Introduction
Dès leur arrivée au pouvoir en janvier 1933, les nazis voulurent prouver que « la supériorité » de l’Allemagne en Europe était due non seulement à leur puissance militaire et industrielle, mais aussi à « la supériorité » de la culture, des idées et des valeurs allemandes. Pour les nazis la cultureest à l’origine de tout et pour sauver la race nordique-germanique, il fallait opérer une « révolution culturelle »[1]. Cette révolution permettrait d’édifier une société nouvelle, fondée sur la race et épurée de ses éléments « indésirables ». Qu’est devenue la culture sous le nazisme ? Pratiques artistiques et pouvoirs politiques ont toujours été étroitement liés. Sous le Troisième Reich, la culture fut absorbée, elle aussi, dans les structures de l’État. Aucune sphère de l’existence publique et privée n’a échappé à la domination des idées fascistes[2]. Cette utilisation de la culture par les nazis comme instrument et expression du pouvoir politique s’exprima selon un double sens : d’une part, la constitution d’une culture nationale, officielle, pure et d’autre part, le rejet de toute production artistique ne répondant pas aux critères raciaux et idéologiques édictés par le régime totalitaire. Sous le nazisme, deux visions artistiques s’opposent : l’art « nazi » et l’art « dégénéré ». L‘exposition Art dégénéré à Munich en 1937 est souvent présentée, et c’est juste, comme une opération de propagande nazie majeure. Cependant, il faut voir plus loin : cet évènement est l’application directe de la politique culturelle nazie qui repose sur un système de valeurs extrêmement élaboré, amorcé depuis leur accession au pouvoir en 1933.
Sur quelles bases idéologiques repose la politique culturelle nazie ? Quelles sont les grandes étapes qui balisent la mise en place de cette politique ? Pourquoi l’exposition Art dégénéré de 1937 peut-elle être considérée comme le point culminant de cette politique ?
Ce présent essai se propose de revenir sur la vie culturelle des années 1920 et 1930 en Allemagne pour comprendre en quoi la République de Weimar est un terrain fertile à la propagation des idées nazies. Nous aborderons les bases idéologiques sur lesquels repose le nazisme pour comprendre leur politique culturelle et les différentes mesures prises dans leur combat pour édifier une société « nouvelle », fondée sur « la race » et épurée de ses éléments « corrupteurs ».
La vie culturelle dans l’Allemagne des années 1920 et 1930
Les bases idéologiques du nazisme ne sont pas nées en Allemagne au moment où le parti nazi fut fondé. Selon l’historien Lionel Richard, « les lignes de force qui l’orientent : pangermanisme, antibolchevisme et antisémitisme, sont antérieures à 1920, date à laquelle son programme fut établi »[3]. En effet, quand Hitler affirmait dans la première édition de Mein Kampf en 1925, la supériorité de la race aryenne, il était loin d’énoncer un principe original : il faisait « simplement l’écho d’une certitude que les milieux dirigeants, directement ou indirectement, tentaient d’inculquer depuis des dizaines d’années à la conscience allemande »[4]. Dans les années 1920, la « dégénérescence »[5] fut à nouveau, et plus que jamais, à l’ordre du jour – médical, eugéniste et politique[6]. Les nazis n’ont pas inventé le mot ni la chose, mais ils surent faire « de la dégénérescence un épouvantail et de la régénérescence un programme »[7]. Pour les nazis, les symptômes de la dégénérescence biologique de l’Allemagne étaient partout : baisse de la natalité, homosexualité, mélanges raciaux en hausse, soin accru aux malades … Selon eux, le symptôme le plus spectaculaire était l’art « dégénéré », notion sur laquelle nous reviendrons un peu plus tard.
Le nazisme est né dans la République de Weimar qui est elle-même issue de la défaite de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale. L’Allemagne des années 1920 et 1930 fut un terreau fertile pour la propagation des idées antidémocratiques. En effet, les premières années de la République sont fortement troublées : la signature du traité de Versailles en 1919 dénoncée aussitôt comme un « coup de poignard dans le dos » a miné d’entrée de jeu l’image de la République de Weimar pour les Allemands. Les difficultés se sont accumulées – la crise des années 1920, l’occupation de la Ruhr par la France en 1923, la tentative du putsch militaire, les attentats nationalistes … – ont fini par menacer l’existence de la République[8].
Néanmoins, la République de Weimar, malgré ses faiblesses, a donné la possibilité de liberté de création et favorisé l’éclosion de nouvelles formes artistiques. Durant les années 1920, l’Allemagne était un haut lieu de la production culturelle en Europe. Après la Première Guerre mondiale, « Berlin devient, même pour quelques années, l’un des lieux de création artistique les plus dynamiques du monde. Ce qu’il est convenu d’appeler l’avant-garde, en musique comme en peinture et au théâtre, y trouve des possibilités exceptionnelles de présenter au public ses productions et ses recherches »[9]. De nouveaux mouvements ont surgi en Allemagne dans le monde de l’art comme l’expressionnisme, la Nouvelle Objectivité, l’école du Bauhaus, le dadaïsme… Malgré tout, la vie culturelle reste profondément divisée durant cette période. Par exemple, les attaques contre l’art moderne furent initiées bien avant l’accession de Adolf Hitler au pouvoir. Selon l’historienne Emmanuelle Polack, « la crise socio-économique des années 1930, le chômage croissant et la montée du nazisme catalysèrent les charges contre la vie culturelle initiée sous la république de Weimar, en général, et les foyers avant-gardistes, en particulier »[10]. « La culture de Weimar » s’oppose donc à une autre culture dominée par le nationalisme, le classicisme et par une volonté de domination impérialiste. C’est dans cette culture que le nazisme va puiser ses idées et imposer sa vision culturelle. Au classicisme germanique prôné par les nazis s’oppose, à leurs yeux, la décadence artistique qui s’est déployée sur le terreau de la République de Weimar[11].
Aux origines de la définition raciale de la culture pour les nazis
Une fois arrivé au pouvoir, Hitler s’applique à mettre en place rapidement sa politique culturelle, car il pensait « qu’il était possible de stopper « le déclin » et d’initier la venue d’un nouvel âge d’or de la culture allemande en trouvant un nouveau style de vie, de culture et d’art, grâce au renouveau idéologique et à l’épuration raciale »[12].
Pour orienter sa nouvelle politique culturelle, le « Führer » pouvait compter sur son proche compagnon, Alfred Rosenberg. Architecte diplômé, cet estonien germanophone arrivé à la fin de l’année 1918 en Allemagne, devient membre de la mouvance völkisch (nationaliste et raciste) et enregistre ses premiers succès avec ses écrits politiques aux accents nettement antisémites et anticommunistes. Il entre alors dans le cercle très fermé de Hitler. Dès le début du mouvement, l’influence de Rosenberg est omniprésente dans l’établissement des bases idéologiques de la culture nazie. Dans son ouvrage, Le Mythe du XXe siècle, publié en 1928, « où son antisémitisme le dispute à son antibolchevisme, une âpre lutte se dessine contre tous ceux considérés comme attentant à la pureté de la Kultur germanique »[13]. Alfred Rosenberg nous donne la clef de compréhension de la pensée nazie quand il écrit que « la vision du monde national-socialiste repose sur la conviction que le sang et le sol forment l’essentiel de la communauté allemande, et que c’est à partir de ces deux éléments que doit se développer toute une politique esthétique et culturelle »[14]. Sous le terme de « sang », il convient de comprendre « race », c’est-à-dire celui qui appartient biologiquement « à la communauté raciale du peuple », l’homme aryen, qui seul peut prétendre accéder à la création d’un art allemand. Quant à la notion de « sol », elle traduit l’attachement à la terre des ancêtres et à leurs croyances. Aucune œuvre de l’esprit n’échappe au déterminisme « du sang et du sol ». L’art devient alors un instrument de propagande qui tombe sous l’arbitraire du pouvoir politique. Dans Mein Kampf, Hitler annonçait que « seraient chassés du théâtre, des beaux-arts, de la littérature, du cinéma, de la presse toutes les productions qu’il considérait comme d’un monde en putréfaction, et qu’elles seraient remplacées par un art au service de l’État et d’une morale »[15].
Le ministère de l’Information et de la Propagande
Les nazis sont conscients que la mise en œuvre de leur politique artistique ne pouvait s’effectuer exclusivement sous la contrainte et que, au contraire, elle nécessitait l’adhésion, qu’elle soit volontaire ou inconsciente. Ils décidèrent de créer le 13 mars 1933, le ministère de l’Information et de la Propagande, confié à Joseph Goebbels. Toutes les activités artistiques devaient s’intégrer à l’appareil de l’État. Une chambre de la culture comprenant six chambres spécifiques – presse, théâtre, littérature, musique, arts plastiques, radio et cinéma – regroupe d’autorité l’ensemble de ceux qui produisent et diffusent des « biens culturels », à condition évidemment qu’ils soient agréés par le pouvoir nazi[16]. Désormais, chaque champ d’activité artistique était verrouillé par l’idéologie nazie. Joseph Goebbels va employer tous ses talents de propagandiste à l’endoctrinement de la population allemande. L’art, entièrement contrôlé par l’État, avait pour fonction d’inculquer au peuple allemand les grandes valeurs prônées par les nazis telles que le sol et le sang, la pureté de « la race », le culte du chef, les valeurs guerrières, la famille et « l’Homme nouveau ».
Si le régime nazi a édicté les règles qui devaient dorénavant régir l’art allemand, il s’est également attelé à exclure toute production artistique ne répondant pas, d’une part, aux critères raciaux et idéologiques nazis, et d’autre part aux préceptes de l’art officiel que ce soit en termes de style ou de sujet[17]. Les nazis entreprirent donc presque aussitôt après leur arrivée au pouvoir une guerre ouverte contre l’art moderne, et plus concrètement contre ceux qu’ils estimaient se trouver à son origine, « les juifs », « les judéobolchéviques ». Hitler souhaitait mener « une guerre d’anéantissement » contre « la décadence et la dégénérescence ». Artistes et œuvres réprouvés furent ainsi mis au ban de la société et étiquetés sous l’appellation « d’art dégénéré ». Cette notion « d’art dégénéré » devient l’arme de propagande principale utilisée par les nazis pour mener leur combat contre l’art moderne[18].
L’art « dégénéré » contre le classicisme
Dans les années 1930, les termes de « déclin » et de « dégénérescence » étaient déjà devenus banals pour dénigrer les artistes dits modernes en Allemagne. Selon l’historien Lionel Richard, « Ils formaient les slogans de toutes les campagnes de l’extrême droite sous la République de Weimar »[19]. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le terme de « dégénérescence » était utilisé dans la médecine pour désigner « ceux qui s’écartent du type humain, dit normal parce que leurs nerfs étaient éprouvés, qu’ils avaient hérité de traits anormaux ou s’adonnaient à des excès moraux ou sexuels »[20]. La reprise de ce qualificatif par les nazis n’est pas anodine. On comprend que l’adjectif « dégénéré » dans l’expression consacrée « art dégénéré » est loin d’être un adjectif choisi à la légère. L’historien Johann Chapoutot explique que ce mot « plus profondément qu’une simple insulte, exprime une répudiation biologique, un jugement médical plus que négatif, annihilant, car il est à comprendre au sens littéral : l’art condamné par les nazis est l’expression d’un sang dégénéré, c’est-à-dire déchu de son genre, de son espèce »[21]. La production artistique, comme toute production culturelle, de la médecine au droit en passant par la musique, tout artefact humain, est le symptôme d’une biologie, la sécrétion d’un sang[22]. L’art des personnes « indésirables » est donc l’expression fidèle d’un problème pathologique, d’un système nerveux défaillant, d’une perception sensible irrémédiablement affectée. Les nazis considérèrent donc leurs œuvres, non pas comme de l’art, mais simplement comme les symptômes d’une maladie[23].
Menace pour la culture allemande, les œuvres modernes s’écartent délibérément des normes et des canons de l’art prôné par les nazis. « Les effets de couleur de l’impressionnisme, du fauvisme et les constructions géométriques du cubisme, de l’abstraction, des visions futures ou rêves dadaïstes ou surréalistes »[24] sont considérés comme autant de signes d’une décadence de l’art. Cependant, il est pratiquement impossible de donner une définition claire et explicite de ce que les nazis entendaient par « art dégénéré ».
L’épuration dans les collections allemandes
La Chambre de la culture dirigée par Joseph Goebbels prit rapidement toute une série de dispositions afin de verrouiller la production artistique et culturelle en Allemagne. Le point culminant de la mise au pas de la culture est 1937 avec les purges dans les collections des musées allemands et la double exposition de Munich. La réticence de Goebbels à agir contre l’art moderne à la fin de l’année 1935 et au début de l’année 1936 s’explique par l’accueil des Jeux olympiques. On le sait les visiteurs étrangers ont connu l’Allemagne dans une atmosphère plus tolérante et moins explicitement antisémite. Goebbels pensait que ce n’était pas le bon moment pour une mener une politique agressive contre la culture. Par exemple, à de rares exceptions près, les expositions d’art pendant cette période présentaient des œuvres d’art dans un style esthétique classique et glorifiaient l’Allemagne et ses dirigeants, mais les productions explicitement négatives étaient mises de côté jusqu’au départ des étrangers[25].
L’année 1937 voit la fin du laxisme en matière artistique : l’art est mis désormais tout entier au service de la mobilisation patriotique[26]. Le 1er décembre 1936, Hitler nomme Adolf Ziegler, peintre conformiste et nazi de longue date, président de la Chambre des Beaux-arts, un poste qu’il occupera jusqu’en 1943. Il reçut un décret du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, qui l’autorise « à sélectionner et confisquer » des œuvres d’art jugées décadentes dans les collections nationales pour monter une exposition. Ziegler s’est basé sur le livre de Carl Einstein[27], L’art au vingtième siècle, pour déterminer ce qui était moderne donc anti-allemand. Loin de reposer sur un fondement philosophique ou artistique, le qualificatif « dégénéré » correspondait à une invention propagandiste. Par exemple, l’expression diffamatoire « art judéobolchevique » inventée par les nazis et employée comme synonyme « d’art dégénéré » corrobore cette analyse[28]. Ces qualificatifs sont projetés sur les productions d’art moderne dans son intégralité, sans réflexions ni distinctions.
Ce sont ainsi 15 997 peintures, sculptures, dessins et estampes qui sont confisqués dans les musées allemands sous le Troisième Reich[29]. Entre les mois d’août et d’octobre 1937, tous les musées allemands furent épurés de leurs collections d’art moderne. La liste des artistes visés est impressionnante : Max Beckmann, Otto Dix, Paul Gauguin, Wassily Kandinsky, Oscar Kokoschka, Emil Nolde ou encore Henri Matisse et Pablo Picasso. Adolf Ziegler retient ensuite sept cent trente œuvres qui ont pour auteurs cent douze artistes pour la grande exposition sur l’art « dégénéré » [30].
L’exposition Art dégénéré, juillet 1937 à Munich
L’an 1937 représente donc le point culminant de la lutte contre l’art moderne menée dans l’Allemagne nazie. Lors de l’inauguration de la maison de l’Art allemand à Munich, deux expositions sont organisées en regard dans une volonté de produire un effet miroir. Elles devaient permettre au public de se représenter clairement ce qui était, d’une part, le produit de la décadence, de la folie et de la maladie et, d’autre part, le produit de « la force créatrice des Aryens »[31]. Elles sont visibles à Munich, lieu symbolique fort puisque cette ville était considérée comme la capitale historique du mouvement nazi[32]. Le 18 juillet 1937, en présence de Hitler, est solennellement inaugurée La Grande Exposition d’art allemand qui présente environ 600 peintures et sculptures répondant aux canons esthétiques prônés par le Troisième Reich[33]. Les œuvres symbolisent le modèle d’art revendiqué par les nazis. Lors de son discours d’inauguration, Hitler annonce l’application immédiate de la politique culturelle nazie : « À partir de maintenant, nous allons mener une guerre impitoyable d’anéantissement contre les derniers éléments de notre culture »[34].
Couverture du catalogue de la Grande Exposition d’art allemand de 1937 à Munich.
Source : photographie issue de l’ouvrage de Lionel Richard, L’Art et la Guerre. Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, p.51.
Adolf Hitler visitant la Grande Exposition d’art allemand, le 19 juillet 1937 à Munich.
Source : Bundesarchiv, Bild 183-2007-0605-501
L’exposition Art dégénéré est inaugurée le 19 juillet 1937 par Adolf Ziegler. Les sept cent trente œuvres choisies sont répartis sur neuf petites salles et regroupées par thème. Les œuvres sont mal accrochées, non encadrées pour beaucoup, exposées dans des salles peu éclairées et exiguës. Toutes les techniques sont utilisées pour déprécier l’art moderne et « rendre palpable le malaise suscité par une scénographie volontairement anarchique »[35]. Le ton est donné par les cartels explicatifs censés éclairer le visiteur : « Manifestation de l’âme juive », « Outrage aux héros », « La femme allemande tournée en dérision », « Les paysans allemands vus par les Juifs », « La folie érigée en méthode », « La nature vue par des esprits malades »[36]. Des slogans accompagnaient les toiles dans le but de les ridiculiser. Des dessins ou photos de malades mentaux sont mis en regard avec les peintures pour forcer le public à la comparaison[37]. Enfin, aux côtés de chaque œuvre, il était fait mention du prix d’achat exprimé en marks (gonflés par l’inflation) et l’année de son acquisition « pour susciter l’aversion des visiteurs, choqués par l’importance des sommes déboursées par les musées dans le contexte économique difficile des années 1920 »[38]. Les auteurs « de ces abominables barbouillages », selon les termes de Adolf Ziegler, font partie des artistes les plus célèbres de l’avant-garde allemande : Max Beckmann, Max Ernst, Otto Dix, Emil Nolde, Paul Klee …. mais aussi des artistes étrangers dont parmi eux Marc Chagall, Wassily Kandinsky, Edward Munch ou encore Pablo Picasso[39].
Cette exposition présentée comme « une rétrospective de l’indécent, du laid et de tout ce qui portait atteinte à la morale bourgeoise » avait pour but de « tourner en dérision ces artistes »[40]. Il est intéressant de souligner qu’elle remporta un franc succès. En effet, elle a battu tous les records de fréquentation pour une exposition d’art en Allemagne puisque plus de deux millions de personnes ont visité l’exposition à Munich entre juillet et novembre 1937 – une moyenne d’environ 20 000 visiteurs par jour – et environ un million de plus au cours d’une itinérance de quatre années dans d’autres villes du Reich, dont Berlin, Leipzig, Düsseldorf, Salzbourg, Weimar, Vienne et Hall[41]. En comparaison, La Grande Exposition d’art allemand a attiré un peu plus de 400 000 visiteurs en quatre mois, soit environ 3 200 par jour[42]. Il faut tenir compte cependant du fait que l’exposition d’art « dégénéré » était gratuite, au contraire de sa rivale, qui était payante. Cependant, le succès et l’intérêt du public fut tel que Joseph Goebbels, irrité, fit fermer l’exposition !
Couverture du catalogue de l’exposition « Entartete Kunst » représentant une sculpture de l’art juif allemand Otto Freundlich.
Source : musée d’art et du Judaïsme.
Un homme visitant l’exposition Art Dégénéré à Berlin, le 24 février 1938.
Source : Archives Reuters.
Descente de croix de Max Beckmann (1917) parmi d’autres peintures de Beckmann, Emil Nolde et Paul Thalheimer dans l’exposition Art dégénéré, Munich, 1937.
Sources : site internet du MoMA
Conclusion
Pour comprendre la culture sous le nazisme et aborder la question de l’art « dégénéré », il est nécessaire de revenir aux théories dans lesquelles l’idéologie nazie s’enracine. Le contrôle de la culture pour les nazis fut un élément majeur du projet national-socialiste. Cette « révolution culturelle » reposait sur une conception raciste de l’histoire et sur des valeurs déjà présentes dans la société allemande au début du XXe siècle comme le pangermanisme, l’antibolchevisme et l’antisémitisme. Les nazis vont donc dès leur accession au pouvoir en 1933 mettre en place des règles dans le monde artistique et culturel afin de baliser étroitement les seuls schémas de pensées autorisés.
L’année 1937 représente le moment fort de la lutte contre l’art menée par la politique culturelle du parti nazi avec l’épuration des productions artistiques modernes dans les collections des musées allemands et l’exposition Art dégénéré à Munich. La notion « d’art dégénéré » fut l’arme de propagande principale utilisée par les nazis pour mener leur combat contre l’art moderne. Rapidement, les considérations idéologiques furent sacrifiées sur l’autel de l’effort de guerre : les membres du parti nazi n’hésitèrent pas à mettre de côté leurs convictions idéologiques pour l’économie du Reich[43]. En effet, après la mise à l’écart de tous les éléments « impurs », l’étape suivante aurait dû être la destruction de ces œuvres. Pourtant, une autre attitude furent adoptée par les nazis : ces œuvres furent proposées sur le marché de l’art allemand, avant qu’elles ne soient proposées sur la scène internationale notamment à travers la vente de Lucerne organisée le 30 juin 1939.
Références
[1] Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017, p.244.
[2] Lionel Richard, Le nazisme et la culture, Bruxelles, Complexe, 2006, p.18.
[3] Richard, Le nazisme et la culture, p.23.
[4] Ibid., p.25.
[5] La théorie de la dégénérescence attribue l’origine des troubles mentaux à une transmission héréditaire ; elle domine la psychiatrie de la seconde moitié du XIXe siècle. Généralisée ensuite, elle a participé à la naissance d’idéologies eugénistes et racistes et nourri les attaques contre une société jugée dégénérée en raison du mélange de classes et « de races ».
[6] Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey, Christoph Zuschlag et Johann Chapoutot, « Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale », Perspective, vol. 1, (2018), p.13.
[7] Ibid.
[8] Louis Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne (1919-1960), Paris, Presses Universitaires de France, 1989, pp.7-12.
[9] Lionel Richard, La vie quotidienne sous la République de Weimar, 1919-1933, Paris, Hachette, 1983, p.236.
[10] Gisinger, Polack, Trey, Zuschlag et Chapoutot, « Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale », p.15.
[11] Emmanuelle Polack, Le marché de l’art sous l’Occupation. : 1940-1944, Paris, Tallandier, 2019, p.38.
[12] Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne (1919-1960), p.191.
[13] Emmanuelle Polack, Le paradigme du marché de l’art à Paris sous l’Occupation 1940-1945, Thèse de Ph.D., Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2017, p.62.
[14] Richard, Le nazisme et la culture, p.68.
[15] Ibid., p.71.
[16] Lionel Richard, L’Art et la Guerre. Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette, 2005, p.47.
[17] Gaëlle Henrard et Julien Paulus, Art et totalitarisme : L’art dans l’Allemagne nazie, Dossier thématique, Les Territoires de la Mémoire, 2014, p.13.
[18] Gisinger, Polack, Trey, Zuschlag et Chapoutot, « Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale », p.15.
[19] Richard, L’Art et la Guerre. Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, p.48.
[20] Georges L. Mosse, La révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris : Seuil ,2003, p.242.
[21] Chapoutot, La révolution culturelle nazie, p.26.
[22] Johann Chapoutot, « De l’instrumentalisation de l’art par les nazis », Inflexions, vol. 44, no. 2, (2020), pp. 121-126.
[23] Ibid., p.17.
[24] Polack, Le marché de l’art sous l’Occupation. : 1940-1944, p.38.
[25] Jonathan Petropoulos, Art as Politics in the Third Reich, Londres, Chapell Hill, 1996, p.51.
[26] François Delpa, Une histoire du Troisième Reich, Paris, Perrin, 2014, p.214.
[27] Carl Einstein, critique et historien de l’art reconnu sous la République de Weimar.
[28] Gisinger, Polack, Trey, Zuschlag et Johann Chapoutot, « Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale », p.16.
[29] Polack, Le paradigme du marché de l’art à Paris sous l’Occupation 1940-1945, p.66.
[30] Richard, L’Art et la Guerre. Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, p.49.
[31] Henrard et Paulus, Art et totalitarisme : L’art dans l’Allemagne nazie, p.14.
[32] Richard, Le nazisme et la culture, p.116.
[33] Polack, Op. Cit., p.66.
[34] Richard, Op. Cit., p.117.
[35] Polack, Le paradigme du marché de l’art à Paris sous l’Occupation 1940-1945, p.68.
[36] Richard, L’Art et la Guerre. Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, p.50.
[37] Henrard et Paulus, Art et totalitarisme : L’art dans l’Allemagne nazie, p.14.
[38] Polack, Op. Cit,, p.69.
[39] Ibid.
[40] Mosse, La révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, p.251.
[41] Jonathan Petropoulos, Art as Politics in the Third Reich, p.57.
[42] Jonathan Petropoulos, Art as Politics in the Third Reich, p.57.
[43] Polack, Le paradigme du marché de l’art à Paris sous l’Occupation 1940-1945, p.69.