Un guide de bonne conduite pour catholiques à travers les faits divers

Les « canards d’information » en France entre la fin du XVIe siècle et le début du XVII

Karine Savary et Amélie Masson-Labonté
Université de Sherbrooke

Résumé : Avant que la première gazette ne fasse son apparition en France en 1631, l’information circulait, notamment grâce à l’imprimé, par des feuilles volantes vendues à la criée dans les rues. Les Français du début du XVIIe siècle pouvaient lire les nouvelles les plus étranges et les plus macabres présentées sous forme de récits d’une quinzaine de pages surnommés les « Canards sanglants ». Ces textes recèlent une particularité commune, ils ne sont pas signés. Or l’anonymat des auteurs devient une donnée intéressante lorsque l’on sait que ces textes apparemment destinés à informer ou à divertir font la promotion virulente des dogmes catholiques post-tridentins. Contenu moraliste, lutte aux péchés capitaux, référents théologiques comme ceux des petits Séminaires, culture d’élite, les auteurs de ces faits divers se dévoilent. Certains membres du clergé auraient-ils utilisé le pouvoir de l’imprimerie pour atteindre le plus de gens possible, et celui du macabre pour susciter l’intérêt afin d’inculquer leur doctrine…

 

 

La propagande est par définition, soit une pression exercée sur l’opinion pour inculquer une doctrine, soit une stratégie de communication. À l’instar de plusieurs autres églises, l’Église catholique romaine s’est illustrée dans ce domaine de diverses manières selon les époques, consciemment ou non. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’innovation technologique majeure qu’est l’imprimerie vient propulser ses moyens de diffusion, tout comme ceux des opposants à sa doctrine. C’est une des raisons pour laquelle en 1515, lors du Ve concile de Latran, le pape Léon X met en branle une machine de censure officielle. Les moyens d’endoctriner utilisés par l’Église toute puissante à cette époque sont innombrables, car elle semble avoir adhéré à la question éthique que soulevait Machiavel (1469-1527) « La fin justifie t’elle les moyens? ». Parfois violentes, parfois sournoises, ces valeurs se sont aussi insérées dans un genre littéraire surprenant : les canards.

Les canards ne sont ni des écrits religieux officiels, ni même revendiqués par l’Église de quelque manière que ce soit, puisque leurs auteurs sont anonymes. Ce sont de petites brochures « d’un ou de deux, très rarement de trois cahiers[1] », imprimées et reliées à la va-vite, qui sont vendues à la criée par les colporteurs. Ce sont des histoires de faits divers destinés à informer, mais surtout à divertir. Bien que dans la majorité de la population française l’alphabétisation ait peu progressé avant le XVIIIe siècle, « les occasions de lecture, avant même d’en posséder la technique, se multiplient peu à peu[2] » aux XVIe et XVIIe siècles. D’ailleurs, certains écrits « se répandent largement dès qu’est atteint un seuil minimum d’alphabétisation : ainsi les almanachs ou les “canards”. Ils sont autant d’incitations, de supports possibles à l’accoutumance au texte[3] ». Curieusement, seule une poignée d’historiens se sont intéressés au phénomène. En 1861, Eugène Hatin, spécialiste du journalisme en France, publie une Histoire politique et littéraire de la Presse en France, rééditée chez Slatkine Reprints en 1967, il traite de la fondation de la première Gazette par Eugène Renaudot en 1631. Mais également de la littérature d’information aux XVIet XVIIe siècles : gazettes manuscrites, nouvelles à la main, placards, libelles et canards. Toutefois il ne consacre à ces derniers qu’une phrase dans son introduction, sans les nommer : « l’usage devint bientôt général d’imprimer sur des feuilles séparées et de vendre à bas prix les relations de tous les évènements remarquables, de tous les faits propres à affriander les lecteurs[4]».

Dans les années 1960, Jean-Pierre Séguin, qui s’intéressait à l’information en France, jette les bases véritables de la connaissance actuelle sur les canards en deux ouvrages. Le premier est plus général, L’information en France, de Louis XII à Henri II en 1961; trois ans plus tard, le second est dédié expressément à L’information en France avant le périodique, et établit à l’aide de 517 canards que cette forme d’écrit désigne un : « imprimé vendu à l’occasion d’un fait divers d’actualité, ou relatant une histoire présentée comme telle. Il peut y avoir des liens plus ou moins étroits et avoués avec les évènements politiques et religieux contemporains, mais le fait divers y demeure le principal motif d’intérêt et si propagande il y a celle-ci passe par son couvert[5]. » Séguin suggère également que la fin du genre remonte à 1631, date de l’apparition des gazettes en France.

Celui qu’on peut considérer comme le grand spécialiste du genre, le français Maurice Lever, avait commencé à publier des articles sur les canards dès les années 1970-1980[6] jusqu’en 1993, où paraît Canards sanglants : Naissance du fait divers. Il s’agit d’un colligé de 63 canards, accompagnés d’une introduction explicative. Bien que qualifiée de « trop courte » par Roger Chartier[7], elle regroupe un maximum d’informations sur la forme, les auteurs, les lieux de diffusion, et le contenu des canards. « Journalisme, reportage, chronique judiciaire, fiction romanesque : le canard tient de tout cela à la fois, sans cesser pour autant de former à lui seul un genre littéraire[8] ». Les titres de ces occasionnels sont fort longs et racoleurs […] résument l’action, en même temps qu’ils incitent à en savoir plus, et dans lesquels abondent les vocables mélodramatiques et prometteurs d’angoisse : « cruauté », « mort », « massacre », « assassinat », « horrible », « épouvantable », « tragique », « pitoyable », « funeste », « prodigieux », « mémorable », « émerveillable », « étrange », etc[9].

Il est indéniable que si l’on retrouve certains évènements à grande envergure comme les procès, les condamnations, les catastrophes naturelles, « magie, sorcellerie, diableries composent une bonne partie de nos faits divers. Incontestablement Satan fait recette[10] ». C’est ce que nous proposons ici d’étudier. Tous les canards choisis ont pour acteur le Diable et ses avatars. Satan n’est pas un personnage quelconque, surtout pas en France au début du XVIIe siècle dans cette période assombrie par les condamnations pour sorcellerie. Même si les auteurs des canards insistent sur la véracité de leurs propos, il faut préciser que les lecteurs ne croient pas tout ce qu’ils lisent, si l’on se fie au journal de Pierre de l’Estoile[11]. Toutefois il faut se demander si Satan a été inséré dans ces récits de manière tout à fait innocente. Il semble surtout servir de prétexte aux auteurs afin d’inculquer de façon imagée ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. On peut se demander à travers le contexte social des XVIe et XVIIsiècles, quelles sont les actions réprimées à travers les canards d’information français? D’emblée nous supposons par les valeurs qui sont véhiculées, par les actions condamnées, par la lutte faite aux péchés capitaux, à la mondanité et à la sorcellerie que le contenu des canards ayant pour objet le diable est fortement moralisateur et religieux.

Nous avons donc entre les mains 14 textes publiés entre 1580 et 1637[12], sélectionnés en fonction de la longueur (5 à 20 pages), de la langue (français), de la date (fin XVIe-début XVIIe) et finalement de la présence du diable dans l’histoire. La plupart des gestes punis ou réprimés que l’on trouve dans ces courtes histoires correspondent tout à fait à certains péchés capitaux, qui font partie des premiers dogmes chrétiens et qui ont été réaffirmés par Saint-Thomas-d’Aquin dans sa Somme théologique (la luxure, l’avarice, l’orgueil, la gourmandise, la colère). Ces actes répréhensibles sont facilement identifiables dans les faits divers que rapportent les canards. L’auteur du Capitaine de Lyon enlevé[13] les identifie et les associe même directement au Diable en spécifiant que « […] il a pour femme la coulpe[14] et le peché, lesquels luy ont enfanté de tres meschans enfans, assavoir orgueil, envie, avarice, gourmandise, usure, courroux, mensonges, rapine[15], luxure, et autres […][16] ». Sur les quatorze canards que nous avions entre les mains, presque tous ces grands thèmes y sont abordés, se recoupant parfois pour former la trame de l’histoire. Sept d’entre eux condamnent directement la luxure, le péché le plus présent à travers nos sources. Vient ensuite la colère avec quatre histoires qui la condamnent, puis l’orgueil et l’avarice (trois fois), enfin la gourmandise (deux fois). Pour que les sept péchés soient présents, il faudrait des mentions à la paresse et à l’envie, mais nous n’en avons aucun dans les quatorze textes que nous avons sélectionnés.

La luxure et le désir charnel éloignent des lois de Dieu

Si on se fie au message qui est véhiculé à propos de la luxure dans les canards, succomber à l’amour charnel, c’est renier Dieu, « c’est par cest exenple que Dieu veut rapeler ceux qui laschant la bride à leurs passions se laissent emporter à toutes sortes de femmes incogneuës[17] ». Sans oublier qu’il s’agit d’amour ou de passion hors mariage, ce qui est défendu par l’Église. Si c’est contre Dieu, il ne peut s’agir que de l’œuvre du diable et mener jusqu’à une condamnation sévère: « si donc Sathan vous faict en dissolution Farder en empourprer pour fornication, Qui vous tire aux enffers, et vos amans, infames, Voiez que de malheurs, par le monde[18] ». La luxure est un faux plaisir qui ne réussit à combler personne, puisque ce n’est que dans le saint sacrement du mariage que les êtres s’épanouissent, raison pour laquelle les auteurs déplorent ces passions passagères: « Ha plaisirs malheureux, & de si peu de durée! Plaisir hélas! Mais déplaisir : joyes, mais plustost voyes et sentiers de mort & de désolation[19]». La luxure ne peut donc que conduire à la désolation autant du corps que de l’esprit. Si on en croit ce qu’on lit, ces histoires « […] doivent servir d’exemples à celles comme je dict ce laise-aller incontinent aux faux appas amoureux[20] ».

Les plaisirs mondains sont une insulte au créateur

Même si la mondanité n’est pas un des péchés capitaux identifiés par Saint Thomas d’Aquin, elle semble être une tare profondément détestée par les auteurs des canards. Elle est à mi-chemin entre la luxure qui incite aux plaisirs charnels et l’orgueil qui réclame de bien paraître. La mondanité est ici pointée du doigt pour les vêtements et les parures excessives, et plusieurs autres raisons. D’abord, parce que cet attrait pour les plaisirs de l’argent et du faste est en quelque sorte une idolâtrie vouée au corps plutôt qu’à Dieu. C’est-à-dire, un culte mal placé. « Si donc nous nous estudions misérablement à complaire au vicieux monde de par la singularité des draps d’or, dargent velours, soye et autres damnables fatras, il est sans doupte, que nous nous retirons du tout de l’obeissance de Dieu […][21] ». L’auteur anonyme de la Jeune fille vaniteuse suggère en outre que le luxe des habits mondains entraîne une grande confusion dans la hiérarchie sociale. Dans la société d’ordres des XVIe et XVIIe siècles, on reconnaissait le rang notamment par les habits. Tenter de se vêtir selon un ordre supérieur au sien pouvait être vu comme une manière de contester l’ordre divin : « […] la bravade et parade et maintenue tellement, tant en pourpoins, colletins, chausses, Manteaux et grands et superflus cols à fraizes et mignonnement empesez et goderonnez, que l’on ne peule par telz habitz dinstinguer, ung roy[22] » d’un homme quelconque. En contestant Dieu, on s’acoquine avec le Diable, il est donc important de prévenir ceux qui voudraient s’y risquer : « ne jettons point nos yeux sur la piasse et orgueil des mondains, ils ont le Prince de Tenebres pour estoille et seigneur[23] ».

Dans le Diable gentilhomme, l’auteur va encore plus loin. Il avance que toute cette mondanité n’est qu’illusion du diable, que les contentements ne sont que de vains contentements, et que l’apparence est trompeuse, bref, de « faux apas de ce monde[24] ». La gent féminine, est la principale cible du discours sur la mondanité et la luxure, elle est la toute première accusée de fausseté de l’âme et de tromper les hommes par ses habits extravagants et flamboyants. Tels que « chaperons et coiffures », « chausses de soye », « coletz haut d’une perche, & à double mont, c’est assavoir fraize, et renvers et ung arpend de cheveux pillez & derobez de la teste d’autruy, assemblez et frisez par une perruquiere[25] ». Les jugements pleuvent sur ces comportements désapprouvés, car ils sont vus comme une insulte au créateur. « O changement damnable, perdition d’ames, habit infernal, et réprovée façon qui vous conduict [pauvres femes misérables à la peine, et au jugement inestimable[26] », quand aux femmes « c’est bien enncores plus grande pitié, car c’est la dissolution mesme et la consumation et dernier période de touttes fustuitez [fatuitées] mondaine et Diaboliques[27] ». Les hommes, quant à eux, aussi fervents de coquetterie mondaine, subissaient également les foudres des auteurs. Ainsi, leCapitaine de Lyonest accusé d’accorder beaucoup d’importance à ses habits à la suite de son pacte avec le Diable. Il semble que ce soit une insulte au créateur de tenter de modifier son travail, et de critiquer son œuvre comme si « […] la nature […] avoit oublié quelquechose à leur notivitez, se masquant de tant de phars[28] ». La mondanité, entre la luxure et l’orgueil, se retrouve parmi les péchés les plus décriés dans les canards choisis.

Devant Dieu l’orgueilleux ne se surestime plus

L’orgueil est un péché qui s’isole difficilement, car il est souvent couplé à d’autres, tel que l’appât du gain, le prestige ou la séduction. Toutefois la complexité de ce péché est bien présentée dans la citation qui suit. Elle le relie à l’avarice, à la mondanité et à l’ascension sociale, tous des pièges de l’enfer selon les auteurs. Au lieu de faire référence au châtiment de damnation éternelle comme c’est le cas pour les autres péchés, l’extrait suivant y ajoute des conséquences régies par les hommes et par la loi. Le tout débute par le diable qui offre des richesses au Capitaine de Lyon, mais la tirade se veut un avertissement à tous :

Mais garde miserable tu ne trouvera à la fin que ton sac plein de feuilles au lieu d’or & d’argent, car c’est de telle monnoye qu’il [Diable] paye ses hostes : te voila en desespoir, ce desespoir traine ton ame aux feux allumez d’enfer. Le mesme sera-il a l’ambitieux, qui tout bouffi d’orgueil, va recerchant tous les moyens de se pousser parmy les grandeurs, de paroistre pardessus, & plus que tous les autres : a cetuy-cy il sçaura bien bailler son pacquet : moyennant qu’il se donne à luy il mettre si hault qu’il n’en sçauroit avoir d’avantage, & bien souvent sur un eschaffaut, sur une rouë, ou au sommet d’une potence : voila la fin de la grandeur de cest ambitieux. […] Au paillard & concubinaire il presentera les voluptez, les délices de la chair, & toutes sortes d’amorces, pour le précipiter & enserrer finalement en ses pièges mortels[29].

Nous avons déjà parlé de la Jeune fille vaniteuse, laquelle commet aussi le péché d’orgueil. D’abord, elle est orgueilleuse de sa richesse, car elle est de bonne famille et de rang social élevé, ce qui lui permet de se comporter en fille capricieuse et vaniteuse. Par exemple, elle est invitée à une noce et elle est « aise au possible de se retrouver à tel festin pour paroistre en beaulté & bonne grace pardessus toutes les autres Dames & filles[30] ». N’étant pas satisfaite de sa tenue, elle sera transformée en chat noir par le diable à cause de la trop grande opinion qu’elle a de sa personne, et de ses caprices. Encore plus surprenant, le récit décrivant un exorcisme dans le canard Exorcisme Grande Dame, présente le démon « Mahonin, de la 3. hiérarchie du second Ordre des Archanges[31] » qui est interrogé à savoir « … pourquoy il estoit danné a repeté souvent,trop de gloire, trop de gloire, trop de gloire[32] » il semble qu’il ait été damné à cause d’un trop grand attrait pour le prestige.

La poursuite de l’avarice ne paie pas

Si en 1668, Molière se moquait des radins, dans son Avare, les auteurs des canards tiennent des propos nettement moins comiques. On y retrouve le Diable qui joue de ses appâts trompeurs pour tenter les hommes. Dans Le diable gentilhomme, il joue avec l’avarice qui mène les pères de famille et les filles à préférer un candidat au mariage bien nanti. De ce travers, Satan profite pour plaire au père de la fille qu’il courtise. « Le Père de cette Damoiselle voyant la splandeur & richesse de ce nouveau Courtissan qui poursuivoit si honestement sa fille luy donna occansion de luy faire le meuilleur accueil […][33]33 ». Mais, il dut s’en repentir, car il s’avéra que durant un souper, le beau jeune homme disparut pour laisser la place au cadavre de deux voleurs pendus quelques jours plus tôt. Dans une autre histoire, soit celle des Bourgeois étranglés, l’un d’entre eux fut attiré par les richesses et donc puni par la mort, il est étranglé par un démon. L’auteur en profite pour s’insurger contre ceux qui aiment l’argent : « C’est ce qui fait que beaucoup d’hommes, couverts toutefois d’un faux masque de Chrestiens, font banqueroute à leur conscience, & abandonnant le culte qu’ils doivent au service divin du Tout puissant sacrifient & dressent tous les jours des autels & des veux aux faux Dieux des Anciens Payens, à Jupiter, Junon & Venus, c’est-à-dire qux honneurs, aux richesses et aux plaisirs[34]. »

Les plaisirs de la table, un obstacle aux devoirs chrétiens

Dans la conclusion de son Pantagruel, écrit en 1532, François Rabelais fait un éloge aux « bons Pantagruelistes (c’est à dire vivre en paix, joye, santé, faisans tousjours grande chere)[35]», en disant que cela vaut mieux que de vénérer Dieu hypocritement en faisant des jeûnes et de médire sur tout le monde. Dans les canards, on moralise à l’encontre de Rabelais, et c’est le Diable qui incite encore une fois au vice. Très rusé, il sait exploiter les faiblesses des hommes, c’est par la nourriture qu’il appâte les bons vivants durant le jour le plus saint de la semaine. Par l’alcool et la viande, dans la Possédée guérie, le Diable incite les « Taverniers & Pasticiers à faire leurs pastez, & cuisynes au jour du dimenche pour attraire les gens à banqueter durant le sainct service divin[36] ». Parfois pourtant, certains succombent au vice sans l’aide du diable comme un jeune homme de Provence qui préfère manger et boire que d’aller à la messe, reniant ainsi le deuxième commandement de l’Église : « Les dimanches la messe ouiras et les fêtes pareillement[37] ». Ce qu’il fait et finalement : « ses compagnons s’en vont à la Messe, et luy demeurant au logis, se met à table et se met à boire d’autant […] Ha pauvre aveuglé! Garde, car ta punition te tient au collet. Tu es là, pour assouvir tes appetis enragez, au lieu que tu devroit, comme les autres, estre à la Messe, pour recognoistre ton Dieu, & repaistre l’estomac de ton ame, devant que songer à celuy du corps[38]. »

La gourmandise est donc condamnée pour faire concurrence à l’âme, c’est une sorte de culte au corps plutôt qu’à l’esprit. Mais si la table suscite parfois un attrait indéniable face au devoir chrétien, la colère, plus violente ne pousse-t-elle pas à de plus grands emportements et à de plus grandes répercussions?

La colère menant au blasphème est un chemin vers l’enfer

On trouve des exemples de colère dans La jeune fille vaniteuse, dans le Démon amoureux, dans le Pendu à un amandier et dans les Bourgeois étranglés. C’est dans ces récits de faits divers, les blasphèmes et la colère sont étroitement reliés. Le blasphème est beaucoup plus grave que le juron, ce sont des paroles et discours qui insultent violemment Dieu ou la religion[39]. Pour les contemporains, « l’atteinte à la majesté divine provoque sa colère se manifestant par les fléaux qui frappent les communautés humaines trop tolérantes envers les paroles et les gestes criminels[40] ». N’y verrait-on pas une motivation, pour les auteurs, d’écrire des canards réprimant les blasphèmes? Quand on sait que durant cette période l’oralité possède une place prépondérante dans la société, on comprend l’importance et la gravité de la louange et de la bénédiction vis-à-vis les bouleversements que provoque le blasphème.

Pour mieux encore cerner l’univers mental des sociétés des XVIe-XVIIsiècles, il faut se rappeler que celles-ci sont basées sur l’honneur. Une attaque à ce dernier peut détruire une vie. Attaquer l’honneur de Dieu est impardonnable. Toutefois, ce ne sont pas que les élites qui réprimandent ce péché. Les accusations viennent de toutes parts. « La lutte contre le blasphème relève d’une logique sociale et religieuse autrement plus complexe que ne le suggère l’opposition entre “religion des élites” et “religion populaire”[41] ». C’est pourquoi dans les textes que nous avons, les blasphémateurs sont gravement punis. La jeune fille vaniteuse « […] dépitée & comme enragée reprend & jette de dépit par la chambre ses atisez coiffure & coletz, jurant & blasphemant le nom de dIEU, qu’elle aimeroit mieux que le Diable l’emportast[42] » que d’aller à un bal mal habillée. Pour cette colère elle est étranglée, puis changée en chat par le diable. Le jeune homme empli de gourmandise qui finit par se faire pendre par le Diable ne fait pas mieux, il est « […] possédé par ses furies, et touché de l’esprit malin, il commence à vomir une infinité d’execrables blasphemes contre Dieu, contre la saincte Messe, & contre ses compagnons, voyant qu’il ne voulait pas symboliser à sa gourmandise[43] ». Le péché de la colère ne se retrouve pas seulement comme thème des récits, mais il est également et sévèrement réprimé à travers les propos des auteurs. La colère est un des péchés capitaux combattus par l’Église chez ses fidèles. Pourtant la sorcellerie qui n’est pas un, est ardemment combattue par cette institution à où ces canards sont publiés.

La Messe contre le Sabbat : ou comment la religion renie la sorcellerie

Le temps des bûchers a marqué l’imaginaire collectif de la société française. Que ce soit par la possession de démons, par le Sabbat, par les rituels magiques, on en ressent la présence dans les sources. De plus, la grande époque de parution des canards correspond exactement à la période la plus intense de la chasse aux sorcières en Europe (1570-1630)[44]. Peut-on y voir une coïncidence ou bien le fait de phénomènes interreliés? Il est entendu que les canards s’inspirent de faits divers tragiques. Les procès de sorcellerie peuvent facilement nourrir cette presse. Ils évoquent un climat de répression qui s’est alors emparé de la France. Dans les mentalités de l’époque, Satan siège en Prince des Ténèbres sur des démons qui sont chargés de torturer les âmes des bons chrétiens. De plus, pour la population, les démons sont partout, il y en a dans les eaux et dans les airs. Selon Jacques LeGoff, il y a une peur générale du péché, de la mort, mais surtout du Jugement dernier qui pourrait conduire aux enfers[45].

Les objectifs de la Réforme catholique ne sont pas seulement de récupérer les âmes perdues aux mains des protestants, d’assainir les mœurs à l’intérieur de l’Église et d’éliminer la corruption, mais aussi de réprimer la sorcellerie et les pratiques populaires liées à la superstition, particulièrement vive dans les régions rurales de France. Le canard du Démon sur l’église[46] est un excellent cas de ce mélange de pratiques religieuses et superstitieuses qui prévalaient dans les mœurs d’avant la Contre-réforme[47]. En février 1620, les villageois de Quimpercorentin en Bretagne tentent d’éteindre le toit en flammes d’une église, après que la foudre s’y soit abattue. Ne parvenant pas à apaiser le brasier, ils essaient pas tous les moyens d’en venir à bout : « les processions allerent alentour de l’Eglise », « on eust recours à faire mettre des Reliques sainctes sur la nef de ladicte Eglise, pres et audevant du feu », on jette aussi « desAngus Dei, dans iceluy, & plus de cent cinquantes barriques d’eau, quarante ou cinquante barriques de fumier », puis en dernier recours, « l’on fit jetter un pain de seigle de quatre sols, dans lequel on y mit une hostie consacree, puis on prit de l’eau béniste avec du laict d’une femme nourrice de bonne vie & tout cela jetté dans le feu[48] » qui finit par s’éteindre. Nous avons là un admirable exemple du mélange d’actions concrètes pour éteindre le feu (eau, fumier), de pratiques catholiques (processions, eau bénite, hosties, reliques) et de pratiques superstitieuses de bonne fortune probablement héritées du paganisme antique (pain de quatre sols, lait de nourrice de bonne vie). Si le Concile de Trente visait à éliminer progressivement ce type de croyances, l’action directe envers la sorcellerie satanique fut nettement plus agressive.

Dans le corpus, l’exemple le plus frappant est définitivement l’histoire du Démon dans une fiole. Le personnage principal, un sorcier notoire qui a entre autres fait des pratiques magiques, invoqué des esprits, sacrifié une tourterelle et s’est servi d’un livre de caractères écrits à la main en langue française, pactisé avec le Diable et renoncé à Dieu, voit son livre brûlé par arrêt de la Cour devant ses yeux. Il est forcé de demander pardon à Dieu, à la justice et au Roi et est banni pour cinq ans de son village. Il part donc en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et à Venise, où il récidive et fait l’acquisition d’une fiole magique payée dix écus. De retour chez lui, il fut pris avec un Agrippa[49] . À la suite de son procès, il est condamné à être pendu et brûlé par les autorités judiciaires de la ville de Moulins, et finalement il est brûlé vif. Que cela serve de leçon! Car, comme le dirait l’auteur des Invisibles et écoliers, « […] la Magie, la Nigrosmencie, les Enchantemens, & les Horoscopes servent d’académie aux enfans du diable […][50] ». Enfin, ce qu’on trouve dans les canardsDémon dans une fiole,Invisibles et écoliers, etBourgeois étranglés (les sources directement liées à la magie), c’est l’histoire de mages, magiciens, reconnus comme tels depuis plusieurs années par leur entourage et qui connaissent une fin tragique. Celle-ci est colportée dans les faits divers comme une bonne nouvelle, mais aussi comme un avertissement à quiconque voudrait tenter l’expérience. « Permettez-vous ô Dieu que la Magie ai tant de pouvoirs que de seduire des hommes, & leur faire renier leur Créateur, leur foy & leur Baptesme, Mais bien plus, Seigneur, pouvez-vous voir de l’œil sans déçocher vostre foudre les detestations que ces renegats font non seulement des Sacremens, mais de la Resurection de l’ame[51]. »

Conclusion

Les canards recèlent tous une courte histoire, généralement tragique, précédée d’une préface moralisatrice visant à éclairer, mais surtout à marquer les esprits et les consciences des lecteurs. De plus, l’idéologie religieuse derrière les faits relatés est évidente, les morales qui sous-tendent les histoires sont fortement influencées par une pensée religieuse spécialement influente à plusieurs niveaux durant cette période. Elles se connectent à l’histoire de l’Église des XVIe et XVIIe siècles, et particulièrement aux volontés émanant du Concile de Trente, par leurs propos sur la lutte au Démon, la lutte aux péchés, à la mondanité et à la sorcellerie. Les auteurs sont susceptibles d’avoir tenté de véhiculer des idéaux propres à la doctrine chrétienne à travers une littérature populaire de leur époque, dans le but d’atteindre un maximum de lecteurs. Plus précisément, d’avoir exploité un genre littéraire de masse et avoir utilisé l’attrait du « scandaleux » pour réaliser certains objectifs de la Contre-réforme. L’identité des auteurs de ces textes est toutefois méconnue et difficilement identifiable. Découvrir la provenance des auteurs, leur classe sociale, leurs motivations, et les fins souhaitées serait une avenue intéressante afin de saisir toute la complexité de la société française des Temps modernes.


Références

[1] J.-P, Séguin, L’information en France avant le périodique, Paris, Éditions G.P. Maisonneuve et Larose, 1964, p. 8.

[2] Jean A-Quéniart, Les Français et l’écrit, XIIIe-XIXe siècle, Paris, Hachette supérieur, 1998, chap. 11, « Voies et moyens de l’apprentissage de l’écrit », p. 173-184.

[3] Ibid., p. 175.

[4] Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la Presse en France, Tome premier, Slatkine Reprints, Genève, 1967 [c 1867], p. 19.

[5] J.-P Séguin, L’information en France avant le périodique, p. 8.

[6] Voir dans Maurice Lever, « De l’information à la nouvelle : les “Canards” et les “histoires tragiques” de François de Rosset », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol 79, no 2 (1979), p. 577-593; et Maurice Lever, « Le pouvoir de la presse : la naissance du premier “Hebdo” », Histoire, vol. 34, (1981), p. 79-81.

[7] Roger, Chartier, « Essais feuilles d’antan », Le Monde, 1994, p. 5.

[8] Maurice Lever, Canards sanglants: Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993 p. 17.

[9] Ibid., p. 12.

[10] Ibid., p. 35.

[11] Pierre de l’Estoile, Mémoires de Pierre de L’Estoile pour servir à l’histoire de France et Journal de Henri III et de Henri IV, 4 vol. Paris, Foucault, 1825.

[12] 1580, 1582, 1605, 1609, 1610, 1613, 1613, 1614, 1619, 1620, 1620, 1623, 1623, 1637.

[13] Anonyme, Discours merveilleux et veritable d’un capitaine de la ville de Lyon, que Sathan a enlevé dans sa chambre depuis peu de temps. Dedans lequel est contenu comme tout s’est passé. Avec allecgations d’Histoires sur ce subject, Paris, F. Bourriquant, 1613, p. 9.

[14] Confession publique de manquement à la règle dans certains ordres religieux. Réf : Le petit Larousse illustré 2006, Paris, Éditions Larousse, 2005, p. 303.

[15] Action de prendre, de s’emparer de quelque chose par la violence. Le petit Larousse illustré, p. 897.

[16] Anonyme, Discours merveilleux et veritable d’un capitaine…, p. 9.

[17] Anonyme, Histoire prodigieuse d’un gentilhomme auquel le Diable s’est apparu, & avec lequel il a conversé, soubs le corps d’une femme morte. Advenuë à Paris le premier de Janvier 1613, Paris, F. Du Carroy, 1613, p. 14-15.

[18] Anonyme, Discours miraculeux inouy et epouventable, avenu à Envers ville capitalle de la Duché de Brébàt, d’une Jeune Fille flamende, qui par la Vanité, & trop grande curiosité de ses habits & collez à Fraize Goderonnez à la nouvelle mode, Fut etranglée du Diable, & son corps apres telle punition Divine estant au Cercuil, transformé en un Chat Noyr en preference de tout le Peuple assemblé. Mil cinq cent quatre vingt deux. Traduict de language flamant en notre làgue francoise. Avec une remontrance aux Dames & filles en forme de Dialogue en vers françois, Paris, B. Chachet, 1582, p. 14.

[19] Anonyme, Discours merveilleux et veritable d’un capitaine…, p. 6.

[20] Anonyme, Les estranges et espouventables amours d’un Diable en forme d’un Gentillòme Et d’une Damoiselle, de Bretagne. Arrivez pres la Ville de Rennes, les 6 et septièmes Janvier dernier. Ensemble, tout ce qui est passé à ce sujet, Paris, J. Courtois, 1620, p. 5.

[21] Anonyme, Discours miraculeux inouy et epouventable…, p. 5.

[22] Ibid., p. 6.

[23] Anonyme, Discours merveilleux et veritable d’un capitaine…, p. 14-15.

[24] Anonyme, Les estranges et espouventables amours…, p. 12.

[25] Anonyme, Discours miraculeux inouy et epouventable…, p. 7.

[26] Ibid.

[27] Ibid, p. 6.

[28] Ibid., 7.

[29] Anonyme, Discours merveilleux et veritable d’un capitaine…, p. 5-6.

[30] Ibid., 8.

[31] Anonyme, Les conivrations faites à un démon possedant le corps d’une grande Dame. Ensembles les estranges responces par luy faites aux Saincts Exorcismes en la chapelle de Notre Dame de la Guarison au Diocèse d’Auche, le 19 Novembre 1618 & jours suivants. Suivant l’attestation de plusieures personnes dignes de Foy, Paris, I. Mesnier, 1619, p. 6.

[32] Ibid., p. 14-15.

[33] Anonyme, Les estranges et espouventables amours…, p. 9.

[34] Anonyme, Histoires très veritables arrivées en la personne de deux Bourgeoisvde la Ville de Charleville, Qui ont esté estranglez & emportez par le Diable dans ladite ville, Charleville, 1637, p. 3-4.

[35] François Rabelais, Œuvres complètes, Tome 1, Paris, Garnier, 1962, p. 387.

[36] Anonyme, Histoire Merveilleuse advenue au pais de Caux, en la ville de Dieppe, d’une femme, laquelle estant tourmentée & possedée du Dyable par un long temps, & comme elle a recouvert santé & ledict Diable chassé de son corps, ainsi que pourrez veoir cy après, Paris, M. Martin, 1580, p. 7.

[37] Grand catéchisme de Pierre Canisius 1554, dans Gabriel Audisio, Les français d’hier; Des croyants XVe-XIXe siècles, Paris, Armand Colin, 1996, p. 38.

[38] Anonyme, Histoire nouvelle, merveilleuse et espouventable d’un jeune homme…, p. 9-10.

[39] Le petit Larousse illustré…, p. 164

[40] G. Audisio, Les français d’hier…, p. 300.

[41] Christian Olivier, « Sur la condamnation du blasphème (XVIe et XVIIe siècle) », Revue d’Histoire de l’Église de France, 1994, p. 53.

[42] Anonyme, Discours miraculeux inouy et epouventable…, p. 9.

[43] Anonyme, Histoire nouvelle, merveilleuse et espouventable d’un jeune homme d’aix en Provence, emporté par le Diable, & pendu à un Amandier, pour avoir impiement blasphemé le Sainct Nom de Dieu, & mesprisé la Saincte Messe, deux siens compagons estants demeurez sans aucun mal. Arrivé le douzième Janvier de la presente année mil six cents quatorze, Paris, F. Bourriquant, 1614, p. 7-8.

[44] Robert Muchembeld, La sorcière au village, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1991, p. 12.

[45] Jacques Le Goff et René Remond, Histoire de la France religieuse, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 217.

[46] Anonyme, La vision publique d’un horrible & tres-espouventable Demon, sur l’Eglise Cathedralle de Quimpercorentin en Bretagne. Le premier jour de ce mois de Fevrier 1620, Paris, Abraham Saugrain, 1620, 8 p.

[47] Alain Cabantous, Entre fêtes et clochers. Profane et sacré dans l’Europe moderne XVIIe –XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 2002, 348 p.

[48] Cet extrait et les 4 précédents, p. 5 et 6 de La vision publique d’un horrible & tres-espouventable Demon…

[49] Grimoire de magie de Cornelius Agrippa, médecin, philosophe et alchimiste allemand (1486-1535) des plus populaires en Europe moderne.

[50] Anonyme, Effroyables pactions Faictes entre le diable…, p. 13-14.

[51] Ibid., p. 8.