Le Coq de Terrebonne

Quête du pouvoir et régulation sociale

ALEXIS BEAUDET
Université de Sherbrooke

Résumé : En août 1832, François-Hyacinthe Séguin, notaire bien en vue à Terrebonne, commente la mort du tonnelier de ce village qui, écrit-il, ne manquait pas une occasion de prendre part aux charivaris qui survenaient de temps à autre. Celui que l’on surnommait le «Coq» ne devait pas avoir la langue dans sa poche. Mais qui était-il au fond? Pour répondre à cette question, j’ai observé la vie de Joseph Dubois à travers ses deux mariages, sa vie familiale, son voisinage et ses liens avec les charges publiques tels les marguilliers et les officiers de milice. J’ai ensuite fait un exercice similaire avec F-H Séguin pour comparer la vie et la provenance des deux hommes, dont l’opinion sur les charivaris semble pour le moins divergente. Le but de cette recherche était de comprendre les jeux de pouvoir qui sous-tendent un mouvement de régulation sociale tel le charivari. Qui est Joseph Dubois? Pourquoi prend-il part aux charivaris? En retire-t-il du pouvoir?

 

Table des matières
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    La régulation sociale charivaresque au début du XIXe siècle

    Dans son livre intitulé «Habitants et patriotes», Allan Greer traitait du phénomène des charivaris, un processus de régulation sociale qui a longtemps fait partie des coutumes canadiennes françaises. Citant un cas survenu à Terrebonne, il nommait au passage l’existence d’un tonnelier, Joseph Dubois, dit «le Coq». À son propos, le notaire François-Hyacinthe Séguin1 indiquait dans son journal que «lorsque l’endroit fournissait des charivaris de temps à autres il prenoit volontiers une part distinguée dans cette sorte de tintamarre et s’acquittait en homme habile du rôle qui lui était confié [2]».

    Partant de cet intrigant cas de figure, l’objet du présent article est d’esquisser le portrait socioculturel d’un protagoniste bien en vue des charivaris, à la lumière d’une comparaison avec l’un de ses détracteurs naturels, qui réside ici en la personne du notaire François-Hyacinthe Séguin. Bien qu’il ait été impossible de savoir quel était le rôle exact de Joseph Dubois dans le déroulement des charivaris de Terrebonne, nous sommes partis de la prémisse qu’il y tenait un rôle important pour ensuite tenter de comprendre d’où il prenait ses assises, de quel contexte son implication au sein des charivaris émergeait. Qui est Joseph Dubois? Est-il un homme influent dans la ville de Terrebonne ou, au contraire, un pauvre artisan qui aime sortir et faire du bruit lors des charivaris?

    Les charivaris apparaissent ici comme une occasion pour certains roturiers – tel notre Coq – de goûter un instant de pouvoir, qui peut se perpétuer ou non dans la vie de tous les jours. Dans le présent article, nous tâcherons de comprendre quelles peuvent être les motivations des adhérents et opposants du charivari.

    Les charivaris

    Comme nous l’avons abordé ci-haut, le charivari était un processus de régulation sociale visant à corriger les individus présentant des comportements déviants aux yeux de la communauté. Le plus souvent, les charivaris s’inscrivent dans la célébration matrimoniale d’un couple «mal assorti», soit un vieil homme avec une très jeune femme; auquel cas les jeunes hommes du village se soulèvent contre cette concurrence inopinée. D’autres charivaris surviennent, à l’inverse, si une veuve marie un jeune homme fringant. C’est que, en vertu des règles du mariage, on ne se remariait pas au XIXe siècle avec autant d’aisance qu’au XXIe… D’autres évènements tel, par exemple, la venue d’un étranger aux moeurs jugées étranges, pouvaient entraîner les charivaris. Dans tous les cas, les charivaris surviennent quand la morale communautaire est atteinte ou menacée.

    Manifestation bruyante et carnavalesque, souvent arrosé d’alcool, le charivari commence au coucher du soleil et dure généralement quelques heures, quoi qu’il puisse s’étendre sur plusieurs jours. On y participe en apportant tout ce qu’on a de bruyant comme accessoires: casseroles, outils, cornes, etc. Souvent, les gens s’y présentent déguisés, le déguisement le plus simple consistant à se noircir le visage[3]. Dès lors, la population se rend à la demeure des déviants, équipés de marionnettes à leur effigie ou de chansons grivoises, souvent composées dans les ateliers d’artisans la journée même. Il va sans dire qu’un tel événement constitue en quelque sorte un dérangement de l’ordre social dont les élites traditionnelles sont peu friandes.

    Le paiement d’une taxe – en argent ou en crédit d’alcool à la taverne du coin – vient normalement clore le charivari. «La dérision oblige donc le coupable à un paiement, grâce auquel il rachète son appartenance à la communauté dont il s’était en quelque sorte exclu[4]», explique l’historien N. Belmont. Par exemple, dans le charivari de 1833 à Terrebonne, les nouveaux mariés doivent payer la somme de trois Louis, dont un servira à payer les «coûts du charivari» et les deux autres seront remis aux pauvres de la communauté[5] .

    Daniel Fabre et Bernard Traimond ont soulevé deux approches possibles des charivaris dans le contexte français. Une première veut que le charivari soit généralement la chose des classes inférieures, qui dans tout ce dérangement peuvent à l’occasion s’en prendre aux notables du village. Selon Fabre et Traimond, cette menace pour les notables est directement liée à la décision des propriétaires et politiciens de parler, dès la fin du XIXe siècle, d’«attaque à la vie privée». Cette nouvelle forme d’infraction constituait, par le fait même, une réplique aux charivaris qui s’en étaient pris aux notables par le passé[6].

    Les ressemblances entre les charivaris et les manifestations politiques sont nombreuses et nous informent peut-être de la motivation profonde des manifestations publiques que nous connaissons de nos jours. D’ailleurs, la politisation du charivari surviendra au Québec de façon notable durant la guerre des Éteignoirs[7] , où les commissaires furent souvent la cible de tels «dérangements». Toutefois, peu de recherches témoignent de la transition du phénomène – avec tout ce qu’il comporte de régulation sociale – vers des causes politiques.

    Dans le contexte qui nous intéresse ici, le charivari n’est pas perçu comme une action politique à proprement parler. Survenant avant tout pour des raisons morales, les charivaris de Terrebonne semblent irriter le notaire Séguin comme un désordre déplaisant, sans plus. Toutefois, bien que le charivari n’ait pas ici de dimension politique, nous nous intéressons à la position socioculturelle de ses acteurs et détracteurs. Car après tout, la notion de pouvoir n’est pas étrangère aux charivaris – à l’instar de tout événement social.

    Terrain d’enquête et approche

    Ayant connu une croissance particulièrement rapide au cours du XVIIIe siècle, Terrebonne connaît une duplication de sa population entre 1765 et 1790, passant respectivement de 976 à 1839 habitants[8]. Au début du XIXe siècle, Terrebonne apparaît comme une ville active et parsemée de petits marchands, d’artisans et de divers commerçants. Dans le recensement de 1831, on peut observer une grande diversité de métiers, malgré une présence imposante de cultivateurs[9].

    Terrebonne offre alors le portrait type d’une société en transition démographique et économique importante. Dans un tel contexte, le pouvoir apparaît sujet à des remises en question, sinon à des changements purs et simples. Il nous a donc semblé pertinent de retracer la position sociale de Joseph Dubois, notre «Coq». Qui est ce tonnelier de Terrebonne? Est-il un homme important? A-t-il des amis bien placés? Pourquoi s’illustre-t-il lors des charivaris? C’est ce que nous avons observé à travers le recensement de 1831, les répertoires de naissances, baptêmes, décès et sépultures, contrats de mariage et, bien sûr, dans le journal de François-Hyacinthe Séguin.

    Vie et mort de Joseph Dubois

    Selon les sources que nous avons pu dépouiller, rien n’indique que Dubois, «le Coq», eût un pouvoir fondé sur la richesse ou les charges qu’il occupait. Le recensement de 1831 nous permet toutefois d’avoir une petite idée du statut économique de Dubois un an avant sa mort.

    Le tonnelier possédait un emplacement d’un quart d’acre, ce qui semble être la norme dans l’environnement villageois dans lequel il évolue, majoritairement constitué d’artisans et de petits marchands. Un élément digne d’attention : Dubois possède un Cheval, ce qui indique un confort financier relatif si l’on considère les tâches connexes à son métier de tonnelier.

    Comme l’indique l’historien Claude Pronovost, les recensements ne faisaient aucune différence entre les possessions de la famille et celles du marchand. Dans les répertoires et dans le recensement de 1831, Joseph Dubois apparaît soit comme journalier, soit comme tonnelier. Toujours est-il que, selon Pronovost, les petits artisans pouvaient, à un moment ou à un autre de leur vie, effectuer des tâches de marchands[10]. Il est donc probable que le métier de tonnelier qu’occupait Dubois ait été plus complexe que la simple fabrication de tonneaux, incluant la livraison du matériel ou l’emploi de son travail par un autre tonnelier plus gros.

    Eileen Reid Marcil[11] définit les fonctions du maître tonnelier François Grenier au service de la Trinity House, la corporation chargée de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent. Voici un extrait d’un contrat signé devant le notaire Samuel Glackemeyer, le 29 mars 1860 :

    • Recevoir toutes les huiles.
    • Velter les futailles reçues et délivrées.
    • Transvider l’huile dans les tanks et la remettre en quarts lorsqu’elle est claire.
    • Recevoir et délivrer les bouées, les souffler, battre les cercles.

    Cet extrait nous démontre qu’en plus des travaux inhérents au métier de tonnelier, il est probable que Dubois ait pris part à la livraison et à l’entreposage de matériel. Cela expliquerait la possession d’un cheval au recensement de 1831. Dubois a en sa possession 12 minots de pommes de terres en 1831, ce qui ne constitue pas un avoir considérable si on la compare avec celle des autres habitants de son voisinage[12].

    Il est aussi possible que Dubois ait fait partie des cultivateurs-artisans dont parle Pronovost[13], travaillant dans son atelier et cultivant une terre pour son propre bénéfice. Mais cette hypothèse est à écarter compte tenu de l’absence de cheptel et du simple emplacement qu’il possède. Cela dit, en comparaison avec ses voisins, Dubois n’est pas le mieux nanti[14]. Ceci donne l’impression que Dubois n’est pas particulièrement prospère, mais qu’il jouit quand même d’un statut enviable comparé aux autres paysans.

    Statut socioprofessionnel de Joseph Dubois

    Il est très difficile de classer Dubois de manière définitive dans le cadre du présent travail. Au début de son premier mariage, le répertoire de naissances de Saint-Louis-de-France (Terrebonne) démontre que Dubois est journalier. Puis, il devient tonnelier pour redevenir journalier à la fin de ses jours. L’historien Gérard Bouchard a démontré l’ascension et la descente sociale qui régit la vie des paysans au XIXe siècle[15] : «dans le meilleur des cas, un capital se formait puis s’émiettait à chaque génération». Une vision certes pessimiste, mais qui pourrait bien expliquer l’évolution professionnelle de notre tonnelier.

    Selon Pronovost, la différence entre le statut social d’un journalier et celui d’un marchand-artisan peut s’avérer manifeste. L’historien a construit un tableau qui, à partir d’un article de Dessureault et d’une conférence de Michel Guénette, définit un indice de niveau de vie selon le statut et le métier[16]. Tentons maintenant de situer Dubois dans cet indice. Le journalier y est le plus pauvre, avec un indice de niveau de vie à 19,85. La catégorie des marchands-cultivateurs-artisans affiche une position plus enviable que la majeure partie des paysans, avec un indice de 43,71. Au sommet de cet indice, le clergé, avec 77,38 et, juste derrière, les notables.

    Le fait que Dubois ait été journalier et artisan laisse à croire qu’il était probablement un journalier aisé ou un artisan pauvre; mais dans tous les cas, sa richesse ne peut expliquer à elle seule un quelconque pouvoir au sein de la communauté.

    Vie familiale et réseau de parenté

    Joseph Dubois a vécu deux mariages avant de périr du choléra lors de l’épidémie de 1832. Le notaire François-Hyacinthe Séguin note à ce propos dans son journal que Dubois «laisse dans l’infortune une femme et quatre enfants», ce qui laisse sous-entendre que la famille n’était pas des plus riches, et que le douaire de Dubois n’était pas très important.

    Sa première femme, Marie-Thérèse Therrien, lui aura donné douze enfants qui mourront tous après quelques mois de vie, voire quelques jours. Cette vie matrimoniale plutôt malheureuse prendra fin avec la mort de Marie-Thérèse en 1825. Elle n’avait alors que 33 ans[17] . Malheureusement, rien ne précise la cause de sa mort et, après vérification, Marie-Thérèse Therrien ne serait pas morte des suites d’un accouchement. On peut supposer une santé fragile, surtout en regard du fait qu’aucune de ses douze grossesses ne permit à un enfant de vivre alors que, même à l’époque de la Nouvelle-France, un enfant sur quatre survivait[18]. Cela dit, cette malédiction ne nous informe pas davantage sur le niveau de vie des Dubois car, en effet, la mortalité infantile frappe sans distinction à cette époque.

    Avec sa seconde femme, Marguerite Beaudry, Joseph Dubois aura quatre enfants, dont trois lui survivront[19] – ce qui renforce l’idée selon laquelle Marie-Thérèse Therrien était de faible constitution. En effet, les registres paroissiaux indiquent que Dubois redevient journalier à la fin de ses jours. Si sa condition financière avait été à la base des décès de ses premiers enfants, le sort des derniers n’aurait pas dû être différent. La mortalité infantile, dans un tel cas, peut donc être rejetée définitivement comme un indicateur de richesse.

    Cette vie matrimoniale tortueuse nous laisse néanmoins une source intéressante pour évaluer le statut social de Dubois: le réseau des parrains/marraines que l’on reconstruit à l’aide des actes de baptêmes de ses enfants. En effet, l’église faisait depuis longtemps de fortes pressions sur les parents pour qu’ils baptisent au plus vite les nouveaux nés, souvent le lendemain, voire le jour même de leur naissance, pour contrer les effets pernicieux de la mortalité infantile[20]. Après tout, ne l’oublions pas, pour l’Église catholique, ne seront sauvés que ceux qui sont baptisés…

    Liens avec les charges publiques

    Selon une liste des marguilliers et officiers de milice de la localité de Terrebonne[21], Dubois n’a pas ou peu de contacts avec des individus occupant des charges publiques dans la communauté. Ni lui, ni son père, ni même son arrière-grand-père n’ont occupé de charges dans les deux domaines susmentionnés. Parmi les parrains de ses nombreux enfants, aucun n’a directement occupé une charge. On retrouve parmi les parrains des enfants de Dubois des gens de statut égal au sien : ce sont des maçons, des tanneurs, des cultivateurs.

    Certains noms reviennent toutefois dans la liste des marguilliers et officiers de milice, sans toutefois qu’il nous ait été possible d’en prouver la filiation de lien direct. Aimé Taillon, Pierre Taillon et Pierre Hyppolyte Taillon seront tous trois parrains des enfants de Dubois. Il est permis de croire qu’ils ont un lien avec Jean-Baptiste Taillon, qui fut marguillier en 1748. Or, comme ce dernier n’apparaît pas sur les listes de décès que nous avions (il est probablement mort avant 1800), rien ne permet de faire un lien direct. Le fait que trois Taillon aient été parrains de ses enfants démontre toutefois que Dubois avait un bon réseau de connaissances auprès des Taillons, quel que fût leur poids dans la hiérarchie sociale.

    Un scénario similaire se profile auprès de Louis Lauzon, tanneur, qui fut parrain de Césaire Angélique Dubois pendant cinq journées bien comptées. Louis n’a jamais occupé de charges publiques; par contre, Jacques Lauzon fut marguiller en 1779 et Jean-Baptiste Lauzon occupa le même poste en 1827. Il n’est pas impossible que Louis Lauzon ait eu quelque chose à voir avec ces deux marguilliers, mais le lien direct, encore une fois, n’est pas démontré.

    Là où nous trouvons davantage de liens, c’est dans le voisinage immédiat de Dubois. Le bourgeois Jean-Baptiste Lefebvre, deuxième voisin de Dubois d’après le R1831[22], a occupé une charge de marguillier en 1809[23]. Ceci indique à tout le moins que Lefebvre avait une certaine influence dans la paroisse puisque, comme on le sait, le marguillier relève de la fabrique, qui est l’une des seules institutions où les paysans ont un pouvoir sur une base régulière et permanente. Le fait que Lefebvre ait été élu marguillier indique donc une certaine marque d’appréciation.

    Un autre marguillier réside à deux maisons de Dubois, il s’agit d’Augustin Forget, qui occupa une charge en 1825. Si le tonnelier avait de bons contacts avec ses voisins, il est possible qu’il ait joui d’une certaine notoriété auprès des paysans. Sinon, il devait vivre un enfer quotidien. Mais le choix de deux autres de ses voisins comme parrains de ses enfants[24], Joseph Rochon, tanneur, et Charles Trudeau, cultivateur, évoque une proximité géographique avec ceux qu’il considère comme membres de sa famille.

    Bien qu’il n’ait jamais eu, semble-t-il, de lien direct avec les hommes de pouvoir, Joseph Dubois a su bien s’entourer. Par ailleurs, le fait qu’on l’ait surnommé «le Coq» amène à penser qu’il jouissait d’un certain pouvoir auprès de ses pairs. Mais ce pouvoir s’est joué hors des institutions établies et possiblement dans des circonstances précises, tels les charivaris.

    Les opposants de Dubois

    Si Dubois jouissait d’un pouvoir spontané lors des charivaris, tous ne devaient pas apprécier également pareilles manifestations. Ceci semble être le cas du notaire François-Hyacinte Séguin, qui parle des charivaris en des termes peu reluisants. En fait, il écrit «appréhender» la venue de tels «tintamarres[25]» qui ne sont, bien entendu, ni de son rang ni de sa classe. De manière générale, le clergé et les élites régionales n’ont jamais été friands de charivaris, probablement à cause de leur forme subversive qui ébranle momentanément le pouvoir établi – en l’occurrence, le leur.

    La position de la famille Séguin

    L’historienne Solange de Blois a fait des recherches dans la ville et la période qui nous intéresse. Elle signale l’importance de la famille Séguin de Terrebonne: «le fermier, François Séguin, est un menuisier-charpentier bien établi de Terrebonne qui se lance dans le commerce des grains à la faveur d’un marché favorable aux entrepreneurs et marchands[26]». François Séguin est en fait le locataire des moulins de farine, qu’il afferme au coût annuel de 1000 minots et le tiers des moutures, ce qui, selon De Blois, en dit long sur l’activité de ces moulins.

    François Séguin, marié à Charlotte Clément, est le père de François-Hacinthe, qui est né en 1797. Il est également notoire, à la lecture des registres de naissances, que les gens de cette époque aimaient transmettre leur nom. Joseph Dubois a lui-même nommé trois de ses cinq garçons de son propre prénom[27]. Le père de François-Hyacinthe s’appelait François et son grand-père s’appelait aussi François[28] !

    Cela étant dit, le fait que François-Hyacinthe soit le fils de François Séguin a en quelque sort béni son destin. En effet, le jeune Séguin a non seulement eu accès à l’éducation nécessaire pour occuper un poste de notaire dans la ville de Terrebonne; il a également hérité d’une maison sur un emplacement de trois acres, qui naturellement le distingue de ses voisins[29].

    Les charges occupées par F-H Séguin

    De 1816 à 1830, F-H Séguin a occupé les postes de lieutenant de milice et de paiemaître dans le corps des officiers de milice. En 1831, il cumule la charge de capitaine de milice. En tout, trois membres de la famille Séguin ont occupé des postes dans la milice, ce qui est considérable en comparaison avec la famille Dubois, dont aucun membre n’appartient à cette institution publique.

    Peu des voisins de Séguin occupent des postes de marguilliers ou d’officiers de milice; seul Joseph Malboeuf est marguillier en 1802. Son fils, Augustin, est un voisin proche de Séguin. Sinon, la présence du bedeau et du chapelier dans le voisinage évoque une possible proximité avec l’Église; mais sans plan de la ville, cette allégation reste sans fondement[30].

    Une chose est sûre cependant : Séguin se tient dans les bonnes grâces de l’élite anglaise de Terrebonne. Greer note à cet effet qu’«il revenait au lieutenant-colonel de distribuer les offices aux favoris». Aussi Séguin écrit-il dans son journal que «l’honorable Rod. Mackenzie (…) paroit s’être occupé de moi, car j’apprends par le dernier courant ma nomination comme capitaine pour la division de Terrebonne (…) un nouveau gage de la bienveillance dont ce monsieur n’a cessé de me favoriser jusqu’à présent[31]».

    Selon l’historien Michel Monette, «l’organisation même de la milice tend à faire de celle-ci le reflet de la structure sociale. Du simple milicien au lieutenant-colonel de bataillon, toute une hiérarchie commande le respect et impose des distinctions sociales[32].» À l’instar de sa position comme capitaine au sein de la milice, F-H Séguin détient donc une place bien en vue parmi les Terrebonniens.

    Par ailleurs, c’est sans surprise qu’on lit F-H Séguin se soulever contre la décision de la cour des sessions de quartier à propos des grands jurés :

    Un acte fut passé qui règle qu’à l’avenir les jurés, grands comme petits, seront pris indistinctement de certain circuit et que pour parvenir à cette charge il suffira d’avoir certain capital en propriétés foncières. Cette qualification me semble un outrage fait au sens commun car depuis quand la fortune suffie-t-elle aux connaissances et au degré de respectabilité que doit posséder un grand juré[33]?

    Bien entendu, une telle décision met en danger le pouvoir de Séguin, fondé d’abord sur un statut et des «circuits», pour reprendre sa propre expression. François-Hyacinthe Séguin possède sans aucun doute suffisamment de terres et de richesses pour figurer dans un tel juré. Cependant, c’est contre le principe libéral qu’il se soulève. Il va de soi, dans un tel contexte, que Séguin n’aime pas les troubles des Charivaris, mués par la population et dont les rouages échappent aux circuits traditionnels.

    Conclusion

    Dans leur collaboration à un ouvrage sur les charivaris, sous la direction de Jacques LeGoff[34], André Burguière et Daniel Fabre écrivaient que «le charivari comme rituel repose sur un consensus qui englobe les deux parties. Chacun joue sa partition, l’opposition des deux camps est purement agonistique, chacun tient son rôle provisoire dans l’action rituelle et ce personnage ne le marque jamais pour la vie[35]». Pourtant, dans le cas de Joseph Dubois, son rôle dans les charivaris semble lui avoir survécu.

    Cette survivance du personnage peut tenir au fait que Dubois se soit entiché de son rôle charivaresque ou, à l’autre extrémité, que ce soit tout ce que F-H Séguin ait retenu de ce personnage. Dans son contrat de mariage, nous observons que Dubois ne sait pas écrire, pas même son nom. Il n’occupe aucune charge et n’a que peu de richesse. Le charivari est probablement pour lui une occasion unique de tenir un rôle d’importance dans la société, ne serait-ce que pour un bref moment. De même, son surnom de «Coq» indique qu’il était fort probablement assez bruyant dans la vie de tous les jours, et donc qu’il devait goûter particulièrement ces quelques instants de pouvoir.

    Quant à l’aspect plus politique de son rôle dans les charivaris, Dubois n’a toujours eu qu’un pouvoir limité. Il mène une petite parade pendant quelques jours, après quoi tout s’éteint. En ce sens, les structures locales ne sont aucunement ébranlées car, aussitôt la fête terminée, Dubois retourne dans son atelier et Séguin continue à flirter avec l’élite locale. Le pouvoir que prend notre Coq au cours de ces manifestations est donc purement symbolique et, s’il constitue une insulte aux yeux de l’élite locale, il ne représente pas une grosse menace.

    Le charivari ne remet pas en question le pouvoir local : il le confirme. Au premier plan, ce sont des valeurs toutes chrétiennes qui sont avancées par les protagonistes du charivari. Ils veulent préserver les bonnes moeurs du village, tout simplement. Si l’Église et les élites s’y opposent, c’est d’abord parce qu’elles n’ont, durant ce court instant, plus d’emprise sur la population qui agit de son plein gré, et avec force.

    D’un autre côté – nous l’avons vu avec l’exemple de Joseph Dubois – le processus de régulation sociale inhérent au charivari apparaît comme essentiel pour préserver l’ordre public en déterminant un endroit, un temps et, surtout, une morale chrétienne qui vont orchestrer le «désordre social» tout en posant ses limites. On peut se demander ce que serait devenu notre Coq, n’eussent été ces manifestations où il pouvait exercer un certain pouvoir et exprimer quelques frustrations…

    Mais au fond, que fait Joseph Dubois? Il fait du bruit jusqu’à ce que la morale ait obtenu récompense. Comme quoi le charivari, rappelons-le, vise avant tout à ramener les déviants au sein de la communauté, et non à les exclure. Et les déviants sont ici entendus des deux côtés de l’affrontement; à l’extérieur, comme à l’intérieur…

    Références

    [1] François-Hyacinthe Séguin est toujours connu grâce aux charges qu’il a occupées, mais surtout pour son journal qu’il a tenu durant toute sa carrière. Cet outil nous informe sur de nombreux évènements de Terrebonne, dont la mort de Joseph Dubois.

    [2] GREER, Allan. «Habitants et patriotes : La rébellion de 1837 dans les campagnes du Bas-Canada», Boréal, Québec, 1997, page 73.

    [3] N. Belmont, «Dérision et symbolisme dans le charivari», dans LE GOFF, Jacques et SCHMITT, Jean-Claude. «Le charivari : actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 avril 1977) par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et le Centre National de la Recherche Scientifique», École des Hautes Études, Mouton, p. 19.

    [4] Ibid, p. 18.

    [5] Allan Greer, «habitants et patriotes», p. 73.7

    [6] D. Fabre et B. Traimond, «Le charivari gascon contemporain», dans LE GOFF, Jacques et SCHMITT, Jean-Claude. «Le charivari», p. 24.

    [7] La guerre des Éteignoirs a eu lieu durant les années 1840 et concernait les réformes en éducation, notamment au sujet de la taxation. On l’appelait ainsi parce que les gens considéraient que les nouvelles lois allaient «éteindre la flamme du savoir».

    [8] Solange DeBlois. «Les moulins de Terrebonne 1720-1775 ou les hauts et les bas d’une entreprise seigneuriale», RHAF, 51, 1 (été 1997), p. 46.

    [9] R1831, microfilm, p. 1761, bobine c-722.

    [10] PRONOVOST, Claude. «La bourgeoisie marchande en milieu rural (1720-1840)», Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 1998, p. 47.

    [11] REID MARCIL, Eileen. «Les tonneliers au Québec, du XVIIe au XXe siècle», GID, Sainte-Foy, 2003, p. 90.

    [12] Des voisins possèdent respectivement 50, 60 et 70 minots de pommes de terre. Il s’agit d’un bourgeois (qui possède également 4 chevaux), d’un tanneur (1 cheval) et d’un menuisier.

    [13] Claude Pronovost. «La bourgeoisie marchande en milieu rural», p. 47.

    [14] Pensons à son voisin Jean-Baptiste Lefebvre, bourgeois, qui possède 4 chevaux (R1831, microfilm, p. 1761, bobine c-722.