Un malentendu aux sources de l’identité?

Le paradis polynésien entre la représentation française et l’identité ma’ohi[1][2]

MONICA EMOND
Université du Québec à Montréal (UQAM)

Résumé : L’image du paradis polynésien est une représentation solide et durable. Tahiti, abordée comme telle par les navigateurs français à la fin du XVIIIe siècle, évoque encore aujourd’hui dans l’imaginaire occidental une douceur de vivre s’écoulant lentement sur fond de décor édénique. Or, cette vision mythique de la Polynésie française est tributaire de trois choses : d’abord, d’un malentendu culturel issu des premiers contacts entre Français, Anglais et Tahitiens (Tchekézoff; 2004), ensuite, d’un travail de réécriture intéressée des sources et enfin, d’une réinterprétation philosophique de ces mêmes sources. Le programme d’essais nucléaires de la France mené en Polynésie française entre 1966 et 1996 vient par ailleurs ébranler quelque temps cette image paradisiaque. En effet, peut-on toujours parler de paradis avec cette bombe? Il s’avère que oui, avec plus de force et de véhémence du côté des Français, avec nostalgie du côté polynésien. La nouvelle apportée par la bombe est une conscience identitaire qui s’affirme du côté polynésien en reprenant les termes du paradis jusqu’ici typiquement français. D’où la problématique suivante : comment peut-on penser le paradis depuis la bombe?

 

Table des matières
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    Introduction

    Je me suis intéressée à l’histoire d’une représentation occidentale particulièrement solide et durable : il s’agit de l’image paradisiaque de Tahiti et de ses îles, ou ce que j’ai nommé le mythe du paradis polynésien. Abordée ainsi par les navigateurs européens à la fin du XVIIIe siècle, Tahiti évoque encore aujourd’hui dans l’imaginaire occidental une douceur de vivre s’écoulant lentement sur fond de décor édénique. Or, si l’origine du mythe a fait l’objet de recherches récentes et détaillées[3], rien n’a par ailleurs été dit sur l’histoire de cette représentation. C’est précisément ce sur quoi je me suis penchée et qui fait l’objet de cet exposé.

    D’abord, nous verrons brièvement que la vision mythique de la Polynésie française est à l’origine tributaire de trois choses : 1) d’un malentendu culturel issu des premiers contacts entre Français, Anglais et Tahitiens; 2) d’un travail de réécriture intéressée des sources et 3) d’une réinterprétation philosophique de ces mêmes sources.

    Par la suite, nous observerons quatre grands moments de la transformation du mythe du paradis polynésien sur une période de deux siècles. Entre 1768 et 1960, Tahiti a attisé l’imaginaire de générations de Français d’abord et d’Anglais et d’États-Uniens par la suite. De fait, le paradis polynésien a été traversé par quatre visions majeures, soient la libertine, la coloniale, l’aventurière et la romantique.

    Enfin, j’exposerai deux dernières représentations de l’image arcadienne de la Polynésie qui émergent avec l’installation du Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) et la mise en œuvre du programme d’essais nucléaires français sur ce territoire. Si elle vient ébranler un temps cette image paradisiaque, je montrerai que le paradis a résisté à la bombe. Les changements engendrés par le programme expérimental français font émerger une conscience identitaire du côté polynésien et dont le discours reprend les termes qui étaient jusqu’ici propres à l’imagerie paradisiaque française, voire occidentale, sur la Polynésie.

    L’origine du mythe du paradis polynésien

    La réinterprétation philosophique

    Tahiti, la Polynésie, Bora Bora, les Marquises… Ces noms évoquent des images de plages et de lagons, de fleurs tropicales et d’effluves suaves… Du moins, c’est la vision persistante que le monde occidental s’est inventée pour parler et rêver de ces îles que peu de gens savent localiser. Postées au milieu du Pacifique Sud, exactement à mi-chemin entre l’Australie et le Pérou, elles sont abordées par les Espagnols au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Or, c’est à la fin du XVIIIe siècle, à la suite des voyages des capitaines anglais James Cook et français Louis-Antoine de Bougainville, que leur existence et leur localisation deviennent choses connues dans les cours d’Europe.

    À leur retour de Tahiti, respectivement en 1768 et 1769, et surtout avec la parution de leurs carnets de voyage, l’engouement pour cette île est immédiat et fulgurant. Cette « Nouvelle Cythère », selon l’appellation de Bougainville, est prétexte à d’innombrables réflexions philosophiques alimentant les discussions des salons littéraires : l’état de nature, le « bon sauvage » – que l’on prétend avoir enfin découvert en Polynésie après l’« erreur » des Espagnols, qui, croit-on, l’ont à tort associé à l’Indien d’Amérique – la civilisation européenne, la nécessité de mener des expéditions d’envergure vers de nouveaux mondes et l’impact des rencontres entre Européens et « naturels ». Dans ces salons, Rousseau, Voltaire, Diderot, Buffon, de Brosses, Maupertuis et Dumont d’Urville vantent les charmes de Tahiti, de ses paysages luxuriants et de sa nature généreuse jusqu’à la licence morale de ses habitants contrastant avec la décence en vigueur à l’époque en Europe. Pour les esprits libertins, ce lieu antipodique en tout point différent de la France constitue la condition d’énonciation d’un discours critique sur les mœurs européennes du temps.

    La réécriture des sources

    Bougainville n’est pas étranger à l’engouement lubrique des libertins pour la Polynésie. Son Voyage autour du monde par la frégate la Boudeuse et la flûte l’Étoile est constellé de commentaires plus ou moins équivoques sur la liberté morale et sexuelle des Tahitiens et sur le caractère paradisiaque de leur île. Les évocations similaires que l’on retrouve dans les Relations de voyages autour du monde de Cook ont par ailleurs soulevé un questionnement quant à la véracité de ces écrits. En effet, la personnalité du capitaine Cook, plutôt austère, sévère et méthodique, à l’opposé de Bougainville que l’on qualifie de libertin, souleva le doute d’une réécriture de ses carnets. Serge Tcherkézoff a montré que la concordance entre le récit de Bougainville et de Cook est en fait attribuable à John Hawkesworth, le traducteur anglais de Bougainville, qui s’est appliqué à faire correspondre le récit du second à celui du premier.

    Également, pour des raisons toujours obscures, mais qui relèvent selon toute vraisemblance d’une stratégie intéressée des éditeurs anglais et français de Cook et de Bougainville, le récit de Samuel Wallis, premier Européen à jeter l’ancre à Tahiti en 1767, ne fut publié qu’en 1773, soit deux ans après celui de Bougainville. Sa sortie passa pratiquement inaperçue, éclipsée par le romanesque de ce dernier. À ce propos, Tcherkézoff soutient que :

    [Bougainville] vante une nature tranquille et généreuse, peuplée de femmes dont la beauté fait croire que chacune est sœur de Vénus et dont l’apparente inclinaison à l’amour rappelle constamment que, dans les légendes de l’Antiquité, Vénus-Aphrodite est parente d’Amour-Éros. Bougainville ignore totalement que l’attitude pacifique qu’il rencontre est – très vraisemblablement – le résultat de la confrontation armée qui a eu lieu un an auparavant entre Wallis et les Tahitiens : ces derniers connaissent maintenant le pouvoir des armes à feu et ne tentent aucun assaut contre les navires des Français[4].

    Le malentendu culturel[5]

    Dans Tahiti – 1768, l’auteur montre que le mythe de la sexualité polynésienne tire ses origines d’un malentendu culturel émanant d’une vision européo-centrée et masculine de ce que les voyageurs perçurent des événements entourant les premiers contacts entre Européens et Polynésiens. Ce constat émerge de l’analyse unique des sources produites par les observateurs de l’époque. Dans une perspective plus large, nous soutenons plutôt que cette vision de la sexualité polynésienne ne constitue qu’une seule dimension d’un mythe plus englobant, le mythe du paradis polynésien, produit de la juxtaposition de deux niveaux d’interprétation se renforçant réciproquement : celui des premiers voyageurs-observateurs tel qu’en rend compte Tcherkézoff de façon détaillée et celui, subséquent, de l’élite libertine en France résultant d’extrapolations et de transposition philosophique des premières observations. Finalement, si ce que l’on rapporte sur les mœurs sexuelles tahitiennes au retour de l’équipée bougainvilloise frappe d’abord l’imaginaire français d’une élite savante, une vision plus générale de Tahiti perdurera néanmoins tout autant qu’elle se transformera.

    Juste avant d’en retracer le parcours, rappelons par ailleurs que du point de vue de l’approche du malentendu culturel, le mythe du paradis polynésien est la résultante de trois choses : 1) un héritage littéraire et philosophique lié à la condition naturelle de l’homme et aux motivations ayant guidé les explorations dans le Pacifique; 2) la parution dans un court laps de temps d’un nombre limité de témoignages se corroborant les uns les autres; 3) une production abondante de réflexions philosophiques et éthiques mettant en scène la sagesse polynésienne face à une civilisation européenne corrompue et moralement dégradée.

    Le parcours du mythe

    La vision libertine

    Comme nous l’avons vu précédemment, la vision libertine est la première image que la France et, dans une moindre mesure, l’Angleterre, se font du « paradis polynésien ». Imaginant une société régie uniquement par les lois de la nature, on soutient que les Tahitiens, s’adonnant à l’amour libre et travaillant peu, ignorent les remords, les mensonges et la corruption qui rongent la civilisation européenne. Ce premier moment de la représentation de la Polynésie (1768 à 1789) est celui qui a été le plus étudié, autant par des historiens, des anthropologues que des géographes. De fait, cette époque est également celle d’une discipline qui prend forme en grande partie grâce aux apports cartographiques, hydrographiques et maritimes du capitaine Cook. Selon Philippe Bachimon :

    […] la géographie « humaniste » du paradis terrestre est une géographie du passé de l’humanité et de la survivance d’un état édénique. Géographie idéaliste elle se préoccupe plus de sa conformité au mythe que de décrire et de transcrire les aspects les plus facilement perceptibles du milieu maohi [sic]. Géographie aristocratique et libertine, elle gomme en contrepartie les aspects libertaires et égalitaires du présupposé philosophique. Connaissance première et prestigieuse de Tahiti elle va en déformer les approches ultérieures littéraires et picturales[6].

    La vision coloniale

    Si l’intérêt pour Tahiti et les mers du sud est éclipsé pendant un temps, soit durant la période des révolutions et contre-révolutions en France, les expositions universelles et coloniales tenues à Paris entre 1855 et 1931 remettront au goût du jour le paradis polynésien. C’est à cette époque que la France consolide son empire colonial et si Tahiti apparaît alors – et apparaîtra toujours pour certains – comme une miette[7] dans ce vaste ensemble, elle trouvera cependant toujours sa place dans la mise en scène de la vision coloniale française lors de ces exhibitions d’envergure. En fait, c’est par la force de la comparaison que Tahiti conservera son image enchanteresse. À l’époque, alors que l’on reconnaît depuis un moment déjà le « bon sauvage » océanien en la personne du Tahitien, l’attention des spectateurs est maintenant tournée vers ces habitants de la Nouvelle-Calédonie (les Canaques) que l’on pare[8] et que l’on présente au public comme étant de véritables guerriers cannibales. Le succès de ces mises en scène est du coup immédiat. En présentant au grand public une vision « phénotypée » du Pacifique, les Mélanésiens (dont les Calédoniens ou Canaques) sont présentés comme sauvages, barbares, cruels et bêtes à l’opposé des Polynésiens, qui seraient quant à eux doux et naturellement disposés à la civilisation. Notons que ces distinctions sont connues et jugées vraies chez l’élite savante depuis qu’a été établie l’unité raciale de la Polynésie (plutôt blanche) au début du XIXe siècle par rapport à la Mélanésie (de melas, noir). Le paradis polynésien dans sa version coloniale ne se caractérise plus par rapport à la liberté des mœurs, mais plutôt par rapport au caractère pacifique, intelligent et docile de la société tahitienne. En effet, alors que les théories sociobiologiques s’ancrent dans les sciences sociales, un lien est établi entre la couleur de la peau et l’intelligence. Les Polynésiens, que l’on dit plutôt « blancs », sont opposés aux Mélanésiens noirs : le paradis polynésien trouve ainsi son penchant infernal qui vient le renforcer. En voici l’illustration tirée d’un Traité des races humaines paru en 1860 :

    Chez les Océaniens on remarque une plus haute stature que chez les Malais; des formes masculines herculéennes; une peau plus jaunâtre et moins foncée en couleur, quoique variable dans ses teintes; la tête est belle […]. Dans cette famille les hommes sont mieux faits que les femmes : les charmes de ces dernières furent néanmoins trop célébrés peut-être par les premiers marins qui abordèrent sur leurs îles, quoique l’on doive induire des observations des voyageurs modernes qu’elles sont assez jolies, avec cependant quelque chose de grossier dans les traits : leurs pieds sont plats et communs, mais les formes du reste du corps, des hanches et des épaules, surtout chez les jeunes filles, sont parfaites; leur gorge surtout est exactement hémisphérique, bien placée et des plus fermes,ce qui établit un caractère qu’on ne retrouve guère que chez les Caucasiennes et les Hindoues; enfin dans la plupart des îles elles sont d’une extrême propreté et aiment beaucoup à se baigner[9].

    Notons au passage que ce traité est contemporain de De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle de Charles Darwin, ce qui n’est pas sans rappeler le détournement de la théorie évolutionniste au profit d’une compréhension de la diversité humaine sous les auspices du racisme.

    La vision aventurière

    Les expositions universelles et coloniales auront un effet de catalyseur, notamment dans le monde littéraire. Plusieurs auteurs seront directement influencés par ces foires aux races et aux cultures. Également, les millions de visiteurs qui y découvrent la Polynésie et Tahiti constitueront un important public pour les nombreuses aventures livresques se déroulant dans les mers du sud qui paraissent tout au long du XIXe siècle. À ce titre, Roger Boulay, dans Kannibals et Vahinés : Imageries des mers du sud, retrace d’innombrables romans, magazines et revues consacrés aux aventures tahitiennes ou plus largement océaniennes. La vision aventurière du paradis polynésien est de fait portée par une littérature prolifique. Parmi les écrivains français les plus célèbres de ce courant, on cite Jules Verne, fortement inspiré des récits de voyage des navigateurs en Océanie, Victor Hugo, Eugène Sue, Marc Chadourne, Jean Dorsenne, Jean Giraudoux et Jacques Arago. L’aventure en Polynésie et dans les mers du sud séduit également le public outre-Atlantique. Aux États-Unis, Herman Melville et Jack London en sont les figures majeures. Leurs romans conjuguent fiction et réalisme, forts de leur expérience personnelle dans le Pacifique[10].

    La vision aventurière a aussi ceci de particulier qu’elle surgit du témoignage de ceux que l’on pourrait vulgairement qualifier de premiers « touristes » occidentaux en Polynésie. Ils sont généralement issus du public[11] et inconnu de lui au moment où ils séjournent dans les îles. Ils sont les premiers écrivains sur la Polynésie qui ne sont pas mandatés par l’État pour effectuer soit des tâches administratives ou savantes afin de rendre compte d’un territoire, d’une colonie, d’un milieu ou encore d’un peuple. Si elle est toujours édénique, leur vision des îles est toute différente des deux précédentes. Le paradis polynésien de la vision aventurière n’a plus beaucoup à voir avec le fantasme d’un monde utopique uniquement rêvé. Il est au contraire l’expérience même du monde, de sa beauté autant que de sa cruauté. Il est le lieu du dépassement de soi. Il est l’occasion d’une rencontre avec la vraie nature, celle qui caresse, qui nourrit, mais aussi qui lacère et foudroie. Ce qui est radicalement nouveau ici, c’est qu’il y a « expérience » du paradis et donc introduction d’une relativité[12] portée par le narrateur qui est souvent également le héros de l’histoire.

    La vision romantique

    Au tournant du XXe siècle, si la littérature sur la Polynésie s’épuise de plusieurs décennies d’un succès éclatant, le cinéma devient un support visuel remarquable pour la diffusion d’une image renouvelée du paradis polynésien inaugurée par le peintre Paul Gauguin. La vision romantique de la Polynésie trouve écho dans une production cinématographique étonnamment féconde. Les studios d’Hollywood misent sur des stars telles qu’Elvis Presley[13] et Marlon Brando[14] afin de garantir le succès de films dont l’intrigue se déroule tantôt à Hawaii[15] et tantôt à Tahiti.

    Plus encore, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la romance polynésienne promeut même un nouveau style de vie axé sur le confort et le loisir. La pop culture polynésienne, ou tiki culture, fait son apparition aux États-Unis avec le retour des G.I’s du Pacifique Sud. Plusieurs éléments des traditions polynésiennes deviennent du coup des objets de culte : le tiki, le surf, la « beach music », le ukulélé, les colliers de fleurs, la danse hula hula, les chemises hawaiiennes ou aloha, les cocktails exotiques; de nouveaux lieux leur étant dédiés sont inventés : les tiki restaurants et les tiki bars. Jusqu’à la fin des années 1950, les États-Unis s’inventent leur Polynésie, la Polynesia Americana selon la dénomination de Sven A. Kirsten[16].

    Une bombe au paradis

    Au début des années 1960, la France délocalise son programme d’expérimentation nucléaire du Sahara occidental à la Polynésie à la suite de la proclamation de l’indépendance algérienne. Deux atolls sont alors choisis pour installer les champs de tirs aériens et souterrains. Tahiti, quant à elle, abrite la base arrière des expérimentations. L’île et surtout sa capitale, Papeete, se voient radicalement transformées alors que soldats, ingénieurs, cadres, fonctionnaires et sous-contractants arrivent par milliers de la France. Des centaines de travailleurs des îles avoisinantes y débarquent aussi afin de trouver de l’emploi. Papeete s’urbanise rapidement et anarchiquement tandis que la population de Tahiti se salarie.

    La bombe a également cet effet de renverser la représentation paradisiaque traditionnelle de Tahiti, qui jusqu’ici niait à la fois l’histoire et le politique. Les quatre visions présentées précédemment l’ont illustré, le paradis polynésien aux antipodes agit comme un support à un Occident qui se raconte. Effectivement, lorsque des Polynésiens y figurent, ce n’est que pour mieux s’évanouir dans un monde qui est incontestablement différent du leur. On remarque en outre que la bombe n’a pas eu raison du paradis polynésien : à l’inverse, les Polynésiens se le réapproprient en l’intégrant à leurs discours tantôt militants, tantôt quotidiens.

    Le paradis perdu

    À la vision romantique qui dépeint la Polynésie à travers le prisme de l’apolitisme répond, au tournant des années 1960, une nouvelle représentation du paradis polynésien émergeant de la formulation de discours critiques. À l’époque, la scène internationale est traversée par un vaste mouvement de décolonisation signant le démantèlement des anciens empires coloniaux européens. Avec l’arrivée du CEP en Polynésie française, une double dissidence s’organise : indépendantiste et anti-nucléaire. Conjointement à l’Église protestante, les mouvements anti-nucléaires ont attiré l’attention de la population polynésienne contre les (éventuels et réels) dangers et conséquences néfastes des essais nucléaires sur le territoire. Au « développement éclatant » dont parle alors le général de Gaulle de passage à Tahiti en 1966, ils ont rappelé l’urbanisation précipitée et anarchique de Papeete et les bidonvilles qui l’ont accompagnée. Au boom économique sans précédent, lié entre autres à l’arrivée massive de capitaux, ils ont souligné la pauvreté due au chômage, au crédit et à l’endettement. Aux temps prometteurs de l’arrivée de la bombe, ils ont noté le désenchantement de ceux qui sont tombés malades quelques années plus tard d’avoir participé au projet expérimental de l’État français. Car en plus des conséquences économiques et sociales sont apparues des conséquences environnementales et sanitaires : retombées radioactives atmosphériques, pollution des atolls, récurrence de certains types de cancers (thyroïdes, leucémies). Constatant l’héritage laissé par le Centre en Polynésie, Blanchet s’inquiète : « Face aux difficultés rencontrées le risque est que les Polynésiens se livrent à une reconstitution complaisante de leur passé et se replient sur une illusoire quête identitaire pour échapper aux exigences du présent ou complaire l’imaginaire occidental[17] ». C’est effectivement ce que je constate. Les luttes et les actions militantes et politiques des mouvements indépendantiste et anti-nucléaire n’ont pas mené à une redéfinition du vivre ensemble – du moins autre que l’idéal culturaliste, certains diront xénophobe, de l’indépendantiste polynésien Oscar Temaru. Du coup, la vision du paradis perdu qui en a émergé se rapproche plutôt des visions apolitiques d’avant. Nourris par une critique de type postcolonial provenant d’une élite instruite en France, ces mouvements ont versé dans l’idéalisation du moment pré-européen des temps immémoriaux. Selon Bruno Saura :

    C’est dans [le] contexte [du second choc de la modernité associé à l’arrivée du CEP] que l’on v[oit] apparaître le courant de revendication culturelle et identitaire traditionaliste, produit de l’acculturation d’une partie des élites du pays, symptôme de leur rejet de la culture présente et signe de leur volonté d’un retour à la culture d’autrefois[18].

    Ajoutons que l’image idéalisée et atemporelle du paradis perdu nie non seulement la culture et l’histoire, mais également le politique, bien qu’elle en serve la cause. Certains auteurs poussent même plus loin la critique du mouvement. Eric Conte considère l’avènement du Renouveau culturel tahitien comme symptomatique :

    Mais osons une question peut-être sacrilège : par leur représentation esthétisante et idéale de la société passée, les tenants de ce « renouveau culturel » n’ont-ils pas été eux-mêmes victimes du mythe rousseauiste du « bon sauvage » et du mirage de la Nouvelle-Cythère? L’acculturation n’a-t-elle pas entraîné une vision externe de la société même pour ses membres? Se percevant tels qu’ils furent instruits à se voir, ils se montrent tels que les Européens les ont décrits et souhaitaient les rencontrer. Problème grave que de savoir comment se représenter le passé sans quasiment d’autres références que le miroir déformant tendu, depuis deux siècles, par l’Occident[19].

    En bref, selon cette représentation nostalgique et esthétisante de la Polynésie, il y avait bel et bien encore au XVIIIe siècle un paradis avant que l’arrivée des Européens, la colonisation, le missionnariat et, pour certains, le colonialisme nucléaire ne précipitent sa fin.

    La Cythère nucléaire[20]

    À l’opposé, il semble que l’arrivée du CEP en Polynésie ait fait éclore une représentation nouvelle et tout à fait étonnante du paradis polynésien. D’un côté, des milliers de jeunes militaires français trouvent dans les îles un rythme, une nature et une authenticité rappelant la Polynésie qu’ils s’étaient plu à imaginer depuis les descriptions des romans et les paysages au cinéma. De l’autre, les Polynésiens sont fort aise de ce qu’apportent avec eux ces jeunes gens : l’apparent confort et la facilité d’un mode de vie axé sur la consommation. Du coup, dans les îles, loin de la capitale tahitienne, loin des pro- et des anti-nucléaires, les Français et les Polynésiens s’accommodent les uns des autres, chacun y aménageant à sa façon son coin de paradis.

    Pour un jeune militaire français dans les années 1960-1970, s’embarquer pour la Polynésie dans le cadre du programme d’essais nucléaires représente l’occasion de vivre une aventure unique. Ceux qui partent entreprennent un long et lointain voyage de près de 20 000 kilomètres vers un lieu autant mythique que paradisiaque. Ils sont dépêchés dans les archipels parfois à des centaines de kilomètres de Tahiti et du brouhaha de sa capitale. Yann Cambon, ancien photographe militaire, révèle que « la première impression de la Polynésie c’était que j’étais content d’aller au soleil, de voir une eau claire, de me baigner, de pouvoir pêcher du poisson, de faire de la pêche sous-marine. C’est la Polynésie, je crois, telle que l’on se l’imagine sur les cartes postales[21] ». Une certaine idée de la vie facile dans les îles a cours. Elle se voit renforcée par les hauts salaires payés aux « métropolitains » venus travailler pour l’entreprise nucléaire française. C’est ce que Chesneaux et Maclellan appellent la « rente de situation » qui fait que « [c]es “prébendiers” bénéficient de sursalaires et primes diverses, qui leur assurent un revenu bien supérieur à celui auquel ils auraient prétendu en métropole à qualification et rang égaux[22] ». En plus, ceux-ci ne paient pas d’impôt. La Polynésie est donc douce pour ces jeunes gens, qui profitent du meilleur des deux mondes : d’un côté, le soleil, le climat, le lagon et les vahinés[23] de la Polynésie et de l’autre, l’argent, le confort matériel et les produits de consommation typiquement français.

    La nouvelle représentation du paradis polynésien qui se fait jour se vit à l’échelle de la quotidienneté, à la hauteur des relations parfois exaltantes et parfois banales de la vie de tous les jours. Car dans ces espaces exigus des atolls de Hao, Mangareva ou Tureia, les militaires vivent non loin de la population locale. En côtoyant les populations sur une période de temps relativement longue, les militaires et les civils du CEP découvrent le mode de vie polynésien de plus près. Un ancien officier de marine, Jean de Chaseaux, parle ainsi de sa rencontre avec cet « autre » paradis :

    On a découvert un autre monde, pas celui dont on vous parle toujours des vahinés et tout le reste, non : un autre monde de gentillesse, de naturel, de gens qui s’entendaient bien entre eux, qui vivaient de façon simple, qui n’avaient pas d’ambitions particulières, mais qui étaient ouverts[24].

    Avec l’installation du Centre d’expérimentations du Pacifique vient l’arrivée de la salarisation et de la consommation. Or, si cela ne change pratiquement rien dans le mode de vie des Français, cela change tout pour celui des Polynésiens. Plusieurs Polynésiens constatent aujourd’hui les conséquences négatives engendrées par l’installation du CEP sur leur territoire. Pourtant, à l’époque, une majorité d’entre eux voyaient alors les choses autrement. Un habitant de l’atoll de Tureia le résume bien : « On nous a mis devant le fait accompli. Et en plus, ils arrivent avec les moyens financiers dans le temps. Tout le monde a été ébloui par ça! Et tout le monde a dit : “Halleluiah! Bénissons le Seigneur pour ces militaires, pour tout ce qui arrive.” Alors s’ils savaient ce qu’il y avait derrière[25]! » Selon plusieurs témoignages de gens vivant sur les atolls, le personnel de l’armée offre divers cadeaux aux habitants après chacun des tirs : de l’argent, du chocolat, du tabac, de la nourriture en conserve, des gâteaux, des jouets pour les enfants, etc. Durant les premières années des essais nucléaires, les îles et atolls de la Polynésie française sont desservis uniquement et de façon irrégulière par des navires en provenance de Tahiti. Par conséquent, les produits manufacturés et la nourriture « industrialisée » constituent des biens rares dont le choix demeure limité. L’arrivée des soldats change la donne et avec eux semble venir l’abondance pour les insulaires vivants dans les milieux excentrés par rapport à la capitale. Un Polynésien en témoigne : « Et bien on ne se posait pas trop de question parce que c’était la vie de Cocagne quoi! Ça veut dire la belle vie quoi! On avait des chocolats, on avait de la nourriture, c’était la première fois que nous on ne cuisait pas le repas quoi[26]! »

    Par ailleurs, notons que les relations qui se nouent entre les locaux et les « métro » ne se limitent pas seulement au marchandage. Certains militaires ont laissé derrière eux des enfants, ou alors se sont mariés et se sont établis définitivement sur les atolls. En somme, à l’ombre des cocotiers et du champignon nucléaire, les militaires et les habitants insulaires s’accommodent comme en témoigne ironiquement la naissance en 1968 d’un bébé nommé Canopus du nom de la première bombe thermonucléaire (bombe H) française.

    Conclusion

    Aujourd’hui, un peu plus de douze ans après l’arrêt des essais nucléaires en Polynésie, les habitants des atolls éloignés de Tahiti souhaitent conserver les avantages que leur procurent leur mode de vie, leur terre et leur lagon sans pour autant vouloir renoncer au bien-être qu’apporte la « vie moderne ». C’est également la volonté de l’actuel Président de la Polynésie française, Oscar Temaru. Il a déjà exprimé ce désir ainsi : « Sans rejeter la modernité et ses bienfaits, la société polynésienne doit se rapprocher d’une vie plus saine, plus authentique et plus proche de la nature et de ses traditions, d’un mode de vie plus solidaire et moins artificiel[27] ». La relation prolongée entretenue entre Polynésiens et Français sur les atolls à l’époque des expérimentations françaises semble avoir permis de dépasser certains préjugés, et ce, d’un côté comme de l’autre. Les « méchants Français » et les « bons Tahitiens » qui font office de représentations héritées de la longue histoire du mythe du paradis polynésien semblent ne pas résister au nécessaire « vivre ensemble » qu’a imposé l’entreprise nucléaire initiée par la France en Polynésie. Évidemment, il ne s’agit encore ici que d’une hypothèse sur une période de l’histoire franco-polynésienne récente, hypothèse que je souhaite explorer plus à fond dans mes recherches futures.

    En bref, ce que j’ai tenté de faire ici est de débusquer un lieu commun dans la littérature scientifique sur la Polynésie. Si tous attestent de l’existence d’une Polynésie mythique dans l’imaginaire occidental, personne ne s’était jusqu’ici employé à en retracer l’histoire et à la contextualiser dans le cadre des relations politiques entre la France et la Polynésie française. Pourtant, ce parcours est éminemment lié aux perceptions et aux représentations que cultive la France d’elle-même et de l’autre. En effet, j’ai montré que le mythe du paradis polynésien n’est pas une image statique, mais plutôt dynamique, en tant qu’elle se transforme selon l’époque et au gré de ses narrateurs. Plus encore, j’ai évoqué que l’image persistante du paradis polynésien a survécu aux essais nucléaires français. Enfin, j’ai tenté de mettre en exergue un constat : précisément là où les mouvements indépendantiste et anti-nucléaire crurent voir un schisme entre la France et la Polynésie, entre les militaires et les civils, entre la bombe et le paradis, s’est constitué un vivre ensemble.

    Initier le parcours historique du mythe du paradis polynésien, c’est d’abord poser un défi historiographique aux chercheurs intéressés par la Polynésie française. De fait, la plupart des écrits français sur le sujet réifient constamment l’idée de l’existence du mythe sans pour autant questionner son fondement et l’enseignement qu’il apporte à la compréhension historienne de la pensée politique et philosophique française et occidentale. Or, ce paradis bien nommé, cet autre de la France, est le support à une narration et à une construction de soi à travers le temps qu’il convient, me semble-t-il, d’interroger.

    Références

    [1] « Polynésienne », en français.

    [2] Par Monica Emond, candidate au doctorat en sociologie politique à l’Université d’Ottawa et diplômée de la maîtrise en science politique de l’Université du Québec à Montréal.

    [3] Voir notamment Serge Tcherkézoff, Tahiti – 1768. Jeunes filles en pleurs : la face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental (1595-1928), Tahiti, Au vent des îles, 2004, 531 p.

    [4] Tcherkézoff, Tahiti – 1768…, op. cit., p. 40-41.

    [5] Le « malentendu culturel » qualifie une approche historique des premiers contacts entre Européens et Polynésiens. Selon celle-ci, la nature préconstruite des sociétés insulaires dans l’imaginaire européen aurait faussé l’image de ce monde prétendument connu. Elle est largement consensuelle parmi les chercheurs et comportent plusieurs titres dont les suivants :

    Jean-François Baré, Le malentendu pacifique. Des premières rencontres entre Polynésiens et Anglais et de ce qui s’ensuivit avec les Français jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1985, 278 p.; Dominik Bretteville, « Des Européens chez les Océaniens : qui découvre qui? », dans Historiens et Géographes. Océanie : pour une Géohistoire, n° 386 (avril 2004), p. 207-219; Éric Vibart, Tahiti. Naissance d’un paradis au siècle des Lumières, Bruxelles, Éditions Complexe, 1987, 252 p.; Tcherkézoff, Tahiti – 1768…,op. cit.

    [6] Philippe Bachimon, Tahiti entre mythes et réalités : essai d’histoire géographique, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1990, p. 158-159 (c’est nous qui soulignons).

    [7] Jean-Claude Guillebaud, Les confettis de l’Empire, Paris, Seuil, 1976, 317 p.

    [8] Roger Boulay souligne que lors de ces reconstitutions, les Canaques sont souvent tenus d’exhiber comme leurs des armes et des outils provenant d’autres peuples océaniens (des tambours maoris ou des casse-têtes Marquisiens par exemple) ou des objets fantaisistes inventés de toutes pièces (comme des fourchettes prétendument utilisées à l’occasion des festins de chair humaine). 

    Roger Boulay, Kannibals et Vahinés. Imageries des mers du sud, Chartre (France), Éditions de l’Aube, 2000, p. 72-95.

    [9] Jean-Charles Chenu, Traité des races humaines, Paris, Maresq et compagnie, 1860, p. 135-136.

    [10] À noter l’utilisation des superlatifs tels que « herculéenne », « parfaites », « exactement » ou « extrême » et des adjectifs comparatifs tels « plus haute », « moins foncée », « assez jolies » et « des plus fermes », qui dénotent un fort jugement de valeur quant à l’appréciation de la beauté. Également, on compare les attraits de la femme océanienne à celle que l’on dit indo-européenne, ce qui lui garantit une place élevée parmi les catégories raciales.

    [11] La plupart des auteurs auxquels nous faisons référence n’ont connu leur notoriété qu’à la suite de la parution de leurs aventures se déroulant en Polynésie.

    [12] La conscience de soi, de l’autre et éventuellement d’une intersubjectivité.

    [13] Elvis Presley popularisera d’ailleurs le port de la chemise dite hawaiienne, remarquable par ses gros et colorés imprimés de fleurs tropicales.

    [14] Marlon Brando, tombé sous le charme lors de son passage à Tahiti pour le tournage de Mutiny on the Bounty, vivra quant à lui une véritable idylle polynésienne. Il épousera l’actrice principale du film, Tarita, et acquerra l’atoll de Tetiaroa, autrefois consacré à la résidence de vacances de la reine tahitienne Pomare IV.

    [15] Hawaii devient le cinquantième état des États-Unis en 1959. Dans la culture populaire et dans l’industrie touristique, elle joue en quelque sorte le rôle, quoique dans une moindre mesure, que joue Tahiti pour la France.

    [16] Sven A. Kirsten, The Book of Tiki, the cult of Polynesian pop in fifties America, Köln, Taschen, 2000, 287 p.

    [17] Gilles Blanchet, « Au-delà du Pacte du Progrès : Une réévaluation nécessaire », dans Jean Chesneaux, dir. Tahiti après la bombe : Quel avenir pour la Polynésie?, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 119.  

    [18] Bruno Saura, « Culture et renouveau culturel », dans Encyclopédie de la Polynésie Française, 9 volumes, vol. n2, Papeete (Tahiti), Éditions Christian Gleizal, Multipress, 1988, p. 58.

    [19] Éric Conte, « Représentation du passé des Polynésiens : figure d’un kaléidoscope historique », dans Fève, Guy, Polynésie, Polynésiens, hier et aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 85.

    [20] Nous reprenons ici un des sous-titres apparaissant dans le rapport suivant : Bruno Barrillot (rédacteur principal), Les Polynésiens et les essais nucléaires, Indépendance nationale et indépendance polynésienne, Cescen (Commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires), Délibération no 2005-072/APF du 15 juillet 2005, JOPF du 18 juillet 2005, Assemblée de la Polynésie française, 2006, vol. 1, p. 42.

    [21] Sophie Bontemps, George Pinol, Jean-Pierre Briat, Le cancer du Tropique, France 3 Thalassa no 1288, 2005, noir et blanc/couleur, 1 DVD, 69 min.

    [22] Jean Chesneaux, Nic Maclellan, La France dans le Pacifique : De Bougainville à Moruroa, Paris, La Découverte/Essais, 1992, p. 125.

    [23] Les femmes polynésiennes.

    [24] S. Bontemps, G. Pinol, J-P. Briat, Le cancer du…, op. cit.

    [25] Ibid.

    [26] Ben Lewis, Blowing up Paradise, BBC, Londres, 2005, noir et blanc/couleur, 1 DVD, 60 min.

    [27] Jean-Marc Régnault, Le Pouvoir confisqué en Polynésie française. L’affrontement Temaru-Flosse, Paris, Les Indes Savantes, 2005, p. 73.