Construction de la profession infirmière en Suisse dans une perspective transnationale

la valeur documentaire du Journal Source (1890-2017), la plus ancienne revue infirmière publiée à ce jour[1]

SÉVÉRINE PILLOUD,
Institut et Haute École de la Santé La Source, Lausanne
JOËLLE DROUX,
Université de Genève
CÉCILIA BOVET,
Institut et Haute École de la Santé La Source, Lausanne

Résumé : Le Journal Source constitue la plus ancienne revue professionnelle encore publiée à ce jour. Il a été créé en 1890 par Valérie et Agénor de Gasparin, les fondateurs de la première école laïque de soins au monde, La Source (fondée en 1959 à Lausanne, Suisse romande). Conservé dans son intégralité dans les archives de l’Institut et Haute École de Santé La Source, il documente plus de 125 ans d’évolution de la profession infirmière, tout en donnant à voir les différents transferts possibles de modèles théoriques ou de gestes techniques entre le local, le national et l’international. Il contient en effet nombre d’articles ou de comptes rendus tirés de publications européennes ou nord-américaines, dont il est possible d’analyser les modes de réception et d’appropriation par les principaux protagonistes actifs sur le plan romand. Le Journal Source a de plus l’intérêt de donner la parole autant à des membres de la direction de l’école – fondateurs de l’institution, médecins, pasteurs ou infirmières cadres – qu’à des élèves ou des anciennes étudiantes, qui s’expriment sur le déroulement des études, les expériences de stage à l’étranger, les conditions de travail dans des établissements hospitaliers helvétiques ou dans des contrées voisines, ou encore sur le processus de professionnalisation, tel qu’il s’organise sur le plan local ou à un niveau transnational. Notre recherche vise à examiner les transferts au niveau des connaissances et des pratiques de santé en proposant une périodisation qui tient compte des influences réciproques entre les différents pays occidentaux, une perspective transnationale fortement valorisée dans l’historiographie récente.

 

 

Table des matières
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    Objet d’étude

    Une source exceptionnelle et une approche novatrice

    L’histoire de la profession infirmière a fait l’objet d’un grand nombre de publications ces dernières années, provoquant un profond renouvellement des perspectives de recherche, des terrains explorés et des connaissances acquises. Notre travail vise à analyser, en adoptant une approche transnationale hautement valorisée dans l’historiographie actuelle, un corpus archivistique particulièrement riche et original puisqu’il s’agit du plus ancien journal infirmier existant. Notre source principale est en effet le Journal Source, édité depuis 1890 à l’initiative de l’école d’infirmière de La Source. Fondée à Lausanne (Suisse romande) en 1859 par Valérie et Agénor de Gasparin[2], celle-ci représente la première institution laïque au monde de formation de « gardes-malades ». Bien qu’implantée dans le canton de Vaud, cette école a entretenu dès le début de son existence des liens étroits avec nombre de pays étrangers, en recrutant des élèves venues de toute l’Europe et en envoyant des étudiantes stagiaires bien au-delà des frontières helvétiques.

    La fréquence de parution du Journal Source est trimestrielle les 10 premières années (1890-1900), bimestrielle jusqu’à 1907 puis mensuelle jusqu’en 1982 ; elle redevient bimestrielle jusqu’en 1994. Dès l’année suivante, elle passe alors à une parution trimestrielle, encore d’actualité aujourd’hui. Cette publication offre l’opportunité rare de documenter plus de 125 ans d’évolution de la profession infirmière tout en donnant à voir les différents transferts possibles entre le local, le national et l’international dans la constitution de l’identité infirmière. Le journal contient en effet nombre de comptes rendus tirés d’autres revues professionnelles contemporaines européennes ou nord-américaines, et il se fait également l’écho des modifications majeures survenues sur le plan international : ainsi, ses rubriques principales ou les dossiers qu’il met en exergue se réfèrent par exemple à l’introduction de nouveaux savoirs ou actes de soins, aux modes de collaborations avec les autres professions médicales ou de santé, aux actions militantes des associations de défense professionnelle, aux recommandations liées au contenu du cursus d’études, à des prescriptions déontologiques, ou encore à des aspects éthiques en lien avec la relation thérapeutique avec les patients. Ainsi, ce support archivistique nous permet de dégager les étapes majeures qui ont scandé l’évolution de la profession infirmière entre la fin du 19e siècle et l’époque contemporaine en variant les focales d’analyse du local à l’international, en examinant de quelle manière les prescriptions internationales ont été reçues, interprétées et implémentées à l’échelle d’une école romande à la fois pionnière et héritière sur le plan sociohistorique. C’est sur cette diversité d’échelles analytiques que se fondent nos problématiques et hypothèses de recherche principales.

    Problématique et hypothèses préliminaires

    Plus-value d’une perspective transnationale pour l’analyse diachronique d’un journal professionnel

    Notre hypothèse principale admet que le contexte local ne suffit pas à rendre compte des transformations historiques, mais doit être mis en perspective avec la circulation d’idées, de modèles et de pratiques sur le plan international, en considérant les processus d’appropriation, de traduction ou de résistance appliqués par les différents acteurs du changement sociohistorique. Sur une durée de plus de 125 ans, le Journal Source offre une tribune à une diversité de personnes qui ont été témoins des mutations constitutives de la profession infirmière depuis la fin du 19e siècle, en Suisse, mais aussi à l’échelle européenne et nord-américaine. Il donne la parole tant bien à des membres de la direction de l’école — fondateurs de l’institution, médecins, pasteurs ou infirmières cadres — qu’à des élèves ou des anciennes étudiantes, qui s’expriment sur le déroulement des études, les expériences de stage à l’étranger, les conditions de travail dans des établissements hospitaliers helvétiques ou dans des contrées voisines, ou encore sur le processus de professionnalisation, tel qu’il s’organise sur le plan local ou à un niveau international. 

    L’approche transnationale dans l’historiographie de la santé et des soins 

    La perspective transnationale, entendue non pas comme nouvelle discipline ou école historique, mais bien comme une approche attentive aux processus qui transcendent les frontières[3], s’avère une ressource épistémologique d’importance pour renouveler le champ de l’histoire de la profession infirmière[4]. Plusieurs études récentes se sont ainsi déjà attachées à décrire le développement du nursing en élargissant la focale au-delà des territoires nationaux, ce qui permet de prendre la réelle mesure des courants principaux qui traversent la construction de cette profession en dehors des particularismes locaux. Examiner les transferts au niveau des connaissances et des pratiques de santé ou des modes d’organisations professionnelles favorise une proposition de périodisation qui tient compte des influences réciproques entre les différents pays occidentaux[5]. En fin de compte, la mise en œuvre de cette perspective transnationale offre un moyen de dépasser les apories interprétatives d’un développement centré uniquement sur le cadre local ou national.

    La première école laïque de soins infirmiers au monde et ses liens sur le plan international 

    Le cas de l’école vaudoise d’infirmières de La Source est particulièrement pertinent pour mener une étude prenant en compte les dimensions locales, nationale et transnationale. Ouverte à Lausanne une année avant la création de la Nightingale Training School à Londres[6] par deux philanthropes établis en Suisse romande, elle a joué un rôle pionnier dans le développement de la formation infirmière en dehors du cadre confessionnel des congrégations catholiques ou des maisons de diaconesses protestantes[7]. Son action novatrice dans le domaine des études en soins lui a immédiatement valu un certain retentissement sur le plan international, qui se traduit notamment dans le Journal Source par l’édition de nombreuses lettres ou contributions provenant de correspondants étrangers. De fait, La Source a constitué la première école ouvrant ses portes à des femmes laïques auxquelles elle permettait l’accès à un emploi sans qu’elles soient rattachées à une communauté religieuse, une caractéristique qui l’amena à nouer des liens avec plusieurs établissements de semblable inspiration en France ou en Belgique[8]. 

    Une pluralité d’études de cas a mis à jour la complexité de la Suisse, où s’y côtoient plusieurs confessions[9] : l’étude des institutions de diaconesses créées en Allemagne et de leur incidence sur les modèles d’organisation et la formation d’infirmières dans plusieurs cantons romands et alémaniques s’est notamment montrée d’une utilité essentielle pour comprendre l’évolution professionnelle en Suisse, comme dans une partie de l’Europe protestante. Ces travaux sont toutefois concentrés sur la période fondatrice du mouvement en faveur de la professionnalisation des soins infirmiers entre la fin du 19e siècle et le milieu du 20e siècle. Or, le processus globalisant de modernisation des sociétés dès les années 1950 — et son impact sur les systèmes de santé, de formation et de protection sociale notamment — a considérablement modifié les conditions prévalant dans les cursus et l’exercice de la profession infirmière. Cette période charnière et les configurations radicalement nouvelles qu’elles ont pu générer restent peu traitées par l’historiographie, a fortiori dans une perspective qui dépasse les frontières régionales ou nationales. C’est précisément cette lacune que notre recherche vise à combler grâce au Journal Source, lequel autorise une étude, sur la longue durée, des variations d’échelles du local à l’international et se révèle susceptible d’éclairer les prises de positions et interactions des acteurs sociaux concernés par l’évolution du secteur sanitaire depuis la fin du 19e siècle. 

    Sources prévues et leur justification

    La valeur heuristique du Journal Source

    L’importance documentaire des périodiques est unanimement reconnue par les historien.e.s soucieux de produire des interprétations considérant l’échelle microsociale et locale, un niveau analytique où s’échangent les idées, négociations ou pratiques des sujets sociaux qui font eux-mêmes l’expérience du changement social, qui naturellement s’inscrivent aussi dans un contexte global les soumettant à des influences transnationales. Dans le champ de la santé et des soins, la valeur des journaux infirmiers est désormais admise comme fondamentale par la communauté scientifique pour observer la façon dont les professionnels soignants ont agi ou réagi dans le développement de leur domaine d’activité. Ainsi, le Wellcome Trust a financé en 2004 la numérisation du British Journal of Nursing (1888-1956)[10], avec le projet de rendre compte des débats, controverses et initiatives ayant conduits à la professionnalisation infirmière. En comparaison, le Journal Source couvre une période plus large encore, ce qui en fait une archive historique hors du commun permettant une recherche diachronique sur plus de 125 ans. Elle est notamment d’un intérêt toujours peu exploité en ce qui concerne les décennies 1970 à 2010, qui a vu pourtant les conditions d’exercice de la profession radicalement bouleversées avec des facteurs macro-sociaux et transnationaux tels que la tertiarisation de l’économie, l’affirmation de l’État social, la généralisation du travail féminin, la massification et l’allongement de la scolarité pour les deux sexes ou encore l’accroissement technologique lié aux soins. 

    Le choix d’une approche transnationale s’avère des plus féconds d’un point de vue heuristique pour analyser les échanges entre le contexte vaudois ou helvétique et le cadre international, ainsi que la façon dont les acteurs de la profession ont reçu ou relayé de tels transferts d’idées et de pratiques. Il apparaît donc comme une porte d’entrée précieuse pour étudier les mécanismes de circulation transnationale dans le domaine infirmier : échanges d’idées, de projets, de normes formelles ou informelles, de modèles d’intervention, ainsi que les modalités de leur appropriation, ou au contraire les résistances qu’ils suscitent, voire les rejets qu’ils provoquent dans un cadre national et local donné[11]. Cette recherche comporte dès lors une portée scientifique considérable : d’abord parce qu’elle permet de voir les logiques à l’œuvre dans la construction de la profession infirmière propre au contexte suisse, un cas de figure qui reste relativement peu connu[12]. En outre, la situation particulière du canton de Vaud, au carrefour de plusieurs paysages linguistiques et culturels, a fait de cette contrée un lieu de médiation crucial pour certains transferts entre l’Europe occidentale et centrale, en matière éducative notamment[13], et ce à une période où les réformes pédagogiques sont déjà largement discutées et construites dans des espaces et à des échelles transcendant les frontières[14].

    Les possibilités et les limites analytiques d’un journal professionnel relié à une école

    Le Journal Source représente, dès sa création en 1890, l’organe officiel de l’institution La Source. À ce titre, il permet de tisser un lien entre l’école et ses élèves, qui sont explicitement tenues de le lire à chaque parution (entre 4 et 12 fois par année suivant les époques). Il répond également à des impératifs de formation continue, puisque les Sourciennes diplômées de l’école le reçoivent et persistent à le consulter ou à y écrire. Dans cette optique, ce corpus archivistique tend à reproduire un discours qui représenterait l’ensemble de l’institution, dans lequel des voix discordantes sont difficilement acceptables. De fait, les différents auteurs qui prennent la plume dans le Journal Source peuvent y faire paraître des articles à la condition tacite de respecter les fondements idéologiques de l’école et de s’y conformer dans une certaine mesure. Dans cette optique, les non-dits et les omissions sont également très révélateurs du rôle du journal[15]. Par exemple, certaines revendications sociales et salariales propres aux années 1930 à l’échelle nationale et internationale ont donné lieu à de vives discussions dans le Journal Source : même si un bon nombre d’extraits du périodique se font le reflet des questions sur la réduction du temps de travail ou sur l’autodétermination des infirmières par le biais d’organisations syndicales, on constate qu’il est difficile de les concilier avec l’ambition du comité éditorial — au sein duquel la direction de l’école est fortement représentée — de maintenir une certaine cohésion rédactionnelle[16].

    Choix de la méthode et de la démarche envisagées

    Production et réception des discours dans le Journal Source à la lumière des modèles transnationaux

    L’analyse de notre source se déploiera sur trois registres : 

    1. Production du discours : une étude des articles du journal, de leur contenu et de leurs auteurs permettra d’identifier les thèmes et enjeux structurants de la profession, ainsi que les débats identitaires ou revendications professionnelles, tels qu’ils apparaissent, se transforment ou disparaissent à partir de 1890. 
    2. Le poids de l’international : l’analyse vise à mesurer le poids des transferts ayant affecté le développement de la profession infirmière (transferts de dispositifs, de principes, de normes), tels qu’ils sont présentés dans le journal, et à identifier la nature des évolutions ou transformations qu’ils entreprennent sur le territoire helvétique ou au-delà des frontières nationales.
    3. Réception, entre résistance et appropriation : l’impact des modèles, normes et valeurs diffusés par les instances et acteurs internationaux sera étudié en accordant une attention particulière aux modalités de leurs réception, appropriation ou résistance, telles qu’exprimées à travers le journal. 

    Le postulat méthodologique qui sous-tend ce projet de recherche admet que la construction de la profession infirmière est le produit de déterminations qui se modifient dans le temps à la faveur de différents facteurs : socioculturels, scientifiques, politiques, économiques, législatifs et épidémiologiques. Une analyse diachronique de contenu thématique permet de prendre la mesure des changements intervenus sur le plan de l’histoire du nursing au niveau suisse et international et d’interpréter ces transformations en fonction des contextes historiques et géographiques dans lesquels elles s’inscrivent. 

    Critique des sources et mise en perspective avec des corpus archivistiques secondaires

    La méthodologie adoptée doit nous permettre d’élucider les conditions de rédaction et de lecture du Journal Source, une clarification qui est nécessaire pour tenir compte des limites éditoriales, des éléments implicites, voire des aspects de censure qui pourraient exister[17]. D’autre part, il importera de contextualiser de façon rigoureuse chaque parution du Journal Source en le replaçant dans le cadre socioculturel auquel il renvoie : mentalités de l’époque, rapports de pouvoir, statut de la profession, condition féminine, évolution des sciences médicales et/ou infirmières, etc. Une mise en perspective avec d’autres corpus archivistiques servira à considérer le Journal Source par rapport aux valeurs et pratiques ambiantes tout au long de sa publication. On contextualisera les changements significatifs de l’histoire professionnelle en se basant sur diverses autres sources primaires : la vaste collection d’archives institutionnelles conservées à L’Institut et Haute École de la Santé La Source (dossiers d’élèves, comptes rendus de stages, rapports annuels, procès-verbaux de comité, pièces de correspondance, documents administratifs, manuels de formation, etc.) ainsi que d’autres journaux infirmiers, tels que Le Bulletin des gardes-malades (organe de la Croix-Rouge suisse publié depuis 1907) et The International Nursing Times (édité depuis 1926)[18].

    Résultats attendus

    L’évolution de l’identité infirmière vue et commentée par les professionnels de santé

    Un dépouillement préliminaire du Journal Source permet de dégager un certain nombre d’éléments relevant de la constitution de l’identité professionnelle[19] tels qu’ils sont relayés par les différents auteurs qui rédigent une contribution. De fait, le journal cherche à l’origine à fédérer les élèves et les premières infirmières diplômées autour d’une vision de la « soignante idéale ». Ces recommandations éthiques — le mot est utilisé dès le début du 20e siècle — se conjuguent étroitement avec une certaine image des besoins des malades et de la relation à adopter à l’égard de leur famille ou des médecins. Ces aspects constituent un des fils rouges à partir duquel il est possible de retracer l’évolution des représentations en matière de rôle infirmier, en particulier les transitions successives entre une activité dominée par l’idéal religieux de la charité, puis l’émergence du rôle médico-délégué et enfin les étapes menant à la progressive légitimation d’un savoir propre et autonome des professionnels infirmiers. 

    Une étude critique du Journal Source met en évidence les changements intervenus à partir de la fin des années 1970, avec l’affirmation croissante de paradigmes infirmiers scientifiques, lesquels servent notamment à revendiquer davantage de responsabilités et d’indépendance par rapport à la communauté médicale[20]. Soulignons que cette mutation progressive justifie pleinement une perspective transnationale : de fait, le rôle des acteurs et des transferts dans cette évolution s’avère particulièrement frappant et trop rarement étudié dans ses traductions locales et régionales. Or, on sait que cette logique de professionnalisation était en particulier défendue et promue à l’échelle internationale par les associations professionnelles anglo-saxonnes, elles-mêmes constitutives des réseaux internationaux associatifs féminins désormais mieux connus[21]. On se penchera donc sur la diffusion et la réception, au sein du Journal Source, de ces nouvelles valeurs identitaires par le biais d’organisations internationales comme le Conseil International des Infirmières. 

    Au plus près des sujets sociaux confrontés aux défis des systèmes de santé, hier comme aujourd’hui

    L’évolution des politiques sanitaires constitue un facteur de première importance dans l’histoire de la profession infirmière[22], en particulier à partir de la seconde moitié du 20e siècle. On sait que dans le canton de Vaud — comme ailleurs en Suisse et dans l’ensemble du monde occidental — la rareté sinon l’absence d’initiatives en faveur d’une professionnalisation des soins infirmiers provenant des autorités publiques ont laissé, au 19e siècle, la création des premières écoles de soins aux milieux philanthropiques proches de l’élite bourgeoise et attachée à des valeurs évangéliques. Ce n’est que dans un deuxième temps que des lois règlementant l’exercice de la profession seront mises en place, ainsi qu’un contrôle des cursus de formation au niveau de la Confédération helvétique[23]. Dès la première moitié du 20e siècle, c’est avant tout la Croix-Rouge suisse et des médecins qui la gouvernent qui seront chargés de contrôler la formation et la profession, et ce pendant plus d’un demi-siècle[24]. Les organes de la Croix-Rouge d’autres pays joueront également un rôle central à ce niveau, comme des études pionnières l’ont montré[25]. Toutefois, les répercussions de ces évolutions majeures demeurent peu connues dans le cadre helvétique. Le Journal Source comporte un intérêt précieux dans la mesure où il met en lumière les actions, réactions ou adaptations des individus et des écoles de soins face à de telles transformations globalisantes. 

    Plus récemment, les dispositions des États occidentaux en matière de politique sociale se conjuguent avec la montée en puissance des organisations de défense de la profession[26]. Comment ces changements se sont-ils manifestés à travers le Journal Source et que révèlent-ils de la perception des acquis sociaux par les membres de la profession ? Comment s’expriment à cet égard le personnel infirmier, syndiqué ou non, ainsi que les autres acteurs (directions d’établissements hospitaliers ou d’écoles, instances cantonales responsables des affaires sociales et sanitaires, représentants d’associations professionnelles, etc.) ? Le processus qui a mené à la normalisation progressive des conditions d’exercice de ce métier doit ainsi être étudié et mis en regard des normes existant sur le plan international (Bureau International du Travail, Organisation mondiale de la santé) et national (lois fédérales).

    Finalement, le Journal Source a le mérite inédit de donner à voir de quelle manière l’histoire des soins et de la formation infirmière au-delà des frontières nationales a été connue, reçue, traduite et accommodée par les personnes et institutions directement concernées dans le canton de Vaud ou plus largement en Suisse. Les témoignages et parcours documentés dans ce corpus d’archives permettent de fournir un éclairage plus nuancé et complexe du développement de la profession de 1890 à nos jours. Une telle source historique susceptible d’examiner les attitudes, négociations et ajustements propres aux acteurs sociaux, notamment face à des transferts internationaux : une perspective encore peu éprouvée dans l’historiographie du nursing et que nombre de chercheurs actuels appellent de leurs vœux.

    Références

    [1] Cet article est tiré d’une recherche antérieure intitulée « La construction de la profession infirmière en Suisse dans une perspective transnationale : La circulation des idées et pratiques professionnelles entre le niveau local et l’étranger documentée par le Journal Source (1890-2015) ».

    [2] Denise Francillon, Valérie de Gasparin, une conservatrice révolutionnaire : cinq regards sur une vie, Lausanne, Éditions Ouvertures, 1994, 142 p. ; Michel Nadot, « Une histoire oubliée : Valérie de Gasparin-Boissier, grande “pédagogue” suisse protestante du XIXe siècle, fondatrice de la première école de soignantes laïques du monde », dans Denise Francillon, op. cit., p. 72-92.

    [3] Kiran Klaus Patel, «An Emperor without Clothes? The Debate about Transnational History Twenty-five Years on», Histoire@Politique, vol. 26, 2015, p. 1; Pierre-Yves Saunier, Transnational history, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, 208 p.

    [4] Patricia D’Antonio, «Thinking About Place: Researching and Reading the Global History of Nursing», Texto & Contexto Enfermagem, vol. 18, no. 4, 2009, p. 766–772; Patricia D’Antonio et al., «Histories of nursing: The power and the possibilities», Nursing Outlook, vol. 58, no. 4, 2010, p. 207–213.

    [5] Kerry Nolte, «Nursing history—questions and perspectives», Medizinhistorisches Journal, vol. 47, no. 2–3, 2012, pp. 115–128; Ada Spitzer et al., Les soins infirmiers en Europe. Vers plus de similitude ou plus de différence ? Chêne-Bourg, Éditions Médecine & Hygiène, 2008, 229 p.

    [6] Denise Francillon, op. cit., p. 102 ; Michel Nadot, op. cit., p. 74.

    [7] Norbert Friederich, « Überforderte Engel? Diakonissen als Gemeindeschwestern », dans Sabine Braunschweig, dir., Pflege – Räume, Macht und Alltag, Zürich, Chronos, 2006, p. 85-94; Susanne Kreutzer, «Nursing body and soul in the parish: Lutheran deaconess motherhouses in Germany and the United States», Nursing History Review, vol. 18, 2010, p. 134–150.

    [8]  Evelyne Diebolt et Nicole Fouché, Devenir infirmière en France, une histoire atlantique ? (1854-1938), Paris, Éditions Publibook, 2011, p.113 ; Arlette Joiris, De la vocation à la reconnaissance, les infirmières hospitalières en Belgique : 1789-1970, Socrate Éditions Promarex, 2009, 247 p.

    [9] Barbara Dätwyler, Erlebte Geschichte der Pflege zwischen 1930 und 1970 in der Schweiz: ein Beitrag zur historischen Pflegeforschung, Bern, Direktion Pflege, Medizinisch-technische und Medizinisch-therapeutische Bereiche, Inselspital, 1999, 144 p.; Michel Nadot, « La formation des religieuses hospitalières pour les hôpitaux laïcs : de Fribourg en 1759… à Lausanne en 1859 », dans Pédagogie chrétienne, pédagogues chrétiens, Colloque International D’Angers, septembre 1995 [tenu à L’Université Catholique de L’Ouest]. Paris, Don Bosco, 1996, p. 239-247 ; Alfred Fritschi, Schwesterntum. Zur Sozialgeschichte der weiblichen Berufskrankenpflege in der Schweiz 1850-1930, Zürich, Chronos, 1990, 224 p.

    [10] Journal créé par Ethel Bedford Fenwick, fondatrice de la première association professionnelle internationale en 1899, le Conseil International des Infirmières.

    [11] Sophie Pilloud, Étude du Journal Source entre 1890-1945, organe de l’école d’infirmières La Source, à Lausanne. Les ambiguïtés d’un journal d’institution. [Mémoire de licence] (histoire contemporaine), Université de Lausanne, 1996, 61 p.

    [12] Michel Nadot, « La professionnalisation du métier et des savoirs infirmiers : d’une activité soignante profane à une formation scientifique en Haute école spécialisée », Traverse, vol. 3, 2002, p.55-65 ; Michel Nadot, «Fundamental research in nursing sciences historical research on the foundations of a discipline» [French]. Recherche en Soins Infirmiers (109), 2002, p. 57-68 ; Michel Nadot, « La formation des infirmières, une histoire à ne pas confondre avec celle de la médecine », dans Walter dir., Peu lire, beaucoup faire, pour une histoire des soins infirmiers au XIXe siècle : Actes du colloque de Sion, 22-23 novembre 1991 : « soins et soignant-e-s entre médecine et société », Genève, Éditions Zoé, 1992, p. 153-170.

    [13] Alexandre Fontaine, Aux heures suisses de l’école républicaine. Un siècle de transferts culturels et de déclinaisons pédagogiques dans l’espace franco-romand, Paris, Demopolis, 2015, 307 p.

    [14] Damiano Matasci, L’école républicaine et l’étranger. Une histoire internationale des réformes scolaires en France, 1870-1914, Lyon, ENS, 2015, 274 p.

    [15] Sophie Pilloud, op. cit., 61 p.

    [16] Ibid., p. 9

    [17] Séverine Pilloud, « “L’affaire Jeanne Maire” : un cas de censure dans l’histoire de l’École La Source », Journal La Source, vol. 123, vol. 1, 2013, p. 6-11.

    [18] Sophie Pilloud, op. cit., 61 p.

    [19] René Magnon, Les infirmières : identité, spécificité et soins infirmiers. Le bilan d’un siècle, Paris, Masson, 2001, 208 p.

    [20] Martha Raile Alligood, Nursing theorists and their work (8th ed.), Maryland Heights, Mosby Elsevier, 2014, 816 p.

    [21] Karen Garner, Shaping a global women’s agenda: women’s NGOs and global governance, 1925-85, Manchester University Press, 2010; Leila J Rupp, Worlds of women: The making of an international women’s movement, Princeton University Press, 1997, 310 p.

    [22] Helen M Sweet, Community nursing and primary healthcare in twentieth-century Britain, Routledge, 2007, 266 p.

    [23] Joëlle Droux, J. « Hospitalières de Sion », dans Helvetia Sacra, Abteilung VIII, Bd 1 : Die Kongregationen in der Schweiz, 16. -18. Jahrhundert, Bâle,1994, p. 387-412.

    [24] Enrico Valsangiacomo, La Croix et la carrière : le rôle de la Croix-Rouge dans la formation du personnel soignant (1882-1976), Basel, Schwabe, 1991, 440 p.

    [25] Jean Guillermand, Histoire des infirmières 1. Des origines à la naissance de la Croix-Rouge, Paris, France-Sélection, 1988, 404 p.

    [26] Sabine Braunschweig et Denise Francillon, Cultiver les valeurs professionnelles : 100 ans de l’ASI, 1910-2010. Chêne-Bourg, Médecine et Hygiène, 2010, 268 p.; Barbara L Brush et Joan E Lynaugh, Nurses of All Nations. A History of the International Council of Nurses, 1899–1999, New York, Lippincott, 1999, 214 p.

    [27] Susan Hawkins, «From Maid to Matron: nursing as a route to social advancement in nineteenth-century England», Women’s History Review, vol. 19, no 1, p. 125–143; Anne Marie Rafferty, «Tiptoeing Towards a History of Nursing in Europe», Nursing History Review, vol. 22, 2014, p. 107–113.