominatives, chiffrées, spatiales et chronologiques). En plus de mes données référant aux documents relatifs à la propriété foncière (identifiés dans le tableau 1), j’utilise les sources suivantes afin de compléter ma base de données : Inventaire des ordonnances des Intendants de la Nouvelle-France[32], le recensement de 1667[33], le recensement de 1681[34], l’ouvrage Description topographique de la province du Bas Canada avec des remarques sur le Haut Canada[35] (1815) et le Dictionnaire topographique de la province du Bas Canada[36](1832). Bref, au cours de ma recherche, je ne me livre pas à l’exploitation approfondie des données foncières et socioéconomiques contenues dans les multiples déclarations des censitaires (cela en soi représenterait un projet viable, mais devant alors être limité à un seul papier terrier). J’examine plutôt les similitudes et les différences d’un corpus regroupant les papiers terriers connus et recensés afin établir le portrait et la temporalité de cette pratique de gestion seigneuriale. Les hypothèses principales de ma recherche sont les suivantes :
- Bien que certains terriers aient été constitués au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, la pratique des terriers s’implante véritablement sur le territoire laurentien qu’à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et surtout au XIXe siècle, alors que les seigneuries deviennent de plus en plus peuplées.
- La confection d’un terrier est intimement liée à l’identité des seigneurs et à l’état de peuplement et de développement de la seigneurie pour lequel le terrier est réalisé. L’achat ou la vente d’une seigneurie est également un incitatif majeur quant à la confection d’outils de gestion.
- À l’instar des feudistes – théoriciens de la pratique des terriers –, il y avait au Canada des notaires spécialistes des terriers.
Comme il est possible de le constater dans le tableau 1, mon corpus de sources comprend également des censiers (13.15% de mon corpus) et des titres nouvels (7.40% de mon corpus). Ces deux types de documents sont des outils de gestion qui, au même titre que les terriers, ont été utilisés par les seigneurs afin de gérer leur seigneurie. On voit notamment une utilisation des censiers plus fréquente et plus précoce au sein des seigneuries ecclésiastiques, ce qui sous-entend une gestion seigneuriale plus importante, souvent à une époque où il n’existait pas ou peu d’outils de gestion semblables au sein des seigneuries laïques. De plus, lorsque l’on se penche un peu plus sur les censiers produits au XVIIe et au XVIIIe siècle, on remarque que certains censiers faisaient office de terriers. Il semble donc que, pour certains seigneurs, leur volonté de se doter d’outils de gestion (que ce soit afin de connaitre ou développer leur seigneurie) n’était pas nécessairement assortie d’un désir de produire des documents possédant une valeur juridique. Il me semble juste de poser l’hypothèse que, si au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, la confection de censiers pouvait venir combler – au sein des seigneuries relativement peu développées – le besoin des seigneurs de se doter d’outils de gestion, la confection d’un terrier – en raison de son caractère juridique et légal – devenait pratiquement indispensable lorsqu’il s’agissait de produire un document pour une seigneurie développée et peuplée, et ce, notamment lors du dernier quart du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle.
La dimension légale du terrier est également pertinente lorsqu’on s’intéresse au mode d’élaboration de ce document. La confection d’un terrier est une procédure codifiée et encadrée par les autorités coloniales, tant sous le Régime français que sous le Régime britannique. Grâce à une ordonnance ou à une lettre de terrier émise par les autorités, le seigneur contraint ses censitaires à venir présenter leurs titres au notaire de son choix, aussi nommé commissaire à terrier. Ainsi, si le terrier est un outil de gestion de l’espace, il devient aussi un outil de contrôle. Les titres nouvels s’inscrivent dans cette même optique : constitués souvent entre la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, ils permettaient aux seigneurs d’effectuer « une mise à jour des titres [des censitaires] sur une base individuelle[37] ». Notons que pour un censitaire endetté, la passation d’un titre nouvel constituait une reconnaissance de dette envers le seigneur. Comme le démontre LaRose, les seigneurs pouvaient également demander l’émission de lettres de terrier pour la confection de titres nouvels. Mes recherches actuelles montrent qu’un peu plus de la moitié des titres nouvels recensés dans mon corpus (14 titres nouvels sur 17) ont été confectionnés après l’émission d’une lettre de terrier. Il devient donc important de considérer les titres nouvels comme des outils complémentaires aux terriers.
Résultats attendus : le rythme d’imposition de la pratique des terriers et les incitatifs de production
Au cours des prochaines semaines, alors que j’entamerai la rédaction de mon mémoire et l’analyse fine de mes données, j’aurai l’occasion de confirmer ou d’infirmer mes hypothèses de recherche. Or, jusqu’à maintenant, mes résultats de recherche tendent à confirmer l’hypothèse selon laquelle la pratique des terriers s’est véritablement implantée sur le territoire laurentien à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et surtout au XIXe siècle. En effet, lorsqu’on s’attarde le graphique 2, on remarque que seulement 16 terriers ont été confectionnés avant 1763 (sur un total de 165 terriers (sans distinction) [38]). Si la confection du papier terrier général de la colonie dès 1723 peut avoir incité certains seigneurs à se doter d’outils de gestion[39], ceux-ci ont été majoritaires à entamer la confection de tels instruments à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle.
GRAPHIQUE 2
NOMBRE DE TERRIERS CONFECTIONNÉ SELON L’ANNÉE DU DÉBUT DE LEUR CONFECTION
Il reste désormais à déterminer l’incitatif de production de ces documents de même que l’identité des seigneurs ayant demandé leur confection. Il sera également pertinent de se pencher sur l’état de développement et de peuplement des seigneuries au moment où le terrier est constitué.
Afin d’alimenter mes réflexions, j’ai réalisé l’exercice pour trois seigneuries spécifiques, dont le choix a été basé sur l’identité du seigneur et l’intensité du développement de la seigneurie : Notre-Dame-des-Anges (seigneurie ecclésiastique, détenue par les Jésuites, et rapidement peuplée), Lauzon (détenue par des seigneurs laïcs, densément et précocement peuplée), et Kamouraska (détenue par des seigneurs laïcs et plus tardivement peuplée).
a) Notre-Dame-des-Anges
Pour la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, deux terriers (1754-? ; 1825-1831) et trois censiers (1717-1754 ; 1754-1783 ; 1831-1856) ont été produits. Deux lettres de terriers ont été émises pour cette seigneurie : une en 1816 pour laquelle aucun terrier n’a été retrouvé, et une autre en 1825 pour un terrier produit entre 1825 et 1831. En 1800, le dernier père jésuite, Jean-Joseph Casot, meurt ; les biens et propriétés des Jésuites sont récupérés par la couronne britannique. C’est la couronne qui entreprend donc la confection des derniers documents de gestion de cette seigneurie. Les auteurs des documents dont nous avons l’information, soit André Genest et Roger Lelièvre, sont tous des notaires. Ces deux notaires ont également produit d’autres terriers pour la seigneurie de Sillery, appartenant aux Jésuites, et pour la seigneurie de Bélair, appartenant à des seigneurs laïcs. L’état du développement de la seigneurie indique que les Jésuites ont rapidement développé des outils de gestion[40], et ce, afin d’encadrer – voire de stimuler – le peuplement et le développement seigneurial.
b) Lauzon
Dans le cas de la seigneurie de Lauzon, James Murray demande la confection d’un terrier en 1765, ayant acheté la seigneurie en 1764. Jean-Antoine Saillant, notaire assez prestigieux[41], s’occupe de la production du document en question. La confection est rapide : en quatre mois l’opération est terminée. Les trois autres terriers retrouvés pour la seigneurie de Lauzon concernent certaines parties précises de la seigneurie, et ont tous été demandés par le seigneur John Caldwell à partir de 1825. Selon le Dictionnaire biographique du Canada, Caldwell était soucieux quant au développement de sa seigneurie ; ainsi, il avait augmenté les rentes seigneuriales des censitaires[42]. C’est sans doute ce pour quoi il a produit des terriers. Sauf pour le terrier de la Côte de Lauzon, Gaspé et Saint-Étienne, produit par le notaire Félix Têtu[43] entre 1825 et 1827, Caldwell demande à l’arpenteur Pierre Lambert de confectionner les terriers des paroisses Saint-Nicolas, Saint-Joseph et Saint-Jean-Chrysostome. Entre 1809 et 1835[44], Lambert travaille pour Caldwell et il produit en 1828 les plans de la seigneurie de Lauzon. Ce dernier lui octroie un arrière-fief, dans la seigneurie de Gaspé[45].
On remarque que les terriers ont été produits selon des incitatifs particuliers et par des gens déjà connus des familles seigneuriales. De plus, tout comme Murray, Caldwell n’était pas résident au sein de la seigneurie. À première vue, il me semblait curieux qu’aucun terrier ou censier n’ait été confectionné sous le Régime français, et ce, malgré une population assez importante[46]. Or, au cours du dernier mois, un nouveau document a été retrouvé, datant du 4 février 1737 : un arrêt qui ordonne que soient expédiées les lettres de terrier à Étienne et Joseph Charest, fils de Étienne Charest (père), seigneur de Lauzon. Cet arrêt prouve qu’il était nécessaire, pour les seigneurs de Lauzon, de produire des documents, dès la première moitié du XVIIIe siècle, afin de faciliter la gestion de la seigneurie en plein développement.
c) Kamouraska
Finalement, pour la seigneurie de Kamouraska, trois terriers (1721-? ; 1827-1827 ; 1827-1832) et un censier (1832-1848) ont été retrouvés. En 1721, le seigneur Henry Hiché demande la confection d’un terrier puisqu’il désire vendre sa seigneurie : il la vend en 1723 à Morel de La Durantaye. Les deux autres terriers sont réalisés chacun par deux notaires, soit François LeTellier et Pierre Garon. Garon avait déjà réalisé les terriers de Rivière-Ouelle et de L’Islet-du-Portage. Il était sans doute déjà connu par le seigneur Paschal Taché qui, lui, était résident dans sa seigneurie. Dans ce cas-ci, je suppose que la nécessité de se doter d’outil de gestion était directement en lien avec le peuplement de la seigneurie qui semblait être en augmentation : vers 1832, il y avait 5 495 personnes vivant dans la seigneurie et la seigneurie était en plein développement[47].
À la lumière de cette courte analyse, il m’apparait clair que l’identité du seigneur semble avoir considérablement influencé le moment de la confection d’instrument de gestion, comme les terriers. Au sein des seigneurs ecclésiastiques, les seigneurs semblent se doter plus rapidement d’outils de gestion afin d’administrer efficacement leurs fiefs. En ce qui a trait aux seigneuries laïques, la production d’outils semble être entreprise lorsqu’il y a un incitatif de production, soit la vente ou l’achat d’une seigneurie, ou encore lorsque l’intensité du développement seigneurial le nécessite. Toutefois, ces hypothèses restent toujours à confirmer, ce que je pourrai faire au cours des prochains mois.
Comme pour les seigneurs, je m’attarderai également à l’identité des notaires, choisis par les seigneurs et mandatés par les autorités coloniales afin de produire un terrier ou un titre nouvel. Rénald Lessard avait notamment identifié Jean-Baptiste Taché comme étant un notaire spécialisé dans la confection de papiers terriers. Tout en me penchant sur les 365 documents de mon corpus, je serai amené à identifier d’autres notaires spécialistes de cette pratique. Je pourrai ensuite observer les effets de cette spécialisation sur leur profession, par exemple : cette spécialisation les amène-t-elle à délaisser tous leurs autres types de travaux ? Ces notaires spécialistes sont-ils appelés à se déplacer fréquemment, voire à devenir des notaires « itinérants » ? Il m’est évidemment essentiel de m’intéresser aux acteurs de la pratique des terriers, et ce, afin de préciser la façon par laquelle cette pratique de gestion seigneuriale se met en place et évolue au sein de l’espace seigneurial laurentien.
Références
Bibliographie
[1] Jacques Mathieu, « Le régime seigneurial », 2013, Encyclopédie canadienne, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/regime-seigneurial (Page consultée le 5 octobre 2018).
[2] Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 44 n° 4 (1991), p. 569.
[3] Richard Chabot, « Les terriers de Nicolet : une source importante pour l’histoire rurale du Québec au début du XIXe siècle », Les Cahiers nicolétains, vol. 6, n° 3 (septembre 1984), p. 114-126.
[4] Alain Laberge (avec la collaboration de Jacques Mathieu et Lina Gouger), Portrait de campagnes : la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle, Québec, Presse de l’Université Laval, 2010, 155 p. ; et Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », op.cit., p. 567-587.
[5] Renald Lessard, « Retrouver la propriété de nos ancêtres : l’apport des papiers terriers seigneuriaux », L’Ancêtre, vol. 26, n°262 (printemps 2003), p. 247-249.
[6] André LaRose, La seigneurie de Beauharnois, 1729-1867 : les seigneurs, l’espace et l’argent, Thèse de doctorat(histoire), Université d’Ottawa, 1987, 685 p., et André Larose, « Un terrier en pièces détachées : les titres nouvels de la seigneurie de Beauharnois (1834-1842) », dans Benoit Grenier et Michel Morissette, dir. Nouveaux regards en histoire seigneuriale au Québec, Québec, Septentrion, 2016, p. 120.
[7] Denise Angers, Le terrier de la famille d’Orbec à Cideville, Haute-Normandie, XIVe-XVIe siècles, Montréal, les Presses de l’Université de Montréal et Société de l’Histoire de Normandie, 1993, p. 17.
[8] Robert Fossier, Polyptyques et cerisiers, typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1978, 70 p.
[9] « [Le polyptyque carolingien] reposait sur des enquêtes qui permettaient aux agents du seigneur de recueillir les déclarations des tenanciers ; aussi l’inventaire, précisant pour chaque villa les droits du seigneur, avait-il valeur d’acte authentique. Ce type de document ne survécut pas au Xe siècle. » (Albert Soboul, Problèmes paysans de la révolution, 1789-1848, Paris, François Maspero, 1983, p. 26.).
[10] « À partir du XIIIe siècle, des seigneurs firent dresser des inventaires plus détaillés et plus perfectionnés : le censier se présente comme une description systématique de la censive d’une seigneurie. Cette pratique nouvelle correspondait à un besoin de précision et de clarté que manifestait alors le renouveau des études juridiques et du droit romain ; elle était encore liée à l’évolution contemporaine des actes privés relatifs aux censives » (Ibid.).
[11] Ibid., p. 25.
[12] Ibid., p. 27.
[13] Les conjonctures sociales et économiques amenées par la guerre de Cent Ans – soit les dévastations, la désorganisation des seigneuries et les exigences de reconstruction foncière – ont rendu plus urgent le besoin, chez les seigneurs, de confectionner des outils de gestion leur permettant de garantir leurs droits sur leurs terres et de faciliter le recouvrement des redevances.
[14] Albert Soboul, Problèmes paysans de la révolution, 1789-1848, op. cit., p. 27.
[15] Ibid.
[16] Voici deux exemples repris souvent par les auteurs : Edmé de la Poix de Fréminville, La Pratique universelle, pour la rénovation des terriers et des droits seigneuriaux, Paris, Gissey, 1746-1757, 5 vol. Charles-Louis Aubry de Saint-Vibert, Les terriers rendus perpétuels ou mécanisme de leur confection, ouvrage utile à tous propriétaires de terres ou de fiefs, à tous notaires, régisseurs, géomètres, féodistes et autres enfin qui se destinent à la partie des terriers, Paris, Charles-Louis Aubry de Saint-Vibert, 1787.
[17] « Sous sa forme la plus courante, le terrier se présente au mieux comme l’énumération d’articles dans lesquels les noms et qualités des censitaires sont indiqués, la nature, la superficie et les confins de leurs tenures, la nature et le montant des redevances dont elles sont chargées » (Albert Soboul, « De la pratique des terriers à la veille de la Révolution », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 19, n°6 (1964), p. 1056).
[18] Siècle identifié par Denise Angers comme le moment où la pratique connait son apogée en ce qui a trait à la fréquence de son recours et sa précision. Denise Angers Angers, op. cit., p. 18.
[19] Gabriel Fournier, « Les origines du terrier en Auvergne (XIIIe-XVe siècle) », dans Gislain Brunel, Olivier Guyotjeannin et Jean-Marc Moriceau, Terriers et plans-terriers du XIIIe au XVIIIe siècle, Paris et Rennes, École nationale des chartes et Association de l’Histoire des Sociétés Rurales, 2002, p. 11-12.
[20] Denise Angers, op. cit., p. 18.
[21] Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », op. cit., p. 569.
[22] Ibid., p. 572-573.
[23] André Larose, « Un terrier en pièces détachées : les titres nouvels de la seigneurie de Beauharnois (1834-1842) », op. cit., p. 118-145.
[24] Ibid., p. 120.
[25] Le titre nouvel est un « […] acte notarié constituant en une déclaration de reconnaissance seigneuriale de la part d’un censitaire. » (Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », op. cit., p. 575.).
[26] Le censier est « [u]n registre contenant la nomenclature des censives d’un fief et des droits qui y sont rattachés. Cet outil de gestion seigneurial prend la forme d’une liste de censitaires » (dans Benoit Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, Montréal, Boréal, 2012, p. 218).
[27] « Les aveux et dénombrements décrivent chaque unité cadastrale de chaque seigneurie, fournissant ainsi une énumération et une description standardisée, terre par terre » (dans Alain Laberge et Jacques Mathieu, dir., L’occupation des terres dans la vallée du Saint-Laurent : les aveux et dénombrements 1723-1745, Québec, Septentrion, 1991, p. VIII). On y retrouve le nom du propriétaire, le nombre et la nature des bâtiments, la superficie de terre concédée et la superficie de terre exploitée.
[28] C’est le cas pour certaines seigneuries ecclésiastiques, comme la seigneurie Notre-Dame-des-Anges détenue par les Jésuites où il y a la production d’aveux et dénombrement en 1678.
[29] Alain Laberge et Jacques Mathieu, dir., op. cit., p. X.
[30] Les lettres de terrier sont des documents émis par les autorités coloniales à la demande du seigneur l’autorisant à procéder à la confection d’un terrier pour sa seigneurie. Les lettres de terriers ont été majoritairement conservées à la Bibliothèque et Archives Canada (BAC) : dans mon corpus de sources, les lettres de terrier « seules » font référence aux lettres qui ont autorisé la confection d’un terrier, mais pour lesquelles aucun papier terrier n’a été retrouvé.
[31] Alain Laberge (avec la collaboration de Jacques Mathieu et Lina Gouger), Portrait de campagnes : la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle, op. cit., p. 13.
[32] Pierre-George Roy, Inventaire des ordonnances des Intendants en Nouvelle-France conservées aux archives provinciales de Québec, L’Éclaireur Limitée, Beauceville, 1919. 4 volumes.
[33] Bibliothèque et Archives du Canada, « Recensement, 1667 », dans Archives des Colonies : Série G 1 – 2474, volume 460, partie 2, p. 1-207. Il est possible de consulter le recensement en ligne à l’adresse suivante : http://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_c2474/173?r=0&s=1.
[34] Bibliothèque et Archives du Canada, « Recensement, 1681 », dans Archives des Colonies : Série G 1 – 2474, volume 460, partie 3, p. 1-477. Il est possible de consulter le recensement en ligne à l’adresse suivante : http://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_c2474/392?r=0&s=2.
[35] Joseph Bouchette, Description topographique de la province du Bas Canada avec des remarques sur le Haut Canada, et sur les relations des deux provinces avec les États-Unis de l’Amérique, Londres, W. Faden, 1815, 664 p.
[36] Joseph Bouchette, Topographical dictionary of the province of Lower Canada, London, Rees, Orme, Brown, Green, and Longman, 1832, 358 p.
[37] « […] acte notarié constituant en une déclaration de reconnaissance seigneuriale de la part d’un censitaire. » (Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », op. cit., p. 575).
[38] Cette donnée diffère de celle du tableau présenté précédemment puisque quatre terriers avec lettre de terrier et un terrier orphelin ne sont pas datés.
[39] Alain Laberge, « Seigneur, censitaires et paysage rural : le papier-terrier de la seigneurie de la Rivière-Ouelle de 1771 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 44, n° 4 (1991), p. 570.
[40] Le censier de 1717 fait référence à un terrier non recensé dans ma base de données.
[41] Roland J. Auger, « Jean-Antoine Saillant », dans Dictionnaire biographique du Canada, Université Laval et Université de Toronto, http://www.biographi.ca/fr/bio/saillant_jean_antoine_4F.html (Page consultée le 19 février 2020).
[42] Andrée Héroux, « John Caldwell », dans Dictionnaire biographique du Canada, Université Laval et Université de Toronto, http://www.biographi.ca/fr/bio/caldwell_john_7F.html (Page consultée le 19 février 2020).
[43] Il a dressé les terriers suivants : Foucault (ou Caldwell manor) (1828), Saint-George (1824), Saint-Normand (1824), Twhaite (1832).
[44] Société d’histoire de Saint-Romuald, « Maison Onésime-Roy », dans Société d’histoire de Saint-Romuald, https://www.histoiresaintromuald.com/maison-onesime-roy (Page consultée le 19 février 2020).
[45] Andrée Héroux, loc. cit.
[46] Par exemple, selon le recensement de 1681, il y avait 292 âmes et 236 arpents de terres exploitées.
[47] En 1815, Bouchette note la grande popularité de Kamouraska pour les vacanciers, mais aussi la richesse des terres et des fermes laitières de la seigneurie (p. 548-552). En 1832, il note 2 écoles, 12 scieries, 1 manufacture de chapeaux, 1 médecin, 6 commerçants, 4 tavernes, 39 artisans, 8 embarcations fluviales reliées au transport du bois et 10 voiliers (p. 168-169).