Les salles d’asile à Montréal dans la seconde moitié du XIXe siècle

Quand la représentation de la famille se heurte à la réalité de la classe ouvrière

MARIE-CHRISTINE GIROUX
Université du Québec à Montréal (UQAM)

Résumé : La classe ouvrière, fruit de l’industrialisation, connaît au XIXe siècle une situation de pauvreté extrême alors que le système de protection sociale que nous connaissons aujourd’hui n’est pas encore en place. C’est un système de charité privé qui s’impose pour porter secours à certaines catégories de nécessiteux « méritants », notamment les enfants. En réponse à leurs besoins pressants ainsi qu’à ceux de leur famille, plusieurs institutions sont à ce moment établies. C’est dans ce contexte que des salles d’asile sont mises en place à Montréal, notamment par les Sœurs Grises, congrégation religieuse catholique. Entre les murs de ces institutions, comme la Salle d’asile St-Joseph, les sœurs vont accueillir les enfants de deux à sept ans dont les mères ne peuvent prendre soin pendant le jour, le plus souvent parce qu’elles sont forcées de joindre le marché du travail. Or, une contradiction s’impose entre ce besoin pour les familles ouvrières et le discours de la classe moyenne à l’égard de la famille. Comment les salles d’asile ont-elles pu justifier ce service offert à l’enfance nécessiteuse alors qu’il encourageait visiblement le travail des mères, un sujet délicat dans la représentation dominante de la famille? Par le biais d’une analyse exploratoire de l’historiographie, nous chercherons dans le présent article à répondre à cette question.

 

Table des matières
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    Introduction

    « Les enfants au cœur de nos choix », tel est l’intitulé de la politique familiale qui voit le jour en 1997 au Québec. Le gouvernement, par son entremise, vise à aider les familles riches et pauvres en leur assurant une meilleure conciliation travail-famille. Par le biais de mesures comme le système de garderies à cinq dollars par jour, il place ainsi l’enfant au centre des enjeux sociaux. Ce positionnement de l’enfant au centre des problématiques sociales n’est pas nouveau dans la province. Dans le cadre de la société industrielle du XIXe siècle, une volonté de protéger les enfants prend de l’importance. Bien qu’à cette époque, la vision actuelle d’une responsabilité collective des soins et de l’éducation de la petite enfance n’est pas en place, on cherche en effet à prendre soin des enfants de la classe ouvrière qui subissent les répercussions de l’industrialisation et de l’urbanisation[1]. Dans ce contexte où un système de protection sociale tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas en place, c’est un système de charité privé qui s’impose pour porter secours à certaines catégories de nécessiteux « méritants », parmi lesquels nous retrouvons les vieillards, les infirmes et ces enfants[2].

    Les Sœurs de la Charité de l’Hôpital Général de Montréal, dites Sœurs Grises, s’y impliquent largement. Elles répondent notamment aux besoins pressants des enfants et de leur famille en mettant en place diverses institutions parmi lesquelles nous retrouvons les salles d’asile. Entre les murs de ces établissements, comme ce fut le cas de la Salle d’asile St-Joseph, les soeurs vont accueillir les enfants de deux à sept ans dans un contexte où les mères doivent gagner leur vie sur le marché du travail ou, du moins, ne peuvent garder leurs enfants à la maison. Or, une contradiction s’impose entre ce besoin pour les familles ouvrières et la représentation de la famille qu’on a de part et d’autre. Un rôle social particulier, relié à la maternité, est en effet conféré à la femme, dont la place serait au foyer. Comme le souligne Tamara Hareven, dans le système patriarcal du XIXe siècle, la sphère du travail relève du père alors que la sphère domestique relève de la mère. Elle dit en ce sens : « […] men were considered to be the main breadwinners and were, therefore, expected to make the major economic decisions for the family, women were much closer to the routine management of household resources[3] ». Dans ce contexte où elle encourage visiblement le travail des mères, un sujet délicat dans la vision dominante de la famille, comment la salle d’asile peut-elle justifier les services offerts à l’enfance nécessiteuse?

    Les salles d’asile ne sont pas un sujet abondamment abordé dans l’historiographie. Certaines historiennes féministes du Québec, comme Huguette Lapointe-Roy et Micheline Dumont, s’y sont toutefois intéressées. Dans son ouvrage Charité bien ordonnée : Le premier réseau de lutte contre la pauvreté à Montréal au 19e siècle, Huguette Lapointe-Roy nous présente ces institutions dans un contexte où l’Église, et tout particulièrement les communautés religieuses féminines, constitue le centre d’un réseau de bienfaisance dont les institutions sont complémentaires entre elles. Les salles d’asile, ces institutions autonomes qui se veulent une réponse à des besoins pressants des enfants et de leur famille, sont traitées comme étant des réussites par l’auteure. Non seulement les femmes gestionnaires qui y œuvrent réussissent-elles à assurer un minimum aux familles éprouvées, mais elles y parviennent dans un contexte où la contribution de l’État est modeste et où la différence entre les coûts d’entretien et les octrois gouvernementaux demeurent la responsabilité des institutions charitables. C’est donc dans des institutions surpeuplées aux conditions matérielles déplorables que les sœurs parviennent à protéger « l’enfance malheureuse » grâce à leur travail acharné et à leur grand sens de l’organisation[4]. Dans la même perspective que Lapointe-Roy, Micheline Dumont nous présente des institutions autonomes qui répondent avec réussite à un « besoin véritable » de la classe ouvrière[5]. L’historienne, qui s’est penchée de façon plus précise sur les salles d’asile à Montréal, nous les présente comme étant un projet pédagogique mis en place principalement pour pallier le problème des enfants laissés sans surveillance. Les sœurs, au cœur de l’action de ces institutions, y protègent l’enfance nécessiteuse tout en tentant de répondre à leurs visées éducatives[6].

    Comment les hommes, les femmes et les enfants assurent-ils leur subsistance quotidienne? L’historienne Bettina Bradbury présente l’enfant dans les méandres de l’économie familiale, où chaque membre de la famille est chargé de responsabilités spécifiques qui assurent la survie quotidienne du groupe.

    À mesure que les enfants naissent et grandissent, les besoins de la famille changent. Les périodes de pauvreté les plus intenses se présentent lorsque les enfants ne sont pas en âge de travailler. De cette période de remous découle parfois une incompatibilité entre le travail salarié de la mère et la garde des enfants, ce qui pousse une minorité de mères à confier leurs enfants à des institutions comme les salles d’asile. Les mères, s’empresse de dire Bradbury, se tournent vers ce type d’institution seulement en dernier recours, lorsque le réseau familial ou d’autres types d’arrangements informels ne sont pas disponibles[7]. Les familles de la classe ouvrière usent donc de la charité pour traverser les temps les plus durs.

    L’historien Jean-Noël Luc replace pour sa part la salle d’asile française du milieu du XIXe siècle dans un mélange entre deux conceptions, fruit d’une rencontre entre la charité chrétienne et l’esprit philanthropique[8]. Ainsi, alors que dans la logique charitable, les intervenants soulagent et évangélisent des nécessiteux, dans la logique philanthropique, cette assistance appuyée par la bourgeoisie vise à diminuer les dépenses publiques et à maîtriser l’indigence à la source, tout en permettant à la mère de rapporter un salaire secondaire rééquilibrant le budget familial. Bien que les débats en disent long sur la question en France au XIXe siècle, l’assistance aux enfants qui connaissent la misère de la classe ouvrière et leur éducation demeurent selon lui parmi les principales visées de la salle d’asile.

    Nous croyons que le besoin pour les familles de la classe ouvrière de bénéficier des salles d’asile a contribué à justifier leur existence à Montréal à la fin du XIXe siècle, et ce, malgré la représentation de plus en plus soutenue de la femme au foyer. Nous supposons que le renforcement de cette idéologie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle a engendré davantage d’intolérance envers le travail des mères, ce qui aura pour conséquence de ruiner progressivement la bonne réputation détenue jusque-là par les salles d’asile.

    Nous proposons ici de répondre aux questions que soulève cette contradiction dans le cadre d’une analyse exploratoire de l’historiographie. Nous présenterons dans un premier temps l’institution des salles d’asile, et plus particulièrement la Salle d’asile Saint-Joseph, en démontrant en quoi elle répond à certains besoins de la classe ouvrière. Dans un second temps, nous tenterons de cerner la vision bourgeoise de la famille, et plus particulièrement le rôle de la mère, qui est parfois entré en contradiction avec ce type d’institution.

    La salle d’asile : une aide aux mères de la classe ouvrière

    Au milieu du XIXe siècle, dans la métropole, la structure sociale change et la population rurale est alors attirée par les industries. La ville connaît dès lors une croissance rapide : entre 1861 et 1881, sa population augmente de 50 %. La municipalité de Montréal n’est toutefois pas prête à faire face à une telle augmentation, d’autant plus qu’elle ne dispose pas des infrastructures nécessaires.

    Dans cette période d’industrialisation, la formation de l’économie capitaliste s’appuie sur l’établissement de manufactures locales et l’afflux d’une main-d’oeuvre immigrante. Dans les domaines, entre autres, des aliments, du vêtement, de la chaussure et du tabac, qui se développe vers 1850 à Montréal, on fait appel au travail des femmes et des enfants, cette main-d’oeuvre efficace et peu coûteuse aux yeux des employeurs[9]. Leur proportion sur le marché du travail augmente à Montréal, si bien qu’au recensement de 1871, ils atteignent 42 % de la force de travail industriel[10]. Dans l’ensemble du travail confié aux femmes, les tâches s’apparentant au travail domestique demeurent les plus fréquentes. Les travaux de couture, tâche en tête de liste, se pratiquent souvent à domicile, ce qui permet à certaines mères de concilier le travail et la famille.

    La dépendance de ces mères à l’égard des salaires gagnés par les autres membres de la famille est frappante. Le père de famille demeure le principal pourvoyeur aux yeux de la société, et ce, peu importe la classe sociale ou l’origine. Cette vision du père pourvoyeur explique le bas salaire accordé aux femmes et aux enfants, dont la rémunération est considérée comme une source de revenus secondaire dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est ce salaire masculin, le plus élevé de la famille, mais souvent irrégulier, qui fixe le niveau de vie. Le revenu de certains hommes, et c’est particulièrement le cas des ouvriers non qualifiés, est souvent insuffisant pour subvenir aux besoins de la famille. Ainsi, plusieurs femmes mariées n’ont d’autre choix que de travailler à l’extérieur de leur domicile familial.

    Afin de répondre au besoin de ces mères qui doivent quitter le nid familial, les Soeurs Grises de Montréal innovent en mettant en place la première salle d’asile au Canada en 1858. Alors que l’Hospice Saint-Joseph, qu’elles administrent depuis 1854, abrite des vieillards, des malades et plus d’une centaine d’orphelins, elles y ajoutent ce service. Dans cette nouvelle aile reliée à l’Hospice, les sœurs ont reçu jusqu’en 1902 les enfants des deux sexes qui provenaient majoritairement de la classe ouvrière[11]. Comme le souligne Sœur Julie Gaudry, ces institutions ont un caractère essentiel puisqu’avant leur avènement :

    […] les rues […] étaient encombrées de petites créatures, que les pauvres mères étaient comme forcées d’abandonner pour aller gagner le pain qui devait soutenir leur existence. Ces enfants qui passaient ainsi tout le jour sans surveillance étaient exposés à bien des dangers […] Les pauvres mères frémissaient de voir leurs chers petits enfants exposés à tant, et à de si grands malheurs, mais il n’y avait pas de remède, il fallait se résigner à les subir ou à mourir de faim[12].

    Quelques enfants du quartier s’y présentent au départ, puis rapidement, les mères chrétiennes s’empressent d’y envoyer environ trois cents enfants. Cinquante places sont disponibles dans la « crèche » pour accueillir les enfants qui ne sont pas encore en âge d’apprendre, alors que la salle d’asile qui servira davantage de lieux d’apprentissage pourra en contenir trois cent cinquante[13]. Ce nombre sera toutefois dépassé à plusieurs reprises, notamment pendant la période d’affluence de la clientèle, au printemps, moment où les mères effectuent un travail saisonnier nécessitant d’y faire garder leurs enfants en plus grand nombre[14].

    À la salle d’asile, une volonté d’éduquer les enfants est présente, mais les soeurs se gardent bien de dire qu’il s’agit d’une école. On cherche à y développer la force physique des enfants et à en faire de bons chrétiens et « d’honnêtes citoyens ». À la lecture d’un article de LaPresse de 1899, il nous est possible de constater la bonne réputation de ces institutions qui, selon l’auteur, « renferme[nt] en elle[s] les germes de l’éducation morale et intellectuelle la plus parfaite qu’il soit possible de désirer […] » Il mentionne également que « […] le pays et la société ne peuvent qu’en retirer les plus grands bénéfices[15] ». Les enfants y apprennent surtout les habitudes d’ordre et de politesse, du moins peut-on l’espérer puisque le nombre de soeurs pour s’occuper de ces 242 enfants en moyenne par année ne s’élève jamais à plus de quatre[16]. Il n’est pas étonnant, dans un tel contexte, qu’il y ait un fort roulement de personnel!

    La popularité des salles d’asile, qui auront accueilli entre 1858 et 1922 non moins de 60 000 enfants, va cependant décroître à la fin du XIXe siècle et elles seront appelées à disparaître au début du XXe siècle à Montréal.

    Plusieurs hypothèses ont été soulevées pour expliquer ce déclin. Parmi celles-ci, la mort de leur fondateur, celle de leur défenderesse, l’épuisement des religieuses, le manque de soutien financier, la transformation des quartiers montréalais, l’expansion du réseau scolaire québécois, la hausse des salaires ouvriers et la vision dominante de la mère dans la sphère domestique qui se répand ont été soulevées[17]. C’est sur cette dernière hypothèse que nous souhaitons ici nous pencher. Alors que la définition des rôles sexuels tend à mieux s’établir à Montréal à la fin du XIXe siècle, le travail des mères est de moins en moins bien toléré. L’Église, qui semblait en avoir accepté l’inévitabilité, considère dès lors cette pratique comme une menace aux valeurs familiales et à la stabilité de l’ordre social. Dans cette optique, les salles d’asile sont de moins en moins bien perçues, car elles favorisent le travail de ces mères qui devraient demeurer au foyer. Ces institutions deviennent donc une triste nécessité à laquelle doivent se résigner les familles d’une pauvreté extrême, qui vont même parfois y laisser leur enfant en adoption. Par conséquent, aussitôt qu’elles se seront sorties des pires situations, les mères éviteront d’écorcher leur respectabilité en envoyant leurs enfants dans ces salles d’asile dont la réputation est dorénavant minée[18].

    La salle d’asile et le travail de la mère

    Porter les enfants et les élever, acheter de la nourriture et des vêtements, faire le ménage, prendre soin des enfants et des malades, travailler à domicile ou à l’extérieur, se charger du budget : voilà qui résume le travail des mères de la classe ouvrière[19].

    Le modèle pourvoyeur/ménagère demeure le plus répandu dans la société montréalaise du XIXe siècle. Le rôle de principale éducatrice des enfants et la responsabilité de leur bien-être relèvent en ce sens de la mère. Du point de vue légal, le Code civil du Québec établit les fondements patriarcaux du mariage et de ce fait, les rapports familiaux limitant pour les femmes le droit d’agir indépendamment[20]. Le travail des mères demeure par conséquent sporadique. Rappelons-nous qu’elles sont les membres de la famille les moins susceptibles d’avoir un emploi rémunéré au cours de leur vie maritale, principalement en raison des tâches domestiques qu’elles ont à accomplir[21]. Bien que souvent, les recensements ne soient pas exacts à ce niveau, ils révèlent qu’entre 1861 et 1891, moins d’une femme mariée résidant avec son mari sur vingt déclare un emploi[22].

    Qu’en est-il alors de la question de la surreprésentation des mères canadiennes-françaises sur le marché du travail? Elle demeure certes mitigée dans l’historiographie. Alors que Bradbury y met un bémol, Suzanne Cross s’appuie sur l’argument de l’existence des salles d’asile à Montréal au service des mères canadiennes-françaises. Elle soutient en ce sens que chez les Canadiennes françaises, un grand nombre de familles dont les deux parents travaillent y envoyaient leurs enfants, alors que chez les autres ethnies, cette pratique n’est pas courante[23].

    Mais les mères, rappelle Bradbury, n’envoient pas nécessairement leurs enfants à la salle d’asile parce qu’elles sont employées. Le repas offert et la surveillance continue pendant le jour auraient plutôt un effet attrayant pour ces familles les plus pauvres. Il ne faut pas non plus oublier qu’un système semblable est en place dans les années 1880 chez les populations anglo-protestantes. En effet, moyennant une légère rémunération, les mères seules, souvent des veuves, peuvent recourir au service du YWCA pour la journée, la nuit ou pour une période plus longue[24]. Finalement, soulignons que parmi les centaines d’enfants qui fréquentent les salles d’asile catholiques, un certain nombre d’anglophones a été dénombré[25].

    Ce sont donc plutôt les conditions de pauvreté bien plus que des traditions ethniques qui ont poussé la majorité des femmes mariées de la classe ouvrière à occuper un emploi à salaire régulier. Par conséquent, c’est seulement en cas de crise qu’une réorganisation s’impose au sein de la famille de cette classe ouvrière fragile, dont la situation peut à tout moment basculer. Ces piètres conditions justifient par le fait même l’existence des salles d’asile.

    Les sœurs semblent également répandre l’idée que la pauvreté rend nécessaire un tel service. Chez les Sœurs Grises notamment, on en dit en 1878 que « […] le but principal de cette oeuvre [la salle d’asile] est de donner aux parents de la classe peu aisée, la libre disposition de leurs journées afin qu’ils puissent se livrer à un travail fructueux pour la famille[26] ».

    Les sœurs sont donc conscientes qu’une telle institution permet aux mères de travailler à l’extérieur de la maison en leur offrant ce service sporadiquement utilisé. L’offre d’une telle aide se répand d’ailleurs à mesure que les besoins en matière de service de garde se font sentir au sein de la classe ouvrière. Seront donc fondées par les Sœurs Grises principalement, mais aussi par les Sœurs de la Providence, d’autres salles d’asile sur l’île de Montréal et en périphérie afin de s’adapter aux déplacements des quartiers ouvriers[27].

    Conclusion

    Somme toute, c’est malgré le fait qu’elles déchargent les mères des soins à administrer à leurs enfants que les salles d’asile sont mises en place à Montréal dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les conditions précaires de la classe ouvrière rendent souvent nécessaire que les mères joignent le monde du travail salarié. Ainsi, la représentation dominante de la femme au foyer du discours de la classe moyenne est écorchée par cette nécessité. Certes, lorsque cela est possible, plusieurs mères travaillent à leur domicile familial pour concilier le travail et la famille, mais pour d’autres, un travail à l’extérieur s’impose. Lorsque cette situation se présente, la parenté demeure la première aide vers laquelle elles se tournent pour assurer la surveillance de leurs enfants, avant de bénéficier des services d’institution charitables comme les salles d’asile. Cette aide de la part des sœurs est justifiée par les conditions de pauvreté extrême vécues par la majorité de leur clientèle, et ce, malgré le rôle de première éducatrice de la mère véhiculé de part et d’autre. La nécessité d’un tel service à Montréal tend donc à en justifier l’existence. C’est dans cette optique que l’on souligne dans le Journal de l’Instruction Publique qu’ « [i]l est vrai qu’une semblable institution est susceptible d’abus en déchargeant les mères de famille des plus doux soins et, surtout, de ceux qui tardent à former pour la vie un si étroit attachement entre la mère et son jeune enfant [et qu’il s’agit] d’une oeuvre qui a besoin d’être limité [sic] par la nécessité même et qui ne doit point s’étendre au-delà[28] ».

    La fragilité de la classe ouvrière va tranquillement diminuer pour laisser place à un niveau de vie plus acceptable qui permettra à la mère de demeurer auprès de ses enfants, notamment grâce aux allocations familiales que fournira l’État. Les services de garde, pour leur part, seront rappelés à mesure que la participation des femmes au marché du travail sera valorisée, que le droit des familles à recevoir un soutien social sera encouragé, et surtout, à mesure que le droit des enfants d’avoir une qualité de vie sera reconnu[29].

    Références

    [1] Sylvie Ménard, Véronique Strimelle, « Enfant sujet, enfant objet? L’enfant comme enjeu des nouvelles politiques pénales au Québec, de la seconde moitié du XIXe siècle au début du XXe siècle », Lien social et politique-RIAC, no 44 (automne 2000), p. 90.

    [2] Tania Martin, « La mouvance de la culture canadienne-française vue à travers l’évolution d’une institution catholique en région », The Canadian Historical Review, vol. 88, no 1 (mars 2007), p. 42.

    [3] Tamara K. Hareven, « The History of the Family and the Complexity of Social Change », The American Historical Review, vol. 96, no. 1 (1991), p. 118.

    [4] Huguette Lapointe-Roy, Charité bien ordonnée : Le premier réseau de lutte contre la pauvreté à Montréal au 19e siècle, Montréal, Boréal, 1987, p. 157.

    [5] Micheline Dumont, « Des garderies au 19e siècle : les salles d’asile des sœurs grises à Montréal », dans Nadia Fahmy-Eid et Micheline Dumont, dir., Maitresses de maison, maitresses d’école : Femmes, famille et éducation dans l’histoire du Québec, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 261-285.

    [6] Ibid., p. 265.

    [7] Bettina Bradbury, « The Fragmented Family: Family Strategies in the Face of Death, Illness, and Poverty, Montreal, 1860-1885 », dans Joy Parr, dir., Childhood and Family in Canadian History, Toronto, McClelland and Stuart, 1982, p. 109-128.

    [8] Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin. 1997.

    [9] Renée Joyal, Les enfants, la société et l’État au Québec : 1608-1989 Jalons, Montréal, Hurtubise HMH, 1999, p. 61.

    [10] B. Bradbury,  Familles ouvrières à Montréal, op. cit., p. 292.

    [11] M. Dumont, « Des garderies au 19e siècle… », op. cit., p. 265.

    [12] Soeurs Grises de Montréal, Brouillon du Journal de la Salle d’asile St-Joseph, Montréal, 1859-1902. Cet extrait écrit par Sœur Julie Gaudry, qui avec l’aide de Benjamin-Victor Rousselot a ouvert la première salle d’asile de Montréal, est cité dans : Micheline Lalonde-Graton, Des salles d’asile aux centres de la petite enfance: La petite histoire des services de garde au Québec, Québec, Les Presses de l’Université du Québec, 2002, p. 4.

    [13] « Les premières salles d’asile et les premières crèches en Canada », Journal de l’Instruction Publique, Montréal, 1, (octobre 1858), p. 185.

    [14] M. Dumont, « Des garderies au 19e siècle… », op. cit., p. 274.

    [15] « La Salle d’Asile Saint-Joseph », La Presse. samedi 11 novembre 1899, p. 15.

    [16] Micheline Dumont-Johnson, « Des garderies au XIXe siècle : les salles d’asile des Sœurs Grises de Montréal », Revue d’Histoire de l’Amérique française, vol. 34, no 1 (juin 1980), p. 48.

    [17] Parmi les auteurs qui ont soulevé ces hypothèses, nous retrouvons : M. Dumont, « Des garderies au 19e siècle … », op. cit., p. 282-284; et M. Lalonde-Graton, Des salles d’asile aux centres de la petite enfance… , op. cit.,  p. 9-10.

    [18] Denyse Baillargeon, « Les politiques familiales au Québec. Une perspective historique », Lien Social et Politiques- RIAC, no 36 (automne 1996), p. 23.

    [19] B. Bradbury, Familles ouvrières à Montréal…, op. cit.,  p. 202.

    [20] Ibid., p. 60.

    [21] Ibid., p. 306.

    [22] Ibid., p. 224.

    [23] Suzanne Cross citée dans : B. Bradbury, Familles ouvrières à Montréal…, op. cit.,  p. 230.

    [24] Janice Harvey, The Protestant Orphan Asylum and the Montreal Ladies Benevolent Society: A Case Study in Protestant Child Charity in Montreal, 1822-1900, Thèse de doctorat, Université Mc Gill, 2001.

    [25] T. Hareven, « The History of the Family… », loc. cit., p. 230.

    [26] Cité dans : Suzanne Cross, « La majorité oubliée: le rôle des femmes à Montréal au 19e siècle », dans Marie Lavigne et Yolande Pinard, dir., Travailleuses et féministes : Les femmes dans la société québécoise, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 74.

    [27] M. Dumont, « Des garderies au 19e siècle… », op. cit., p. 263.

    [28] « Les premières salles d’asile et les premières crèches en Canada », loc. cit., p. 184.

    [29] M. Lalonde-Graton, Des salles d’asile aux centres de la petite enfance…, op. cit., p. 336.