La christologie barthienne et le nationalisme théologique raciste

Kim Perron
Université de Sherbrooke

Résumé : Cet article traite de l’évolution de la théologie de Karl Barth dans le contexte du Kirchenkampf et des années qui l’ont précédé. On démontre que Barth va réagir à l’émergence des Chrétiens-allemands et de leur théologie nationaliste et raciste, en leur opposant une théologie dont les fondements s’appuient sur une vision christologique. Il deviendra ainsi un des principaux leaders de l’Église confessante et de la résistance théologique constituée en réaction à la « contamination » de plus en plus profonde du monde religieux protestant aux valeurs nazies. En étudiant quatre documents majeurs rédigés par Barth entre 1919 et 1934, parmi lesquels se trouvent l’Épître aux Romains et la Déclaration théologique du Synode confessionnel de Barmen, on met en relation les théologies barthienne et chrétienne-allemande pour en dégager leurs fondements respectifs ainsi que leurs principaux points d’opposition.

 

 

Table des matières
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    Révolution! Tel est le mot qu’Hitler clame haut et fort à sa prise de pouvoir en janvier 1933[1]. Totalitaire par surcroît, cette révolution veut contrôler et faire dominer les valeurs du national-socialisme dans tous les domaines de la société. C’est le domaine religieux qui nous intéressera par le truchement des réactions des Églises protestantes allemandes[2]. Deux tendances s’opposeront dans ce qu’on nommera le Kirchenkampf[3]. Tout d’abord, le groupe majoritaire, les Chrétiens-allemands, appuiera avec enthousiasme le régime hitlérien en tentant de concilier nazisme et christianisme dans sa théologie. Bien que ce mouvement ne fut formé qu’en 1932, ses valeurs théologiques (au centre desquelles se trouve le nationalisme) sont plus lointaines, émergeant dès l’après Première Guerre mondiale.

    L’autre camp, l’Église confessante, fut mené entre autres par le théologien suisse réformé, Karl Barth qui refusera l’intrusion de l’État dans l’Église en appliquant une résistance théologique, de type christologique aux Chrétiens-allemands. Le moment clé de cette opposition aura lieu au Synode de Barmen, en mai 1934, durant lequel 138 délégués issus des trois confessions et provenant de partout en Allemagne, adopteront la Déclaration théologique de Barmen. Rédigée par Barth, cette déclaration s’opposait clairement aux nouvelles politiques ecclésiales en Allemagne. Était-ce par extension un acte de résistance politique au national-socialisme? Historiens et théologiens sont divisés sur cette question. Dans un monde protestant allemand qui fut en général plutôt collaborateur au régime nazi, théologiens et historiens interprètent-ils cet évènement à la lumière de leurs propres espérances afin d’y trouver une preuve de résistance religieuse massive au régime? Au-delà des multiples analyses du synode et de sa déclaration, une chose est certaine, Barmen constitue un évènement historique important de par la quantité et la diversité de ses participants, ainsi que par son message théologique.

    En somme, si la Déclaration théologique de Barmenne ne constitue pas clairement une opposition politique au nazisme, il est tout de même intéressant d’analyser comment elle fut, à tout le moins, un acte de résistance théologique aux Chrétiens-allemands. Ainsi, en s’intéressant à la théologie de son rédacteur, Karl Barth, on peut tenter de cibler les origines et les fondements de cette résistance théologique qu’il appliquera non seulement durant le Kirchenkampf, mais également dans la période qui l’a précédé.

    De cette manière, la question qui est à la source de notre analyse est la suivante : quelle fut l’évolution de la théologie de Karl Barth par rapport à la montée de la théologie nationaliste et raciste des Chrétiens-allemands? Nous pensons que la théologie de Barth est restée fidèle à son fondement de base, la christologie, et que l’ensemble de son opposition aux Chrétiens-allemands fut motivé par elle.

    Notre texte se divisera en trois grandes parties. La première présentera les grandes tendances théologiques en Allemagne après la Première Guerre mondiale, la théologie libérale, la théologie allemande et la théologie barthienne. Cela permettra de voir les racines de ce contre quoi et par quoi Barth va constituer son argumentaire contre les Chrétiens-allemands. On étudiera le Römerbrief (L’Épître aux Romains[4]), œuvre marquante de Barth qui parut en 1919. C’est dans cette étude que Barth présentera pour la première fois ses orientations théologiques qui lui permettront d’acquérir une forte crédibilité en Allemagne, au point d’y faire école.

    La seconde partie, constituée de deux textes de Barth composés en 1933, présentera sa théologie au lendemain de la prise de pouvoir d’Hitler en janvier de la même année. Les antithèses de Rendsdorf[5] et la Déclaration du Synode réformé libre de Barmen[6] seront donc étudiées pour déceler les thèmes marquants contre lesquels Barth va s’opposer. Enfin, la troisième partie portera sur la Déclaration théologique du Synode confessionnel de Barmen[7] composée en mai 1934.

    L’Épître aux Romains : Esquisse d’une nouvelle théologie en Allemagne

    Le but de l’Épître

    Cette œuvre[8] comprend deux volets. Premièrement, un travail de traducteur en présentant le texte original de Paul en allemand. Ensuite, et ce qui est plus pertinent pour notre étude, un travail d’exégèse. Même si l’Épitre aux Romains permettra à Barth de devenir un des chefs de file d’une nouvelle théologie protestante en Allemagne, pays où il s’installe en 1921, il est clair qu’au départ, celui-ci veut soulever la polémique en initiant un débat théologique. Ainsi, il désire rompre avec l’école libérale dominante à cette époque. C’est donc avec cette œuvre que Barth s’impose et qu’il crée un « schisme » sérieux dans le monde de la théologie allemande. Aussi, c’est par elle que sa position christologique s’applique pour la première fois dans sa forme complète et cohérente.

    L’Allemagne d’après-guerre, au carrefour de trois théologies [9]

    Dans les années suivant la Première Guerre mondiale, la théologie protestante allemande se retrouve au carrefour de trois grandes tendances : la théologie barthienne, la théologie libérale et la théologie allemande. Les Chrétiens-Allemands constitueront leur syncrétisme théologique en puisant des éléments de la deuxième et surtout de la troisième tendance. Malgré tout, ni l’une, ni l’autre des théologies libérale et allemande ne conduisait directement au mouvement des Chrétiens-allemands. Néanmoins, certaines de leurs valeurs étaient plus aisées à récupérer pour une dénaturation au profit d’une théologie nationaliste. Nous étudierons donc ici non seulement les fondements de la théologie barthienne, mais également ceux des autres théologies contre lesquelles elle s’oppose.

    En rupture avec la théologie libérale

    Un des fondements de la théologie libérale est son caractère académique, marqué par une volonté historico-critique rigoureuse d’analyser les Écritures saintes. Celles-ci sont donc considérées et étudiées comme tout autre document littéraire et des critères stricts d’analyse leur sont imposés. On cherche donc un christianisme véritable, voire vérifiable.

    Un des points de scission fondamental avec l’école libérale est la distance que Barth prendra avec cette critique historique. Dès la première page de la préface de la première édition du Römerbrief, Barth marque sa position en affirmant : « […] s’il fallait choisir entre elle [la science historique] et la théorie ancienne de l’inspiration, je recourrais résolument à cette dernière : c’est elle qui a la justification la plus grande, la plus profonde, la plus importante, car elle tend elle-même vers l’œuvre de compréhension, œuvre sans laquelle les préparatifs à cet effet sont sans valeur. » (p. 9) Cette optique sera vivement critiquée par des théologiens libéraux comme Adolf Von Harnack qui accusera Barth de produire une théologie doctrinaire.

    La théologie barthienne

    Quoiqu’ait pu en dire Harnack, c’est sa néo-orthodoxie qui rendra Barth et ses disciples imperméables aux valeurs nationalistes qui imprégneront la théologie allemande, et ce, à cause du concept qui est à la base de toute la théologie barthienne et pour lequel on jurera fidélité : la christologie. Constituant une doctrine complexe, sa meilleure définition nous est donnée par l’historien Bernard Reymond : « Dieu, et Dieu seul, mais dans un mouvement vertical venu d’en haut, qui ne peut être connu qu’en Jésus-Christ. […]Excluant ainsi toute connaissance de Dieu qui ne soit d’abord, voire exclusivement connaissance du Christ mort et ressuscité, Barth opérait une concentration christologique qui faisait incontestablement l’originalité de sa position.[10] »

    Pour Reymond, cette position christologique de Barth engendre quatre conséquences.

    1. Barth oppose la grâce et la nature. Ainsi, l’obtention du salut, conséquence de la grâce de Dieu, ne peut en aucun cas être le fruit de la nature (par exemple la race) de l’homme, mais uniquement l’œuvre du don de Dieu. On rejette ainsi une supposée hiérarchisation des races comme étant le fruit de la volonté divine.
    2. Cette dialectique correspond à une vision pessimiste de l’homme mettant en doute ses capacités civilisatrices. Une telle conception ne peut se concilier avec celle du « sauveur » dans laquelle il est légitime d’accorder l’ensemble des pouvoirs politiques ou ecclésiastiques à un personnage fort dans une période de crise.
    3. L’Église, étant l’unique témoin de la grâce de Dieu, doit garder son altérité (son indépendance, sa distance) par rapport à la société (et les organes qui la contrôlent) pour être en mesure d’assumer auprès des hommes tout le service de Dieu et garder son caractère unique.
    4. Enfin, toujours en opposant nature et grâce et en considérant que celle-ci ne peut être que donnée par Dieu, mais obtenue qu’au moyen de la foi, par extension, cette foi s’oppose à la nature de l’homme, donc à sa culture, composante de la nature. Bref, la foi ne peut se modifier en fonction d’une culture spécifique. Ainsi, « […] c’est l’idée même d’une théologie de la culture que Barth rejette [11]. » En ce sens, l’idée qu’il existerait une foi typiquement allemande (ou germanique) est exclue d’emblée.

    Enfin, dernier point de fracture entre les théologies barthienne et nationaliste est la différence quant à la manière de percevoir les grands bouleversements sociaux et religieux contemporains. Alors que ceux qui soutiennent la théologie nationaliste y voient la manifestation de l’action divine dans l’histoire allemande, Barth refuse catégoriquement cette vision. Fidèle à sa position christologique, il ne peut voir l’intervention de Dieu que dans la personne de Jésus-Christ et nulle part ailleurs. C’est de cette manière qu’il prône une théologie non empreinte d’histoire, « une théologie comme si rien ne s’était passé. [12] » Cette description de la théologie barthienne, loin d’être exhaustive et fidèle à toutes ses subtilités offre néanmoins une synthèse pertinente en lien à notre problématique.

    La théologie allemande

    Dès le milieu du XIXe siècle se développe le concept de la germanité. Dans la foulée du pangermanisme et de la Kulturkampf, s’inscrivait en toute logique l’idée d’un christianisme proprement allemand. Les tenants de cette conception idéologico-religieuse en venaient à la conclusion que le christianisme avait dénaturé le germanisme et qu’il était grand temps de revaloriser le folklore ancestral et de redéfinir la piété nationale allemande en la déjudaïsant.

    Il faut dire que la défaite allemande de 1918 offrait un contexte propice à de telles idées[13]. En effet, les milieux protestants allemands qui avaient massivement appuyé non seulement l’effort de guerre, mais l’idée même de la déclarer, se sentaient humiliés et trahis par les signataires du Traité de Versailles. On cherche des coupables. De plus, on craint les séquelles que pourrait engendrer une intrusion des idées du bolchevisme athée en Allemagne ainsi que les impacts qu’allait avoir la séparation de l’Église et de l’État, initiée par la nouvelle République de Weimar. Bref, une part importante des membres de l’Église protestante sent une menace et le nationalisme germanique religieux augmente substantiellement.

    C’est sur cette base nationaliste que s’édifiera la « théologie allemande » au lendemain de la Première Guerre mondiale. On développe l’idée que le protestantisme est d’ordre national et que celui de l’Allemagne en particulier doit retrouver son essence germanique. Ensuite, on tend à séparer les peuples en insistant sur le fait que cette division était providentielle [14]. Dans la même veine, les ordres de la création (race-famille-patrie, etc.) soutiennent la mission que Dieu attribue aux hommes et dont ceux-ci doivent défendre les valeurs.

    Barth s’inscrit en faux contre cette théologie nationaliste. Une citation tirée de l’Épître aux Romains représente bien sa position : « Dieu est véridique; Dieu est la réponse, le secours, le juge, le sauveur; Dieu, et non pas l’homme, ni l’homme oriental, ni l’homme occidental, ni l’homme allemand, ni non plus l’homme biblique, ni l’homme pieux, ni le héros, ni le sage, ni celui qui est dans l’attente, ni celui qui agit, ni non plus le surhomme… Dieu seul, Dieu même! (p.81) Que d’idéologies en vogue sont dénoncées ici!

    1933 : Une lutte contre la théologie chrétienne-allemande

    Les Chrétiens-allemands

    C’est en 1932, à Thuringe, terreau particulièrement fertile aux idées nazies, que se fonde officiellement le groupe des Chrétiens-allemands dont le but premier est de promouvoir un christianisme soumis au national-socialisme. Dès son accession au pouvoir, en fin stratège, Hitler, joue la carte religieuse[15] en déclarant « le christianisme, fondement de toute notre morale.[16] » Ce genre de discours aura pour effet non seulement de rassurer les membres de l’Église face au dessein religieux hitlérien, mais de voir en lui le sauveur, le restaurateur tant attendu devant redonner la vigueur et l’unité à la religion protestante allemande [17].

    Suite à l’élection d’Hitler, les Chrétiens-allemands gagneront en popularité. Le noyau fondateur est composé de pasteurs, majoritairement luthériens, issus de la génération d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale, ceux pour lesquels la défaite de 1918 fut très difficile à accepter [18]. Ils prônent un christianisme d’action, celui qui pourrait régénérer la grandeur de l’Allemagne. Ils militent aussi pour un parfait alignement de l’Église protestante et de l’État national-socialiste. Ils critiquent les vieilles structures autonomistes, les jugeant inadaptées aux réalités populaires allemandes. Ils désirent donc une réforme en profondeur, à savoir une Église d’État, unie sous l’égide d’une tête directrice dont les valeurs sont en concordance avec celles véhiculées par le mouvement hitlérien.

    La réaction de Barth face aux Chrétiens-allemands

    Deux documents rédigés par Barth dans les moments suivant la montée en puissance des Chrétiens-allemands dans l’Église présentent bien son opposition théologique. Le premier [19] date de novembre 1933 et présente des réponses aux thèses « modérées » formulées par l’évêque chrétien-allemand Oberheid à Rengsdorf en octobre 1933. Ce document est très intéressant non seulement par son contenu, mais également par sa forme[20]. En effet, Barth utilise la méthode qui sera plus tard reprise dans les déclarations de Barmen, c’est-à-dire qu’il débute par une affirmation théologique, puis il suit avec une condamnation de la théologie adverse. Il adopte un style cassant et direct.

    L’autre document[21] est issu du Synode réformé de Barmen. Barth fut chargé d’en rédiger la version finale. Il ne faut cependant pas la confondre avec la déclaration du synode, beaucoup plus historique celui-là, qui eut lieu également à Barmen, mais en mai 1934 et qui sera analysé plus loin. Ainsi, pour démêler les deux synodes et leurs déclarations respectives, nous parlerons de Barmen I (janvier 1934) et de Barmen II (mai 1934).

    Les deux documents étudiés dans cette partie (Antithèses à Rengsdorf et Barmen I) sont pertinents, car rédigés à moins de deux mois d’intervalle, ils peuvent être analysés ensemble pour en faire ressortir les thématiques concordantes.

    Le nationalisme

    Un des points marquants est la dénonciation du concept de christianisme nationaliste proprement allemand qui soutient en quelque sorte le texte d’Oberheid et dans lequel, sur sept thèses (équivalent à une petite page), on peut dénombrer treize mots à saveur explicitement nationaliste (allemand (7), Volkstum (3), national-socialisme, communauté du peuple, race germanique). Barth répond par un discours plus universel en refusant de reconnaître au christianisme allemand une spécificité quelconque. Par exemple, en réponse à Oberheid qui considère la Réforme de Luther comme « correspondant au caractère du peuple allemand » (t. 4), Barth réplique que la Réforme « convient à toute race » et non pas spécifiquement à la race germanique. (at. 4) Dans Barmen I, il renoue avec ce discours d’universalité de la Parole de Dieu : « Pour ce qui touche à son message et à sa forme, l’Église de Jésus-Christ reste une et identique à elle-même par-delà les différences d’époques, de races, de peuples, de civilisations. »

    La double adhésion

    La thèse et l’antithèse 3 sont fondamentales à la compréhension de la controverse Oberheid/Barth. Plus généralement, elles illustrent à merveille un point fondamental de désaccord entre les Chrétiens-allemands et Barth. Oberheid : « Une adhésion sans réserve à l’Évangile d’un côté et une adhésion sans réserve au peuple (Volkstum) allemand (à l’état national-socialiste) d’autre part ne sont pas en elles-mêmes une contradiction. » (t. 3) Réponse de Barth : « La confession chrétienne de la foi est la seule adhésion sans réserve qui nous soit offerte et permise. Toutes nos autres adhésions doivent dépendre d’elle (même notre adhésion au caractère du peuple allemand et à l’État national-socialiste). Celui qui parle de deux adhésions sans réserve, celui-là croit pouvoir servir Jahvé et Baal, Dieu et Mammon, et il se place en dehors de l’Église évangélique. » (at.3) Barth refuse cette possibilité d’un double engagement égalitaire entre foi religieuse et valeurs idéologiques et politiques. Le deuxième doit obligatoirement être subordonné au premier. En utilisant l’image de Baal et Mammon, Barth veut illustrer le caractère diabolique que peut représenter cette « double adhérence sans réserve ».

    L’obtention du salut

    En conclusion, Barth qualifie les thèses de Rengsdorf de gnose. Celles-ci constituent une doctrine offrant le salut par la connaissance. Or, pour Barth, le salut est universel et constitue un don de Jésus-Christ à l’humanité. L’homme n’a aucun pouvoir sur son salut. Dans Barmen I, il est encore plus clair à ce sujet : « Elle [erreur théologique des Chrétiens-allemands] consiste à penser que, à côté de la révélation de Dieu, de la grâce de Dieu et de l’honneur de Dieu, l’homme aurait à décider de sa propre autorité quels doivent être les messages et la structure de l’Église, c’est-à-dire quel est le chemin historique qui conduit au salut éternel. » On constate ici la volonté de préserver la structure et la liberté de l’Église protestante. On est à ce moment dans une lutte de politique ecclésiastique où certaines Églises allemandes refusent d’être « mises au pas » par le pouvoir national-socialiste et réunies sous la direction d’un évêque du Reich. Barth craint de voir l’Église se « […] subordonner ou s’incorporer à l’État », un problème classique du protestantisme réformé depuis le XVIe siècle.

    Ce dernier point exige d’expliquer le contexte politico-ecclésiastique particulier de l’Église protestante allemande en 1933-1934 qui va conduire jusqu’au Synode de Barmen de mai 1934 et à sa célèbre déclaration.

    Barth le « confessant » à la tête de Barmen

    Le contexte politico-ecclésiastique de 1933-1934 [22]

    Quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les Chrétiens-allemands vont accroître considérablement leur influence au point de prendre le contrôle quasi-total de l’Église protestante allemande. Aux élections ecclésiales de juillet 1933, ils réussissent à récolter jusqu’à 75 % des voix. Seules quatre (Hanovre, Bade, Wurtemberg, Bavière) des 28 Églises provinciales (Landeskirchen) ne sont pas sous leur contrôle. Il faut dire qu’Hitler avait vu dans cette élection l’occasion de placer ses pions dans l’espoir de contrôler l’Église protestante. Il avait donc déployé une intense activité de propagande et d’intimidation au service des Chrétiens-allemands. Forts de leurs appuis, ceux-ci vont donc enclencher une profonde réforme des structures de l’Église pour la soumettre au principe d’autorité (Führerprinzip). Ainsi, on créa donc une Église du Reich à laquelle étaient soumises toutes les Églises provinciales. À la tête de cette institution, l’évêque du Reich doit gérer la destinée d’une Église protestante unifiée. Ainsi, les trois différentes confessions sont réunies sous la mainmise du pouvoir d’un seul homme. Cet évêque qui doit être luthérien bénéficie de deux assistants, subordonnés, un réformé, un « uni»[23].

    Hitler sera évidemment très favorable à cette réforme car « […] un protestantisme émietté en Églises disparates n’était ni contrôlable, ni manipulable; le nouveau régime avait besoin d’une Église protestante centralisée pour mieux la mettre à sa botte. […] [24]». De plus, il réussira à imposer temporairement son candidat comme évêque du Reich en la personne de Ludwig Müller, ex-aumônier militaire qu’Hitler connaissait depuis le milieu des années 1920.

    Or, c’est principalement en réaction à cette tentative de prise de contrôle que Barth, Dietrich Bonhoeffer, Hans Asmussen et Martin Niemöller et quelques autres pasteurs et théologiens protestants constituèrent, au début de l’année 1934, l’Église confessante. Ils décidèrent de se réunir à Barmen en mai 1934 dans un grand synode interconfessionnel. Il s’agit là de l’originalité majeure de Barmen II, car comparativement au même synode organisé par Barth en janvier de la même année qui réunissait que des réformés, cette fois, des représentants luthériens et unis joignirent leurs voix dans une déclaration commune. Les 139 délégués, minutieusement sélectionnés, avaient pour tâche de prendre position contre la politique ecclésiastique des Chrétiens-allemands et de réaffirmer l’importance de l’autonomie des Églises provinciales et de leur indépendance envers l’État. Barth rédigea la Déclaration et celle-ci fut adoptée à l’unanimité.

    La Déclaration du Synode théologique de Barmen (mai 1934) [25]

    La Déclaration est divisée en six articles dont les objectifs sont convergents. « Comme l’a dit Barth, la cible directe des six points du texte est les Chrétiens-allemands et leurs croyances. Il serait plus exact de dire que la Déclaration de Barmen affirmait la centralité du Christ comme seul Seigneur et rejetait les affrontements doctrinaux des Chrétiens-allemands.[26] » Derechef, le caractère christologique de la Déclaration est partout très apparent.

    Plus généralement, il est clair qu’un de ses principaux buts est de contester la politique ecclésiale aryenne. La conclusion est explicite à ce sujet : « Il [ce synode] invite tous ceux qui peuvent se joindre à ces déclarations à se souvenir de ces mises au point théologiques lorsqu’ils auront à prendre des décisions de politique ecclésiastique. » Ces contestations à tendances politiques sont avant tout fondées sur des arguments théologiques. Il est intéressant de cerner certains aspects de leurs dénonciations.

    Dans l’article 1, Barth rejette l’idée que l’on puisse « […] reconnaître d’autres évènements et pouvoirs, personnalités et vérités, comme Révélation de Dieu et source de sa prédication. » Il s’oppose ainsi aux Chrétiens-allemands qui conjuguent des aspects des théories nietzschéennes et hégéliennes pour présenter Hitler comme une intervention divine dans leur histoire et en son avènement un « éveil religieux » de l’Allemagne. Barth est évidemment en désaccord avec cette notion qu’il considère comme une forme de néo-paganisme. Il condamne avec cet article le concept de dualité. Un seul maître existe, un seul chef dirige vraiment, Dieu.

    Dans l’article 2, il rejette l’idée qu’il y aurait « […] des domaines de notre vie dans lesquels nous n’appartiendrions à Jésus-Christ, mais à d’autres Seigneurs. » Barth fait ici clairement référence au domaine politique. Dans les articles 3, 4 et 5, on discerne plus clairement le rejet des positions politico-ecclésiales nazies. Dans l’article 3, Barth rejette l’idée que « l’Église puisse abandonner le contenu de son message et son organisation […] aux courants successifs et changeants de convictions idéologiques et politiques. » Il fait référence ainsi à l’altérité de l’Église par rapport à la société. On est donc loin de ce que les Chrétiens-allemands prônent à savoir une « […] Église du peuple qui doit prêcher l’Évangile enraciné dans le Volkstum»[27].

    L’article 4 s’oppose à toute tentative de « […] se donner ou se laisser donner un Chef muni de pouvoirs dictatoriaux. » Il vise en fait Ludwig Müller, évêque du Reich. Pour Barth, une telle hiérarchisation dans l’Église est inacceptable. Une seule soumission est légitime, celle à Dieu.

    L’article 5 est de loin le plus direct et le plus dérangeant non seulement pour les Chrétiens-allemands et pour l’ordre nazi. On y rejette un État qui pourrait « prétendre devenir l’ordre unique et total de toute la vie humaine […] [et l’Église] devenir elle-même un organe de l’État. » C’est une dénonciation claire de l’instrumentalisation de l’Église.

    Enfin, l’article 6 s’objecte à l’idée « qu’on puisse mettre la Parole et l’œuvre du Seigneur au service de désirs, de buts et de plans quelconques, choisis de sa propre autorité. » Barth s’oppose ici à la dénaturation de l’Offensbarung[28] à des fins personnelles. Peut-on y percevoir une critique subtilement dirigée de la théologie libérale ses dérives nationalistes?

    Si on jette maintenant un coup d’œil aux silences de Barmen en fonction de la théologie christologique de Barth, l’élément le plus frappant est bien l’absence de remarques ou de condamnations claires de la théologie nationaliste. Il est possible de faire des liens, mais tout est sous-entendu contrairement aux documents précédents. Néanmoins, il faut considérer que Barth a écrit cette déclaration pour un groupe très composite dans un climat menaçant. Le seul fait d’avoir obtenu un consensus constitue une sorte d’exploit [29]. Il faut donc rester prudent dans l’analyse de ces silences. En ce sens, il serait probablement plus juste de considérer Barmen comme un effort de Barth pour être le plus universel et le plus rassembleur possible.

    Conclusion

    Somme toute, les années de l’entre-deux-guerres en Allemagne ont été le fruit d’un processus de radicalisation nationaliste qui a également entraîné dans son sillage l’Église protestante. Cependant, ce nationalisme ecclésiastique et la théologie qui en résultat ont trouvé de nombreux résistants dans les rangs de l’Église confessante.

    Après l’examen de quatre documents majeurs de Barth, répartis sur quinze ans, mais qu’on doit avant tout diviser en deux grandes périodes, l’avant et l’après prise de pouvoir nazie, on peut tirer certaines conclusions quant à l’évolution de la théologie de Barth face à la montée du nationalisme allemand. Tout d’abord, il faut dire que le fondement majeur de sa théologie demeurera la christologie. Chez Barth, la primauté de Dieu et son universalité rendaient totalement inacceptable un christianisme germanique. Par ailleurs, une autre continuité dans sa théologie réside dans l’attaque qu’elle a menée contre la théologie de type nationaliste en général, qu’importe que celle-ci eût été de tendance libérale ou chrétienne-allemande. La nuance mérite d’être soulignée.

    En revanche, ses intentions vont quant à elles se modifier au fil des évènements. En effet, en lien avec les trois parties de notre texte, on peut identifier, selon les périodes, trois intentions différentes de Barth durant le Kirchenkampf et les années l’ayant précédé. De 1919 à 1933, avec son commentaire de l’Épître aux Romains et dans les préfaces qui ont accompagné les nombreuses rééditions de son livre, Barth a pour but de réformer, ou, à tout le moins, de secouer la théologie en Allemagne et de rompre avec l’école libérale. Ensuite, en 1933, il voudra s’imposer contre les Chrétiens-allemands et détruire leurs prémisses en les qualifiant d’hérétiques. Même si théologiquement, les Chrétiens-allemands n’ont jamais vraiment fait le poids contre les Confessants[30], reste que la popularité des Nazis leur permettait de maintenir une influence incontestable. Enfin, à partir de la fin de 1933 jusqu’au début 1934, devant l’aggravation du contexte politico-ecclésiastique et les actes de répression de la dissidence, Barth défendra l’autonomie et la liberté des Églises protestantes en attaquant ouvertement les fondements théologiques de la politique ecclésiale des Chrétiens-allemands. Même si les objectifs de la théologie éristique barthienne se modifiaient, ses arguments restaient toujours en adéquation avec sa prémisse christologique.

    Il serait intéressant d’étudier l’évolution de la question juive dans la théologie de Barth durant les mêmes années. En effet, ses positions sont demeurées très floues à bien des égards et les débats historiographiques et théologiques sont très contradictoires quant aux interprétations qu’on peut en tirer. Il est étonnant de voir des auteurs[31] utiliser les mêmes corpus de sources et arriver à des conclusions opposées. Comme quoi l’exégèse d’un exégète demeure toujours une entreprise risquée, pour ne pas dire engagée!

    Références

    [1] Je tiens à remercier M. René Paquin et M. Marc Dumas pour leurs conseils et correction de cet article.

    [2] L’Église protestante allemande (Église évangélique) se divise en trois confessions : luthérienne, réformée et unie (majoritaire). Chaque confession de chaque länder possède sa propre Église autonome.

    [3] « Combat pour l’Église » renvoi au conflit qui opposera partisans et opposants de la politique ecclésiale d’Hitler vis-à-vis de l’Église protestante entre 1933 et 1945.

    [4] Karl Barth, L’épître aux Romains, Genève, Labor et Fides, 1972, 514 p.

    [5] Karl Barth, « Antithèses de Rengsdorf », dans Bernard Reymond, Une Église à croix gammée?, Lausanne, Éditions l’Age d’Homme, coll. Symbolon, 1980, p. 277-280.

    [6] Karl Barth, « Déclaration du Synode réformé libre de Barmen (4 janvier 1934) », dans Reymond, Ibid., p. 284-286.

    [7] Karl Barth, « Déclaration théologique du Synode confessionnel de Barmen » dans Georges Casalis, « Documents et témoignages sur le synode de l’Église confessante allemande (29-31 mai 1934) et ses suites », Études théologiques et religieuses, vol. 59, no 4 (1984), p. 471-474.

    [8] Pour alléger la forme, les citations de Barth tirées de l’Épître aux Romains comprendront le numéro de page entre parenthèses à la suite.

    [9] Cf. B. Reymond, Une Église à croix gammée?…, op. cit., 41-61.

    [10]  Ibid., 55.

    [11] K. Harvill-Burton, Le nazisme comme religion, Lévis, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 104.

    [12] J. S. Conway, « The German Church Struggle: Its Making and its Meaning », dans Hubert G. Locke, dir., The Church Confronts the Nazis: Barmen Then and Now, New York, Edwin Mellin Press, 1984, p. 108.

    [13] Leonore Siegele-Wenschkewitz, « Les Églises entre l’adaptation et la résistance au IIIe Reich », Revue histoire de la Deuxième Guerre mondiale, vol. 32, no 3, (octobre 1982), p. 53-69.

    [14] À la base, la théologie allemande n’est pas expressément antisémite. Néanmoins, quand elle le deviendra, sous l’impulsion des Chrétiens-allemands, on se soustraira simplement à cet article en mentionnant que les Juifs constituent un « non peuple ».

    [15] On utilise cette expression car Hitler, dès 1933, se fera le protecteur de christianisme même si dans le Mein Kampf (1925), il affirmait qu’une rivalité irréconciliable existait entre le national-socialisme et le christianisme. Ainsi, à long terme, le christianisme était voué à être extirpé de l’Allemagne.

    [16] Compte-rendu sténographique des débats du Reichstag, vol. 457, séance du 23-3-1933, cité dans Rita Thalmann, « Protestantisme et national-socialisme : Les débuts des Chrétiens-allemands », Revue histoire moderne et contemporaine, no 4 (octobre-décembre 1965), p. 298.

    [17] L. Siegele-Wenschkewitz, « Les Églises entre l’adaptation… », op. cit., p. 57.

    [18] Ibid., 57-58.

    [19] Oberheid, « Thèses de Rengsdorf » et K. Barth, « Antithèses de Rengsdorf », op. cit., p. 277-280. Pour alléger, on ne fera pas de notes en bas de page pour chacune des citations et on écrira le numéro de thèse correspondant à l’énoncé plutôt que la page à laquelle il réfère.

    [20] B. Reymond, Une Église à croix gammée?…, op. cit., 303.

    [21] K. Barth, « Déclaration du Synode réformé libre de Barmen (4 janvier 1934) », op. cit., 284-286. Les citations extraites ne seront pas notées en bas de page car clairement présentées à chaque fois.

    [22] Pour une synthèse sur cette période, cf. R. Thalmann, « Protestantisme… », op. cit., 287-308.

    [23] B. Raymond, Une église à croix gammée ?, op. cit., 131-132.

    [24] Ibid., 126.

    [25] K. Barth, « Déclaration théologique du Synode confessionnel de Barmen », op. cit., p. 471-474. Comme chacune des thèses sera présentée dans l’ordre, les extraits ne seront pas cités en notes de bas de page.

    [26] K. Harvill-Burton, Le nazisme comme religion, op. cit., p. 109.

    [27] Hossenfolder, « Directives du mouvement croyant des Chrétiens-allemands (Juin 1932) », dans B. Reymond, op. cit., 267.

    [28] La révélation de Dieu (i.e. le message de Dieu).

    [29] Robert A. Ericksen, « The Barmen Synod and its Declaration: A Historical Synopsis », dans H. Locke, The Church confronts the Nazis…, op. cit., p. 28.

    [30] Victor Conzemius, « Églises chrétiennes et totalitarisme nazi », Revue d’histoire ecclésiastique, vol. 63, no 2 (1968), p. 450.

    [31] Cf. Bernard Buunk, Jorgen Glenthoj, Hans Jansen, Robert Martin-Achard.