Judith Lindenberg (éd.), Premiers savoirs de la Shoah, Paris, CNRS, 2017, 336 p.

25 euros, ISBN : 978-2-271-08943-4.

EMMANUEL DELILLE
Université Humboldt, Berlin

 

Table des matières
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    Compte rendu

    Cet ouvrage rassemble des contributions d’historiens, de chercheurs en littérature et de disciplines connexes : Éléonore Biezunski, Arnaud Bikard, Malena Chinski, Anna Ciarkowsk, Catherine Coquio, Laura Jockusch, Aurélia Kalisky, Samuel D. Kassow, Carole Ksiazenicer-Matheron, Cecile E. Kuznitz, Judith Lindenberg, Judith Lyon-Caen, Constance Pâris de Bollardière, Simon Perego, Jan Schwarz et Laetitia Tordjman. Contre l’idée reçue qui voudrait que les survivants de la Shoah aient gardé le silence sur la vie dans les ghettos et les camps après le génocide des Juifs d’Europe, les contributions ici rassemblées focalisent sur les témoignages rédigés en yiddish dans les années 1940 à 1960, largement ignorés par la société d’après-guerre bien plus réceptive aux récits héroïques de la résistance. En somme, comme l’explique Judith Lindenberg, il s’agit de traiter la période qui précède l’avènement historiographique du témoin, au sens d’Annette Wieviorka[1], c’est-à-dire avant le tournant du procès Eichmann en 1961. 

    L’hétérogénéité des documents qui nous sont parvenus en fait leur richesse : récits de vie, journaux, chroniques, romans, poésie, théâtre, annotations prises sur le vif, monographies historiques, etc. Les spécialistes parlent de khurbn-literatur, ce qui signifie « littérature de la catastrophe » en yiddish. En effet, les termes Holocaust (anglais) et Shoah (hébreu et français) se sont imposés tardivement, par exemple après le film éponyme de Claude Lanzmann (1985). On parle aussi de khurbn-forshung pour nommer la recherche, tandis que Zamlers désigne les collecteurs de documents. Plusieurs axes d’analyse se dégagent des recherches qui ont été menées sur ce corpus : il y a des travaux sur les pratiques de collecte, d’autres consacrées aux institutions et aux projets éditoriaux qui ont assuré la transmission de la culture yiddishophone, mais aussi des études d’œuvres littéraires et de leur réception.

    Pour aller à l’essentiel, premièrement, la pratique de collecte des témoignages permet de s’interroger sur le statut des écrits de survivants et « écrits survivants », c’est-à-dire quand les textes ont survécu à leurs auteurs assassinés. La période de la guerre se caractérise par la constitution d’archives clandestines, comme celles d’Oyneg Shabes (1939-1943), une équipe fondée par Emanuel Ringelblum dans le ghetto de Varsovie. Après la guerre, les pratiques de collecte sont devenues un phénomène institutionnel largement international. Collections et revues se sont développées grâce aux Centres de documentation et aux Commissions historiques juives en Pologne et en Allemagne, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi, à New York, le YIVO Institute for Jewish Research a pour objectif de préserver la trace de l’histoire juive et de soutenir les survivants du génocide en rassemblant les sources leur étant relatives. En même temps, une aventure éditoriale est lancée par Marc Turkow à Buenos Aires qui voit la création de la collection Dos poylishe yidntum (1946-1966), dont les ouvrages sont le fruit d’échanges transatlantiques et de relations épistolaires : née en Europe centrale, la littérature yiddish devient largement transnationale.

    La production de témoignages est donc un phénomène massif et très sous-estimé. Pourtant, l’esprit de collecte (sampler gayst) a mené à la création de plusieurs institutions. En France, dès 1943-1944, Isaac Schneersohn et Léon Poliakov fondent le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), publiant treize livres de 1945 à 1947. En Pologne, Philip Friedman est à l’origine de la Commission centrale historique juive, d’abord à Lublin en 1944, puis à Łódź. À Cracovie, Michel Borwicz prend la direction de la Commission historique juive ; ensuite, lorsqu’il s’installe en France en 1947, il fonde le Centre pour l’étude de l’histoire des Juifs de Pologne avec Joseph Wulf à Paris, où il a publié Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (1954). En Allemagne, un groupe de survivants crée en 1945 la Commission historique centrale de Munich ; les documents rassemblés seront déposés en Israël à Yad Vashem en 1954.

    Deuxièmement, il y a des œuvres et des auteurs marquants qui suscitent un intérêt important. Ici, la majorité des contributeurs à cet ouvrage insistent sur le fait qu’on ne peut pas réduire les textes à leur valeur documentaire puisque nombre de témoins ont voulu faire une œuvre littéraire. Citons À pas aveugles de par le monde de Leïb Rochman, On ne peut pas se plaindre ou Résidences d’Oser Warszawski, La nuit d’Elie Wiesel, ou encore Le Sang du ciel de Piotr Rawicz, lequel s’efforce de reconstruire la vie multiculturelle de Galicie orientale telle qu’elle a existé avant la Catastrophe. Autre type de témoin, Avrom Zak est un auteur de poèmes, de nouvelles et de mémoires qui a fui en Union soviétique. Ses écrits offrent la possibilité de documenter la manière dont la Catastrophe s’articule à divers types d’oppressions, d’errances et de désillusions, causées à la fois par la nature du régime soviétique et le retour en Pologne, où les Juifs n’étaient pas à l’abri des violences antisémites après 1945.

    Sans entrer dans le détail, il faut surtout souligner la diversité des genres étudiés dans cet ouvrage. On suit par exemple l’itinéraire de Peretz Opoczynski, journaliste puis postier, qui a écrit des reportages dans et sur le ghetto de Varsovie, faisant état de rumeurs d’anéantissement des Juifs dès septembre 1942, avant de disparaitre à son tour. Autre « écrit survivant », le journal d’Oskar Rosenfeld n’a été retrouvé qu’un an après sa mort à Auschwitz. L’anthologie est un genre qui s’est également imposé. Mentionnons ici le projet Abraham Levite d’un recueil intitulé Auschwitz qui, même si le prologue en est le seul document sauvegardé après l’évacuation du camp, a finalement connu une réception très politisée, le texte étant cité par un ministre israélien au moment de faire voter la loi de Yad Vashem en 1953. Les modalités de cette réception poussent donc à la réflexion, dans la mesure où l’hébreu s’est imposé en Israël au détriment du yiddish et des autres langues de la diaspora. Ce phénomène, comme tant d’autres, atteste les enjeux complexes de la littérature testimoniale. En dernière analyse, si le devoir moral de témoigner a poussé les survivants à se faire mémorialistes, les contributeurs à cet ouvrage constatent que cette prise de parole n’a guère rencontré d’auditoire, le yiddish devenant progressivement la « langue de personne » et symbolisant finalement la destruction de la culture juive polonaise.

    Références

    [1] Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 7