Nicholas Stargardt, La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre

1939-1945, Paris, La Librairie Vuibert, 2017, 797 p.48,95$, ISBN : 9782311101386

MARTIN DESTROISMAISONS
Université de Montréal

 

Table des matières
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    Compte rendu

    Dans cet intéressant pavé de près de 800 pages par l’historien Nicholas Stargardt, professeur d’histoire à l’université Oxford, l’ouvrage se penche sur l’un des aspects importants de la Seconde Guerre mondiale : les raisons pour lesquelles les Allemands pensèrent se battre et pourquoi ils tinrent jusqu’au bout.

    Ce livre, qui fait suite au renouveau historiographique du début des années 2000 où l’on commença à s’intéresser aux souffrances des civils allemands entre 1939 et 1945 et aux relations entretenues entre ces derniers et le régime nazi, est appelé à faire école. En effet, selon nous, cet ouvrage est le meilleur pour expliquer pourquoi les Allemands croyaient se battre et si ce baroud était justifié à leurs yeux. En complémentarité avec d’autres études œuvrant à rendre intelligibles les rapports consensuels liant le Volk et le NSDAP, Stargardt nous dépeint donc les vicissitudes de la vie allemande au cours de la guerre en mettant en exergue la dichotomie intrinsèque des Allemands; c’est-à-dire qu’ils furent à la fois victimes et bourreaux. 

    Cette publication ne se démarque nullement par sa forme puisqu’il s’agit d’une histoire chronologique de la Seconde Guerre mondiale. Tout au cours d’une narration limpide et basée sur d’innombrables études, l’auteur nous offre une excellente analyse de nombreuses thèses récentes portant sur la période. Il nous démontre toute sa connaissance du sujet et un impressionnant esprit de synthèse; dans La Guerre allemande on peut discerner l’influence des Aly, Bartov, Frei, Frieser, Fritz, Glantz, Hilberg, Kershaw et Wette. 

    Quant aux sources, l’historien australien a consciencieusement dépouillé les archives allemandes en utilisant autant les fonds incontournables (Bundesarchiv, Reichssicherheitshauptamt et DRZW) que les moins utilisés (JDZ, LNRW.ARH et MfK-FA). Mieux encore, les recherches de l’auteur furent bonifiées par les quotidiens les plus significatifs de l’époque (Frankfurter Zeitung, Völkischer Beobachter) ainsi que par les journaux intimes et la correspondance d’une vingtaine d’Allemands. Ces acteurs de l’époque, parmi lesquels on compte des soldats, des épouses, des fiancées, une journaliste, un commerçant et l’intellectuel Viktor Klemperer, sont les tragédiens récurrents utilisés par l’auteur dans cette pièce dramatique que fut la guerre de 1939-1945. L’utilisation des écrits personnels de cette poignée d’individus participe à ce que l’historien appelle « l’empathie critique ». On peut ainsi « accompagner » des acteurs de l’époque et mieux comprendre les aléas de la vie allemande durant la guerre. Heureusement, la thèse de Stargardt ne repose pas sur ces sources, dont le nombre d’auteurs relativement restreint rendrait toute généralisation hasardeuse. En fait, les écrits de ces derniers soutiennent les propos de l’historien qui, eux, sont basés principalement sur une pléthore de fonds d’archives et d’études. Il serait d’ailleurs à propos ici de souligner que le corpus de sources issu de ces « gens ordinaires » nous semble trop limité car composé surtout de textes d’auteurs faisant partie d’une Mittlestand (classe moyenne) cultivée. On aurait aimé lire plus d’extraits de lettres et de journaux intimes écrits par des gens issus de milieux défavorisés.

    Mais qu’apprend-on en lisant La Guerre allemande? Le lecteur attentif découvrira avec émerveillement que Stargardt maîtrise autant l’histoire culturelle allemande que l’histoire militaire de l’époque. C’est ainsi qu’il nous renseigne avec maestria sur les campagnes majeures menées par la Wehrmacht et sur la disposition d’esprit, à divers moments, des Frontsoldaten. L’auteur met, comme il se doit, l’accent sur le front de l’Est. Après tout, ce front fut le véritable tombeau de l’armée allemande. Toutefois, nous pourrions lui reprocher de trop se concentrer sur les fronts Est et Ouest et d’ainsi délaisser certaines campagnes (Afrique du Nord, Danemark, Norvège, Yougoslavie, etc.)

    L’historien aborde aussi les crimes perpétrés par la Wehrmacht, et ce, parallèlement aux actions militaires de cette dernière. Le lecteur s’informera donc sur les spoliations opérées à l’étranger par les doryphores que furent les soldats allemands, la participation de certains d’entre eux à la Shoah par balle aux côtés des Einsatzgruppen et leur rôle dans les déportations des Juifs des ghettos vers les camps d’extermination. Ce qui frappe dans le récit de Stargardt est le grand nombre de soldats de l’Ostkrieg (guerre à l’Est) ayant été témoins de massacres et qui en furent épouvantés, mais qui ne remirent pas en cause les raisons de ceux-ci : ils avaient intériorisé les valeurs criminelles nazies avec ses tenants et aboutissants.

    Le lecteur s’instruira également de l’état d’esprit de la population allemande au cours des différentes phases de la guerre. Il s’apercevra que celle-ci, sans en connaître tous les détails, était au courant du sort réservé aux Juifs. En fait, l’Holocauste devint même un sujet de conversation au cours de l’année 1943. Bien des Allemands attribuèrent ainsi les bombardements alliés à une campagne de représailles pour ce que le IIIe Reich avait fait aux Juifs. Faisant écho à la Weltanschauung (conception du monde) nazie, de nombreux Allemands en vinrent à blâmer la juiverie internationale pour les bombardements.

    D’autres aspects de la vie allemande sont décrits par l’auteur, notamment le rôle que les Églises allemandes tinrent, les bombardements qu’endurèrent les civils, les relations homme-femme ainsi que moult détails ayant trait à la vie quotidienne au sein du IIIe Reich. 

    Avec ce livre Nicholas Stargardt nous fait constater qu’il reste des zones d’ombre à étudier en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. Sa démonstration, plus que convaincante, est étayée par beaucoup de statistiques et une facture visuelle intéressante avec l’ajout de quelques cartes et photos. En somme, il nous démontre bien comment un peuple, traumatisé par plusieurs chocs émotifs, peut en venir à partager l’idéologie d’un régime criminel dans le but de « normaliser » les horreurs de son quotidien. C’est ce qui expliquerait, en partie, que la majorité des Allemands croyaient mener une croisade préemptive contre le « judéo-bolchevisme » en URSS et non une guerre prédatrice. Tout ceci ne veut pas dire que cet ouvrage est exempt de défaut. En effet, quelques nuances subsistent et l’auteur passe parfois bien vite sur certains sujets, notamment les rôles de von Manstein et de Paulus dans les derniers jours de la VIe armée.

    La Guerre allemande constitue une merveilleuse synthèse de ce que représenta, du point de vue allemand, la dernière guerre mondiale. Au final, cet ouvrage foisonnant plaira assurément aux passionnés d’histoire allemande. Plus important encore, à notre sens, est le fait que ce dernier renferme une leçon de culture politique intemporelle concernant la possibilité qu’un peuple, civilisé et éduqué, puisse commettre les pires atrocités dans un aveuglement et un naufrage moral titanesque.

    Références