Les recherches que je mène dans le cadre de ma thèse de doctorat portent sur l’histoire naturelle, c’est-à-dire l’étude du règne minéral, végétal et animal durant une période s’étendant du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle. J’ai été amenée à étudier ce domaine à travers des recherches antérieures sur la question du plaisir intellectuel, de l’esthétisme et de la culture de la curiosité dans le contexte français[529]. Je me suis principalement intéressée aux cabinets de curiosités, aux objets qu’on y retrouvait, auxgens qui les collectionnaient, mais surtout, aux motivations derrière la formation de ces collections et au système de pensée qui soutenait cet effort d’accumulation. J’ai vite constaté que le récit historique qui traite de la culture de la curiosité adopte encore souvent la trame linéaire et quelque peu simpliste qui est celle de l’histoire muséale et de l’histoire de l’art. Voici les grandes lignes de ce récit : durant les XVIe et XVIIe siècles jusqu’à la période des Lumières règnent les cabinets de curiosités privés, qui mêlent les œuvres d’art aux objets scientifiques, une sorte d’amalgame désordonné d’objets hétéroclites, de monstruosités et de merveilles, rassemblés pour impressionner et fasciner. Sonnant définitivement le glas d’une culture de la curiosité spectaculaire, frivole et stérile, réservée depuis plusieurs siècles à une élite jugée vaniteuse, la Révolution française vient enfin changer la donne. Elle ouvre les collections au public, affirmant ainsi la fonction pédagogique des objets de collections par les expositions muséales[530]. Voilà donc la brève histoire de la curiosité.
Étant donné que la culture de la curiosité n’a pas disparu du jour au lendemain, ce dont je suis convaincue, j’ai voulu m’intéresser à ses manifestations en histoire naturelle et à la participation des curieux et des amateurs à ce domaine scientifique. C’est pourquoi j’ai choisi d’étendre ma recherche jusqu’au milieu du XIXe siècle, moment où apparaissent les laboratoires de biologie qui remplacent alors les cabinets[531]. Si ce texte se veut d’abord une réflexion historiographique et méthodologique, il trouve ses racines dans mes propres recherches, basées entre autres sur l’analyse de la correspondance du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Très peu d’historiens se sont intéressés à la culture de la curiosité en histoire naturelle après la période des Lumières et encore moins ont tenté d’en observer les vestiges après le tournant du XIXe siècle. Par prudence, la plupart des chercheurs cantonnent leurs recherches soit au contexte de l’Ancien Régime, soit à celui de l’époque contemporaine. Ce phénomène historiographique s’explique entre autres par cette aura de frontière invisible qui entoure le tournant du XIXe siècle et qui témoigne, selon moi, de problèmes profonds qui affectent notre lecture des sciences du passé. J’explorerai ces problématiques en abordant en premier lieu le tournant historiographique des années 1960, principalement à travers l’influence des travaux de Michel Foucault. En second lieu, nous verrons comment cette historiographie et celle de la Révolution scientifique ont engendré une série de questionnements sur la légitimité de la perspective « discontinuiste » de l’histoire des sciences. En troisième lieu, il sera question de la façon dont les historiens utilisent le tournant du XIXe siècle comme borne temporelle dans leurs études. Enfin, je montrerai comment ces limites affectent plus spécifiquement mon sujet de recherche, en abordant des aspects de l’histoire culturelle des sciences qui sont passés sous le radar des chercheurs. Certains groupes et certaines figures savantes qui ont joué un rôle important dans la science de leur époque sont pourtant méprisés par les historiens « soucieux de défendre les canons d’une histoire classique, voire “héroïque” des sciences »[532]. Dans une approche qui s’appuie sur la prosopographie pour analyser un contexte plus large, le présent article s’arrête sur certaines de ces figures : notamment l’aide naturaliste Louis Dufresne (1752-1832) et l’amateur et philanthrope Benjamin Delessert (1773-1847).
Le tournant de l’histoire des sciences dans les années 1960
Les historiens ne se sont pas véritablement intéressés à l’histoire naturelle avant les années 1960[533]. Ils cherchaient alors à débusquer les ancêtres des disciplines modernes : la biologie entre autres. Les études qui n’étaient pas conduites dans une optique purement téléologique étaient alors marginales. L’historiographie des années 1960 reste dominée par les récits de progrès et d’anticipation alors qu’apparaît pourtant une perspective anthropologique qui tente de reconstituer les mentalités anciennes face à la science[534]. À la fin de la décennie 1960, les travaux de Michel Foucault attirent alors l’attention des chercheurs sur une histoire des sciences naturelles qui s’intéresse aux discontinuités, aux ruptures et aux changements abrupts dans la pensée scientifique[535].
Dans son ouvrage Les mots et les choses publié en 1966, Foucault développe la notion d’« épistémè », soit l’ensemble des « conditions de vérités » et « conditions de discours » qui déterminent ce qu’il est possible et acceptable de dire à une époque donnée[536]. Les épistémès se succèdent dans les différentes périodes de l’histoire alors que les conditions de discours changent de manière plus ou moins progressive. L’épistémè représente aussi une « condition de possibilités » à partir de laquelle de nouveaux discours scientifiques peuvent émerger. Foucault identifie trois de ces épistémès : celui de la Renaissance, celui de l’âge classique et celui de l’ère moderne, qui est le nôtre.
À partir de cette notion, Foucault situe un changement abrupt autour de 1800 dans le domaine des sciences naturelles. Il s’agit pour lui du passage d’une science statique de classification basée sur les similarités extérieures des objets à une conception dynamique de la science et à un intérêt pour la physiologie et le développement interne des spécimens[537]. Ce serait, pour Foucault, ce qui marque la fin de l’histoire naturelle et les débuts de la biologie[538]. En raison du retentissement de ses travaux, le « moment 1800 » est donc devenu une balise fondamentale dans le découpage de l’histoire des sciences naturelles.
À travers le concept « d’épistémè », Foucault cherchait à trouver une réponse à une question que se posaient déjà ses prédécesseurs et que les historiens et philosophes des sciences continuent de se poser après lui. Quand la science est-elle devenue ce qu’elle est aujourd’hui? En d’autres mots, Foucault cherchait à déterminer le moment de la naissance de la science dite moderne.
Depuis, certains aspects des théories de Foucault ont été remis en question par les historiens des sciences. Il a été montré par Roselyne Rey que la biologie, que Foucault faisait naître au tournant du siècle, a pris beaucoup plus longtemps à s’affirmer en tant que discipline et que cette affirmation n’a pas pour autant marqué la fin de l’histoire naturelle[539]. Pourtant, cette borne temporelle établie par Foucault constitue toujours un jalon essentiel de l’histoire des sciences naturelles. La force de cette frontière est qu’elle coïncide avec d’autres changements considérés par les historiens comme des ruptures décisives.
Les points de rupture identifiés par les historiens autour de 1800
La balise du « moment 1800 » s’avère d’autant plus pratique aux yeux des historiens puisqu’elle coïncide, à quelques décennies près, avec celle de la Révolution française et ses changements institutionnels issus des bouleversements politiques.
Le changement d’épistémè et le point de vue des élites scientifiques
D’abord, pour l’historien James Secord, voir une réalité dans l’idée d’un changement d’épistémè tel que le décrit Foucault, c’est répéter intégralement et sans le questionner le discours de l’élite scientifique de l’époque. Les discours sur lesquels Foucault base son analyse ne sont, au fond, rien de plus qu’une tentative de définition de la science par les naturalistes qui la pratiquaient : entreprise qui n’avait alors rien d’inédit. Pour Secord, la construction de la science, « a toujours impliqué des actes d’inclusion, d’exclusion et de séparation entre ce qui représentait le véritable savoir et ce qui ne relève simplement que du populaire. C’est pourquoi le statut de l’histoire naturelle a été constamment questionné durant les quatre derniers siècles, et pourquoi, en rétrospective, cette science a semblé être parvenue à l’extinction si souvent.[540] »
S’il en est ainsi, c’est que l’histoire naturelle, dans son aspect « statique » relevé par Foucault, se place en effet à l’opposé de la définition actuelle d’une « véritable » science s’acheminant vers un progrès inévitable[541]. Personne de nos jours ne change le monde avec des cabinets de collection ou des herbiers. Ces éléments sont plutôt associés avec les idées de conservation, de tradition ou de préservation, et non avec ceux d’innovation et de développement[542]. Cette vision a sans doute teinté la façon dont certains historiens ont choisi de traiter de l’histoire naturelle : comme d’une science de classification stérile ou, au mieux, comme d’un divertissement éclairé voué à disparaître après avoir été reléguée au champ de l’amateurisme.
La Révolution française
D’autres historiens critiquent Foucault en affirmant qu’il fait fausse route lorsqu’il présente le changement épistémologique qui s’effectue à l’aube du XIXe siècle comme un basculement de la pensée pure. L’historienne Emma Spary privilégie quant à elle une explication sociale plutôt que cognitive, liée aux conséquences des spoliations de la Révolution française. La perte de rang (et de collection) des membres de la noblesse qui pratiquaient l’histoire naturelle durant l’Ancien Régime explique selon elle ces transformations[543]. Pour Didier Fleury et Jean-Claude Richez, avec la Révolution, c’est plutôt la disparition de certaines institutions royales qui a permis un renouvellement scientifique[544]. Dans le champ des savoirs, affirment-ils, l’affaiblissement du dispositif institutionnel au moment de la Révolution « autorise des points de vue jusque-là secondaires à s’exprimer, ce sera notamment le cas de la botanique. [545]» Pour ces historiens, l’explication des bouleversements serait donc externe à la science plutôt qu’interne.
Bouleversement institutionnel : la naissance du Muséum d’histoire naturelle
L’autre point de rupture qui retient l’attention de nombreux historiens est celui de la transformation du Jardin du Roi de Paris en Muséum national d’histoire naturelle. Ce changement institutionnel survenu en 1794 avoisine le « moment 1800 » et les deux se trouvent souvent liés dans les analyses historiques. En conséquence, l’historiographie s’est peu intéressée aux années précédant 1794 puisque le début du XIXe siècle est considéré comme l’âge d’or de l’institution[545]. L’intérêt pour les débuts du Muséum réside dans la volonté de certains historiens d’explorer les conséquences de ce qu’ils considèrent comme un changement profond, autant disciplinaire qu’idéologique, lors de la transformation de l’institution royale en Muséum national, mais les vies des naturalistes refusent d’adopter cette rupture, rappelle Emma Spary[547]. En effet, les mêmes naturalistes qui travaillaient pour le Jardin du Roi sont ceux qui assurent les cours du Muséum à ses débuts[548]. Le véritable changement qu’observe Spary n’est pas lié à l’épistémologie de la science elle-même, mais plutôt au passage d’un système de financement de la science basé sur le patronage des élites à un système étatique[549].
Cependant, tous les historiens ne partagent pas la vision de Spary. Dans son ouvrage : Collections naturalistes : entre science et empire, Bertrand Daugeron soutient que si la permanence d’une partie du personnel entre le Jardin du Roi et le Muséum invite à voir une continuité plutôt qu’une rupture, il n’en reste pas moins que le nouveau muséum rompt avec l’ancienne institution royale dans ses objectifs, ses structures et principalement, dans le changement d’échelle de son entreprise de collection[550]. Les saisies révolutionnaires, qui créent un afflux important d’objets vers les collections du Muséum, sont pour lui la clé de cette transformation profonde. Selon l’auteur, à leur entrée au Muséum, les collections confisquées aux amateurs et curieux condamnés ou émigrés deviennent instantanément « scientifiques », ce qu’elles n’étaient pas auparavant, en raison du chaos de leur organisation. Avec le « moment 1800 », le Muséum et l’histoire naturelle effectuent donc pour lui une « sortie des curiosités »[551]. L’idée d’une fin de l’amateurisme et de la curiosité avec les saisies révolutionnaires mérite d’être nuancée. Du moins, cette analyse ne peut se maintenir hors des murs du Muséum de Paris. La Révolution française est loin de marquer la fin du collectionnisme privé en histoire naturelle[552].
Ces exemples m’amènent à penser que chercher à tout prix un point de basculement de la science et tenter de lui attribuer une cause unique ou globale n’est peut-être pas la voie à suivre. De la même façon, chercher à mettre une date sur la naissance ou la mort de telle ou telle discipline s’avère souvent aussi vain que frustrant[553].
Je ne prétends pas que Foucault et les historiens qui ont suivi dans sa voie se trompaient lorsqu’ils disaient observer une transformation de la façon de faire la science au tournant du XIXe siècle. Seulement, en posant cette sorte de rideau de fer historique sur la date 1800, ils ont fait en sorte d’occulter les pratiques scientifiques qui avaient encore cours durant les premières décennies du XIXe siècle, mais qui s’accordaient peu avec la vision que nous avons d’une science moderne, c’est-à-dire, conduite par un groupe restreint de professionnels et confinée entre les murs de ses institutions.
La professionnalisation des sciences : le rejet de l’amateurisme et de la curiosité
Le rejet des amateurs hors de la science est considéré comme un signe d’avènement de la science moderne, puisque la professionnalisation est liée à l’idée de progrès. La tentation reste donc forte de déterminer la date de la disqualification complète de l’amateurisme au moment où les changements épistémologiques, politiques ou institutionnels sont les plus apparents. C’est pourquoi peu de chercheurs se sont donné la peine d’étudier l’amateurisme après le tournant du XIXe siècle. Les historiens des sciences préfèrent généralement s’intéresser aux succès, aux nouveautés, aux découvertes éclatantes plutôt que de consacrer leur énergie à un groupe d’individus dont les pratiques perdent peu à peu leur légitimité et dont ils savent la participation au monde scientifique condamnée à plus ou moins long terme.
Ce découpage historien fait donc obstacle à l’étude des phénomènes de l’amateurisme et de la curiosité. Les critiques que les savants institutionnels n’ont cessé de faire par rapport aux amateurs et aux curieux semblent plus symptomatiques d’un désir de contrôle social et idéologique que véritablement représentatives de l’apport des amateurs au monde scientifique. Par exemple, si le célèbre naturaliste Buffon, intendant du Jardin du Roi pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, s’affiche comme un détracteur de la curiosité, il profite pourtant des réseaux de curieux pour s’approvisionner en spécimens et fréquente ces mêmes ventes aux enchères qu’il condamne[554]. Même chose chez George Cuvier qui, d’un côté, mettait en garde ses collègues naturalistes contre la menace pour la science que pouvait représenter la popularité de l’histoire naturelle chez le public[555], mais qui, de l’autre, correspondait volontiers avec les amateurs puisque ceux-ci pouvaient l’informer de la découverte de nouveaux fossiles curieux dans les divers départements du territoire français[556]. Il est permis de se demander pourquoi ces savants auraient perdu leur temps à dénoncer des pratiques qu’ils savaient de toute façon vouées à une extinction prochaine et rapide.
Ce que mes recherches montrent jusqu’à présent, c’est que plutôt que de s’effacer passivement devant une professionnalisation et une spécialisation croissante des sciences, la culture de la curiosité se serait adaptée et les amateurs auraient continué d’entretenir des liens féconds avec les élites scientifiques basées dans les institutions.
Le déséquilibre des sources
Il est possible de rendre compte des activités des curieux et des amateurs à travers plusieurs types de sources : les catalogues raisonnés de cabinets de curiosités, qui font l’inventaire de la collection d’un amateur défunt en vue de sa vente aux enchères; les brochures du XIXe siècle, qui annoncent elles aussi la vente de collections et impliquent des experts en curiosité et des naturalistes; les guides, périodiques ou manuels écrits par et pour les amateurs et finalement, la correspondance et les archives issues des institutions de savoirs. En raison de la transformation des institutions à l’époque de la Révolution française, il y a déséquilibre entre la masse de documentations conservées dans les archives nationales pour la période avant et après 1794. On possède par exemple, à partir de 1794, les procès-verbaux des discussions entre les professeurs du Muséum[557]. Il n’existe pas d’équivalents pour l’Ancien Régime, qui produit peu d’archives si on compare avec ce qui a été conservé pour la période subséquente à la fondation du Muséum national. Grâce aux procès-verbaux, il est possible d’étudier les activités des savants du Muséum pratiquement pour chaque semaine, ce qu’il est impossible de faire pour la période antérieure. La réalité des archives rend donc compliqué le projet d’étudier sur la longue durée les courants profonds qui traversent l’histoire naturelle au XVIIIe et au XIXe siècle. Faire l’histoire des sciences exclusivement à partir des archives institutionnelles peut expliquer pourquoi le passage du Jardin du Roi au Muséum est souvent considéré par les historiens comme une rupture décisive de la science elle-même.
Indices de l’adaptation de la culture de la curiosité et de la participation des amateurs
L’effritement de l’idéal des Lumières est censé être « l’époque de la disqualification complète de la curiosité au sein du monde intellectuel et scientifique alors qu’est promue une culture de l’exactitude et de la précision qui s’oppose à celle de la curiosité. [558]» Pourtant, à travers des liens de sociabilité et des intérêts communs, les savants naturalistes des institutions royales et ensuite nationales sont appelés à collaborer avec les amateurs, curieux et autres collectionneurs dont le statut dans le développement des sciences naturelles n’est pas totalement fixé jusqu’au milieu du XIXe siècle. Alors que le poids de la science institutionnelle se renforce et que certains savants continuent de dénigrer à la fois la curiosité et les amateurs, ils se voient tout de même forcés de collaborer avec les dilettantes de tous horizons, ne serait-ce que pour mener à bien l’entreprise de former et d’enrichir des collections utiles à la poursuite du progrès scientifique. La communauté scientifique ne peut agir en vase clos. L’apport des amateurs est encore nécessaire dans la première moitié du XVIIIe siècle et cette collaboration, qui n’est pas à sens unique, sert les intérêts des deux groupes.
Acquisitions, échanges et circulation des spécimens
Les procès-verbaux de l’assemblée des administrateurs du Muséum de Paris ainsi que les dossiers de correspondances qui leur sont associés montrent que les interactions entre savants et amateurs sont nombreuses. Les amateurs prennent entre autres l’initiative d’écrire aux professeurs pour les informer des ventes de collections qui se déroulent dans la capitale. C’est le cas en 1817, lorsqu’un certain M. Boutin communique avec le Muséum, invitant les professeurs à « aller voir une collection de coquilles de la mer Rouge et divers autres objets d’antiquités qui sont déposés chez mademoiselle Rousseau, rue Glatigny. [559]» L’assemblée charge alors l’un des professeurs d’aller prendre connaissance de cette collection et d’en évaluer l’intérêt. Lors de la séance du 11 février 1818, George Cuvier met quant à lui sous les yeux de ses collègues une collection de dessins de plantes du Japon. C’est un certain M. Rémuset qui a notifié les professeurs de l’existence de cette collection qui a été vendue aux enchères par un amateur et a ensuite passé entre les mains de plusieurs particuliers[560]. Les exemples de cas où les professeurs ont été informés de l’existence d’objets ou de cabinets par l’entremise des amateurs se multiplient dans les sources pour toute la première partie du siècle, comme en témoigne par exemple une lettre de 1847, où M. Hennequin écrit au Muséum pour annoncer « la vente prochaine d’une collection d’armes de sauvages et autres curiosités[561]. »
Certaines communications de la part des amateurs se font aussi de façon intéressée, le Muséum étant un endroit privilégié pour qui souhaite vendre sa collection. On peut mentionner entre autres les exemples de M. Rang, qui cède au Muséum sa collection de coquilles pour 3000 fr en 1837 ou du Sieur Calestini qui vend, la même année, sa ménagerie personnelle comportant plusieurs animaux manquants dans celle du Muséum, soit un ours blanc, un mandrill et un porc-épic[562]. Cependant, en dépit de l’existence de nombreuses collections intéressantes à vendre à Paris et en France, les professeurs n’y ont pas nécessairement accès. Ils jugent d’ailleurs insuffisant le financement qui leur est accordé par le gouvernement pour les nouvelles acquisitions[563]. Les acquisitions sont d’autant plus difficiles à faire qu’il existe une compétition féroce pour l’achat aux enchères des cabinets de collection, non seulement entre les divers établissements nationaux, mais également entre le Muséum et les amateurs eux-mêmes. Dans son Histoire et description du Muséum d’histoire naturelle, Deleuze compare l’état de la collection durant l’Ancien Régime à ce qu’elle est en 1823. Au sujet de la collection de minéralogie, il remarque que « quoique Monsieur Daubenton[564] se fût pendant 40 ans donner des soins pour réunir au cabinet du roi les minéraux les plus utiles pour l’étude, et que depuis la nouvelle organisation on n’en eut reçu beaucoup des pays étrangers, la collection était bien incomplète et même inférieure à celle de quelques amateurs[565]. »
Lorsque des crédits extraordinaires leur sont accordés en 1846, les professeurs s’empressent de se porter acquéreur de la collection de l’amateur « célèbre dans le monde savant » Félix de Roissy (1771-1853) afin de combler les lacunes dans les collections de coquilles du Muséum[566]. Cela tend à montrer que derrière les discours qui discréditent les amateurs, l’utilité de leurs travaux, de leurs découvertes et de leurs collections est tout de même l’objet d’une certaine reconnaissance de la part des savants. De plus, les restrictions budgétaires auxquelles le Muséum fait face pour l’ensemble de la période rendent d’autant plus importants les dons des particuliers dans la constitution des collections nationales.
Les mentions dans les correspondances de l’assemblée qui font état de dons, soit de spécimens, soit de collections entières de la part des amateurs sont trop nombreuses pour qu’elles puissent être ici détaillées. C’est sans compter les propositions d’échanges, qui profitent à la fois aux amateurs et au Muséum. À titre d’exemple, la seule séance du 8 juin 1814 fait état de deux dons d’échantillons de minéraux : un de la part du Comte Daru et un autre d’un dénommé M. Lardi[567]. Un mois plus tard, le 13 juillet, l’assemblée donne son accord à la proposition du général Catoire, qui a déjà fourni « en différentes occasions, divers objets du Cap et de l’Isle de France, en zoologie et en botanique » et qui demande en échange des insectes pour sa propre collection[568]. Dans certains cas comme celui de M. de Joannis en 1834, la quantité des dons, ventes et échanges qui le lient au Muséum est tellement importante que Joannis demande d’obtenir un catalogue des reptiles, mollusques ou poissons procurés par lui à la collection nationale : demande qui lui est accordée sans délai[569]. Cette collaboration, qui se manifeste sous forme d’échanges d’objets, permet aussi à l’historien de comprendre qui sont les amateurs au tournant au XIXe siècle, grâce à des sources comme les registres de distributions de plantes et de graines[570]. Des traces documentaires subsistent de ces distributions faites par le Muséum en faveur des écoles centrales, des jardins d’agriculture expérimentale, des particuliers, des cultivateurs et botanistes, mais également des « amateurs de végétaux étrangers en rapport d’échanges et de bons offices avec le Muséum[571]. » L’ambition de l’établissement parisien en organisant ces distributions est de répandre « dans les départements de la république, dans ses colonies et dans les différentes parties du monde [572]» des végétaux utiles aux progrès des sciences et de l’économie rurale. L’institution croit de toute évidence que l’implication des amateurs est à même de profiter à cette entreprise, puisqu’en l’an 8 de la République, par exemple, ils sont ceux qui reçoivent le plus de plantes et de graines en termes de nombre total[573].
Ces sources précieuses, quoique n’ayant pas soulevé l’intérêt des historiens jusqu’à maintenant, permettent de dresser un portrait global de l’amateurisme en botanique dans les années 1790. Un survol des registres les plus tardifs (1798-1800) permet de voir que les groupes les plus représentés parmi les amateurs qui profitent des distributions sont les individus de la classe politique, suivis par les artistes (peintres et acteurs de théâtre), suivis ensuite par les amateurs occupant une profession liée au domaine de la santé (officiers de santé, chirurgiens, pharmaciens) et enfin, par les membres des sociétés savantes et d’agriculture[574]. Une étude quantitative et comparative des groupes d’individus selon leur occupation professionnelle reste encore à faire pour l’ensemble des registres, mais sans doute participera-t-elle à montrer le dynamisme et l’impressionnante diversité des amateurs français au tournant du siècle.
Les registres de distributions montrent aussi la part importante que prennent les femmes dans ces échanges. Nombreuses sont les citoyennes, aussi bien mariées que célibataires, à y être citées. Certaines y reçoivent même le titre d’ « amateure » ou d’« amateur », ce qui est peu fréquent dans les autres types de sources[575]. Pourtant, on sait que la botanique est la partie de l’amateurisme en l’histoire naturelle la plus populaire et la plus encouragée chez le public féminin. Depuis les années 1770, les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau ont contribué à donner à l’amateurisme féminin en botanique ses lettres de noblesse et cette partie de l’histoire naturelle être celle qui convient le mieux aux femmes puisque « les travaux qu’elle exige ne saurait blesser leur délicatesse. [576]»
Aussi, comme il était impossible pour les femmes d’obtenir un diplôme universitaire et qu’elles étaient exclues de la plupart des principales sociétés savantes de l’époque, une des seules façons pour l’historien d’étudier leurs pratiques scientifiques est de s’intéresser à l’amateurisme. On peut retracer le parcours de ces femmes enthousiastes à travers les catalogues de leurs cabinets[577], la mention de leurs présences lors d’herborisations et de collectes de spécimens ainsi qu’à travers les dons et les échanges qui les amènent à interagir avec les professeurs du Muséum de Paris. Il est en effet dans l’intérêt des professeurs d’encourager la contribution des amateurs aux collections et au progrès de la science, et ce peu importe leur sexe. C’est ce que montre l’admiration non dissimulée exprimée par l’assemblée à la réception d’un don que fait Mme Bahour de Bordeaux à l’établissement en 1838 :
La grandeur et la parfaite conservation des individus a (sic) vivement frappé la curiosité des professeurs. Nous n’avons que très rarement le plaisir de recevoir des individus aussi beaux et nous nous empressons d’en orner nos collections. Les polypiers fossiles sont aussi très curieux comme espèces qui nous manquaient et à cause de leur parfaite conservation. Ces corps ont été jusqu’à présent moins recherchés que les coquilles et cependant sont tout aussi dignes de l’attention des naturalistes. Vous rendriez un vrai service à la science si vous aviez la bonté de continuer vos recherches, surtout en ce qui a rapport aux polypiers fossiles.
AN, Correspondance (arrivée et départ). 1793-1932, dossier AJ/15/756, 15 février 1838.
Selon Deleuze dans son Histoire du Muséum de 1823, si les femmes trouvent d’abord dans la botanique une source d’amusement, « ce goût est devenu plus vif par la facilité qu’elles [ont] de s’instruire. [579]» Il rapporte qu’elles sont nombreuses à se présenter dès sept heures du matin au Muséum pour assister aux cours publics, où elles prennent place dans les gradins qui les séparent des hommes[580]. Leur présence comme étudiantes montre chez elles un intérêt pour l’histoire naturelle qui ne s’essouffle pas. Cependant, le découpage historien qui fait de l’histoire des sciences au début du XIXe siècle l’histoire d’une science « professionnelle », donc masculine, a pour conséquence de nier la contribution féminine à l’histoire naturelle dans son ensemble.
Les informations recueillies dans les registres de distribution de végétaux apportent aussi des questionnements neufs sur les hiérarchies et les frontières qui sont en voie de se définir à cette époque dans le monde scientifique. Il apparaît en effet intrigant qu’un individu comme Deleuze, pourtant employé au sein du Muséum comme aide naturaliste, soit par ailleurs identifié dans les registres comme étant un « amateur » lors de la distribution annuelle de semences en l’an 7[581]. Il apparaît en effet que les aides naturalistes occupent une place singulière dans les différentes sphères entrecroisées du monde de la science, ayant un pied dans la sphère de l’institution nationale et un autre dans celle des amateurs.
Les aides naturalistes comme amateurs experts : le cas de Louis Dufresne.
Si les savants qui siègent au Muséum sont au courant des transactions qui se déroulent entre les amateurs, c’est entre autres à travers un personnage du paysage scientifique de l’époque, omniprésent dans les sources, mais par ailleurs plutôt ignoré par les historiens. Il s’agit de Louis Dufresne (1752-1832), taxidermiste, voyageur, collectionneur et employé comme aide naturaliste au Muséum à partir de 1793[582].
Lors de son entrée au Muséum, Dufresne trempe déjà depuis un certain temps dans le monde de la curiosité et fréquente les amateurs. On le retrouve par exemple cité dans le Catalogue raisonné d’objets d’histoire naturelle et d’instruments de physique qui composent le cabinet de M. de Montribloud, publié à Paris en 1784. Dans cet ouvrage, Dufresne se présente comme un naturaliste et il assure la distribution du catalogue à partir de chez lui, rue Princesse à Paris. Il propose également ses services comme commissionnaire pour les « personnes éloignées » qui voudraient se procurer certains objets au moment des enchères[583]. Dufresne est amateur d’art autant que de science[584], ce qui s’accorde aussi avec le goût universel prescrit par la culture de la curiosité[585]. Cependant, ses activités auprès des amateurs sont loin de cesser au moment de la Révolution ou même après le tournant du siècle[586]. Durant la période du Premier Empire, sans quitter son poste au Muséum, il se met notamment au service de l’Impératrice Joséphine, grande amatrice d’histoire naturelle. Dufresne se fait engager comme conservateur de son cabinet au château de la Malmaison[587]. Ce poste lui permet de coordonner les nombreux échanges fructueux que l’impératrice fait avec le Muséum. Ces échanges contribueront notamment à l’enrichissement de la ménagerie nationale et du jardin botanique du Muséum[588].
Comme employé du Muséum, Dufresne a aussi l’oreille de l’assemblée des professeurs et plusieurs exemples de ses interventions sont consignés dans les procès-verbaux. Durant l’année 1817, il informe par exemple les professeurs de l’arrivée à Paris d’une collection d’oiseaux du Sénégal que le collectionneur Vatrin l’a chargé de vendre pour son compte[589]. On le retrouve aussi en 1824, prenant part à la vente du cabinet d’un amateur d’ornithologie dont il distribue le catalogue à partir de son lieu de travail : le laboratoire de zoologie du Muséum[590]. En 1825 est publié le Catalogue de la riche collection de coquilles de M. Castelin, dont le propriétaire est présenté comme un « amateur très éclairé ». Le catalogue souligne que plusieurs des coquilles que possède M. Castelin manquent au Muséum et également dans les autres « collections les plus considérables de Paris [591]». À la séance de l’assemblée du 25 avril 1826, Dufresne enjoint les professeurs à se procurer certains objets de cette collection[592]. Un mois plus tard, Dufresne rapporte qu’il s’est rendu aux ventes de Castelin, mais également à celles de Mawe et Sowerby. Il s’est chargé d’acheter les lots intéressants en payant de sa poche et demande remboursement à l’assemblée[593].
En raison de ses contacts dans le monde de l’amateurisme, Dufresne est donc un allié précieux des savants. Sans lui, ils risquent de se retrouver désavantagés dans le jeu des transactions qui ont cours entre les collectionneurs privés, comme le montre cet exemple de 1823, tiré des procès-verbaux de l’assemblée :
M. Dufresne rappelle la proposition qui a été faite d’acquérir pour 300 fr. une coquille du genre Castalie, mais l’assurance, depuis cette époque, qu’il en existe une seconde espèce de ce genre chez un amateur diminuant la valeur que l’on offre, le Sr Roussel consent aujourd’hui à la livrer pour 150 fr. L’assemblée en autorise l’acquisition.
AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/123, 5 aout 1823.
Il apparaît aussi que Dufresne ne s’est pas limité à jouer le rôle d’intermédiaire seulement pour le Muséum, mais qu’il ait aussi agi pour d’autres instances comme la Société d’histoire naturelle de Paris dont il est membre[595].
Le groupe des aides naturalistes est intéressant en soi, puisque ces individus occupent une place à la fois indispensable et ambigüe dans le paysage scientifique de la première moitié du XIXe siècle. Étant avant tout des travailleurs manuels, des préparateurs, ils ne peuvent accéder au statut scientifique et à la réputation des professeurs. Cela pourrait expliquer entre autres pourquoi les historiens, à ma connaissance, ne leur ont jamais consacré aucune étude exhaustive. Selon l’historien Yves Laissus, les aides naturalistes ne sont « que les faire-valoir de leur patron et ne prennent leur vraie dimension qu’en devenant professeur à leur tour[596]». Or, ce n’était pas le destin de tous d’accéder à un poste de prestige. Cet assujettissement des aides naturalistes aux professeurs était considéré par certains comme une injustice et faisait même l’objet de satyres. C’est ce qu’on peut lire entre les pages de l’Histoire naturelle drolatique et philosophique d’Isidore Salles de Gosse :
Elle [la « République » du Muséum] est composée de quinze professeurs inamovibles assaisonnés de quinze aides naturalistes, pauvres infortunés soumis au bon vouloir de ces messieurs. […] Les employés subalternes parmi lesquels on compte beaucoup d’hommes qui ont rendu de véritables services à la science sont condamnés pour toujours à la subalternité. Mal rétribués, décorés d’un titre bâtard, ils préparent toute la besogne du professeur, qui souvent serait fort embarrassé d’être son aide.
Isidore Salles de Gosse, Histoire naturelle drolatique et philosophique des professeurs du Jardin des Plantes, Paris, Gustave Sandré, 1847, p.9-10.
Si entre les murs de l’institution les aides apparaissent comme les laquais des professeurs, auprès des curieux et des amateurs ils font plutôt figure d’experts, et ce, jusqu’à tard dans le siècle[598]. Cette collaboration est peut-être mal vue par les hautes instances du Muséum, ce qui expliquerait le règlement promulgué en 1839, qui interdit aux employés du Muséum de faire le commerce d’objets d’histoire naturelle[599]. Par contre, il est peu probable que cette interdiction n’ait jamais eu un quelconque effet sur les pratiques des employés, ou, par ailleurs, sur leurs fréquentations[600].
À l’instar de Dufresne, plusieurs des employés étaient eux-mêmes des collectionneurs. Pour expliquer comment certains d’entre eux ont pu rassembler des collections personnelles si impressionnantes, « dont la valeur était de sept ou huit fois supérieure à celles que possède le Muséum[601] », Salles de Gosse les accuse avec humour de se servir directement dans les collections nationales. « Comment se forment ces collections privées? C’est un mystère. Cependant le secret n’en est pas perdu, et il ne se découvrira sans doute que quand les armoires seront vides [602]» dit-il. Il est peu probable que cette accusation soit fondée, ou du moins, que le vol soit le principal moyen pour les aides naturalistes d’enrichir leurs propres collections. Par contre, on peut y voir le signe d’un réseau particulièrement actif d’amateurs et de curieux avec lesquels les employés du Muséum transigent sur une base régulière et dont, à leur tour, ils font profiter leurs patrons.
La fin d’une ère? Le cas du Musée de Delessert.
Dans l’Encyclopédie, ouvrage déterminant du courant des Lumières, l’auteur de l’entrée « histoire naturelle » se réjouit de la popularité de cette science et du nombre grandissant d’amateurs qui lui donnent espoir de voir un jour répertorié une grande partie des productions de la nature[603]. Il est intéressant de se transporter en 1845 et de voir comment ce discours s’est transformé en l’espace d’un siècle.
L’exemple vient ici d’un ouvrage intitulé Musée botanique de Benjamin Delessert; notice sur la collection de plantes et la bibliothèque qui le composent, contenant en outre des documents sur les principaux herbiers d’Europe et l’exposé des voyages entrepris dans l’intérêt de la botanique[604]. L’auteur est Antoine Lasègue (1793-1873), botaniste et conservateur des collections de Benjamin Delessert. Delessert est banquier, philanthrope, mécène et naturaliste amateur. Dans les dernières décennies du XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, Delessert mène à bien le projet de rassembler en un même lieu une vaste collection d’histoire naturelle dans le but de la mettre à la disposition des savants et des amateurs pour les aider dans leurs recherches. Il est à ce titre l’émule du mécène des sciences anglais Joseph Banks (1743-1820), qui tient un pareil musée privé à Londres[606]. Le musée de Delessert abrite une imposante bibliothèque, l’une des plus importantes collections de coquilles qu’il était alors possible de trouver en France, une collection d’œuvres d’art et, surtout, une immense collection d’herbiers, certains issus des ventes après-décès de botanistes français, mais provenant également des voyages scientifiques que Delessert finance[607]. Il a à son service des voyageurs qui collectent aussi pour le compte du Muséum, comme en témoigne une lettre de 1839 où il est fait état de l’arrivée à Brest de deux caisses d’objets de la part de M. Gay : une des caisses est destinée à M. Benjamin Delessert et l’autre au Muséum[608]. Comme les caisses ne sont pas identifiées, le Muséum organise l’ouverture conjointe des deux caisses en compagnie de l’amateur.
Delessert meurt en 1847. Dans son testament, il prend soin de confier sa collection à ses frères pour qu’ils fassent en sorte que les savants et les amateurs puissent continuer de venir consulter les herbiers contenus dans les galeries[609]. On sait d’ailleurs que les professeurs du Muséum fréquentaient aussi ce musée privé, puisque peu de temps après le décès de Benjamin, son frère François écrit au Muséum pour assurer les membres que « les collections botaniques et zoologiques (…) seront, comme par le passé ouvertes aux naturalistes qui voudraient les consulter[610]. »
Si la professionnalisation des sciences a remodelé les frontières de l’expertise en histoire naturelle, l’idée qui sous-tend l’existence même du musée de Delessert s’accorde dans ses grandes lignes avec celles énoncées dans l’Encyclopédie. Les travaux immenses des naturalistes ne pourraient être accomplis s’ils étaient seulement dévolus à quelques hommes, répète Lasègue. La tâche est seulement allégée parce que chacun apporte « son tribut à la masse et met en commun le fruit de ses recherches personnelles[611] ». L’ambition du Musée de Delessert peut être vue comme une tentative de pallier à l’effritement graduel du réseau de cabinets de curiosités naturelles sur lequel comptait la science depuis le siècle précédent. Dans l’un des rares articles consacrés au personnage, Frans A. Stafleu décrit le Musée de Delessert comme un phénomène du XVIIIe siècle qui, au milieu du XIXe siècle, se présente désormais comme un élément étranger à son contexte scientifique et appartenant à une époque révolue[612]. Cependant, qu’une collection privée comme celle de Delessert, financée par un amateur, ait encore sa place et son utilité dans le monde scientifique, alors que l’établissement rue Montmartre est le point de rencontre de nombreux botanistes et amateurs européens durant la période 1815-1860[613], montre que l’éviction de l’amateurisme du champ de l’histoire naturelle n’est que partielle même à cette époque. Sans compter que l’approvisionnement même de l’établissement en spécimens dépend d’un réseau complexe de voyageurs, eux-mêmes des « non professionnels » qui sont pourtant au premier rang pour interroger la nature[614]. Si les naturalistes des institutions nationales tentent de dénier à un groupe de plus en plus étendu l’accès aux connaissances profondes, la nécessité de la « foule des observateurs » reste la même. Savants issus des institutions ou amateurs, ils font tous partie de ceux qui « ne se lassent pas de scruter les merveilles de la nature»[615].
Le don de la collection de Delessert à la ville de Genève par ses descendants en 1869 et le transfert de la bibliothèque à l’Institut de France constitue pour Frans A. Stafleu le signe de la fin d’une ère en histoire naturelle. En effet, on peut sans doute le considérer comme la fin symbolique de l’histoire naturelle comme celle d’une œuvre collective et inclusive, où l’individu privé avait encore son rôle à jouer.
En conclusion, de l’optimisme des Lumières au rêve philanthrope de Delessert, le changement de statut de la curiosité et de l’amateurisme au sein de l’histoire naturelle s’est fait graduellement et sur la longue durée. Malgré les bouleversements épistémologiques et institutionnels subis par l’histoire naturelle au tournant du siècle, il apparaît que le basculement vers la « modernité » scientifique n’ait pas été synonyme d’éradication systématique et programmée des manifestations de l’intérêt pour la science chez les particuliers, collectionneurs et autres dilettantes.
Les amateurs et amatrices sont aujourd’hui encore les oubliés d’une histoire des sciences qui, jusqu’à très récemment, était occupée à narrer le récit d’un progrès triomphant et d’une série de découvertes cumulant jusqu’à notre science actuelle. La culture de la curiosité est censée avoir disparu avec le « moment 1800 » : cette rupture attribuée tour à tour à un basculement de la pensée scientifique ou aux bouleversements de la Révolution française. Certes, durant la période 1750-1850, la curiosité et l’amateurisme font partie de ces pratiques qui se trouvent d’abord au centre, mais sont ensuite graduellement repoussées aux marges de la science officielle. Pourtant, force est de constater que la volonté des amateurs de participer à l’accumulation des connaissances demeure.
Références
[529]Marie Lemonnier, Les amusements de l’esprit : réseaux sociaux, curiosité, plaisir et construction des savoirs à Paris au XVIIIe siècle, Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Sherbrooke, 2013, p. 121-122.
[530]Voir à titre d’exemple : Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, Paris, Gallimard, 2002, p.65.
[531]Anne Secord, « Artisan Botany », dans Nicolas Jardine, James A. Secord et Emma Spary, dir. Cultures of Natural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p.377-393.
[532] Jean-Luc Chappey, Des naturalistes en Révolution : les procès-verbaux de la société d’histoire naturelle de Paris (1790-1798), Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2009, coll. « CTHS Sciences », p.15.
[533]Nicolas Jardine et Emma Spary, « The Natures of Cultural History », dans Jardine, Secord et Spary, op. cit., p.2.
[534]Les travaux de Scot Atran en sont un exemple. Ibid., p.6-7.
[535] Jardine et Spary, op.cit., p.7.
[536]Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p.13.
[537]Foucault, op.cit., p.150.
[538]Ibid., p.173.
[539]Roselyne Rey, « Naissance de la biologie et redistribution des savoirs », Revue de Synthèse, vol. 4, no 1-2 (Janvier-Juin 1994), p.168.
[540]Ma traduction : James A.Secord, « The Crisis of Nature », dans Jardine, Secord et Spary, op.cit., p.449.
[541]Ibid., p. 454.
[542]Ibid.
[543]Emma C. Spary, « The ‘’Nature’’ of Enlightenment », dans William Clark, Jan Golinski et Simon Schaffer, éd., The Sciences in Enlightened Europe, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p.274.
[544]Didier Fleury et Jean-Claude Richez, « Conclusion », dans Andrée Corvol, dir., La nature en révolution 1750-1800, Paris, L’Harmattan, 1993, p.187.
[545]Ibid.
[546]Emma C. Spary, Utopia’s Garden. French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p.2.
[547]Ibid.
[548]Ibid.
[549]Ibid., p.158.
[550]Bertrand Daugeron, Collections naturalistes entre sciences et empires (1763-1804), Paris, Publications scientifiques du Muséum d’Histoire naturelle, 2009, p. 323.
[551]Ibid., p. 504.
[552]Bettina Dietz et Thomas Nutz, « Collections Curieuses : The Aesthetics of Curiosity and Elite Lifestyle in Eighteenth-Century Paris », Eighteenth-Century Life, vol. 3, no 29 (automne 2005), p.24.
[553]Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1993 (1963), p. XXIV.
[554] Dietz et Nutz, op.cit., p.47.
[555] Jean-Luc Chappey, « Héritages républicains et résistances à l’organisation impériale des savoirs », Annales historiques de la Révolution française, no346 (octobre/décembre 2006), p.5.; Bory de Saint-Vincent, Dictionnaire classique d’histoire naturelle rédigé par une société de naturalistes avec une nouvelle distribution des corps naturels en cinq règnes, Paris, Imprimerie de Rignoux, 1825, p.VII.
[556]MNHN, Correspondance relative à des ossements fossiles, dossier Ms 627, passim., 1807-1829.
[557]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossiers AJ/15/95 à AJ/15/143, 1793-1848.
[558]« Sociabilité, circulation des savoirs et histoire des sciences à l’époque moderne », Entretien avec Stéphane Van Damme, propos recueillis par Élisabeth Rochon, Université du Québec à Montréal, avril 2015, sur le site Groupe de recherche en histoire des sociabilités, http://www.grhs.uqam.ca/?portfolio=sociabilites-circulation-des-savoirs-et-histoire-des-sciences-a-lepoque-moderne.
[559]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/117, 26 janvier 1817.
[560]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/117, 11 février 1818.
[561]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/142, 14 décembre 1847.
[562] AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/134, 11 juillet 1837.; Ibid., 24 octobre 1837.
[563]AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Cabinet de minéralogie du Roi (Collection Bournon) 1824-1825, dossier AJ/15/836, 6 avril 1825.
[564]Louis-Jean-Marie Daubenton (1716-1800) : garde du Cabinet du roi et ensuite directeur du Muséum d’histoire naturelle.
[565]Joseph-Philippe-François Deleuze, Histoire et description du Muséum d’histoire naturelle; ouvrage rédigé sous les ordres de l’administration du Muséum, Paris, Chez M.A. Royer, 1823, p. 100-101.
[566]AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Rapport fait au nom de la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif à un crédit extraordinaire sur l’exercice 1846 par M. Bouillaud, dossier AJ/15/839, 18 mai 1846.
[567] AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/114, 8 juin 1814.
[568]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/114, 13 juillet 1814.
[569] AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/131, 8 avril 1834.
[570]AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Règne végétal vivant, dossier AJ/15/837, 1798-1800. MNHN, Registre des dons faits par le Jardin national à ses correspondants, à des cultivateurs ou amateurs répandus dans les départements de la République, dans ses colonies et dans les différentes parties du monde, dossier Ms 1905, 1793-1794.
[571]AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Règne végétal vivant, dossier AJ/15/837, 1798-1800.
[572] MNHN, Registre des dons faits par le Jardin national à ses correspondants, dossier Ms 1905, 1793-1794.
[573] Respectivement, les écoles centrales reçoivent 1873 spécimens ; les jardins nationaux : 670 ; les correspondants de Muséum : 1255 ; les « propagateurs » : 1520 et les amateurs reçoivent quant à eux 3132 spécimens végétaux, soit 37% du total des plantes et des graines distribuées par le Muséum en l’an 8 de la République. AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Règne végétal vivant, dossier AJ/15/837, 1798-1800.
[574]Ibid.
[575] Figurent par exemple dans les registres : Mlle Berton, « amateure » ; Madame La Garde, « amateure » ; Madame Bertolait « amateur » ; les citoyennes Le Moines « amateures » etc. MNHN, Registre des dons faits par le Jardin national à ses correspondants, dossier Ms 1905, 1793-1794. Ibid., 1794.
[576] Joseph-Philippe-François Deleuze, Histoire et description du Muséum d’histoire naturelle, p.140.
[577]Au XVIIIe siècle, Madame Dubois-Jourdain possédait une des collections de curiosités les plus importantes de la ville de Paris. Elle entretenait des relations amicales et épistolaires avec plusieurs amateurs et naturalistes en France et ailleurs en Europe. Pierre Remy, Catalogue raisonné des curiosités qui composoient le cabinet de feu Mme Dubois-Jourdain, Paris, chez Didot l’aîné, 1766, 178p. Outre Madame Dubois-Jourdain, d’autres femmes comme l’actrice Mademoiselle Clairon formaient aussi des collections privées importantes. Anonyme, Catalogue d’histoire naturelle de Mademoiselle C***, Paris, Michel Lambert, 1773, 116p. Les savants s’intéressaient aussi au contenu des collections des amatrices, puisqu’à la séance du 15 octobre 1790 de la Société d’histoire naturelle de Paris, le naturaliste Bosc d’Antic fait le rapport du premier volume du Catalogue méthodique de la collection des fossiles de Mademoiselle Élénore Raab. Jean-Luc Chappey, Des naturalistes en Révolution, p.70. Ignaz Born, Catalogue méthodique et raisonné de la collection des fossiles de Mademoiselle Élénore Raab, tome 1, Vienne, G.V. Degen, 1790, p.1-2.
[578]AN, Correspondance (arrivée et départ). 1793-1932, dossier AJ/15/756, 15 février 1838.
[579]Deleuze, op.cit., p.140.
[580]Ibid.
[581]AN, Collections [envois, dons, échanges]. An V-1920. Règne végétal vivant, dossier AJ/15/837, 1798-1800.
[582]Muséum d’histoire naturelle de Paris, « Notice sur M. Dufresne, aide naturaliste au Muséum », dans Nouvelles annales du Muséum d’histoire naturelle, ou Recueil de mémoires, vol. 2, Paris, Roret, 1833, p.357-359.
[583]Catalogue raisonné d’objets d’histoire naturelle et d’instrumens de physique, qui composent le cabinet de M. de Montribloud, dont la vente se fera le vendredi 26 février 1784, Paris, Dufresne, 1784, p.2.
[584] Muséum d’histoire naturelle de Paris, « Notice sur M. Dufresne, aide naturaliste au Muséum », op.cit., p.358.
[585]Kryzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise XVIe –XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p.70.
[586]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/108, 10 février 1808. « M. Dufresne donne avis à l’assemblée que le mardi 16 février il sera vendu dans la maison de M Grandmaison, rue St André des Arts, des objets d’histoire naturelle. »AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/119, 7 décembre 1819. « Dufresne met sur le bureau le catalogue d’une collection de coquilles à vendre. L’assemblée le charge de faire l’achat des morceaux qui manquent à la collection nationale.
[587]Muséum national d’histoire naturelle, Centenaire de la fondation du Muséum d’histoire naturelle 10 juin 1793 — 10 juin 1893 : volume commémoratif, Imprimeria Nationale, 1893, p.230.
[588]Plusieurs exemples de ces dons et échanges peuvent être retracés grâce aux nombreuses lettres de remerciement adressées à l’Impératrice et qui ont été conservées dans les dossiers de correspondance de l’institution : AN, Correspondance (arrivée et départ). 1793-1932, dossiers AJ/15/744 et AJ/15/745, passim., 1796-1814.
[589]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/117, 1817.
[590]Catalogue d’une collection d’ornithologie à vendre à Monfort-L’Amaury Seine et Oise, Trouvé, Paris, 1824, p.I.
[591]Catalogue des genres et des espèces les plus remarquables composant la riche collection de coquilles de M. Castelin, chez A.M. Agnel, 1825, p.1.
[592] AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/126, 25 avril 1826.
[593] AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/126, 16 mai 1826.
[594]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/123, 5 aout 1823.
[595] MNHN, Papiers provenant de la Société d’histoire naturelle de Paris. Correspondance – lettres de ses membres classées dans l’ordre chronologique (1792-1799), dossier Ms 298, 27 janvier c.1792.
[596]Yves Laissus, « Les archives scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle », La Gazette des archives, n° 145 (1989), p.110.
[597] Isidore Salles de Gosse, Histoire naturelle drolatique et philosophique des professeurs du Jardin des Plantes, Paris, Gustave Sandré, 1847, p.9-10.
[598] Émile Deyrolle et Paul Groult, dir. Le Naturaliste : journal des échanges et des nouvelles, vol. 9, no 2-10, (1887).
[599]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/95, 1839.
[600] BNF, Recueil. Collections d’histoire naturelle. Catalogue sommaire des collections et des magasins d’objets d’histoire naturelle ayant appartenu à feu Edmond Perrot, naturaliste, préparateur du Muséum de Paris, notice FRBNF39292736, 1880.
[601] Salles de Gosse, op.cit., p.11.
[602]Ibid.
[603]Anonyme, « Histoire Naturelle », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert, éd., Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol.8, Neufchâtel, Fouche, 1765, p.225-226.
[604]Antoine Lasègue, Musée botanique de Benjamin Delessert. Notice sur la collection de plantes et la bibliothèque qui le composent, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1845.
[605] Frans A. Stafleu, « Benjamin Delessert and Antoine Lasègue », Taxon, vol. 19, no 6 (décembre 1970), p. 920-936.
[606]Ibid., p.921.
[607]Lasègue, op.cit., p.359.
[608]AN, Correspondance (arrivée et départ), dossier AJ/15/756, 10 avril 1839.
[609]Stafleu, op.cit., p.929.
[610]AN, Procès-verbaux des assemblées des professeurs, dossier AJ/15/142, 30 mars 1847.
[611]Lasègue, op.cit., p.7.
[612]Stafleu, op.cit., p.921.
[613]Ibid.
[614]Lasègue, op.cit., p.7.
[615]Antoine J. Guillemin, Archives de Botanique ou Recueil mensuel de mémoires originaux, d’extraits et analyses bibliographiques, vol. 2, Paris, Bureau des Archives, 1833, p.2. Antoine Guillemin a aussi été conservateur au Musée Delessert.