Introduction à une sociohistoire des crimes de masse à caractère ethnique dans la région des Grands Lacs africains

AMADOU GHOUENZEN MFONDI
L’auteur est actuellement doctorant en histoire des relations internationales à l’université de Yaoundé 1 (Cameroun). Après avoir soutenu un mémoire de Master intitulé « La cour pénale internationale et les crimes internationaux en Afrique noire de 2002 à 2015 : Essai d’analyse historique », il prépare une thèse de doctorat sur le travail de justice post-génocide au Rwanda. Ses recherches portent sur l’histoire contemporaine de l’Afrique subsaharienne avec comme centre d’intérêt la prévention et la résolution des conflits. Il travaille également pour l’ONG humanitaire « Afrique Justice » au poste de Secrétaire-assistant chargé de la veille stratégique.

Résumé :
La région des Grands Lacs africains est depuis plus d’un demi-siècle le théâtre des conflits interethniques qui aboutissent généralement aux crimes de masse. Les conditions d’émergence de ces actes de violence laissent soupçonner un projet criminel aisément muri et institutionnalisé socialement. Le propos de cet essai est de renouveler la réflexion sur la dynamique des crimes de masse à caractère ethnique dans cette région. Le paradigme sociologique du « monde d’en bas » appliqué aux études historiques constitue le socle de l’argumentaire. L’hypothèse de travail privilégiée ici est que les crimes de masse dans la région des Grands Lacs africains sont la résultante d’un processus historique de

 

Table des matières
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    Les nationalismes africains qui se revigorèrent au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale furent présentés par certains comme la négation de la violence et de la servitude coloniales. Mais au cours des décennies qui suivirent l’accession des pays africains à l’indépendance, la violence resta tenace et vivace sur le continent noir. Elle s’amplifia au fil du temps en prenant les allures d’une norme érigée en logique d’action. Ce qui donna lieu dans plusieurs pays à des perpétrations des massacres collectifs dirigés contre des groupes marqués politiquement, socialement ou sociologiquement. 

    La région des Grands Lacs est l’une des plus touchées par ce cycle de violence en Afrique subsaharienne. Le clivage ethnique entre Hutu et Tutsi a conduit à l’extermination à grande échelle des couches entières de la population au nom de l’idéologie de la race et de la classe. Ces crimes de masse sont souvent présentés comme un moyen de conquête et/ou de conservation du pouvoir. Cette hypothèse serait intéressante si l’on expliquait le processus du « passage à l’acte ». Cependant, elle ne résisterait pas à l’épreuve des faits structurels qui expliquent la construction latente de la haine de l’altérité qui nourrit l’acte criminel dans la région des Grands Lacs africains.

     L’objectif de cette contribution est de renouveler la réflexion autour de la dynamique des crimes de masse à caractère ethnique qui ensanglante cette région depuis des décennies. Ils seront analysés non plus comme des actes conjoncturels, mais davantage comme la phase ultime d’un projet criminel construit et nourri de générations en générations dans les communautés Hutu et Tutsi qui habitent cette partie du continent africain. Le paradigme sociologique du « monde d’en-bas » postulé par le sociologue Camerounais Jean-Marc Ela va nous servir de matrice explicative[359]. L’hypothèse de cette étude est que le fractionnement social que produit la marginalisation d’une ethnie conduit très souvent à la phase ultime de l’exclusion qu’est la destruction. La mobilisation des ressources heuristiques de la sociohistoire, de la psychologie sociale et des études postcoloniales va permettre d’analyser de manière critique le processus de formation du projet criminel et/ou génocidaire dans les communautés Hutu et Tutsi des Grands Lacs. Les résultats obtenus seront mis en perspective afin de faciliter l’évaluation du cadre épistémologique choisi pour cette étude.

    Le «monde d’en-bas» dans l’heuristique des crimes de masse en Afrique : Justifications théoriques

    Depuis les travaux de Jean-Marc Ela sur le « monde d’en-bas», il est admis dans l’univers des chercheurs en sciences humaines et sociales en Afrique que les masses silencieuses sont de véritables leviers de compréhension des sociétés africaines postcoloniales. Dans leur situation de marginalité, elles étaient très souvent ignorées par les travaux scientifiques élitaires alors qu’elles constituent les principaux acteurs de l’histoire du continent africain[360]. Les « gens d’en bas » donnent àvoir et àsavoir sur les drames et les tragédies des sociétés africaines postcoloniales. 

     En présentant les « gens d’en-bas» comme le principal moteur de l’histoire, Jean-Marc Ela, sans être pour autant marxiste, se rapproche particulièrement des thèses du théoricien de la lutte des classes qui postule que ce sont les masses qui font l’histoire. Dans la région des Grands Lacs, les masses silencieuses déterminent l’histoire de leurs sociétés parfois en situation de victimes des crimes de masse et souvent comme bourreaux. Avec son corpus et ses références dominés par une certaine indocilité vis-à-vis de la violence et de l’humiliation, Jean-Marc Ela rappelle fort à propos que « depuis les années 60, l’on avait fini par oublier que dans l’histoire de l’Afrique noire, l’arbitraire, les injustices, et la domination ont été rarement subis dans la passivité[361]».

     La sociologie du « monde d’en-bas » permet ainsi de replacer les communautés hutu et tutsi d’Afrique postcoloniale dans leur historicité conflictuelle. Laquelle est susceptible de rendre objectivement compte des drames et des tragédies qui ont fait de certaines couches marginalisées des martyrs de l’après-indépendance. Avec ce paradigme que l’on pourrait qualifier de totalisant, il est question de cerner les faits historiques dans leur dimension sociale à partir d’une position avantageuse : celle du chercheur en situation d’immersion (observation participante comme disent les sociologues). 

    Conscient de la place prépondérante des masses dans l’accomplissement des sociétés postcoloniales en Afrique, Jean-Marc Ela utilise la sociologie de la banalité pour restituer la composante sociale de l’Histoire. Il s’inscrit ainsi dans la mouvance de l’histoire telle que postulée par l’école des annales dans la première moitié du XXe siècle. Le jaillissement des massacres entre Hutu et Tutsi est ainsi vu non pas comme une surprise sans profondeur, mais plutôt comme l’aboutissement des processus discrets qui agissent comme des lames de fond au sein du corps social. Cet ancrage épistémologique de l’histoire sur les « gens d’en-bas » est aussi la marque du courant historiographique anglo-saxon « history from below » dont l’historien américain Howard Zinn fut l’un des animateurs[362].

     Le paradigme élanien du « monde d’en-bas » se charge dans cette perspective de mettre en évidence les contradictions, les tensions et les conflits qui laminent les sociétés africaines de l’après indépendance[363]. Pour le ce cas spécifique du clivage Hutu/Tutsi, ce paradigme exige de la part du chercheur une approche transdisciplinaire. Elle lui permet de mobiliser dans une perspective historique les ressources des sciences humaines et sociales afin de saisir l’individu Tutsi ou Hutu dans ses dimensions mentales (psychologie) et socioculturelles (sociologie et anthropologie). Le caractère composite de ce paradigme le rend potentiellement efficace dans l’étude de la violence qui est selon Achille Mbembe la marque de l’État postcolonial en Afrique[364].

    Le principal apport des travaux de Jean-Marc Ela sur les phénomènes de marginalité et de violence est d’avoir combiné les différentes sciences humaines pour construire à partir des cas pratiques un schéma théorique qui permet de « mettre en évidence les forces sociales, les rapports de force, les enjeux de société, stratégies et les dynamiques qui traversent la vie sociale [365]».  Cette transgression de la neutralité axiologique dans les sciences humaines met en relief l’idée selon laquelle « les grandes découvertes se font aux frontières mêmes des sciences[365] ». Par son étirement transdisciplinaire, le paradigme élanien du « monde d’en-bas» élargit la perspective d’intelligibilité des phénomènes de violence collective qui naquirent àpartir d’une dynamique transgressive (et donc conflictuelle) dans les communautés hutu et tutsi.

    La déclinaison historienne de cette approche repose sur les études postcoloniales africaines qui tentent d’analyser de manière critique l’héritage colonial et son influence sur la postérité du continent africain. Ainsi, le clivage Hutu/Tutsi pourrait être analysé comme la continuité des méthodes d’asservissement que les pouvoirs postcoloniaux de cette région ont hérité du colonisateur européen.

    Jean-Marc Ela résume cette approche quand il affirme que « si l’on veut cerner notre réalité, il faudra rencontrer l’Afrique là où elle s’invente[367] ». L’Afrique qui s’invente est malheureusement aussi une Afrique des violences et des massacres collectifs perpétrés à la fois par « le haut » et par « le bas ». La vérité dérangeante sur l’implication des « gens d’en-bas » dans les crimes de masse a très souvent été occultée par une absence « accommodante » de recherches en sciences humaines et sociales sur la question[368]. Selon Chalk et Jonassohn, cette censure est le produit d’un déni collectif qui s’installe immédiatement après la tragédie au sein du groupe responsable des massacres[369]. Certains chercheurs ont été incapables de se projeter dans l’horreur des tueries entre Tutsi et Hutu pour tenter d’expliquer « l’inexplicable» et de nommer «l’innommable »; renvoyant ainsi la responsabilité criminelle « des gens d’en-bas » dans le champ des tabous et des actes refoulés. C’est justement contre cette autocensure intellectuelle que se dresse le paradigme élanien du « monde d’en-bas ».

    Jean-Marc Ela n’exclut aucun sujet, à condition qu’il soit lié au quotidien de la société et de ses acteurs. Il affirme d’ailleurs que la sociologie qui l’intéresse « veut porter un regard nouveau sur nos sociétés, pour mettre à jour bien des choses qui passent inaperçues ou que l’on cache[370] ».  Incontestablement la levée des tabous remet en question le fondement des modes de connaissance de l’humain[371]. C’est en cela que la méthode élanienne est en elle-même une subversion épistémologique dans le contexte africain. Cette disposition àaborder le social sans porter de gangs et dans tout ce qu’il a d’incommode, de pluriel, de marginal, de banal, de violent et de tragique est la marque même du paradigme du « monde d’en-bas». L’illustration de ce corpus théorique qui s’inspire de la sociohistoire sera faite par une contextualisation épistémologique sur les cas des luttes passionnelles et des affrontements sanglants entre Hutu et Tutsi depuis de la fin de l’ordre  colonial.

    De la construction idéologique du clivage Hutu/Tutsi dans la région des Grands Lacs africains

    La région des Grands Lacs désigne l’espace géopolitique partagé entre l’Afrique centrale et orientale. Elle est constituée de l’ouest de la Tanzanie, de l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda[372]. Depuis la fin de l’ordre colonial, cet espace est parcouru par des massacres furieux à caractère ethnique dont le théâtre couvre le Burundi, le Rwanda, le sud-ouest de l’Ouganda (entre le lac Albert et la frontière rwandaise) et l’est de la République Démocratique du Congo (RDC)[373]. À la fin des années 1990, cet espace d’environ 100 000 km2, habité par près de 25 000 000 âmes fut présenté comme l’« un des pôles majeurs d’instabilité de la planète »[374]. Trois communautés se partagent cet espace au Burundi et au Rwanda. Malgré l’absence d’une étude statistique fiable, certains se risquent à donner quelques chiffres. On obtient ainsi les Tutsi (entre 15 et 20%), les Hutu (entre 80 et 85 %) et les Twa (1%)[375]. Les relations entre les Tutsi et les Hutu dans cette région sont marquées depuis près d’un siècle par une rivalité plus ou moins virulente dont le point culminant fut le génocide Tutsi de 1994 au Rwanda[376].  Les origines du clivage entre Hutu et Tutsi sont diversement présentées par la tradition orale, les historiens et les ethnologues.

    Certains auteurs pensent que c’est dès les premiers contacts entre Tutsi et Hutu vers la fin du XVe siècle que les luttes tribales ont commencé entre ces deux communautés[377].  Ils postulent le caractère « conquérant » et « dominateur » des Tutsi comme la source originelle des conflits dans cette région [378]. Cette hypothèse présente ainsi les Hutu et les Tutsi comme deux groupes ethniques différents qui se haïssent plus ou moins cordialement depuis des siècles[379]. Elle fut soutenue à l’époque coloniale par les hommes d’Église[380] et par des prétendus travaux scientifiques comme ceux de Charles Gabriel Seligman et de Bernard Lugan[381].

    Dans le but de donner une caution scientifique aux tensions ethniques entre Tutsi et Hutu, les chercheurs européocentristes à la solde des puissances coloniales validèrent l’hypothèse fallacieuse des différences biologiques et culturelles qui existeraient entre Hutu et Tutsi [382].  La bibliothèque coloniale s’empressa alors de montrer que la région des Grands Lacs est habitée par des races différentes et supérieures les unes aux autres. Pour elle, le conflit entre ces deux groupes serait inscrit dans leurs gènes. Des assertions qui, selon Dominique Franche « ne reposent sur aucune esquisse d’ombre de début de commencement de preuve (…) l’observation de différences physiques entre des Tutsi et des Hutu revêt aussi peu de sens qu’entre les grands blonds aux yeux clairs et les petits bruns aux yeux sombres, sauf à retomber dans les aberrations du racisme nazi [385]».

    Après le départ de l’ordre colonial, les relais locaux des théories raciales ont poursuivi le travail de l’instrumentalisation du « fait ethnique » entre Hutu et Tutsi. Ils postulent par exemple que les Tutsi seraient des conquérants venus d’ailleurs qui, dès leur arrivée dans la région vers la fin du XVe siècle, eurent « tué chien et chat, mouches et moustiques pour mieux assurer leur domination[386]».  Cependant, plusieurs travaux d’historiens et d’anthropologues contredisent ces hypothèses fondées sur l’ethnisme. Jusqu’aujourd’hui, aucune source historique écrite, orale ou archéologique ne mentionne des conflits dans la période précoloniale entre les Hutu d’un côté et les Tutsi de l’autre[387].

     L’historien français Jean-Pierre Chrétien et l’anthropologue Belge Luc de Heusch (pour ne citer que ceux-là) objectent la présentation raciale des antagonismes entre Hutu et Tutsi[388]. Dans leurs études de l’émergence des États et des conflits dans la région des Grands Lacs, ils présentent les puissances coloniales et les pouvoirs postcoloniaux comme les principaux responsables de l’« ethnicisation » des rapports entre Tutsi et Hutu. Les conditions d’accession des pays de la région des Grands Lacs à l’indépendance ont exacerbé les conflits hérités de la période coloniale[389]. Dès les premières heures de la colonisation au Rwanda et au Burundi, les Européens (Allemands et Belges) furent fascinés par l’aristocratie Tutsi[390]. ls la présentèrent comme « noble », « intelligente » et « douée d’aptitude au commandement » à l’opposé d’après eux, de « la rusticité » des Hutu qui seraient « moins malins » et se sont laissés naturellement asservir par une race(Tutsi) qui leur est supérieure[391].

    L’administration coloniale belge et l’Église catholique s’appuyèrent quasi exclusivement sur les élites Tutsi pour la mise sur pied et le respect du pacte colonial. Les Tutsi eurent alors un accès privilégié à l’éducation et occupèrent des postes dans l’administration et au sein de l’Église. Alors que les Hutu furent relégués aux tâches subalternes[392].  Pendant près de cinq décennies, la majorité Hutu fut marginalisée tant au Rwanda qu’au Burundi par le pacte colonial. Cette exclusion fut à l’origine des frustrations et des rancœurs dans la masse populaire.

    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda[393] dans leur synthèse historiographique sur la construction idéologique du conflit entre les deux communautés, insistent sur la contemporanéité du clivage Hutu/Tutsi. Selon eux, cet antagonisme est le produit de l’africanisme fantasmé des puissances coloniales. Pour mieux asservir les populations locales, les colonisateurs les divisèrent en races hamitique (Tutsi), bantoïde (Hutu) et pygmoïde (Twa)[394]. Ce qui donna à ce conflit (monté de toutes pièces) un « air d’éternité et d’évidence incontournable ».[395] Une immersion « par le bas » dans l’histoire de ces relations tumultueuses nous met au contact des réalités pour le moins troublantes. L’une d’elles est que les Tutsi et les Hutu constituent un groupe culturellement homogène. Ils partagent la même langue (le kinyarwanda), la même culture et se référant à un mythe fondateur commun[396]. Le principal discriminant qui fait la différence entre ces deux groupes semble être la classe sociale. 

    Selon Jean-Pierre Chrétien, à la période précoloniale, les Tutsi représentaient la noblesse pastorale et les Hutu étaient les roturiers sédentaires qui pratiquaient l’agriculture avec un fort attachement à la terre ancestrale[398]. Mais les deux auteurs se rejoignent lorsqu’ils affirment que cette spécialisation du travail n’était pas systématique. Quoiqu’il en fût, les deux groupes vivaient en harmonie en dépit de la prééminence politique que conféraient aux Tutsi les avantages économiques des troupeaux[399]. La différence de classe ne posait pas d’énormes problèmes dans cette société de classe puisqu’avant l’ordre colonial il n’y a pas de trace de conflit latent entre ces deux groupes [400]. Il est donc évident que c’est le contact avec l’ordre colonial qui eût été fatal à cette harmonie entre les deux communautés. L’instrumentalisation du « fait ethnique » par le « fait colonial » pèse encore de nos jours sur l’accomplissement des États postcoloniaux dans la région des Grands Lacs. Après plus d’un siècle d’instrumentalisation coloniale et postcoloniale, la conscience ethnique a progressivement pris corps dans l’âme du corps social dans cette région. La réalité de l’opposition entre Hutu et Tutsi serait désormais inscrite dans le sang selon Jean-Pierre Chrétien[401].

    La socialisation par la haine et la mécanique des tueries entre Tutsi et Hutu

    Au début des années 1950, en s’appuyant sur les accords de tutelle de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la monarchie (d’essence Tutsi) du Rwanda commença à réclamer les reformes qui donneraient plus d’autorité au Mwami (roi). Ce ne fut pas du goût des autorités belges qui changèrent aussitôt d’alliance afin de couper l’herbe sous les pieds de leurs partenaires d’hier. Elles dénoncèrent une tactique des Tutsi de « se débarrasser progressivement de l’autorité belge[402]».

    « se débarrasser progressivement de l’autorité belge». La monarchie que les Belges avaient transformée et instrumentalisée à des fins coloniales fut alors présentée à la masse populaire (aux « gens d’en-bas ») comme un pouvoir asservissant contre la majorité Hutu. Les élites Tutsi qui furent favorisées pendant la colonisation belge devinrent des boucs émissaires d’une colonisation brutale dont la société fut victime durant des décennies tant au Burundi qu’au Rwanda [403]. L’Église catholique très implantée dans la région changea aussi de fusil d’épaule en présentant les Tutsi comme des « féodaux » qui ont assez martyrisé le « brave peuple Hutu »[404].

    Les élites Hutu au Rwanda qui avaient été formées sur le tard à l’école coloniale s’opposèrent à la revendication d’indépendance telle que formulée par les élites Tutsi. Elles adressèrent le 24 mars 1957 aux autorités tutélaires belges un manifeste intitulé le « Manifeste des Bahutu ou Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda » dans lequel ils dénoncent l’exploitation des Hutu par des Tutsi depuis des siècles[405]. En dépit de son caractère belliqueux et raciste, ce document bénéficia d’une très large diffusion dans les médias de l’Église catholique[406]. Le chercheur français René Lemarchand va plus loin en estimant que ce manifeste serait l’œuvre d’un missionnaire catholique[407]. La monarchie Tutsi du Rwanda fut ainsi présentée à la masse populaire par les élites Hutu comme un mal pire que la colonisation belge[408].

    De l’autre côté, certaines élites Tutsi utilisaient des stéréotypes pseudo-scientifiques pour justifier leurs privilèges sur les Hutu[409|.En réponse au manifeste des élites Hutu, les chefs Tutsi publièrent le 17 mai 1958 une lettre qu’ils ont intitulée « la Déclaration des 12 Abagaragu Bwami », dans laquelle ils rejettent la revendication des élites Hutu en affirmant que « nos rois ont conquis les pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ont asservi ainsi les Bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils être nos frères ?[410]». Ces prises de position haineuse de part et d’autre s’installèrent durablement dans la conscience populaire. Ce qui expliquerait le degré de haine et de détestation constaté entre Hutu et Tutsi au Rwanda au lendemain de l’indépendance.

    Par cynisme, les colonisateurs belges et les missionnaires réussirent à faire porter toute la responsabilité de la colonisation par l’aristocratie Tutsi. Et pourtant elle en fut aussi une victime puisque le pouvoir réel était dans les mains des autorités politiques et ecclésiastiques européennes[411]. Les masses populaires prêtèrent le flanc à cette supercherie coloniale. Voici ce qu’un intellectuel de la région affirma à propos de cette supposée colonisation Tutsi :

    Avant 1959, date de l’abolition de la monarchie, une infime minorité des Rwandais proches du Roi, que l’on appelle « aristocratie tutsi » a imposé à la majorité de la population, essentiellement « hutu » une domination politique et économique fondée sur des méthodes de gestion arbitraires et inhumaines de la société.…Comme on l’a vu, l’aristocratie tutsi a bénéficié de la complicité de l’autorité mandataire belge au travers de la scolarisation, de l’administration indirecte et de la monétarisation de l’économie notamment. Pour qu’un renversement « révolutionnaire » soit intervenu, il a fallu que les mêmes belges, au moins une poignée de colons aient changé d’alliance. Nous voulons comme preuve, leur apport tardif à la formation de la « contre élite » hutu.

     Tambwe Okitokosa, «Les technicités de « fabrication » de l’ethnicité », p.7-8.

    Se regardant désormais en chien de faïence à la veille des indépendances, les élites hutu organisèrent une série de violences contre les Tutsi afin de faire chuter la monarchie et de prendre le pouvoir qui leur échappe (disaient-elles) depuis des siècles. Aloys Munyangaju qui fut l’un des auteurs du manifeste Hutu cité plus haut, publia un texte en 1959 dans lequel il affirma que « le seul point [de divergence] est de savoir si la campagne doit être dirigée contre tous les Tutsi indistinctement, contre la haute aristocratie Tutsi, ou contre les abus commis par certains représentants de la race hamite. » Ces appels à la haine lancés par les élites Hutu conduisirent entre 1959 et 1973 à des pogroms dirigés contre les Tutsi qui se réfugièrent par centaines de milliers en Ouganda, en Tanzanie, au Burundi et au Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo)[414].

     L’ordre monarchique fut aboli et les Hutu s’installèrent au pouvoir, nourris par un sentiment assumé de revanche. Un état hutu remplaça la monarchie tutsi[415]. L’ordre social fut aussitôt renversé. Les victimes d’hier se transformèrent en bourreaux. C’est cette « rationalité criminelle» qui présida aux destinées des millions de Hutu et Tutsi dans les décennies qui suivirent les indépendances au Burundi et au Rwanda. L’alternance ethnique à la tête de l’État signifia non seulement le renversement de l’ordre social, mais aussi l’alternance de la situation de la victime et du bourreau. 

    Le Burundi et le Rwanda accédèrent à l’indépendance le 1er juillet 1962 dans un climat chargé d’appréhensions et de rancœurs entre les populations locales. C’est dans ce contexte que « l’idéologie de la haine, du génocide et de l’exclusion s’enracina partout, car par l’effet des vases communicants, les problèmes d’un pays furent rapidement transposés ailleurs[416]». Désormais le problème ethnique de ces deux pays se projeta dans les pays limitrophes par le truchement des réfugiés. L’Ouganda, la RDC et la Tanzanie vinrent arriver sur leur territoire des centaines de milliers de réfugiés aussi bien Tutsi que Hutu. Commença alors la longue période des tensions et de massacres successifs qui culmina, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, avec des tueries d’une rare intensité principalement au Burundi, au Rwanda et à l’est de la RDC.

    Du point de vue historique, le génocide tutsi de 1994 n’est que la phase ultime de ces violences. Entre 1959 et 1967, au moins 20 000 Tutsi ont été tués au Rwanda et environ 300 000 autres se sont réfugiés dans les pays voisins[417]. Certains de ces massacres furent déclenchés par le pouvoir hutu en place dans le cynique but de se renforcer en dressant les Hutu contre leur ennemi commun que sont les Tutsi[418]. Après les indépendances, les épurations ethniques au Rwanda influaient directement sur la situation au Burundi et vice-versa[419].  Les événements tragiques dans cette région se présentèrent alors « comme un match de pingpong entre les gouvernements hutu du Rwanda et les gouvernements hima (tutsi) du Burundi. Dès qu’il y a massacres d’un côté, l’autre côté s’alarme et fait de même»[420].

    Tous ces crimes de masse ont commencé par une politique de stigmatisation d’une communauté avant de finir par une stratégie de mise à mort à grande échelle. Par exemple, Gregoire Kayibanda qui fut le président du Rwanda entre 1961 et 1973 s’adossa sur une politique d’exclusion contre les Tutsi sous prétexte qu’ils n’ont pas leur place au Rwanda[421]. Pendant ce temps les Hutu du Burundi continuaient à affluer sur le territoire Rwandais afin d’échapper à la persécution dont ils étaient victimes de la part du pouvoir tutsi. La vague des réfugiés Hutu venant du Burundi s’accentua après des massacres terrifiants dont la majorité hutu fut victime en 1972[422]. Environ 100 000 Hutu furent tués au Burundi entre avril et juin 1972 à la suite des représailles de l’armée tutsi après un massacre dont les Tutsi furent victimes au sud du pays[423]. Les réfugiés hutu persécutés au Burundi depuis les indépendances s’installèrent au Rwanda et se joignirent aux Hutu du Rwanda pour persécuter à leur tour la minorité tutsi du pays[424].  Cet enchevêtrement inextricable de violences ethniques et de représailles alterne entre le Rwanda, le Burundi et l’est de la RDC depuis plusieurs décennies. Les massacres transcendent les frontières internationales en poursuivant des logiques de solidarité ethniques régionales[425].

    Au fil du temps, le conflit entre Hutu et Tutsi s’est beaucoup complexifié. Au problème ethnique, est venu se greffer le problème foncier. L’explosion démographique dans cette région relativement exiguë a fait de la question foncière un enjeu essentiel pour les masses paysannes. C’est ce que Roland Poutier a appelé le « piège ethno-démographique »[426].  L’un dans l’autre, les deux constituèrent pour la paysannerie au Rwanda et au Burundi ce qu’André Jacob a appelé « la rationalité du mal[427] ». Pour André Jacob, cette rationalité comprend le mal, mieux elle l’explique, mais ne le ratifie pas[428]. On assista alors à des « tueries de proximité », où « on se massacre entre voisins, entre gens de connaissance en gardant un œil sur la terre de l’autre[429]». Dans ce contexte, la cohabitation entre les groupes ethniques n’était qu’une couleuvre à vomir à la première occasion par l’une ou l’autre des parties.

    Cette réaction sociale favorable à l’exclusion définitive et péremptoire de l’alter dénote de l’existence d’une norme criminelle acceptée socialement et destinée à entrer en vigueur tôt ou tard à travers l’engrenage de la vengeance. Comme l’illustre cette étude de Jean-Pierre Chrétien à propos des massacres anti-Hutu au Burundi en 1988. 

    La peur (…) n’est pas dans le décor du drame, elle en est devenue l’actrice principale. Qu’est-ce qu’être Hutu ou Tutsi ? Ce n’est ni d’être bantou ou hamite, ni d’être serf ou seigneur ! C’est de se rappeler qui a tué un de vos proches il y a quinze ans ou de se demander qui va tuer votre enfant dans dix ans, chaque fois avec une réponse différente. L’identification ethnique dans ce pays, à défaut d’être culturelle ou marquée sur les papiers, se fait dans les cœurs en termes de violences remémorées ou redoutées.

     Jean-Pierre Chrétien, « Le clivage ethnique. Les jeux du pouvoir, de la peur et de la “race” », dans Jean-Pierre Chrétien, André Guichoua et Gabriel Le Jeune, La crise d’aout 1988 au Burundi, Paris, Karthala, 1989, p. 94-95.

    Cette norme est le produit d’une construction latente de la haine intercommunautaire greffée dans la conscience collective des Hutu et des Tutsi par le discours colonial et les errements postcoloniaux. Aussi, l’impunité qui couvre tous ces crimes nourrit les projets de vengeance et de représailles.

    Le retentissement du génocide tutsi de 1994 au Rwanda a focalisé l’attention des observateurs externes au point de masquer d’autres tueries qui ont jalonné plus d’un demi-siècle de haine, de violence et de massacre entre Hutu et Tutsi dans toute la région des Grands Lacs. Notamment les épurations ethniques successives que le Burundi a connues entre 1966 et 1993. Les massacres de masses interethniques ont eu lieu au Burundi en 1965, en 1972 (environ 200 000 Hutu assassinés), en 1978 et le dernier en 1993 a fait près de 300 000 morts dans  le groupe tutsi. Ces massacres successifs se sont opérés dans une impunité totale[431].

    Une étude « par le bas » du génocide Tutsi au Rwanda qui fit au moins huit cent mille morts montre que les massacres ont rencontré un vrai succès au sein des « gens d’en-bas » avec « l’implication – sans doute pensée – d’un très grand nombre de Hutu dans les massacres (100 000 au bas mot)[432]». Cette réalité bien qu’elle ne concerne pas l’attitude de toute la population, révèle une construction progressive de la haine de l’altérité au sein de la paysannerie. Ce fut un génocide populaire dont les tueurs étaient souvent les voisins [433].

    Dans cette région, puisqu’il n’existe pas de « Hutuland » ni de « Tutsiland », ces deux communautés partagent les mêmes espaces de vie et de travail[434]. Mais pour autant les symboles d’identification restent tenaces et vivaces dans la conscience collective sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. À la fin des années 1950, quand les Hutu ont pris le pouvoir au Rwanda, une partie de leurs élites exigea avec insistance que l’appartenance « raciale » demeurât mentionnée sur les livrets d’identité. Si lesTutsi étaient une autre « race » bien différente de « celle » des Hutu, pourquoi encore exiger les livrets d’identité ethniques se demande Dominique Franche[435]. C‘est l’administration coloniale belge qui dès les années 1930, institua au Rwanda et au Burundi, les livrets d’identité avec les mentions  sur l’appartenance ethnique[436]. Les registres de haine et de détestation ont en commun des représentations sociales et un discours sur l’ennemi, le concurrent, le dominant, mettant en lumière l’univers symbolique et politique du groupe à éliminer, car constituant une menace existentielle[437]. . Sur le cas spécifique du clivage Hutu/Tutsi dans la région des Grands Lacs, les deux communautés se collent des stéréotypes infamants. Par exemple dans l’imaginaire populaire des Tutsi, les Hutu ne sont ni « intelligents » ni « beaux » et ne seraient composés que d’êtres « laids ». De l’autre côté, la mémoire collective des Hutu présente les Tutsi comme des « paresseux » qui pratiqueraient « l’inceste »[438].

    Ces registres de haines sont amplifiés par la peur individuelle et/ou collective d’un groupe qui craint d’être attaqué par le groupe rival[439]. Selon Joseph Gahama, ces schèmes psychologiques produisent « soit la peur préventive (il faut devancer l’autre en frappant le premier), soit la peur vindicative (il a tué les miens, je dois les venger en tuant davantage dans ses rangs) [440]». Cet environnement de ressentiment insondable contre l’altérité a constitué pendant plusieurs décennies le principal moule de socialisation pour des générations d’hommes et de femmes dans cette région.

     Ce n’est donc pas un hasard si les plus extrémistes de chaque groupe écoutant depuis leur bas âge ces discours haineux contre l’alter décidèrent de passer à l’action. En se donnant pour objectif de réaliser le projet collectif qui consiste à se protéger définitivement en éliminant l’alter qui est présenté comme une menace existentielle pour la communauté. Jean-Pierre Chrétien explique que le massacre des milliers de Hutu en Octobre 1988 au Burundi répondait à une « logique passionnelle de haine et de sourde inquiétude, aiguisées par les bruits d’embrasement généralisé du pays qui couraient dans certains milieux, sans parler de la hantise de l’élimination des Tutsi perçue à travers ce qu’on a pu appeler l’anti-modèle Rwandais[441]». C’est ce que le sociologue français Marwan Mohammed a appelé la violence altéritaire. Elle est essentiellement dirigée contre des groupes perçus comme menaçants et/ou concurrents et définis par leur altérité sociale, religieuse et/ou « ethnoraciale [442]».

    Entre Tutsi et Hutu, il s’agissait bien d’une altérité sociale avant l’arrivée des Européens comme évoquée plus haut. Mais aujourd’hui le caractère ethnique de cette altérité est désormais inscrit dans « l’intimité psychique » des gens selon le psychiatre burundais Sylvestre Barancira[443]. Voici ce qu’il affirme : « ancrée dans l’intimité psychique, l’appartenance ethnique a été le critère au nom duquel des centaines de milliers de Hutu et de Tutsi ont été massacrés au Burundi. Comment croire après cela que l’ethnie serait un élément essentiellement artificiel ? [444]». Aujourd’hui, cette altérité devenue ethnique exprime une opposition, des revendications, des protestations ou une défiance au nom de l’expérience sociale, raciale ou clanique et à l’égard d’un groupe alter considéré comme hostile ou asservissant[445].  Entre Hutu et Tutsi, chaque violence apparait pour le bourreau comme la vengeance d’une précédente et pour la victime comme la justification d’une prochaine. Pour mettre un terme à ce cercle vicieux, il faut pénétrer « le monde d’en-bas » en mettant à contribution la connaissance scientifique de la fonction mentale (psychologie) pour ce qui est des préjugés négatifs individuels, et la connaissance scientifique de la fonction sociale (sociologie) pour la dimension collective de la défiance. Ainsi sera-t-il possible de commencer une lente déconstruction du sentiment conflictuel qui s’est installé dans l’esprit de ces masses populaires après une très longue période de socialisation par la violence. 

    Cette approche transversale qui combine psychologie et sociologie postule que les interactions sociales sont organisées par des constructions cognitives qui s’expriment en termes de croyances, de représentations et/ou de préjugés sur l’altérité[446]. . À cet égard, c’est une discipline par excellence pour étudier le conflit entre deux groupes vivant dans un même environnement. Elle peut permettre de se rendre compte de l’inimitié profonde qui pousse les Hutu et les Tutsi à la tuerie. Le rôle des représentations est déterminant dans la dynamique des crimes de masse qui impliquent les « gens d’en-bas ». Voici par exemple ce qu’un pensionnaire de la Faculté de Théologie de Butare au Rwanda disait en 1993 pour justifier le renvoie de son domestique tutsi : «Je savais, en le recrutant, qu’on ne ferait pas longtemps, car tout nous sépare (sic). Quoique l’on fasse, on ne s’entendra pas avec eux, on ne se ressemblerait pas, non plus [447]».

    Quelques mois plus tard, on ne devait pas s’étonner qu’en 100 jours près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants fussent tués au Rwanda parce qu’ils étaient Tutsi. C’est le poids des représentations !

    La réalité des conflits dans la région des Grands Lacs est assez complexe et ne peut être analysée de façon manichéenne. L’intention et le passage à l’acte criminel ont traversé toutes les communautés antagonistes et se sont exprimés par-delà les frontières nationales au cours des décennies passées. Le projet criminel d’élimination de l’altérité ethnoraciale s’est transmis au Rwanda et au Burundi de manière atavique à travers un registre de communication qui abonde en euphémismes et métaphores acariâtres.

    Par exemple les mots d’ordre des crimes de masse anti-Tutsi au Burundi étaient servis dans le registre figuré : « devancer les Tutsi » (les tuer avant qu’ils ne nous tuent), « faire le travail »[448] (massacrer, tuer), etc. Au Rwanda, entre 1959 et 1994, le vocabulaire de la presse se fut enrichi avec des mots et des expressions métaphoriques qui expriment la haine et l’hostilité. « Gukora » en kynyarwanda veut dire « travailler ». Mais dans le contexte des événements sanglants entre 1959 et 1994, il signifiait « tuer ou massacrer les Tutsi [449]». llustration : « tous les jeunes des partis et tous les volontaires qui sont aux barrières et qui sont en train de travailler »  (extrait d’un message lancé dans les ondes de la calamiteuse Radio-Télévision Libre des Milles collines [RTLM] le 5 juin 1994 en plein génocide au Rwanda)[450]. 

    llustration : « tous les jeunes des partis et tous les volontaires qui sont aux barrières et qui sont en train de travailler »  (extrait d’un message lancé dans les ondes de la calamiteuse Radio-Télévision Libre des Milles collines [RTLM] le 5 juin 1994 en plein génocide au Rwanda).[451] Cette subtilité sémantique laisse transparaitre le mépris dont les Hutu étaient victimes à cette période.  Les Tutsi à leurs tours étaient qualifiés de « Inyenzis » qui veut dire « cancrelat » ou « Inzoka » qui signifie « serpent ». La RTLM publia le 14 juin 1994 le message suivant : « Les Tutsi sont des Inyenzi depuis longtemps et nous savons que même les attaques que les Tutsi ont lancées sur le Rwanda au cours des années 1960, 1963 et 1967, nous savons qu’au juste, il n’y a jamais eu de cesser le feu. Si les Inyenzi ont repris la guerre le 1er octobre 1990, c’est dire que c’est la même guerre qui a repris, ce sont les mêmes Inyenzi qui ne sont que des Tutsi»[452].

    L’organe de presse radicale Kangura créée en 1990 s’était aussi illustré par sa ligne éditoriale haineuse et virulemment anti-Tutsi. Dans son édition numéro 46 de juillet 199, il publia le message suivant : « Nta kugirira ne:a utnututsi n’ubundi inzoka iyo utayishe irahindukira ikakurya » Traduction : « il ne faut jamais faire du bien à un Tutsi, d’ailleurs quand tu ne tues pas un serpent il se retourne et te mord [453]».

    En tant que fait de société, les crimes de masse ne peuvent être analysés en dehors du contexte social. Ils engagent très souvent la responsabilité des communautés entières et obéissent aux enjeux historiques qui ne sauraient être négligés par le chercheur. En utilisant le paradigme du « monde d’en-bas », il s’avère que ces massacres collectifs en tant que phase ultime de la stigmatisation et de l’exclusion, trouvent leurs racines au cœur même des sociétés. Une immersion « par le bas » dans ces sociétés permet au chercheur d’observer les phénomènes de sédimentation de la haine et de la violence à travers le discours, les représentations et autres banalités dont les « gens d’en-bas » se servent pour exprimer leur frustration et leur détestation de l’altérité. Pendant que les officiels s’encombrent de la langue de bois, « les gens d’en-bas » ne font guère mystère de leur intention criminelle. Ils utilisent les référents de la violence plus ou moins explicites. C’est cette culture de la mort et de la violence que dénonçait en son temps Jean-Marc Ela. Il constata que la barbarie s’est imposée en Afrique (au cours des décennies qui suivirent la vague d’indépendances des années 1960) « à travers une économie politique fondée sur la gestion de la violence par des pouvoirs qui tuent, dépouillent, accaparent et monopolisent l’accès aux conditions d’existence [454]» Pour conjurer cette violence latente, il faut d’abord et avant tout identifier ses vecteurs à partir d’une étude approfondie de la « société d’en-bas ». Car c’est en son sein que viennent se déposer toutes les pulsions violentes que délivre le discours des élites ethnicisées et des entrepreneurs politique en quête de positionnement. C’est au nom de cette exigence heuristique que le paradigme de la sociohistoire « par le bas » dans l’étude des crimes de masse est ici déployé.

     

     

    Références

    [359]Ce paradigme est suffisamment expliqué par Jean-Marc Ela lui-même dans un livre-entretien que son ami Yao Assogba lui a consacré ; voir Yao Assogba, Jean-Marc Ela, Le sociologie et théologien africain en boubou, Montréal, Le Harmattan, Coll. « Études africaines », 1999, p.41.
    [360]Jean-Marc Ela, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique Noire : les défis du monde d’en bas, Paris, L’Harmattan, 1998, p.25.
    [361]Id., Afrique, L’irruption des pauvres. Société contre ingérence, pouvoir et argent, Paris, L’Harmattan, 1994, p.10.
    [362] Il défend l’idée d’une histoire « par le bas » dans son maître ouvrage : A people’s History of the United States, New York, Harper Collins,1980.
    [363]Assogba, Jean-Marc Ela, p.69.
    [364] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p.32.
    [365]Assogba, Jean-Marc Ela, p.69.
    [366]Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p.207.
    [367] Assogba, Jean-Marc Ela, p.40.
    [368] Sara Liwerant, « Voix des violences de guerre et voies d’interprétation : quels échos ? », Criminologie, vol. 45, n° 1 (2012), p.12.
    [369]Chalk F. et Jonassohn K., The history and sociology of genocide. Analyses and cases studies, New Haven, Yale University Press, 1990; cité par Liwerant, « Voix des violences », p.12.
    [370]Assogba, Jean-Marc Ela, p.69.
    [371]Liwerant, « Voix des violences », p.13.
    [372]Joseph Gahama, « Les causes des violences ethniques contemporaines dans l’Afrique des Grands Lacs : une analyse historique et socio-politique », Afrika Zamani, n° 13/14 (2005/2006), p.102.
    [373]Jean-Louis Chaléard et Roland Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p.115.
    [374]Ibid.
    [375] Didier Nyambaryza, « Au nom des victimes du génocide contre les Hutus au Burundi, Avril-Juin 1972! », Texte inédit, 2013. Didier Nyambaryza est un ancien officier supérieur de l’armée Burundaise. Il fut le commandant de la police national du Burundi entre 2009 et 2011. Tombé en disgrâce en 2011 il est aujourd’hui exilé en Ouganda.
    [376]Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 213.
    [377]Pierre Claver Mupendana, « Historique du conflit politico ethnique au Rwanda », Revue du Centre Africain de Recherche et d’Education pour la Paix et la Démocratie (CAREP), n° 1, vol. 2 (1997), p.17.
    [378]Ibid.
    [379]Lohata Tambwe Okitokosa, «Les technicités de « fabrication » de l’ethnicité et des « ethnies » au Rwanda », Revue du Centre Africain de Recherche et d’Education pour la Paix et la Démocratie (CAREP), n° 1, vol. 2 (1997) ,p.6.
    [380]Lire à cet effet J.J. Carney, Rwanda Before the Genocide: Catholic Politics and Ethnic Discourse in the Late Colonial Era, Oxford, Oxford University Press, 2013.
    [381]Bernard Lugan, « Sources écrites pouvant servir à l’histoire du Rwanda », Études Rwandaises, no 5, vol. 14 (1980), p.132.
    [382]Carney, Rwanda Before the Genocide, p.13.
    [383]Gahama, « Les causes des violences ethniques », p.104.
    [384] Léon-Paul Classe, « Pour moderniser le Rwanda, le problème des Batutsi », Essor colonial et maritime, n° 489 (1930), p. 45–51.
    [385]Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Paris, Editions Tribord, 2004, p.71.
    [386]Mupendana, « Historique du conflit politico ethnique », p.17.
    [387] Gahama, « Les causes des violences ethniques », p.103.
    [388]Luc de Heusch, Du pouvoir. Anthropologie politique des sociétés d’Afrique centrale, Nanterre, Société d’ethnologie, 2002. ; Jean-Pierre Chrétien, L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs. Une histoire du XXe siècle, Paris, Karthala, coll. «Hommes et sociétés», 2010.
    [389] Chaléard et Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales, p.11.
    [390]Ibid., p. 119.
    [391]Ibid.
    [392]Ibid.
    [393]Historien, spécialiste de la région des Grands Lacs et président de l’association IBUKA qui représente les victimes du génocide rwandais.
    [394]Franche, Généalogie du génocide rwandais, p.71.
    [395]Chrétien et Kabanda, Rwanda, racisme et génocide, p.86.
    [396] Simon Turner, « Mirror images: different paths to building peace and building states in Rwanda and Burundi », Danish Institute for International Studies report, 2013.
    [397]Jean-Pierre Chrétien, «Le génocide des Tutsi du Rwanda », dans Françoise Blum, éd., Génocides et politiques mémorielles, Paris, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, 2010, p. 43.
    [398]Franche, Généalogie du génocide rwandais, p. 73.
    [399]Chaléard et Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales, p.119.
    [400]Franche, Généalogie du génocide rwandais, p.72.
    [401]Jean-Pierre Chrétien (2005, janvier), « Géopolitique de l’Afrique. La région des Grands Lacs », La revue Géopolitique, janvier 2005, [En ligne], http://www.diploweb.com/Geopolitique-de-l-Afrique-La.html, (Page consultée le 14 mars 2015).
    [402]Déo Byanafashe et Paul Rutayisire, éd., Histoire du Rwanda des origines à la fin du XXe siècle, Kigali, Imprimerie Papeterie Nouvelle, 2011, p.332.
    [403]Chrétien, «Le génocide des Tutsi du Rwanda », p. 43
    [404]Gahama, « Les causes des violences ethniques » , p. 105.
    [405]Document ONU, T/1402, New York, 1958, cité par Byanafashe et Rutayisire, éd., Histoire du Rwanda, p. 368.
    [406]Byanafashe et Rutayisire, éd., Histoire du Rwanda, p.369.
    [407]René Lemarchand, Rwanda and Burundi, Washington/Londres, Praeger Publishers, 1970, p. 108.
    [408] Alphonse Ngarambe Rwema, « Le phénomène de l’ethnicité comme obstacle à l’instauration d’une démocratie pluraliste dans les pays de la communauté économique des pays des Grands Lacs : le cas du Rwanda », Revue du Centre Africain de Recherche et d’Education pour la Paix et la Démocratie (CAREP), n° 1, vol. 2 (1997), p.34.
    [409]Byanafashe et Rutayisire, éd., Histoire du Rwanda, p.368.
    [410]Mupendana, « Historique du conflit politico ethnique », p.24.
    [411]Chrétien, «Le génocide des Tutsi du Rwanda », p.43.
    [412] Tambwe Okitokosa, «Les technicités de « fabrication » de l’ethnicité », p.7-8.
    [413] Jean Paul Kimonyo, Rwanda : Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008, p.148.
    [414]Turner, “Mirror images ».
    [415]Jean-Pierre Chrétien, « Les racines de la violence contemporaine en Afrique », Politique africaine, n° 42 (1991), p.21.
    [416]Gahama, « Les causes des violences ethniques », p.111.
    [417]Organisation de l’Unité Africaine (mai 2000), Rapport sur le génocide au Rwanda, p.10, [En ligne], http://francegenocidetutsi.org/OUA-Rwanda.pdf (Page consultée le 7 février 2017).
    [418]Ibid., p. 10.
    [419]Ibid., p. 37.
    [420]Nyambaryza, « Au nom des victimes du génocide contre les Hutus ». Didier Nyambaryza est un ancien officier supérieur de l’armée Burundaise. Il fut le commandant de la police national du Burundi entre 2009 et 2011. Tombé en disgrâce en 2011 il est aujourd’hui exilé en Ouganda
    [421]Turner, « Mirror images », p.17.
    [422] Organisation de l’Unité Africaine (mai 2000), Rapport, p.10.
    [423] Chrétien, « Les racines de la violence contemporaine en Afrique », p.23.
    [424]Ibid.
    [425]Gahama, « Les causes des violences ethniques », p109.
    [426] Chaléard et Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales, p.115.
    [427]André Jacob, Penser le mal aujourd’hui : Contribution à une anthropologie du mal, Mayenne, PENTA éditions, 2011, p.60.
    [428]Ibid.
    [429]Chaléard et Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales, p.115.
    [430]Jean-Pierre Chrétien, « Le clivage ethnique. Les jeux du pouvoir, de la peur et de la “race” », dans Jean-Pierre Chrétien, André Guichoua et Gabriel Le Jeune, La crise d’aout 1988 au Burundi, Paris, Karthala, 1989, p. 94-95.
    [431]Nyambaryza,« Au nom des victimes du génocide contre les Hutus », p.10.
    [432]Chrétien, « Géopolitique de l’Afrique ».
    [433]Chrétien, «Le génocide des Tutsi du Rwanda », p.50
    [434]Chaléard et Pourtier, éd., Politiques et dynamiques territoriales, p.120.
    [435]Franche, Généalogie du génocide rwandais, p.72
    [436]Gahama, « Les causes des violences ethniques », p.104.
    [437]Marwan Mohammed, « Les affrontements entre bandes : virilité, honneur et réputation », Déviance et Société, vol. 33, n°2 (2009), p.183.
    [438]Tambwe Okitokosa, « Les technicités de « fabrication » de l’ethnicité », p.11.
    [439] La « logique » ici que si tu ne tues pas le premier, tu seras le premier à être tué.
    [440]Gahama, « Les causes des violences ethniques », p.109.
    [441]Chrétien, « Les racines de la violence contemporaine en Afrique », p.24-25
    [442]Ibid., p. 175.
    [443]Barbara Vignaux, « Sylvestre Barancira », Jeune Afrique, 24 mai 2004, [site Web], http://www.jeuneafrique.com/76566/archives-thematique/sylvestre-barancira/ (Page consultée le 18 décembre 2016).
    [444]Ibid.
    [445]Marwan Mohammed, « Au cœur des bandes », Sciences humaines, no 247 (avril 2013), [site Web], www.scienceshumaines.com/au-coeur-des-bandes_fr_30407.html (Page consultée le 2 octobre 2015).
    [446]Fischer Gustave-Nicolas, La psychologie sociale, Paris, Seuil, coll. « Points », 2015, p. 20.
    [447]Tambwe Okitokosa, «Les technicités de « fabrication » de l’ethnicité », p.11.
    [448]Chrétien, « Les racines de la violence contemporaine en Afrique », p.24.
    [449]Balinda Rwigamba, Laurent Nkusi et Mathias Ruzindana, « La langue Kinyarwanda : Son usage et son impact dans les divers medias pendant la période 1990-1994 », Archive du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), Arusha, mars 1998.
    [450]Ibid.
    [451]Ibid.
    [452]Ibid.
    [453]Ibid.
    [454]Assogba, Jean-Marc Ela, p.66.