Le concept de résistance et ses manifestations dans le régime seigneurial canadien

Raphaël Bergeron-Gauthier
Université de Sherbrooke

Biographie : Raphaël Bergeron-Gauthier est candidat à la maîtrise en histoire, profil recherche, à l’Université de Sherbrooke. Son mémoire, qui est financé par le Fonds de Recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC) ainsi que la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), est dirigé par le professeur Benoît Grenier et s’intitule « Joseph Drapeau (1752-1810). Les stratégies familiales, professionnelles et foncières d’un seigneur-marchand canadien ».

Résumé: Cet essai propose une analyse dans le temps long du concept de résistance et ses manifestations au sein du régime seigneurial canadien. Sans prétendre offrir un portrait exhaustif des multiples formes de résistances qui ont gravité autour de cette institution, cet essai offre néanmoins une grande variété d’exemples. Nous retrouvons des analyses qui traitent des résistances associées au rapport seigneurs/censitaires à l’époque de la Nouvelle-France (1608-1760), des résistances d’acteurs libéraux face aux structures de l’institution elle-même durant le régime anglais (1760-1854) ainsi que des résistances, ou persistances, du régime seigneurial suite à son abolition en 1854. Les acteurs, les époques ainsi que les formes de résistances que nous retrouvons dans cet essai sont multiples.

Mots-clés: Résistances, régime seigneurial, Canada, Nouvelle-France, seigneurs, censitaires, Régime anglais, capitalisme, abolition, persistances seigneuriales.

 

Table des matières
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    Introduction

    Le régime seigneurial a été un élément structurant très important de la société canadienne. Étant donné que « la seigneurie a précédé tout le reste[1] », c’est elle qui a servi de cadre à l’éclosion de la colonisation. Ce mode de distribution et d’occupation des terres a laissé une empreinte géographique certes, mais son influence va largement au-delà de cet aspect. Entre sa mise en place au début du XVIIe siècle et l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans la province du Bas-Canada de 1854, voire jusqu’à tard au XXe siècle, les composantes de ce régime ont façonné la société canadienne sur les plans politiques, sociaux, économiques et culturels. Longtemps idéalisés par l’historiographie dite « traditionnelle » du régime seigneurial, les historiens.nes sont maintenant aux faits que de multiples formes de résistances se sont manifestées à l’intérieur des structures de ce régime[2]. Ainsi, il s’agira dans le cadre de cet essai de répondre à la question suivante : quels types de résistances peuvent être associées au régime seigneurial canadien? Nous établirons d’abord les paramètres qui, selon nous, caractérisent le concept de la résistance. Pour la suite, notre réflexion s’articulera autour de cinq études qui ont le mérite d’aborder des formes de résistances dans lesquelles les acteurs, les objectifs ainsi que les époques diffèrent. Les deux premières études, soit celles de Thomas Wien[3] et de Benoît Grenier[4], abordent les résistances passives et actives des censitaires envers les seigneurs, mais également les résistances des seigneurs envers les censitaires à l’époque de la Nouvelle-France (1608-1760). La troisième étude, celle d’André LaRose[5], traite de la résistance d’un acteur « libéral » contre l’existence même du régime seigneurial à l’époque du régime anglais (1760-1854). Enfin, les dernières études, celles de Benoît Grenier[6], concernent les résistances, ou « persistances » comme il les appellent, du régime seigneurial suite à son abolition (1854-2021).

    Le concept de résistance 

    D’un point de vue sémantique, le vocable de la résistance revêt plusieurs sens. Les historiens.nes qui souhaitent mobiliser ce concept dans leurs travaux peuvent l’employer pour désigner une désobéissance, une insurrection, une révolution, ou même pour qualifier une survivance, un pouvoir ou encore une idéologie. Loin d’être exhaustive, cette brève énumération atteste néanmoins du fait que la notion de résistance renferme des « réalités hétérogènes[7] ». Les usages massifs de ce concept en histoire, et également dans les autres disciplines des sciences sociales, témoignent de son « caractère spongieux[8] ». À première vue, les multiples sens associés à cet objet d’étude pourraient être perçus comme une faiblesse, car un terme qui signifie tant de choses à la fois peut, en effet, ne plus vouloir dire quoi que ce soit. Or, des nuances s’imposent. L’utilisation de cette notion en histoire ne se réduit pas à cette affirmation simpliste.

    Au sein des sciences exactes telles que la chimie, la biologie et la physique, il est tout à fait possible d’établir des lois universelles qui aboutissent, en toutes circonstances, aux mêmes conclusions. En histoire, toutefois, il n’existe aucune nomologie. Sous le regard des historiens.nes, les événements du passé ne sont que des contingences. Chaque conjoncture étudiée est unique et comprend ses propres spécificités. Le mandat des historiens.nes doit donc s’articuler autour d’une reconstitution des « causalités[9] » qui unissent les maillons d’une chaîne. Étant donné que chaque événement historique doit être considéré comme singulier, nous postulons dans cet essai que ce doit être identique lorsqu’il s’agit de la notion de résistance. Chaque résistance est singulière. D’ailleurs, ce constat n’est pas différent de ce qui s’observe pour d’autres concepts mobilisés en histoire. Ceux qui étudient la cosmogonie égyptienne en antiquité, par exemple, arriveront certainement à des résultats discordants de ceux qui analysent la cosmogonie grecque de la même période. On peut comprendre ce phénomène par le fait que l’histoire n’est pas une science exacte et que « sa manière d’expliquer est de faire comprendre, de raconter comment les choses se sont passées[10] ».

    Pour ces raisons, les historiens.nes sont bien au fait que les objets d’études qu’ils sélectionnent peuvent se manifester sous différentes formes en fonction des contextes historiques dans lesquels ils s’inscrivent. Ce sont d’ailleurs ces mêmes raisons qui doivent inciter les praticiens.nes de l’histoire à faire preuve de rigueur méthodologique en définissant les paramètres de leur objet d’étude. Il s’agit de faire des choix et les assumer. À cet effet, Antoine Prost évoquait que l’« on ne peut pas dire que quelque est sans dire ce que c’est[11] ». Ainsi, lorsque des historiens.nes choisissent la résistance comme objet d’étude historique, ils doivent définir les paramètres qui caractérisent cette notion, car le concept « n’est pas la chose, mais le nom par lequel on la dit, sa représentation[12] ». Les paramètres à établir sont, par conséquent, une définition du type de résistance qui sera étudié et la mention des différentes caractéristiques la composant telles que les acteurs, le cadre spatio-temporel ainsi que les enjeux. C’est ce que nous ferons pour chaque manifestation de résistance que nous mobiliserons dans la cadre de cet essai.

    L’arbitraire seigneurial sous le régime français

    Il est reconnu qu’au début du XVIIe siècle, période pionnière de la colonisation dans la vallée du Saint-Laurent, la puissance de l’autorité seigneuriale était plus modérée qu’en France[13]. Dans la perspective de l’offre et de la demande, la grande accessibilité des terres favorisait considérablement les colons puisqu’elle incitait les seigneurs à assouplir leurs exigences. Les seigneuries, pour être rentables, doivent être peuplées. Toutefois, cette réalité fut éphémère dans l’histoire du régime seigneurial canadien. Une fois la colonisation bien entamée, les seigneurs n’ont pas tardé à imposer une forme d’arbitraire seigneurial similaire à ce qui s’observait en France à la même époque. À cet effet, l’historien Thomas Wien, professeur agrégé à l’Université de Montréal et spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-France, considère qu’au Canada, « les privilèges d’une paysannerie coloniale, tels qu’un certain recul du prélèvement et un accès plus facile à la terre, se paient[14] ». Dans son étude qui aborde les conflits qui ont éclaté dans la seigneurie de la Rivière-du-Sud vers 1740, Wien parvient, sous l’influence d’une grille d’analyse marxiste, à mettre en évidence deux formes de résistances. L’une provient des censitaires et l’autre des seigneurs. Dans la trame de faits qu’il a reconstituée, l’élément déclencheur est le suivant : les membres de la famille Couillard, seigneurs du fief, ne respectent pas leurs obligations banales[15]. Les censitaires se sont opposés, de plusieurs manières, à cette situation. Ils ont fait de nombreuses plaintes aux seigneurs, réalisé une pétition qui a été signée par une soixantaine de chefs de famille et ils ont également boycotté les moulins de la seigneurie. Les seigneurs, quant à eux, n’ont pas la même perception de la situation. En février 1742, ils entament une poursuite judiciaire contre les censitaires impliqués dans ces différentes formes de résistances. Le verdict du juge de la Juridiction royale de Québec est prononcé en faveur des seigneurs. Par la suite, la situation prend des ampleurs démesurées. Elle se rend au Conseil supérieur de Québec, puis à l’intendant de la colonie et finalement jusqu’à Versailles, en France. Dans tous les cas, les jugements sont confirmés et accueillis en faveur des prétentions de la famille Couillard[16].

    Selon Wien, ce conflit reflète la réalité seigneuriale canadienne du XVIIIe siècle et il permet de mettre de l’avant deux constats. D’abord, à cette époque en Nouvelle-France, la paysannerie faisait preuve de « détermination » et de « capacité d’action », et ce, même en l’absence d’infrastructures communautaires[17]. Il mentionne toutefois qu’en dépit de cette capacité d’action, la réalité témoigne « du fait que la paysannerie canadienne est particulièrement exposée à l’arbitraire seigneurial[18] ». À la lumière de ce conflit aux multiples facettes, les constats établis par Thomas Wien sont riches en réflexion. Bien que les événements se manifestent dans un cadre spatio-temporel restreint, soit celui d’un seul fief, la seigneurie de la Rivière-du-Sud, et d’une seule décennie, 1740, ils nous permettent d’accéder à plusieurs formes de résistances. Nous constatons qu’elles se manifestent différemment en fonction des acteurs impliqués. D’un côté, nous accédons à des traces de résistances, passives et actives, de censitaires canadiens envers leurs seigneurs puisqu’ils ne respectent pas leurs obligations banales. De l’autre, nous voyons ce que nous pourrions qualifier de « contre-résistances » des seigneurs envers les demandes des habitants. Cela nous permet de constater que les intérêts, et notamment les moyens, n’étaient pas les mêmes pour les acteurs concernés. Enfin, cela témoigne également du fait qu’il y avait une forme de résistance, dans ce cas-ci celle des seigneurs, qui était nettement favorisée par les structures du pouvoir au détriment de l’autre forme, celle des censitaires.

    Plus récemment, l’historien Benoît Grenier, professeur titulaire à l’Université de Sherbrooke et spécialiste de l’histoire du Québec préindustriel, a également offert une interprétation de l’arbitraire seigneurial au Canada. L’une de ses études, réalisée sous la grille d’analyse de l’histoire socioculturelle, offre une perspective plus macro que celle de Wien. Elle a le mérite de prendre en considération dix seigneuries laïques[19], contrairement à une seule pour Wien. Ainsi, cet échantillonnage plus substantiel vient ajouter un poids aux postulats qui sont mis de l’avant dans l’étude. Au même titre que Wien, Grenier considère que le régime seigneurial était un « système largement favorable au pouvoir seigneurial » et que cela se produisait constamment « au détriment des censitaires canadiens[20] ». Plusieurs exemples, tels que le droit de réunion des censives au domaine avec l’appui de l’État, les corvées seigneuriales abusives et le caractère « monopolistique » des droits de banalité[21], témoignent de cette réalité.

    Cependant, en dépit de ce pouvoir oppressif envers les censitaires, Grenier démontre dans son article que les paysans canadiens étaient largement en mesure d’exercer un « contre-pouvoir à l’arbitraire seigneurial[22] ». Selon l’historien, bien qu’il n’y eût aucune institution communautaire en Nouvelle-France, cela n’empêchait pas la « communauté paysanne » de résister aux différentes formes d’abus qu’elle subissait. Grenier démontre que les communautés rurales canadiennes, du moins celles plus anciennement établies, avaient la capacité de « parler d’une seule voix » et de « s’organiser de manière à résister aux manifestations abusives du pouvoir seigneurial[23] ». Par exemple, en 1724, les marguilliers de la seigneurie de Beauport, en tant que représentants élus des paroissiens, ont parlé d’une seule voie afin de s’opposer à l’utilisation, qu’ils considèrent abusive, des privilèges de la seigneuresse du fief Marie-Catherine Peuvret. Ils contestent son droit de réquisitionner un second banc honorifique dans la nouvelle Église de la paroisse pour les membres de sa famille. Face à cette résistance, qui se règle avec l’intervention de l’État, les marguilliers sont amendés par l’intendant Bégon et le verdict revient en faveur de la famille seigneuriale[24]. Les exemples que Grenier mobilise ont souvent les mêmes conclusions que celle mise de l’avant par Thomas Wien. Le pouvoir seigneurial obtient, dans la grande majorité des conflits, un verdict en faveur de ses intérêts. Toutefois, Grenier est parvenu à mettre la main sur une exception. En juillet 1728, Nicolas Rivard, censitaire de la seigneurie de Grondines, conteste le droit de pêche de son seigneur et une fois rendu à la Cour de l’intendant, Rivard obtient gain de cause[25]. Cette exception tend toutefois à confirmer la règle.

    Enfin, tout comme l’étude de Wien, celle de Grenier révèle que le système était largement favorable au pouvoir seigneurial et que malgré cette conjoncture, les communautés rurales canadiennes avaient les moyens de « s’organiser de manière à résister aux manifestations abusives du pouvoir seigneurial[26] ». Elle permet de poursuivre, voire confirmer, la réflexion entamée par Thomas Wien dans les années 1990. Ainsi, à la lumière de ses deux études, nous sommes en mesure de postuler que sous le régime français, les censitaires et les « communautés paysannes » résistaient de multiples manières à l’arbitraire seigneurial. Il est néanmoins important de préciser que leurs objectifs n’étaient pas, comme ce fût le cas en France lors de la Révolution, d’abolir l’institution seigneuriale. Ils désiraient plutôt améliorer leurs conditions de vie et diminuer les manifestations de l’arbitraire seigneurial qui pesaient sur leurs quotidiens. En ce qui concerne les seigneurs, ils désiraient surtout asseoir leur autorité. Avec l’aide de l’État, ils étaient en mesure de consolider leur pouvoir dans leurs seigneuries.

    Les résistances aux structures du régime seigneurial sous le régime anglais

    Les historiens.nes s’entendent de manière assez unanime pour attester de l’existence d’un certain « durcissement » du régime seigneurial canadien sous le régime anglais (1760-1854) [27]. Ce durcissement se comprend, selon Christian Dessureault, dans la hausse des rentes annuelles, dans l’alourdissement et la multiplication des charges inscrites dans les contrats de concessions, dans l’application rigide des droits et privilèges des seigneurs et, enfin, dans l’emploi par les seigneurs de pratiques spéculatives sur les terres neuves[28]. Ce phénomène est le prolongement de l’arbitraire seigneurial que nous avons eu l’occasion d’explorer dans la section précédente. Tout comme les formes de résistances que nous avons mobilisées pour le régime français, le « durcissement » dont parlent les historiens.nes implique les seigneurs ainsi que les censitaires. Toutefois, sous le régime anglais, une nouvelle forme de résistance associée au régime seigneurial, qui ne concerne pas ce rapport seigneur/censitaire, est apparue. Certains acteurs ont tenté de résister, d’un point de vue juridique, aux structures du régime seigneurial. Ils voulaient son abolition. L’historien André LaRose, chercheur indépendant, a étudié l’une de ces manifestations survenues au XIXe siècle. Au moyen d’une approche microhistorique de type biographique, il a analysé le cas de « la commutation en tenure[29] » des censives non concédées de la seigneurie de Beauharnois par le seigneur britannique Edward Ellice.

    Le 10 mai 1833, après quatre tentatives qui se chevauchent depuis 1822, le seigneur Ellice obtient ses lettres patentes de la Couronne d’Angleterre et, par le fait même, la commutation des terres non concédées de sa seigneurie de Beauharnois, près de Montréal. Il peut désormais vendre ses terres qui sont devenues libres en redevances, « suivant la manière de posséder des terres prépondérantes en Angleterre à la même époque[30] ». Cette commutation s’inscrit dans le contexte des décennies 1820 et 1830, époque où cette question du changement dans le régime juridique régissant les propriétés foncières était au cœur des débats politiques du Bas-Canada[31]. Selon LaRose, la commutation d’Edward Ellice, qui en a entraîné d’autres par la suite, aurait eu un effet néfaste sur les finances publiques du Bas-Canada ainsi que sur les populations rurales à la recherche de terres pour s’installer. La commutation en tenure, qui est une résistance aux structures du régime seigneurial, « est une facette méconnue de l’histoire du régime seigneurial qui jette un éclairage sur les intérêts financiers des partisans d’une certaine forme d’abolition du régime seigneurial[32] ». Dans son étude, l’historien démontre que le seigneur de Beauharnois était un tenant de la libre entreprise et que ce dernier « considérait que le Bas-Canada était arriéré par rapport au reste de l’Amérique du Nord[33] ». Ces intentions étaient d’« amener la colonie sur le chemin du progrès » et pour ce faire, il fallait selon lui débarrasser le Bas-Canada « des entraves du régime seigneurial qui freinait l’expansion du capitalisme et détournait les immigrants britanniques[34] ». Aux yeux de LaRose, la commutation en tenure représente, dans l’histoire du régime seigneurial, « une brèche dans le système, un germe de désintégration[35] ». Cette brèche aurait été percée par des hommes d’affaires qui, au nom du progrès, voulaient assurer le triomphe du capital marchand sur cette institution. Ellice serait, toujours selon LaRose, « un homme qui, sous le couvert de l’intérêt public et sous prétexte de modernisation, a su défendre ses intérêts personnels et s’enrichir au détriment du bien commun[36] ».

    Contrairement aux articles de Wien et Grenier qui traitent de l’époque de la Nouvelle-France, et notamment des résistances entre les censitaires et les seigneurs, cette étude aborde une forme de résistance associée au régime seigneurial tout à fait différente. Elle témoigne du fait qu’il y avait, sous le régime anglais, des acteurs libéraux qui résistaient aux structures du régime seigneurial. En comparaison aux résistances effectuées entre les censitaires et les seigneurs, qui ne désiraient pas l’abolition du régime, mais bien l’amélioration de leurs conditions ou de leurs privilèges, le cas d’Edward Ellice nous renseigne sur des acteurs engagés dans la mise en place du libre marché au Bas-Canada. Des acteurs qui souhaitaient l’abolition du régime seigneurial. D’ailleurs, dans les années qui suivent la commutation d’Edward Ellice, ce désire d’abolition de l’institution chez les partisans du libre marché augmente considérablement. Avec les premières manifestations du capitalisme industriel au XIXe siècle dans la vallée du Saint-Laurent, « le caractère anachronique » du régime seigneurial devient de plus en plus évident[37]. « Dans les villes comme Montréal ou Québec, où toute terre relève d’un seigneur, mais aussi dans le monde rural, les contraintes imposées par la seigneurie […] deviennent la cible d’une bourgeoisie anglophone mécontente de ces entraves à l’entrepreneuriat[38] ». Ce sont ces différents enjeux qui, en 1854, aboutissent à l’abolition du régime seigneurial.

    Les « persistances » du régime seigneurial suite à son abolition

    Le 18 décembre 1854, la loi mettant un terme au régime seigneurial, connue sous le nom d’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans la province du Bas-Canada, est adoptée.  Cette date correspond à l’abolition juridique de l’institution au Canada. Toutefois, comme l’a démontré l’historien Benoît Grenier dans ses travaux sur les « persistances seigneuriales », les décennies qui suivent l’abolition témoignent d’une tout autre réalité. Il s’avère que le régime seigneurial n’est pas, comme ce fut le cas pour son homologue en France au moment de la Révolution, révoqué drastiquement, mais plutôt de manière très graduelle.

    La loi de 1854, évoque-t-il, porte en elle un curieux paradoxe : en même temps qu’elle vise à abolir les « droits et devoirs féodaux » qui subsistent dans la Province du Bas-Canada, elle vient confirmer les droits de propriété des seigneurs et garantir l’indemnisation de ces derniers pour toutes les pertes occasionnées par la loi, tant la propriété́ utile (les domaines et terres non concédées) que la propriété́ éminente (les droits des seigneurs sur les terres concédées) [39].

    Ainsi, l’année 1854 ne représente pas une rupture irrévocable dans l’histoire du régime seigneurial. Des parcelles de ce régime ont concrètement persisté pendant plus d’un siècle après son abolition pour ensuite laisser des traces archivistiques, immobilières et mémorielles. Tel que démontré par Grenier, jusqu’à tard au XXe siècle, dans bon nombre de communautés de la vallée du Saint-Laurent, les relations entrent « seigneurs » et « censitaires » ainsi que le mode de vie seigneurial ont persisté. Les dernières rentes seigneuriales ont officiellement été versées aux « seigneurs » le 11 novembre 1940[40]. Ce jour symbolique, qui correspond à la Saint-Martin d’hiver, est le même qui obligeait les censitaires à se déplacer vers le manoir seigneurial pour aller payer leurs rentes aux seigneurs alors que le régime était encore en place. Après cette ultime date, la valeur capitalisée de ces rentes a été remboursée aux propriétaires (les seigneurs) par l’État. Les « censitaires », quant à eux, ont continué à acquitter une « rente » sous forme de taxe municipale jusqu’en 1970[41]. Ces constats témoignent de la survivance du régime seigneurial, que nous pouvons sans aucun doute considérer comme une forme de résistance. D’ailleurs, l’historien George Baillargeon écrit en 1968, alors que des membres de certaines communautés de la vallée laurentienne déboursaient encore une « rente » seigneuriale, que le régime seigneurial canadien « ne veut pas mourir[42] ».

    Un demi-siècle plus tard, en 2020, des legs du régime seigneurial sont toujours bien présents dans le quotidien de certains Québécois. À Vaudreuil, par exemple, l’église Saint-Michel a encore un banc seigneurial identifié des armoiries de la famille Lotbinière-Harwood ainsi qu’une chapelle seigneuriale sous laquelle reposent les membres de cette même famille[43]. Il y a également la messe annuelle des Seigneuriales de Vaudreuil-Dorion et le traditionnel souper des seigneurs qui font revivent de vieilles traditions seigneuriales[44]. Le Séminaire de Québec, quant à lui, possède une terre privée à l’est de la ville de Québec, nommée « la seigneurie de Beaupré », qui a une superficie supérieure à 55 États sur la planète[45]. À Trois-Pistoles dans la région du Bas-Saint-Laurent, la petite-fille du dernier seigneur ainsi que son fils, Anita Rioux et Gaston, sont encore surnommés « la seigneuresse » et « le fils de la seigneuresse[46] ». Il va sans dire que tous ces exemples récoltés par Grenier et son équipe, qui sont loin d’être exhaustifs, témoignent parfaitement de la survivance, cette forme de résistance, ou comme ils les nomment, des « persistances » du régime seigneurial canadien suite à son abolition.

    Conclusion critique

    À lumière de cet essai, nous avons constaté que lorsque l’on fait l’histoire du régime seigneurial au Canada, nous ne pouvons écarter la thématique de la résistance. Les résistances qui peuvent être associées au régime se sont manifestées sous de multiples formes et, surtout, elles se sont transformées au gré des conjonctures. Afin de comprendre les différents paramètres qui les caractérisent, nous l’avons vue, plusieurs grilles d’analyses historiques peuvent être exploitées. Thomas Wien a étudié un conflit survenu entre les censitaires de la seigneurie de la Rivière-du-Sud et les seigneurs de l’endroit sous une approche d’influence marxiste. Cela lui a permis de démontrer des aspects à caractères « féodaux » présents au sein du régime, dont la présence d’un « arbitraire seigneurial » similaire à ce qui était en place en France à la même époque ainsi que la « capacité d’action » des paysans à résister à cet arbitraire. Bien qu’il affirme que cette situation reflète la réalité seigneuriale du XVIIIe siècle au Canada, son cadre spatio-temporel présente certaines lacunes. Il est plutôt douteux de généraliser à l’ensemble de la société une situation conflictuelle survenue dans une seule seigneurie canadienne. C’est la raison pour laquelle l’étude de Benoît Grenier sur les limites du pouvoir et contre-pouvoir dans le monde rural laurentien aux XVIIIe et XIXe siècles, réalisés sous l’approche de l’histoire socioculturelle, est pertinente pour confirmer ou infirmer les thèses mises de l’avant par Wien deux décennies auparavant. Ce qui est intéressant, c’est que Grenier a analysé dix seigneuries et que les constats généraux sont malgré tous les mêmes. Le régime seigneurial canadien était un « système largement favorable au pouvoir seigneurial » et cela se produisait constamment « au détriment des censitaires canadiens[47]». Les censitaires, cependant, étaient concrètement en mesure d’exercer un « contre-pouvoir à l’arbitraire seigneurial[48] » et, bien que les exemples soient rares, ils pouvaient avoir gain de cause dans certaines situations. C’est une nuance pertinente à savoir pour ne pas se faire un portrait trop figé de comment se manifestait le pouvoir seigneurial dans la vallée du Saint-Laurent sous le régime français.

    L’étude d’André LaRose, quant à elle, nous a permis de rendre compte du fait qu’au XIXe siècle, avec l’arrivée du capitalisme dans la colonie, le régime seigneurial est devenu la cible d’une bourgeoisie anglophone mécontente de ces entraves à l’entrepreneuriat. Avec son approche microhistorique de type biographique, qui consiste à étudier le cas du seigneur de Beauharnois, Edward Ellice, il analyse une trajectoire individuelle certes, mais cela va au-delà ce paramètre puisqu’il se sert de cet individu comme porte d’entrée pour refléter certains paradigmes de la société. Dans ce cas-ci, son étude lui permet d’analyser le phénomène de la commutation en tenure franche des terres non concédées d’une seigneurie canadienne. Ainsi, il a été en mesure d’identifier quels étaient les intérêts financiers des tenants du libre marché qui désiraient l’abolition du régime seigneurial[49]. En ce qui concerne les dernières études, celles de Benoît Grenier sur les persistances seigneuriales au Québec, elles nous ont donné l’occasion de constater que le régime seigneurial lui-même a longtemps persisté après son abolition juridique en 1854. Les différentes études de cas, dont les sept seigneuries étudiées dans son ouvrage collectif, lui ont permis d’identifier plusieurs persistances seigneuriales et, ainsi, reconstituer un portrait qui représente bien cette réalité seigneuriale.

    Références

    Bibliographie

    [1] Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au 17e siècle, Paris, Plon, 1974, p. 241. Voir également Benoît Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, Montréal, Boréal, 2012, p. 21.

    [2] De la deuxième moitié du XIXe siècle jusque dans les années 1990, deux questions ont particulièrement intéressé les historiens du régime seigneurial canadien : était-il comparable au système féodal français? A-t-il engendré l’exploitation des censitaires? Ces questionnements ont fait naître deux grands courants historiographiques. Le plus ancien, issu d’un nationalisme avoué, puise ses origines en 1845 dans l’ouvrage Histoire du Canada de François-Xavier Garneau. Ce courant fait l’apologie d’un régime seigneurial « épuré » de tous ces éléments négatifs qui n’aurait occasionné aucun fardeau pour les censitaires. Cette tendance historiographique sera portée jusqu’en 1970 par des historiens, tant anglophones que francophones, qui ne vont jamais rompre avec le modèle initial proposé par Garneau. À partir des années 1960, des interprétations plus sévères envers l’institution émergent. Cette opposition concorde avec l’apparition du deuxième courant, celui des marxistes-wébériens. Dans ce courant, l’idée d’un régime « épuré » est fortement remise en question, voire déconstruite. Les historiens qui l’ont adopté vont plutôt miser sur la démonstration des aspects à caractères « féodaux » présents au sein du régime. Voir Serge Jaumain et Matteo Sanfilippo, « Le régime seigneurial en Nouvelle-France : Un débat historiographique », The Register, vol. 5, n° 2, 1980, p. 226-227. Voir également Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, p. 21-31.

    [3] Thomas Wien, « Les conflits sociaux dans une seigneurie canadienne au XVIIIe siècle : Les moulins des Couillard », dans Gérard Bouchard et Joseph Roy, dir., Famille, économie et société rurale en contexte d’urbanisation (17e-20e siècle), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1990, p. 225-235.

    [4] Benoît Grenier, « Pouvoir et contre-pouvoir dans le monde rural laurentien aux XVIIIe et XIXe siècles : sonder les limites de l’arbitraire seigneurial », Bulletin d’histoire politique, vol. 18, n° 1, automne 2009, p. 143-163.

    [5] André LaRose, « Objectif : commutation de la tenure : Edward Ellice et le régime seigneurial (1820-1840) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 66, n° 3-4, hiver-printemps 2013, p. 365-393.

    [6] Benoît Grenier, « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec : identité et transmission au sein des familles d’ascendance seigneuriale », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 72, n° 3, hiver 2019, p. 5-40.; Benoît Grenier, dir., Le régime seigneurial au Québec : Fragments d’histoire et de mémoire, Les éditions de l’Université de Sherbrooke, Sherbrooke, 2020, 209 p.

    [7] Valérie Cohen et José-Angel Calderon, « Introduction. Une catégorie d’analyse plastique et heuristique », dans Valérie Cohen et José-Angel Calderon, dir., Qu’est-ce que résister? Usages et enjeux d’une catégorie d’analyse sociologique, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2014, p. 12.

    [8] Ibid., p. 9.

    [9] À cet effet, voir chapitre 8, intitulé « Causalité et rétrodiction », dans Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 194-234.

    [10] Ibid., p. 194.

    [11] Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, édition le Seuil, 1996, p. 125.

    [12] Ibid., p. 141.

    [13] Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, p. 52.

    [14] Wien, « Les conflits sociaux dans une seigneurie canadienne au XVIIIe siècle … », p. 235.

    [15] Au sein des structures juridiques du régime seigneurial, les seigneurs ne sont pas sans devoirs envers leurs censitaires. L’une de leurs obligations consiste à construire et entretenir un moulin à blé à l’intérieur de la ou des seigneuries qu’ils possèdent. Voir Grenier, Brève histoire du régime seigneurial, p. 77-78.

    [16] Wien, « Les conflits sociaux dans une seigneurie canadienne au XVIIIe siècle … », p. 226-228.

    [17] Ibid., p. 235.

    [18] Ibid.

    [19] Le cadre spatial de cette étude implique le territoire seigneurial laurentien, mais plus particulièrement dix seigneuries laïques qui ont une caractéristique commune : elles sont toutes dirigées par une famille seigneuriale résidante dans la longue durée. Voir Grenier, « Pouvoir et contre-pouvoir dans le monde rural laurentien … », p. 144.

    [20] Ibid., p. 148.

    [21] Ibid., p. 148-149.

    [22] Ibid., p. 149.

    [23] Ibid.

    [24] Ibid., p. 143.

    [25] Ibid., p. 154.

    [26] Ibid., p. 149.

    [27] Christian Dessureault, Le monde rural québécois aux XVIIIe et XIXe siècles : cultures, hiérarchies, pouvoirs, Québec, Fides, 2018, p. 137.

    [28] Ibid.

    [29] La commutation en tenure implique le droit au seigneur de rétrocéder sa seigneurie à la Couronne pour se la faire redonner en franc et commun soccage. Il peut ainsi vendre les terres non concédées de sa seigneurie, ce qui n’est pas possible dans le cadre du régime seigneurial. Voir LaRose, « Objectif : commutation de la tenure : Edward Ellice et le régime seigneurial … », p. 365.

    [30] Ibid., p. 367.

    [31] Ibid., p. 372.

    [32] LaRose, « Objectif : commutation de la tenure : Edward Ellice et le régime seigneurial … », p. 368.

    [33] Ibid., p. 373.

    [34] Ibid.

    [35] Ibid., p. 392.

    [36] Ibid., p. 393.

    [37] Benoît Grenier, dir., Le régime seigneurial au Québec : Fragments d’histoire et de mémoire, Les éditions de l’Université de Sherbrooke, Sherbrooke, 2020, p. 9.

    [38] Ibid.

    [39] Ibid.

    [40] Benoît Grenier, « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec … », p. 7.

    [41] Ibid., p. 9.

    [42] George Baillargeon, La survivance du régime seigneurial à Montréal. Un régime qui ne veut pas mourir, Ottawa, Cercle du Livre de France, 1968, 309 p. Voir également Grenier, « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec … », p. 7.

    [43] Grenier, « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec … », p. 26.

    [44] Ibid., p. 14.

    [45] Raphaël Bergeron-Gauthier, « La « bienveillance » du Séminaire de Québec envers les habitants de sa seigneurie de Beaupré? : de 1664 à nos jours », dans Benoît Grenier, dir., Le régime seigneurial au Québec : Fragments d’histoire de mémoire, Les Éditions de l’Université de Sherbrooke, 2020, p. 159.

    [46] Grenier, « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec … », p. 23.

    [47] Grenier, « Pouvoir et contre-pouvoir dans le monde rural laurentien … », p. 148.

    [48] Ibid., p. 149.

    [49] LaRose, « Objectif : commutation de la tenure : Edward Ellice et le régime seigneurial … », p. 368.