Appréhender autrement l’ère napoléonienne

quelques pistes de réflexion sur les multiples dimensions de l'objet vidéoludique

MUSTAPHA MAROUCHE
Université Picardie Jules Verne, Amiens

Résumé : Dans le présent article, l’épisode napoléonien est appréhendé à travers le prisme du vecteur vidéoludique. Grâce à l’analyse de différents jeux – Napoleon Total War, Europa Universalis III : Napoleon ambition, etc. -, différentes pistes de réflexion sont envisagées. Les approches développées par l’histoire dite traditionnelle et les wargames, jeux de Stratégie en Temps Réel (STR), sont ainsi confrontées entre elles. Nous nous demandons quel(s) parallèle(s) peu(ven)t être établis entre les interprétations des historiens et des concepteurs de jeux vidéo à propos d’une même réalité passée ? Contrairement à certains chercheurs, les développeurs d’œuvres vidéoludiques accordent une importance excessive au phénomène guerre du début du XIXe siècle. En surestimant l’importance de ladite réalité, ils relativisent la réelle dimension du monde civil : les non-combattants (pourtant acteurs historiques à part entière) sont très peu visibles ; le rôle, réel, joué par lesdits individus est minoré au détriment de celui des soldats.

La perspective didactique est aussi prise en compte. La fonction principale des productions vidéoludiques est-elle d’amuser ou bien d’instruire ? De nombreux jeux, tels Scourge of War : Waterloo, sont dotés d’une dimension pédagogique réelle. Dans lesdites œuvres, « le poids de l’Histoire se fait ressentir grâce à des règles suffisamment bien pensées pour que le joueur doive adopter des stratégies d’époque ». Cependant, ledit propos doit être quelque peu relativisé. Du fait, en effet, de la présence en leur sein d’indéniables erreurs historiques, des critiques sur les choix faits par quelques studios, tels GSC Game World – développeur de Cossacks II : Napoleonic Wars – se développent « à propos de certains éléments constitutifs, comme le scénario, la qualité de la retranscription du cadre historique ».

L’instrumentalisation de la décennie impériale par les concepteurs de jeux vidéo est également envisagée. Napoleon Total War commémore ainsi en quelque sorte, grâce à une mémoire collective partagée et pérennisée au sein de forums, par des posts, etc., une image éculée de Napoléon, « les manipulations que lui font subir les concepteurs du jeu l’érigent en lieu de mémoire partagé par la communauté de joueurs. »

Mots clés : Jeux vidéo ; Studios ; Napoléon ; Histoire ; Mémoire ; Guerre ; Enseignement ; Élèves ; Épistémologie ; Bénéfices financiers.

 

Table des matières
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    Introduction

    Depuis quelques années, les historiens multiplient les recherches sur différents objets d’études : film, série télévisée, musique, bande dessinée, etc. Malgré les nombreux à priori existant à l’encontre du jeu vidéo – alors considéré comme puéril, infantilisant, aliénant –, de nombreux chercheurs mènent des investigations sur ledit média. En d’autres termes, bien qu’il ne soit pas considéré comme une réalité autonome susceptible d’une analyse critique, un objet historique à part entière, ledit objet fut récemment étudié à travers de multiples perspectives – épistémologique, éducative, etc.

    En 2013, le livre Playing with the Past : Digital Games and the Simulation of History est édité[1]. La même année, Philippe Joutard, professeur émérite à l’Université de Provence, publiait un article dans la revue Le Débat intitulé « Révolution numérique et rapport au passé[2]». Au sein de la même revue, Thomas Rabino s’interrogeait, lui, sur la relation entretenue entre jeux vidéo et histoire dans une étude ayant pour titre « Jeux vidéo et histoire[3]». En 2016, la maison d’édition Routledge publiait l’ouvrage d’Adam Champan : Digital Games as History. How Videogames Represent the Past and Offer Access to Historical Practice[4]. La même année, dans « Gaming History A Framework for What Video Games Teach About the Past[5]», Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton appréhendèrent et analysèrent le phénomène vidéoludique de manière très large ; ils s’appuyèrent sur la série des Total War. En 2017, trois ans après la sortie d’Assasin’s Creed Unity par le studio Ubisoft, Alexandre Joly-Lavoie, doctorant au sein de l’Université de Montréal, questionnait « l’implication (du jeu d’Ubisoft) pour l’enseignement de l’histoire[6]». Pourtant, malgré la richesse du matériel d’investigation (étude théorique, pratique, etc.), peu de chercheurs s’intéressèrent à la période napoléonienne.

    Pourquoi nous être penchés sur la période napoléonienne ? Ce choix se justifie aisément. Entre 1988 et 2017, un grand nombre de jeux ayant trait au Directoire, au Consulat et à l’Empire furent édités. La décision prise d’étudier la production vidéoludique relative aux années 1795 à 1815 s’explique donc par l’importance quantitative des sources et le faible intérêt accordé par les historiens audit phénomène.  

    Dans le présent exposé, le terme vidéoludique sera compris de manière très large. Nous considérerons les wargames, les jeux au tour par tour, les jeux de Stratégie en Temps Réel (STR), les jeux de rôle et les downloadable content (dlc). Les serious game – jeux à vocation essentiellement pédagogique -, tel Napoléon Bonaparte : du Consulat à l’Empire, ne seront pas pris en compte. Les œuvres consacrées à la période napoléonienne uniquement grâce à l’ajout de mods, comme Hearts of Iron IV Legacy of Napoleon, seront, elles aussi, écartées. En d’autres termes, les créations n’étant pas intrinsèquement ludiques, n’étant pas dédiées aux évènements survenus entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, seront repoussées.   

    Le corpus sur lequel nous nous sommes appuyés – et présenté ci-dessous sous forme d’un tableau – regroupe environ 60 jeux développés par des studios américains, européens et asiatiques. L’échantillonnage (que nous avons) constitué n’est pas exhaustif. La série des Napoleonic Battle, éditée par HPS Simulation, se référant entre autres aux campagnes d’Espagne et de France (soit environ plus de 1000 scénarios) n’a ainsi pas été prise en compte : 

    Le tableau ci-dessus est divisé en cinq colonnes : titre, développeur, éditeur, année, support. La première entrée regroupe l’ensemble des noms des jeux (recensés). La deuxième recense les entreprises ayant assuré la publication et la diffussion desdites œuvres. En effet, les éditeurs prennent en charge le financement, la commercialisation et la distribution des jeux vidéo. La troisième colonne rassemble les groupes et individus qui intervinrent dans le processus de création à proprement dit (des jeux vidéo) en intervenant entre autres dans les domaines informatiques, musicaux ; il s’agit des développeurs. La quatrième entrée indique les dates de première commercialisation. La cinquième colonne a trait aux plates-formes concernées : sur quel(s) système(s) d’exploitation peuvent être joués les jeux ?

    Ne pouvant, faute d’espace, analyser dans ledit propos l’ensemble desdites productions, nous avons envisagé l’étude de quelques œuvres : Cossacks II : Battle for Europe, Civilisation III : Conquest, Europa Universalis III : Napoleon ambition, March of the Eagles, Napoleon Total war, Napoleon Total War : The Peninsular Campaign et Scourge of War : Waterloo.

      Quel travail les jeux vidéo permettent-ils d’opérer ? Nous répondrons à cette question en articulant notre propos en trois temps. D’abord, comment les développeurs envisagèrent-ils, à partir du média vidéoludique, de représenter et de retranscrire les faits survenus entre la fin de la Révolution française et le début de la Restauration ? Dans le but de répondre à cette question, nous analyserons les approches adoptées par les studios et les concepteurs. Nous examinerons, entre autres, l’émergence d’une « expérience d’écriture collective de l’histoire[7]» associant historiens et développeurs. La deuxième partie de notre exposé vise à étudier la dimension pédagogique de l’objet jeu. En d’autres termes, dans ladite section, la dimension didactique sera examinée : nous nous interrogerons sur la place pouvant être accordée aux jeux vidéo dans les pratiques effectives d’enseignement (utilisation du média vidéoludique en classe). Ainsi, comment prendre en compte le respect ou non de l’authenticité historique par les créateurs de jeux ? Le média vidéoludique ne peut être appréhendé comme une production coupée de son environnement culturel. L’instrumentalisation du passé par les membres de The Creative Assembly, Paradox Interactive, etc. sera donc elle aussi étudiée. Dans cette dernière section, nous nous pencherons sur les interprétations historiographiques « orientées » auxquelles se livrèrent les développeurs des jeux.

    Il ne nous semble pas inutile de préciser ici un point important. Les axes développés dans le présent propos ne doivent pas être compris comme des conclusions définitives ; ils constituent essentiellement, comme l’indique le titre de l’article, des pistes de réflexion. 

    D’intéressantes méthodes de travail

    Dans le but de nous interroger sur le travail réalisé par les créateurs de Napoleon Total war, Europa Universalis III : Napoleon ambition, March of the Eagles et Mount & Blade Warband : Napoleonic Wars, nous nous sommes intéressés à la retranscription, en termes vidéoludiques, des réflexions initiées par des chercheurs tels Thierry Lentz, Jean Tulard et de nombreux autres. Pour ce faire, nous avons mené une analyse en confrontant les œuvres érudites d’historiens et les jeux vidéo ayant trait à la période napoléonienne.

      Les créateurs de Napoleon Total War réinterprétèrent l’importante historiographie anglo-saxonne consacrée aux années 1799-1815 en tenant compte du format particulier de l’objet jeu vidéo. Ils catégorisèrent et hiérarchérisèrent les pays existants au début du XIXe siècle : la Prusse des Hohenzollern, le royaume des Deux-Siciles des Bourbons, etc., appartiennent ainsi aux groupes des factions majeures et mineures (terme bien évidemment connoté). Les pays ne faisant pas partie des nations majeures ou mineures – telle la Belgique – ne firent l’objet que d’une très faible attention de la part des membres de The Creative Assembly ; elles ne peuvent ainsi pas être jouées.

    Les créateurs de Europa Universalis III : Napoleon ambition appréhendèrent quant à eux la réalité historique napoléonienne de manière originale. S’ils privilégièrent – tels les historiens de l’Ecole des Annales – l’étude de phénomènes religieux et culturels, notamment, ils ne firent pas l’économie d’une réflexion sur la capacité des dirigeants politiques, des ministres et des généraux à peser, à influencer « l’ordre des choses ». En d’autres termes, ils se réfèrent au courant historiographique connu sous le nom d’« Histoire Bataille ». 

      En termes de gameplay, cette lecture pluridimensionnelle se traduit de différentes manières. Le dirigeant et ses conseillers sont dotés de points de compétences diplomatiques, militaires et administratives spécifiques leur permettant d’influer directement sur le niveau de développement du pays, la combativité des troupes placées sous leurs ordres, etc. Plus lesdits individus ont des attributs élevés, plus leur action est significative. L’importance de diffusion du « progrès » économique, scientifique et technique est traduite (dans le gameplay) par la présence d’« idées ». L’étude de la doctrine « révolution scientifique », par exemple, en permettant de réduire de 10% le coût d’acquisition des technologies pour le joueur, mimerait en quelque sorte les progrès à l’œuvre entre la fin de l’époque moderne et le début de l’ère contemporaine en Europe.

    Cependant, malgré l’approche atypique ayant prévalu, les membres du studio Paradox Interactive ne purent rendre compte avec exactitude de nombreuses réalités de la période. Dans le moteur du jeu, l’affrontement guerrier se résume à un choc entre deux « paquets » d’individus représentant chacun des armées ennemies ; le groupe le plus important quantitativement remportant (presque) toujours la victoire.

    L’équipe de développement de Paradox Development Studio mena, elle, des recherches sur la nature des rapports entretenus entre les différentes puissances européennes en étudiant, pour utiliser une expression anachronique, le « système de relations internationales » existant au début du XIXe siècle. Pour ce faire, elle s’appuya très vraisemblablement sur les travaux d’historiens spécialistes de la période tels Thierry Lentz et Jean Tulard. Dans March of the Eagles, de nombreuses modalités diplomatiques indexées dans le moteur du jeu rendent parfaitement compte de la complexité des relations nouées entre la France napoléonienne, la Prusse des Honhenzollern ou encore la Russie des Romanov : acquisition d’un territoire au détriment d’un adversaire, élargissement d’une aire d’influence par le biais du système de « protectorat », amélioration/ dégradation des relations, déclaration de guerre, etc. 

    Aussi, dans le but de rendre compte de la prégnance du phénomène guerre dans les sociétés européennes à la fin de l’époque moderne, les membres du studio suédois indexèrent différents mécanismes rendant parfaitement comptent de ladite omniprésence. La majeure partie de la population vivant sur le territoire administré, les subsides reçus, les installations pouvant être construites ou les technologies recherchées – marche au son du canon – n’ont pour seule finalité que de permettre le déclenchement et la poursuite des hostilités (recrutement de soldats, achat d’armes, érection de forts, etc.) Une représentation des années 1804 à 1815 s’appuyant autant sur des faits historiques – retranscription fidèle des réalités diplomatiques – que mémorielles – exagération de l’importance du phénomène guerre – fut donc privilégiée. 

    Les concepteurs de Mount & Blade Warband : Napoleonic Wars, quant à eux, se référèrent, il nous semble, aux travaux de l’historien britannique John Keegan – tel Anatomie de la bataille[8]. Ils tentèrent de retranscrire les batailles napoléoniennes de manière différente, à travers le point de vue non du commandant, mais de l’homme de troupe. Dans la production de Paradox Interactive, le joueur, incarnant un « simple » fantassin, un cavalier ou bien un artilleur (et non un général) ne se bat pas pour faire reculer le capitaine ennemi ou l’inciter à retirer ses troupes du champ de bataille, mais pour survivre ; s’il veut triompher, il doit tuer les soldats ennemis lui faisant face. Pour rendre compte avec exactitude de la réalité des combats livrés par l’Empereur Napoléon, le prince de Schwarzenberg, le duc de Wellington, le feld-maréchal Blücher, ou de la peur ressentie par les soldats, les chefs de projets « modélisèrent » l’expérience combattante à travers différents mécanismes. Ainsi, le jeu est à la première personne. Privilégier une telle approche permettait de faire parfaitement ressentir au joueur « l’angoisse, l’excitation et la peur qui étreignent au cœur de la mêlée (…) ses sons, ses temporalités, ses contrechamps[9]», comment des soldats « faits de chair et de sang, aux motivations parfois très diverses, (…) traverser une bataille[10]». Comme l’indique la capture d’écran de jeu ci-dessous, le joueur fait littéralement corps avec le soldat qu’il incarne.

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    Le propos tenu ci-dessus doit être quelque peu relativisé. En effet, les développeurs entendaient, selon nous, créer également un jeu d’action. Comme dans n’importe quelle production de jeu de tir, la préoccupation principale du joueur n’est-elle pas de se cacher ou de tuer ses adversaires ? En d’autres termes, le contexte historique est un « prétexte ». Dans un article publié en 2016, Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton s’interrogèrent sur l’existence d’une telle dichotomie dans l’univers du jeu vidéo historique dans une section intitulée « borrowed authenticity[11]». 

    Comme le lecteur peut le constater, dans la production vidéoludique, le passé n’est pas représenté de manière objective et uniforme. Par les choix opérés, des approches méthodologiques employées, la période napoléonienne est présentée à travers différents partis pris. L’écriture du passé reflète donc l’interprétation des games designers de la geste consulaire et impériale.

    Le jeu est une composante essentielle de l’apprentissage à l’enfance, et même au-delà

    Dans le but d’identifier l’intérêt académique de Napoléon Total War, Scourge of War, Europa Universalis III : Napoleon ambition, Waterloo et Napoleon Total War : The Peninsular Campaign, nous avons articulé notre propos en plusieurs temps. Tout d’abord, nous resituerons le média vidéoludique de manière large. Nous analyserons par la suite les différentes postures adoptées quant à l’importance éducative desdites œuvres.  

    Pour être correctement appréhendée, l’importance du média vidéoludique dans le processus d’apprentissage doit, il nous semble, être contextualisée. Cette réalité n’est qu’un des éléments de tout un « ensemble » culturel – films, séries, etc. – auquel l’ensemble de la population – dont les élèves – a de multiples accès. Les jeux vidéo se distinguent néanmoins des autres médias, car ils offrent, pour reprendre les termes de Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton, une interactivité dynamique. Contrairement aux films et séries, où l’individu est passif (il ne peut influer sur le déroulement de l’œuvre, il ne peut qu’accepter la trame mise en place et « consommer »), le jeu l’invite à participer, à s’impliquer de manière active et à créer sa propre histoire. En fonction de son attitude, de ses réactions (élaborées en fonction des éléments de jeu – opportunités, contraintes, etc. – proposés par les développeurs), la fin ne sera pas la même. Cette particularité fait du jeu un média particulier auquel le joueur accordera une grande attention. La possibilité en effet d’avoir le sentiment d’agir sur une situation ne pourra que l’influencer sur sa manière de penser un phénomène historique, d’articuler différents faits entre eux. 

    En permettant, en outre, aux joueurs de représenter des figures célèbres, charismatiques, tels Jean Lannes, Joachim Murat, etc., à des moments importants, et d’interagir avec d’autres personnages historiques, les jeux impliquent davantage les joueurs dans l’expérience interactive grâce à une proximité émotionnelle ; le risque de voir le personnage incarné être blessé où périr au champ de bataille (comme dans la réalité) renforce l’immersion du joueur. 

    À notre connaissance, les jeux offrent une représentation fidèle du passé. Ces œuvres sont dotées d’une dimension pédagogique réelle. Dans Napoléon Total War, comme l’indique la capture d’écran de jeu ci-dessous, de nombreuses « campagnes solo » ayant trait au siège de Toulon, aux expéditions d’Italie et d’Égypte, etc., ont été incluses dans le scénario principal.

    Pour pouvoir progresser et débloquer les missions suivantes, le joueur devra, dans un premier temps, faire reculer la flotte anglaise à Toulon (premier scénario : tutoriel), battre ensuite les armées autrichiennes, en Italie (deuxième scénario : Italie), etc. Devant suivre le cadre chronologique (français), le joueur ne pourra qu’acquérir de nombreuses connaissances sur la réalité des années 1793 à 1815. Dans le but de gagner la partie, il cherchera à imaginer de nouveaux plans ; il effectuera, pour ce faire, des recherches sur les stratégies développées par les militaires piémontais, sardes, etc. L’interaction constante et dynamique entre les réalités pédagogiques et ludiques doit ici être soulignée : « c’est un va-et-vient : le jeu donne envie d’en savoir plus, tandis que l’approfondissement historique nourrit l’imaginaire du joueur[12].» Un point doit cependant être souligné. Au sein de cet univers intégralement scripté, le joueur ne pourra trop s’éloigner du canevas historique imaginé par l’équipe des développeurs ; sa liberté d’action (agentivité) est quelque peu vidée de son sens. 

    Les concepteurs de Scourge of War : Waterloo, eux, ne firent pas abstraction de nombreuses réalités historiques (vision réduite du champ de bataille pour les protagonistes engagés, existence d’une chaine de commandement complexe, etc.) S’il choisit le niveau de difficulté maximal, le joueur ne saura pas où toutes les unités engagées se trouveront, de même que les généraux français, anglo-saxons, russes, etc. Il aura ainsi une lecture biaisée du déroulement des opérations. Dans la production éditée par Matrix Games et Slitherine Software, les instructions communiquées correspondent à une seule situation donnée ; de même que les généraux Drouet d’Erlon, von Gneisenau, etc., ces individus redoutent que leurs directives, arrivées après un certain temps auprès de leurs adjoints ne soient plus pertinentes. Par ailleurs, l’ordre donné à un subordonné n’était pas immédiatement exécuté : le général-joueur doit transmettre ses directives à ses subalternes. La réalité de la chaine de commandement, prise en compte par les maréchaux prussiens, n’est donc pas niée. Dans le but d’inscrire l’expérience ludique dans un cadre historique, les membres du studio américain n’omirent donc pas l’existence de certains facteurs. Ce faisant, ils permettent au joueur de mieux appréhender la dynamique originale des batailles napoléoniennes. 

    L’attention particulière accordée par les games designers dans leurs productions à l’exacte reconstitution des uniformes portés par les protagonistes, des armes utilisées par ceux-ci, aux fumées dégagées par les mousquets, etc[13]. au phénomène d’attrition, à l’importance d’une chaîne de ravitaillement, à la pénurie de munitions au champ de bataille, etc. témoigne également de leur volonté de retranscrire fidèlement l’époque et d’instruire leur public de manière ludique. 

    Une autre analyse peut être portée. L’ensemble de la production vidéoludique propose un point de vue sur la geste napoléonienne, mais certains individus – en majorité des acheteurs – ne souhaitent pas en discuter ou en débattre. Ainsi, le degré de pertinence historique des informations contenues dans les encyclopédies présentes au sein des jeux ne doit pas être examiné. Dans Napoleon : Total War, la base présente fournit certes de manière inégale des informations, mais l’intérêt de ces dernières doit être appréhendé dans sa pluralité – académiques, ludique (bâtiments pouvant être construits, bonus procurés, caractéristiques des unités de combat), etc. Ladite posture peut être qualifiée de passive. Les acheteurs en particulier ne veulent en effet pas s’interroger sur la pertinence de l’intervention ou non de non-historiens dans la « fabrique de l’histoire ». Conséquence ? Ils ne veulent pas questionner la place et le rôle pouvant être joué par tout un chacun : est-il possible de réfléchir sur la discipline historique, la marche des évènements, analyser le sens de la période napoléonienne sans médiateur, c’est-à-dire sans requérir l’aide et l’expertise de chercheurs ?

    Les jeux ayant trait à l’époque napoléonienne peuvent aussi également être considérés pour ce qu’ils sont : de simples objets de divertissements dont la représentation du passé n’a pas être utilisée par les professeurs d’histoire durant leurs séquences consacrées au Premier Empire (programme de 4e au collège et seconde au lycée). La fonction principale du jeu n’est-elle pas en effet d’amuser et non d’instruire ? Du fait des nombreuses et diverses erreurs scientifiques contenues en son sein, ce média ne peut prétendre à être utilisé par les pédagogues. 

    Plusieurs éléments peuvent ainsi être évoqués. Le processus par lequel l’ensemble des réalités historiques est traduit par les concepteurs des jeux en termes d’expérience interactive (existence de règles de jeux avec diverses contraintes, de mécanismes originaux propres, etc.) induit une tension insurmontable. Comment faire en sorte que les règles de la discipline historique et les exigences de son public – éprouver entre autres du plaisir en jouant – soient respectées ? Certes, autant que faire se peut, tous les éléments du passé doivent être retranscrits de manière interactive. Cependant, une vulgarisation trop poussée afin qu’ils puissent être saisis et appréciés par tout un chacun ne peut que s’effectuer au détriment de l’exactitude historique. L’équilibre entre aspect ludique et respect de la réalité historique peut-il être atteint ? Est-il possible d’atteindre en même temps deux objectifs à priori opposés, de s’amuser sans avoir à nier l’« essence » même de la période ? Dans un article publié en 2016 et intitulé « Gaming History A Framework for What Video Games Teach About the Past[14]», Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton s’interrogèrent sur ladite dichotomie dans une section intitulée « gamification of the past ». 

    D’autres critiques sur les choix faits par certains divertissements peuvent aussi être évoquées. Du fait de consensus établis, au début de XXIe siècle, par tout un chacun autour de certaines valeurs, de nombreux éléments du passé, bien qu’importants, sont occultés. « Gênant, dérangeant », l’espace haïtien (Saint-Domingue), les réalités de l’esclavage, la révolte de Toussaint Louverture, l’existence de généraux noirs républicains, etc., ne sont ainsi pas abordés dans la production de Sega. 

    Dans le but que tous puissent remporter la victoire, les games designers de Cossacks II : Battle for Europe, eux, doivent quelque peu « fausser » les rapports de force ayant réellement existé entre l’Espagne des Bourbons, la Prusse des Hohenzollern, etc., et d’établir une hiérarchie originale ou les puissances, bien qu’ayant des caractéristiques particulières (bonus spécifiques, unités originales), sont toutes plus ou moins égales entre elles. En d’autres termes, l’exigence pédagogique ne peut que reculer devant l’impératif ludique. La tension existante dans l’œuvre entre la volonté de respecter strictement le canevas historique et de donner la possibilité au joueur d’influer sur le cours de l’histoire, de s’amuser, ne peut donc être surmontée : quel compétiteur digne de ce nom ne voudrait pas, durant sa partie, grâce aux nombreuses options offertes par les créateurs du jeu, influer, peser véritablement sur le cours des choses ? En adoptant une telle attitude, le joueur ne pourra que s’éloigner de la chronologie et écrire une uchronie. Ledit propos doit être relativisé. La réécriture permettrait au joueur, il nous semble, « d’appréhender les possibles du passé » pour reprendre l’expression utilisée par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou dans Pour une histoire des possibles[15]. 

    Dans Napoleon Total War : The Peninsular Campaign, de nombreux phénomènes historiques, telle la réalité démographique, ne sont pas pris en compte. Dans la production de The Creative Assembly, aucun affaiblissement quantitatif de la population espagnole n’est constaté suite à une campagne où de nombreux individus périssent. Le joueur, pourvu qu’il dispose d’importantes ressources financières et de bâtiments adéquats, pourra très rapidement reformer une armée, et ce au mépris de l’accroissement naturel, ce phénomène se répétant à l’infini. Ledit choix s’explique aisément. La caractéristique principale des productions de The Creative Assembly, symbolisée par le titre de la série, est de favoriser par différents mécanismes les affrontements guerriers, parfois au mépris de toute réalité historique. L’absence des puissances alliées à la France napoléonienne – tels les royaumes de Saxe, de Naples, le Grand duché de Varsovie, etc. – au sein de la carte de campagne, la portée accrue des fusées, l’importante puissance de feu des obusiers, etc. lors des batailles sont quelques-unes des autres incohérences relevées par les joueurs.

    Comment l’objet jeu doit-il donc être interrogé ? En d’autres termes, quelles questions tout un chacun peut-il (et doit-il) poser (ou non) à la réalité vidéoludique ? Il est difficile de répondre à ces questions. Nonobstant, selon nous, de nombreux éducateurs devraient s’intéresser au support vidéo et intégrer ses nombreux apports dans la pédagogie (éducative) qu’ils entendent mettre en place, mais seulement après avoir pris en compte ses spécificités propres. Par exemple, le professeur pourrait s’intéresser au jeu et à son contenu. Il s’interrogerait sur l’existence d’éventuels anachronismes en son sein, aux éventuelles controverses qu’ils pourraient susciter dans le monde médiatique. Selon nous, la démarche à l’œuvre pourrait aussi s’inscrire dans un ensemble plus large ; telle l’analyse d’un corpus documentaire au sein duquel les jeux constitueraient une partie ; ces derniers se « bornant » à offrir un point de vue supplémentaire. War and Peace : 1796-1815 et les autres jeux du genre seraient donc examinés comme n’importe quelle œuvre prétendant traiter des périodes consulaire et impériale.

    Le « racket à l’extension »

    Dans la présente sous-partie, les sources plurielles auxquelles nous nous référons – commentaires de joueurs recensés au sein de forums tels jeuxvideo.com, pages Steam de Napoleon Total War, etc. – nous permettront de nous interroger sur la diversité de l’instrumentalisation de la décennie impériale par les concepteurs de jeux vidéo : idéologique, politique, financière, etc. 

    Afin de rendre compte de l’originalité et de l’importance du processus scientifique à l’œuvre entre la fin de l’époque moderne et le début de l’époque contemporaine, les concepteurs de Civilisation III : Conquest instrumentalisèrent le passé selon une perspective idéologique. Pour triompher de leurs adversaires, les joueurs ne devaient pas nouer des alliances ni élaborer une stratégie d’ensemble, mais plutôt effectuer d’importants et successifs progrès technologiques, de manière solitaire. Dans cette œuvre, les recherches aboutissent de manière mécanique à des découvertes qui seront immédiatement maitrisées dans toutes les provinces contrôlées par le joueur. Contrairement donc à la réalité historique, elles ne circulent pas avec des rythmes différents dans le temps, ne se diffusent pas de manière inégale dans l’espace. La popularité des thèses de l’universitaire français François Guizot[16] quant à une linéarité de l’avancée technologique explique, selon nous, la retranscription dans le système du gameplay de l’hypothèse alors envisagée[17].

    Aussi, dans la production développée par Firaxis, le joueur peut remporter la partie en privilégiant une stratégie militaire, culturelle, etc. L’existence la deuxième condition de victoire repose sur la décision prise par l’ensemble des différentes factions (France, Autriche, etc.) d’abandonner leurs cultures respectives pour une seule ; la nation ayant réussi à diffuser (imposer ?) ses mœurs à l’ensemble des habitants du monde, triomphe. À l’aide de leur création, les membres de la société fondée en 1996 entendent, selon nous, interpeller de manière subtile le public – critiques, acheteurs, etc.- sur un des fondements de la puissance américaine – en l’occurrence, le soft power : « la victoire culturelle (étant) une représentation, par le gameplay, de l’uniformisation des cultures (…) des industries culturelles calquées sur celle des États-Unis[18].»

    Dans le seul but de réaliser des bénéfices importants, les membres de Bigben Interactive utilisèrent, eux, le réel engouement que portèrent nombre d’individus pour la période impériale, réactivé par le succès rencontré par la mini série Napoléon (2002) pour produire Napoleon et ce faisant, vendre un nombre important de jeux. Lors de campagnes publicitaires, de nombreux éléments tendant à prouver le sérieux du travail de recherche historique furent mis en avant : examen poussé des archives primaires, participation d’historiens cautionnant l’authenticité historique de l’œuvre, etc[19]. Que le lecteur néanmoins ne se méprenne pas. Il s’agit d’une stratégie marketing mise en place afin de séduire les joueurs, de les inciter à acquérir l’œuvre.  

    L’ambiguïté de ladite démarche – conceptualisée par le terme de « legitimization » par Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton[20]- revendiquée par les membres du studio francophone mérite un examen attentif. La volonté affichée par les développeurs de prétendre à la scientificité historique – grâce à l’intervention de chercheurs, notamment – peut certes contribuer à davantage légitimer le jeu – et ce faisant à le « vendre » – mais elle peut également le délégitimer – et donc à ne pouvoir le « vendre » – si la « justesse » historique du jeu est prise en défaut par des spécialistes de l’histoire napoléonienne. Les ingénieurs de Collision Studio ne furent pas les seuls à agir ainsi.

    Les membres de The Creative Assembly instrumentalisèrent eux aussi l’image de Napoléon pour vendre. Pour atteindre ce but, lesdits quidams se firent l’écho de poncifs largement présents dans la culture populaire et acceptés par tout un chacun. Ainsi, afin d’éviter que la représentation de l’époque historique, véhiculée par le jeu, ne soit pas conforme aux attentes, aux représentations des joueurs, des libertés sont prises avec la réalité historique. La période comprise entre 1793 et 1815 est ainsi présentée comme une ère éminemment conflictuelle durant laquelle le seul but de la France fut de dominer politiquement et militairement l’ensemble du continent européen. Chaque paix ou trêve négociée étant un moyen, pour son chef charismatique (Napoléon), de gagner du temps afin de reconstituer ses forces affaiblies avant de pouvoir attaquer et vaincre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, etc. À aucun moment, une paix durable, une coopération sincère, ne fut voulue et instaurée par l’Empereur des Français. Dans cette œuvre, les relations entre les différents protagonistes sont fondées sur le seul rapport de force. Elles sont binaires. Les différentes puissances considérant leurs voisines soit comme des ennemies, soit comme des alliées ; les pays neutres étant de potentiels alliés ou bien des ennemis en puissance.

    Conclusion

    Nous avons voulu dans le présent propos (re)considérer la fin du Directoire, du Consulat et de l’Empire à travers un prisme différent, une perspective autre, nouvelle : le jeu vidéo. Le vecteur vidéoludique n’est-il pas, en effet, un moyen original d’appréhender et de penser le monde et le passé ?

    Il n’est pas aisé, pour les éditeurs, d’offrir aux acheteurs une reconstitution de la période consulaire et impériale faisant consensus. Lorsqu’un studio entreprend de créer un jeu de stratégie ayant pour contexte la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, il se place dans une situation particulièrement complexe : celle de devoir synthétiser une période riche, dense, ce qui, même pour un historien, n’a absolument rien d’évident. Comment en effet retranscrire la richesse, la complexité politique, religieuse, etc., d’une période en utilisant des raccourcis pourtant nécessaires ? Ces personnes ne sont pas les seules à être confrontées à un tel écueil. Les producteurs de films et de documentaires (face à leurs publics), les scénarises de bandes dessinées, etc., doivent aussi faire face à de semblables difficultés.

    De même que les historiens, les concepteurs s’interrogèrent donc longuement et se posèrent de nombreuses questions d’ordre historiographique avant de débuter le processus de création. Comment « saisir » le fait napoléonien ? Devaient-ils appréhender cet épisode sur une période relativement longue allant du siège de Toulon (1793) à Waterloo (1815) ? Devaient-ils, au contraire, tels les créateurs de l’Empereur (produit par Koei en 1996), réduire le champ d’investigation en envisageant la seule période impériale ? La compréhension et la délimitation spatiale du fait napoléonien devaient-elles être envisagées dans une perspective mondiale, européenne ou bien méditerranéenne ? En d’autres termes, quelle(s) échelle(s) devaient-ils privilégier ? Fallait-il inclure la zone nord-américaine ? Les relations commerciales établies entre la République américaine et la France devaient-elles être prises en compte ?

    Certains, tel le studio Eidos Interactive, décidèrent de faire l’économie d’une réflexion sur la réelle temporalité de la période napoléonienne. Dans Imperial Glory et autres, ils appréhendèrent cette réalité de manière extrêmement large, en élargissant les bornes temporelles et en n’ignorant pas la Révolution française. D’autres, tel Hussar Game, firent des choix différents. Ils privilégièrent l’étude des actions du seul général Bonaparte (1793-1799), de l’Empereur Napoléon (1804-1815), de campagnes – durant quelques semaines à quelques mois – ou bien de batailles (quelques heures). En privilégiant la première option, les développeurs envisagent la période comme un « tout » homogène. Les nombreux changements survenus entre la fin de la Révolution française et le début de la Restauration (en France et en Europe) sont regroupés de manière artificielle en un « fourre-tout bancal ». Quant à la seconde décision, impliquant une perspective temporelle réduite (l’étude du temps dit court), les questions qui se posent sont nombreuses. Pourquoi opérer un tel découpage ? Pourquoi privilégier la retranscription d’un tel événement au détriment d’un autre ? Est-il plus important ? Comme le lecteur peut le constater, pour les studios, la délimitation et la définition de l’époque napoléonienne furent particulièrement ardues.  En conséquence, les games designers firent appel à des historiens, ces derniers devant les conseiller et apporter leur expertise. 

    Le propos tenu ci-dessus doit être quelque peu relativisé. L’approche privilégiée par les concepteurs ne peut être en effet qualifiée de scientifique. Dans les choix qu’ils effectuèrent, les créateurs représentèrent l’histoire consulaire et impériale d’une manière particulière, en favorisant certaines interprétations au détriment d’autres. La hiérarchisation des évènements induits par cette réflexion s’apparente davantage, selon nous, à un travail mémoriel qu’historique.  

    Comme nous l’avons auparavant souligné, la vision qu’ont nos contemporains du passé, la manière dont ils comprennent les évènements historiques, les articule entre eux, est influencée par les représentations véhiculées par les films, séries, bandes dessinées, musiques, etc. Il n’est donc guère étonnant que les élèves aient de multiples accès à la geste napoléonienne avant leur entrée dans le cursus scolaire (collège et lycée). La vision qu’ont lesdites personnes de la période considérée dans le présent article, les réceptions qu’elles feront des connaissances transmises plus tard par leurs professeurs, les interprétations différentes qu’elles formuleront ultérieurement, sont « conditionnées » par le message véhiculé par le média audiovisuel. Un tel préalable nous a semblé indispensable. Il nous a permis de comprendre pourquoi les postures adoptées quant à l’intérêt didactique des jeux vidéo pouvaient être diverses.  

    Comme nous l’avons vu, l’apport didactique des jeux vidéo serait indéniable. Il permettrait, en autres, aux professeurs de réfléchir avec les élèves sur le rôle réel des individus dans le cours de l’histoire, et ce à travers la notion d’agentivité. La pertinence de ladite réflexion doit être quelque peu être questionnée. Des adolescents peuvent-ils réellement saisir de telles interrogations d’ordre épistémologique ? La spécificité d’un tel média permettrait également de problématiser, il nous semble, la ou les représentation(s) de Napoléon – légende dorée ou légende noire ? – à l’œuvre au début XXIe siècle à travers un prisme différent (mieux à même d’intéresser les élèves). 

    Nonobstant, il est difficile de se prononcer sur le rôle réel joué par le média ludique: influence-t-il les représentations que les élèves se font d’un événement, et si oui, dans quelle mesure ? Leur permet-il de développer réellement leur esprit critique, leurs facultés d’analyse ? En d’autres termes, participe-t-il à une mobilisation des élèves « des heuristiques de la pensée historienne : le sourcing, la corroboration et la contextualisation[21]»?

    Malgré l’intervention de nombreux chercheurs dans le processus de création, l’importance du divertissement interactif dans le domaine pédagogique ne doit pas être exagérée ; dans ladite production, chacun recherche ce qu’il veut. Le média vidéoludique peut certes contribuer à mieux faire connaître, à introduire à un large public l’histoire napoléonienne, mais tel n’est pas le but principal dudit objet : « on n’est pas dans une simulation, mais juste dans un STR à destination du plus grand nombre qui n’a pas vocation à reproduire fidèlement la réalité de l’époque[22]» ; jouer à des jeux ne peut se substituer à la lecture d’ouvrages spécialisés. D’autres critiques peuvent être soulignées. La réalité de la « frontière structurelle historique », pour reprendre l’expression de Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton, conduit les développeurs de Napoleon Total War et d’autres jeux à occulter de leurs bases de travail l’existence de nombreux « traumas » historiques, telles les conséquences de l’épidémie de peste ou bien encore l’exécution de prisonniers ottomans durant la campagne d’Égypte (1798-1801). Un autre point peut être mis en exergue. Dans Napoleon Total War : The Peninsular Campaign, les différentes missions peuvent être menées avec succès sans qu’il soit nécessaire de savoir quels étaient les atouts respectifs de la France napoléonienne, de l’Espagne des Bourbons, qui était Arthur Wellesley, Louis-Gabriel Suchet, etc. En d’autres termes, la compréhension du contexte de la période napoléonienne n’avantage pas forcément le joueur impliqué. 

    Cependant, en faisant preuve d’esprit critique, en prenant un recul nécessaire quant aux cinématiques montrées, le vecteur vidéoludique peut également être « saisi » dans sa singularité. Les jeux vidéo ne permettent-ils pas de (re)présenter l’Histoire autrement, à travers, entre autres, la rédaction et la lecture d’After Action Report (AAR)[23] ? Grâce à ce type de narration original, le joueur peut en effet imaginer et créer un récit historique contre-factuel où des faits n’étant pas advenus surviennent. Comme l’a souligné Pierre Nora « puisque le passé ne parle plus de lui-même, chacun peut lui faire dire ce qu’il veut[24]». De fait, « l’histoire, qui (auparavant) était par définition le socle du réel, est (dorénavant) devenue le domaine de l’imaginaire[25]». 

    Plusieurs remarques s’imposent au terme d’un tel développement. L’approche contre-factuelle (ainsi que l’analyse des futurs possibles) peut-elle être considérée comme une méthodologie de travail permettant d’appréhender, de manière scientifique, un événement historique ? Dans une certaine mesure, le recours à l’imagination permettrait de « dépasser » les limites de la discipline historique. L’approche contre-factuelle constituerait, en effet, une forme de travail et d’analyse historique à part entière qui ne saurait être dévalorisée et devrait être regardée avec attention. Certes, ledit récit contre-factuel permettrait d’aborder, de penser, le rapport entre l’histoire et la fiction et, ce faisant, de réfléchir à la discipline historique de manière plus large. Cependant une telle démarche est-elle viable ? 

    Quel(s) propos tenir sur l’instrumentalisation plurielle opérée au sein de l’univers vidéoludique ? Comme le lecteur a pu le constater, dans Civilisation III : Conquest, le progrès n’est compris qu’à travers le prisme technologique. Les sociétés impliquées n’ont en effet qu’un seul but – l’acquisition de technologies – et ne le poursuivent intentionnellement. Une telle pratique délivre un message historique particulièrement réducteur. De même que l’arbre qu’il matérialise, le progrès est cohérent – il se définit d’abord et avant tout par sa linéarité et son déterminisme[26]. La démarche adoptée ici par les concepteurs se comprend aisément. Bien que le processus examiné soit beaucoup plus complexe, la plupart des joueurs-acheteurs pensent, pour la plupart, la réalité technologique de manière cohérente sous forme de brefs « sauts ». Comme l’a souligné Alexandre Joly-Lavoie « la vérité historique est (donc) laissée de côté au profit d’une présentation voulue familière pour les joueurs[27]». Il n’y a donc pas, de la part des membres de Firaxix, d’analyse dite classique du phénomène historique. Il n’y a aucune « évaluation objective des relations ou de l’absence de relation entre des faits, des dynamiques ou des situations[28]». 

    En ce début de XXIe siècle, Sega n’hésite pas à créer des jeux afin but de réaliser d’importants bénéfices financiers. Confrontée à l’affirmation grandissante du poids économique du secteur vidéoludique, cette entité – ainsi que d’autres – produit, parallèlement, en grande quantité, du contenu additionnel : le downloadable content (dlc) ; la commercialisation dudit produit devant lui permettre de réaliser une plus-value. Sur des forums, le public se montre particulièrement critique envers une telle pratique. Un certain nombre de joueurs affiche son scepticisme. Des néophytes, effrayés du nombre conséquent de dlc, ne pouvant que complexifier la prise en main, n’oseront pas s’impliquer et ce faisant, jouer : « la recette (…) s’est emballée, atteignant un rythme de croisière effréné. Au risque (…) de fermer la porte aux nouveaux arrivants[29].» D’autres d’individus, bien que continuant à acheter les nombreuses extensions commercialisées, se plaignent. Quelques-uns, enfin, s’interrogent sur la finalité du morcellement des publications. Ils estiment acquérir un jeu en pièces détachées, rallongeant artificiellement la durée de vie de l’œuvre : « pour les développeurs, c’est tout confort : on économise sur une partie, que l’on pourra toujours faire payer plus tard si on peut en financer le développement — la difficulté étant de donner tout de même au jeu l’apparence d’un jeu fini, à tout moment[30].» 

    Le propos tenu ci-dessus doit être quelque peu relativisé. Ce support peut aussi apporter une réelle plus-value en termes de retranscription de la réalité historique ou de gameplay. Il encourage les joueurs, en leur permettant de jouer à des nations habituellement « peu considérées », comme la Belgique, à appréhender l’histoire à travers un point de vue différent. 

    Aussi, de nombreuses améliorations, ajoutées à postériori grâce audit système, peuvent rendre l’œuvre particulièrement intéressante, tant du point de vue du gameplay que du réalisme historique[31] – les deux dimensions étant intimement liées. En perfectionnant certains éléments du jeu initial, il constitue un « laboratoire d’idées » ou tous les acteurs – joueurs, concepteurs, développeurs, etc. – peuvent interagir. 

    Contrairement aux membres du studio The Napoleonic Era Core Team, certaines équipes de développement ont une « philosophie des rapports du jeu vidéo à l’histoire » non capitaliste. Ces groupes ne nourrissent pas les fantasmes du public. Ils contribuent à diffuser une autre image de l’époque, à renseigner sur l’originalité de l’organisation sociale, la complexité du système industriel, etc. Dans Civilisation III : Conquest, les ressources sont ainsi limitées. Elles ne peuvent nourrir, entretenir qu’un nombre limité d’unités. Dans Europa Universalis III : Napoleon ambition, le territoire et ses ressources sont, eux, appréhendés de manière particulièrement riche ; ils ne sont pas réduits à leur seule dimension martiale. Qu’est donc l’essence d’un jeu vidéo traitant de la période napoléonienne ? Produit (pouvant et devant être vendu) ou bien expérience interactive ? La question reste posée.

    Références

    [1] Matthew Kappel et Andrew B. R. Elliot, Playing with the Past: Digital Games and the Simulation of History, New-York, Bloomsbury, 2013, 400 p. 

    [2] Philippe Joutard, « Révolution numérique et rapport au passé », Le Débat, 5 (177), 2013, p. 145-152. 

    [3] Thomas Rabino, « Jeux vidéo et histoire », Le Débat, no. 177 (2013), p. 110-116. 

    [4] Adam Chapman, Digital Games as History. How Videogames Represent the Past and Offer Access to Historical Practice, New-York, Routledge, 2016, 290 p. 

    [5] Scot Alan, Metzeger et Richard J. Paxton, « Gaming History A Framework for What Video Games Teach About the Past », Theory & Research in Social Education, vol. 44, no. 4 (2016), p. 532-564.

    [6] Alexandre Joly-Lavoie, « Assassin’s Creed : synthèse des écrits et implications pour l’enseignement de l’histoire », McGill Journal of Education, 2 (52), 2017, p. 455.

    [7] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Paris, 2016, p. 332.

    [8] John, Keegan Anatomie de la bataille, Paris, Perrin, 2013 (1993), 414 p. 

    [9] Matthieu Roger (2013), Anatomie de la bataille, de John Keegan, [site Web], consulté le 24 juillet 2018,  http://leslecturesdares.over-blog.com/article-anatomie-de-la-bataille-de-john-keegan-120709633.html

    [10] Ibid

    [11] Scot Alan, Metzeger et Richard J. Paxton, op. cit, p. 551-552.

    [12] Martin Lefebvre (2013), Géopolitique de la pusillanimité, [site Web], consulté le 24 juillet 2018,  http://www.merlanfrit.net/Geopolitique-de-la-pusillanimite.

    [13] Alexandre Joly-Lavoie, doctorant au sein de l’Université de Montréal, emploie l’expression de « fidélité visuelle dans la construction de la véridicité historique » pour qualifier cette réalité.  Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton, quant à eux, utilisent le terme antiquaran.

    [14] Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton, op. cit, p. 554-556.

    [15] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, op. cit., p. 205.

    [16] François, Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe, Paris, Langlet et Cie, 1838 (1828), 386 p.

    [17] Isabelle d’Artagnan (23 novembre 2016), L’humanité européenne, [site Web], consulté le 24 juillet 2018,   http://www.merlanfrit.net/L-humanite-europeenne.

    [18] Ibid

    [19] Dans les campagnes marketing, le réalisme des cartes respectant exactement la géographie des lieux, des factions historiques pouvant être jouables, etc., est souligné.

    [20] Scot Alan Metzeger et Richard J. Paxton, op. cit., p. 553-554.

    [21] Alexandre Joly-Lavoie, op. cit., p. 464.

    [22] Maxence Bidu (16 juin 2014), Monstrueux Moyen-Age, [site Web], consulté le 5 mars 2019,  http://www.merlanfrit.net/Monstrueux-Moyen-Age  

    [23] Récit textuel ou vidéo narrant le déroulement d’une partie d’un jeu. Organisé sous forme de chapitres rédigés ou d’épisodes filmés, il peut être posté sur des forums, des blogs ou bien sur des plateformes d’hébergement tels Youtube ou Dailymotion. Dans ladite narration, les joueurs-auteurs décrivent à leurs abonnés, la situation de départ à laquelle ils sont confrontés, les difficultés qu’ils rencontrent, les plans qu’ils mettent en œuvre pour triompher de celles-ci, etc. S’ils rencontrent des difficultés, MrWillTheKid, Viriot et d’autres pourront demander conseil à d’autres individus. Ces derniers, agissant ainsi comme de véritables ministres ou de conseillers, émetteront des suggestions ; lesdits avis pouvant être suivis ou non par les joueurs-auteur.

    [24] Pierre Nora, « Présentation », Le Débat, (177), 2013, p. 3-5. 

    [25] Ibid., p. 4.

    [26] La causalité historique à l’œuvre doit ici être soulignée. 

    [27] Alexandre Joly-Lavoie, op. cit., p. 461.

    [28] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, op. cit.

    [29] Laurent Braud (2017), Financement de la recherche ludique, [site Web], consulté le 24 juillet 2018, http://www.merlanfrit.net/Financement-de-la-recherche  

    [30] Ibid

    [31] Grâce à l’un des dlc de Napoleon Total War, respectant ce faisant la réalité historique, les membres de The Creative Assembly permettent à la seule Grande-Bretagne de pouvoir former et entrainer la King German Légion.