Institutions et élites de la Rivière-Ouelle de 1760 à 1800

Les réseaux familiaux comme facteur déterminant dans l’attribution de charges publiques

Emmy Côté
Université de Sherbrooke

Résumé : En étudiant les attributions de charges publiques pour la paroisse de Rivière-Ouelle entre 1760 et 1800, l’article suivant se propose de faire ressortir cette tendance qu’ont plusieurs familles à conserver, voire cumuler les différentes fonctions locales et, par le fait même, montrer qu’il se constitue véritablement une élite institutionnelle parmi la classe paysanne. Ce travail a permis d’explorer concrètement le cheminement des familles les plus en vue de la Rivière-Ouelle au sein du corps des officiers de milice, du baillage et de la Fabrique. Dans un second temps, l’article entend dresser un portrait socio-économique de cette élite institutionnelle en comparant son niveau de richesse et d’éducation à l’ensemble de la classe paysanne. Cette démarche permet de mieux circonscrire les rapports de force et le degré de différenciation sociale au sein de la paysannerie à l’ère du Québec préindustriel.

 

Table des matières
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    L’étude des réseaux de parenté dans le fonctionnement de la société rurale aux XVIIIe et XIXe siècles est un champ d’investigation en essor au Québec. À l’instar de ce que démontre Christian Dessureault, « ces réseaux représentent des vecteurs significatifs de recherche historique[1] », notamment en ce qui concerne la dynamique et les rapports de force au sein même des paroisses à cette époque.

    À ce titre, en étudiant les attributions de charges publiques pour la paroisse de Rivière-Ouelle entre 1760 et 1800, le travail suivant se propose de faire ressortir cette tendance qu’ont plusieurs familles à conserver, voire cumuler, les différentes fonctions et, par le fait même, montrer qu’il se constitue véritablement une élite institutionnelle parmi la classe paysanne. Sans prétendre épuiser le sujet de fond en comble, dans une optique plus modeste, l’essai entend donc établir le profil socio-économique de cette élite de Rivière-Ouelle.

    Mais, avant tout, qui sont donc ces familles que l’on appelle « élitaires » dans le contexte de cette recherche? Les familles Boucher, Gagnon, Miville-Deschênes et Hudon-Beaulieu forment ce groupe d’élites paysannes de la Rivière-Ouelle.

    L’enquête se divise concrètement en deux parties. Dans un premier temps, le cheminement des familles les plus en vue de Rivière-Ouelle est approfondi à travers certaines institutions locales, tels le corps des officiers de milice, le baillage et la Fabrique. La capacité à transmettre les charges publiques à l’intérieur des familles est entre autres observée. Dans un second temps, le niveau de richesse et d’éducation de cette élite institutionnelle est comparé à celui de l’ensemble de la classe paysanne.

    Méthodologie et sources

    Bien entendu, entreprendre une recherche sur l’implication de plusieurs familles dans les institutions d’une paroisse aux XVIIIe et XIXe siècles implique plusieurs écueils méthodologiques dont il faut tenir compte.

    Comme on s’intéresse a fortiori à « l’élite » dans le cadre de ce travail, il importe préalablement de définir le concept lui-même, qui comporte de multiples dimensions; il sera ensuite plus aisé d’en définir les contours. Le concept d’élite retenu ici englobe généralement tous les individus qui entretiennent un lien privilégié avec le pouvoir et qui en retirent un prestige social. Mais il ne faut pas imaginer qu’une définition comme celle-là désigne uniquement la noblesse traditionnelle et les riches négoces. Fernand Dumont distinguait précisément cinq groupes élitaires dans le Québec préindustriel: l’administration coloniale, la bourgeoisie d’affaires, la bourgeoisie gentilhomme, l’Église, la bourgeoisie professionnelle et les grands cultivateurs[2]. Par conséquent, une seule catégorie élitaire est étudiée dans cette recherche, en l’occurrence, les grands cultivateurs.

    D’autre part, la diversité des sources et la quantité non négligeable d’acteurs soumis à l’analyse apparaissent comme les obstacles majeurs dans l’élaboration de cette recherche. L’utilisation d’une monographie sur la paroisse de Rivière-Ouelle permet notamment d’identifier les individus impliqués dans les institutions pour la période de 1760 à 1800 et d’appréhender les crises institutionnelles qui ébranlent la paroisse à cette époque. Ensuite, la Généalogie des familles de la Rivière-Ouelle[3] est un outil précieux pour reconstituer les réseaux de parenté du groupe social étudié. Les registres paroissiaux sont, quant à eux, employés pour définir plus amplement les réseaux sociaux et pour identifier les individus qui sont en mesure de signer leur nom. En fonction du temps qui nous était imparti, seuls les actes de mariage des individus les plus souvent impliqués dans les institutions locales ont été examinés.

    Enfin, même si la présente enquête n’entend pas réaliser un portrait intégral de la reproduction sociale des élites de Rivière-Ouelle, elle s’intéresse tout de même à certains indicateurs de richesse. Ainsi, le recensement de 1831 pour la paroisse de Rivière-Ouelle permet d’élargir l’analyse en conduisant l’enquête au-delà de la participation aux institutions pour dépeindre le statut social des familles; plus spécifiquement, il contribue à faire émerger une définition d’élite institutionnelle. En effet, le recensement de 1831 renseigne sur les métiers et professions des élites, sur leur nombre d’arpents possédés et cultivés, ainsi que sur leur quantité de minots de blé récoltés, de sorte que l’on peut facilement comparer leur niveau d’aisance par rapport à la moyenne paroissiale. Le dépouillement d’inventaires après décès aurait permis de dresser un portrait plus exhaustif de la question et d’enrichir les conclusions de l’enquête, mais les contraintes de temps nous ont forcés à mettre de côté cette voie.

    Cadre théorique : les institutions locales et la hiérarchie paysanne entre 1760 et 1840

    Sans contredit, il serait vain de vouloir montrer l’importance des réseaux de parenté comme vecteur dans la transmission des charges publiques et d’expliquer la formation d’une élite locale sans préalablement définir l’importance du cadre paroissial et de la structure sociale bas-canadienne.

    À ce titre, bien que l’historiographie semble bouder le rôle de la paroisse dans l’administration étatique avant 1840[4], elle demeure tout de même « plus qu’une simple unité religieuse ou sociale, elle est aussi l’entité première grâce à laquelle les administrateurs et officiers de l’administration coloniale britannique pensent le territoire qui est sous leur gestion[5] ». La paroisse est le cadre administratif qui prévaut à l’extérieur des centres urbains. Par conséquent, étant donné la grande majorité de la population qui vit en milieu rural entre 1760 et 1800, soit au moins les trois quarts, il en ressort qu’une meilleure compréhension de ces institutions permet de caractériser le fonctionnement de la société québécoise préindustrielle dans son ensemble. Trois institutions locales retiennent notre attention à la fin du XVIIIe siècle : le corps des officiers de milice, le baillage et la fabrique. La vie publique dans les paroisses bas-canadiennes se concentre autour de ces institutions, qui apparaissent comme des ponts entre l’administration centrale et la communauté.

    Au-delà des fonctions militaires, comme l’organisation de la milice et des corvées, le corps des officiers assume des responsabilités de premier ordre dans le domaine des travaux publics, de la police, de la justice et des mœurs. À titre d’exemple, il doit arrêter et transporter les criminels, examiner les cadavres, servir les ordres des tribunaux, superviser les travaux routiers et délivrer des permis de boissons aux taverniers. Il est nommé par le gouverneur et souvent maintenu en poste pour plusieurs années[6].

    Entre 1764 à 1775, le corps des officiers de milice est néanmoins démembré; le baillage est instauré en substitution. Un bailli et deux sous-baillis sont « nommés annuellement dans chaque paroisse à partir d’une liste de six hommes élus par majorité des propriétaires réunis en assemblée paroissiale[7] ». Ceux-ci incombent des fonctions autrefois associées au capitaine de milice.

    La fabrique est, quant à elle, composée d’un curé et de trois marguilliers, élus pour trois ans. Ce conseil administre les fonds et les revenus affectés à l’entretien de l’église. Plus concrètement, les subsides « servent à effectuer les réparations mineures de l’église, du presbytère, du cimetière, à rétribuer le sacristain, à chauffer l’église, à acheter des ornements, de la cire, de l’huile, des cierges, des hosties, et du vin de messe[8] ». D’autre part, la fabrique joue un rôle prépondérant dans l’éducation en obtenant la responsabilité des écoles entre 1824 et 1829.

    Enfin, cet essai s’inscrit dans la même lignée des travaux publiés par Christian Dessureault concernant l’inégalité des conditions paysannes. Contrairement à ce que l’historiographie a longtemps soutenu, la société canadienne rurale ne constitue pas une masse homogène et égalitaire. À cet effet, alors que plusieurs historiens misent généralement sur l’accès libre à la terre et la faiblesse des prélèvements extérieurs sur la production agricole pour expliquer leur conception de l’égalitarisme paysan, Dessureault soutient que c’est plutôt en s’attardant aux méthodes et techniques agricoles de l’ancienne économie qu’on peut déterminer les conditions réelles dans lesquelles s’exerce le travail paysan et saisir le degré et la nature de la stratification paysanne[9].

    Les familles bas-canadiennes qui parviennent le plus facilement à s’intégrer dans l’économie de marché, et du même coup, à s’élever au-dessus de la masse paysanne, sont celles qui génèrent les plus grands surplus agricoles. L’importance des récoltes varie, entre autres, « selon la taille et la qualité des exploitations, les besoins domestiques de la famille et les opportunités de commercialisation[10] ». D’autres facteurs, comme la répartition inégale des terres, des moyens de production, de l’équipement et du cheptel, accentuent les disparités paysannes.

    Ces inégalités sont loin d’être minimes; elles sont manifestes. À titre d’exemple, entre 1795 et 1814, le trois quarts des ménages québécois possèdent entre 60 à 179 arpents de terre, alors qu’un dernier quart en détient plus de 180. Plus encore, tandis que 10 % des familles n’ont aucun bovin et que 15 % sont sans vache, une autre minorité de 20 % est bien pourvue en cheptel, possédant au minimum dix bovins, vingt ovins et au moins une paire de bœufs[11]. Par conséquent, « la stratification classique par groupe socioprofessionnel résiste mal à cette hiérarchie interne de la paysannerie[12] ». En aucun cas, la société paysanne ne forme une catégorie sociale homogène.

    À la suite de ces travaux à caractère économique et social, diverses études socio-institutionnelles ont décelé la reproduction de ces mêmes inégalités à travers les institutions locales. Aussi, il est généralement noté que les paysans qui participent au pouvoir se recrutent parmi la couche plus aisée de paysans. La présente enquête en étudiant le cas d’une paroisse de la vallée bas-laurentienne, entend justement faire ressortir cette réalité.

    Terrain d’enquête : Rivière-Ouelle

    Située dans le comté de Kamouraska, la paroisse de Rivière-Ouelle est bornée au sud-ouest par Sainte-Anne, au nord-est par Saint-Denis et en front par le fleuve Saint-Laurent[13]. Pour toute la période étudiée, Rivière-Ouelle demeure la paroisse la plus importante du Bas-du-Fleuve, même qu’au tournant du XIXe siècle, mis à part Montréal et Québec, Rivière-Ouelle figure au sixième rang des paroisses les plus populeuses au Bas-Canada, dépassant même des villes comme Trois-Rivières et Saint-Hyacinthe. La croissance de cette paroisse, dont le taux de natalité atteint 54/1000 entre 1790 et 1830, est par ailleurs caractéristique de l’évolution démographique globale au Bas-Canada, auquel on chiffre un rapport de 63/1000 durant ces mêmes années. Quelques statistiques paroissiales: en 1762, on enregistre 819 âmes, en 1790, on en dénombre 1859 et lors du recensement de 1831, 3784, soit plus du double[14].

    Au plan économique, la rivière se révèle un atout incontestable dès le début du XVIIIe siècle, en ce qui concerne notamment la commercialisation de la pêche et l’acheminement des surplus agricoles vers Québec. Ainsi, Rivière-Ouelle s’insère rapidement à la nouvelle économie de marché. Dès 1705, une première société de pêche aux marsouins est créée. Cinq autres succéderont avant le terme de ce siècle. Ce type de pêche est alors hautement convoité pour la qualité de son huile; des rivalités ponctuent le développement de ce commerce entre les détenteurs des sociétés jusqu’à la guerre de la révolution américaine. La ressource finit par se raréfier, de sorte que l’on se tourne vers la pêche aux anguilles et aux petits poissons, beaucoup moins bénéfique[15].

    Rivière-Ouelle apparaît tout de même comme une paroisse prospère. Joseph Bouchette, dans sa topographie de 1815, souligne en effet que « c’est une étendue de terrain très précieuse et d’un grand rapport, […] le sol en est riche et fertile et consiste en une belle terre grasse entremêlée d’argile et de bonne marne[16] ». L’exploitation du sol est l’activité économique dominante. Les principales céréales cultivées sont le blé, l’avoine et l’orge. Des commerçants, tel Pierre Florence, bâtissent même leur fortune sur l’exportation des produits de consommation usuels. Les cultivateurs forment toutefois le groupe socioculturel le plus imposant[17].

    En somme, alors que l’ensemble du Bas-Canada entreprend ses premières enjambées vers une économie capitaliste à la fin du XVIIIe siècle et, véritablement, sa marche durant la première moitié du XIXe siècle, la paroisse de Rivière-Ouelle suit le pas. À l’instar de Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, on peut affirmer que Rivière-Ouelle est représentative de l’ensemble de la rive sud de la vallée laurentienne, parce qu’elle profite pleinement d’une expansion démographique et économique, sans pour autant délaisser son agriculture au profit de l’élevage. À présent, intéressons-nous plus concrètement au cadre social de cette paroisse par le biais de ses institutions, dans le but de dresser le portrait général de l’élite institutionnelle paysanne.

    L’élite paysanne de la Rivière-Ouelle

    La classe paysanne de la paroisse de Rivière-Ouelle ne constitue pas une catégorie sociale uniforme. Plusieurs familles, pour la plupart établies dans la paroisse depuis 1680, parviennent à se distinguer du lot de cultivateurs entre 1760 et 1800. À cet endroit, les Boucher, Gagnon, Dubé, Miville-Deschênes et Hudon-Beaulieu forment cette « clique » élitaire parmi la paysannerie. D’abord, il faut souligner que ces familles accaparent la majorité des fonctions publiques locales. À juste titre, en portant une attention particulière aux listes offertes par Paul-Henri Hudon, dans sa monographie sur Rivière-Ouelle, on constate que les familles, énumérées ci-haut, se démarquent au sein de trois institutions publiques à cette époque: le corps des officiers de milice, la fabrique et le baillage. Il est important de noter que ni l’officier de milice, ni le bailli et le marguillier ne sont élus : les deux premiers sont nommés par le gouvernement alors que le troisième est coopté par ses pairs qui siègent déjà à la fabrique.

    Tableau 1 – Corps des officiers de milice entre 1760 et 1776 pour la paroisse de Rivière-Ouelle
    IndividuFonctionsAnnées de nomination
    Jean-Baptiste DupéréMajor1760, 1762
    Joseph DeschênesAide-major1760, 1762
    François GagnonCapitaine1760, 1762, 1776 (destitué)
    Joseph Boucher ILieutenant; Capitaine1760, 1762; 1776
    Joseph BeaulieuLieutenant1776 (destitué)
    René DubéEnseigne1760, 1762
    Nicolas HudonEnseigne1760, 1762
    Nicolas BeaulieuSergent ; enseigne1760, 1762 ; 1776 (destitué)
    Pierre Boucher ISergent1760, 1762
    Joseph LavoieSergent1760, 1762
    Étienne GauvinSergent1760, 1762
    Bernard BeaulieuSergent1760, 1762
    Louis PerreaultSergent1760, 1762
    Jean MoraisSergent1776
    Antoine BeaulieuSergent1776
    Joseph MartinSergent1776
    Jean-Baptiste BérubéSergent1776
    Paul St-LaurentSergent1776
    Sources : Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle (1672-1972), Comité du Tricentenaire, Ottawa, 1972, p.160 et 164.

    Dans les tableaux 1 et 2 présentant le corps des officiers de milice et du baillage, on dénombre cinq individus appartenant à la famille Hudon-Beaulieu, quatre à la famille Boucher, trois à la famille Miville-Deschênes, deux à la famille Dubé et deux à la famille Gagnon. Il en ressort que 16 individus provenant des cinq familles, préalablement définies comme les plus en vue, occupent des charges importantes au sein du corps des officiers de milice et du baillage durant cette période. En revanche, les 14 autres individus appartiennent à dix autres familles distinctes. Le poids des cinq familles dites « élitaires » dans le cadre de ces deux institutions est définitivement plus important.

    Tableau 2 – Liste de baillage pour la paroisse de Rivière-Ouelle (1764-1775)
    IndividuFonctionsAnnées de nomination
    Pierre Boucher IIBailli1765
    Michel BrissonSous-bailli1765, 1773-1774
    André BérubéSous-bailli1765
    Joseph Boucher IBailli; sous-bailli1766; 1768
    Joseph Boucher IISous-bailli1766
    Joseph IzabelSous-bailli1766
    Pierre FlorenceBailli1767-1768
    Jean BoucherSous-bailli1767
    Joseph DeschênesSous-bailli1767
    Nicolas HudonSous-bailli1768
    Augustin DubéBailli1769
    Jean-Baptiste DupéréSous-bailli1769
    Pierre MaillouxSous-bailli1769
    Jean BonenfantBailli1770-1772
    Joseph BeaulieuSous-bailli; bailli1770-1772; 1773-1774
    Jean MivilleSous-bailli1770-1772
    Bernard BeaulieuSous-bailli1770-1772
    Jean-Baptiste GagnonSous-bailli1773-1774
    Source : Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle (1672-1972), Comité du Tricentenaire, Ottawa, 1972, p.160-161.

    Par ailleurs, il est impératif de mentionner que les individus des familles les plus en vue qui participent au pouvoir sont généralement liés de parenté entre eux, de près ou de loin. Par exemple, l’officier de milice Pierre Boucher est le père des baillis Pierre II et Joseph I, ce dernier étant lui-même père du bailli Joseph II. Puis, l’enseigne de milice Nicolas Hudon est marié à la petite cousine du bailli Jean Miville. Il faut toutefois mettre un bémol à cette conclusion : les réseaux de parenté des Beaulieu et des Deschênes n’ont pu être établis clairement, étant donné que la Généalogie des familles de la Rivière-Ouelle (1972) ne distinguait pas Hudon et Beaulieu, tout comme Miville et Deschênes.

    Il reste néanmoins qu’en établissant les réseaux de parenté élargis des 14 individus appartenant aux dix autres familles, on constate que plusieurs sont liés par alliance aux familles Boucher, Gagnon, Dubé, Hudon-Beaulieu et Miville-Deschênes, ce qui tend à confirmer le statut élitaire de ces cinq familles. Joseph Lavoie est marié à la cousine du bailli Jean Miville. Le sergent Joseph Martin est le beau-frère du bailli Joseph Boucher I. Le bailli Jean Bonenfant est le beau-frère du père du capitaine François Gagnon. Les alliances matrimoniales semblent jouer un rôle-clé dans les attributions de charges dans la paroisse de Rivière-Ouelle à la fin du XVIIIsiècle.

    On remarque d’autant plus que certains individus appartenant aux cinq familles ciblées ont tendance à cumuler les fonctions publiques. Les officiers de milice et les baillis conservent, le plus souvent, leur poste au-delà de deux nominations. Plus encore, certaines personnalités, comme Bernard et Joseph Beaulieu, Pierre (père de Joseph I) et Joseph Boucher (père de Joseph II), Nicolas Hudon, Joseph Deschênes, vont exercer à la fois les charges d’officier de milice et de bailli. Par ailleurs, cette importante implication des familles « élitaires » au sein du pouvoir local s’alourdit quand on jumelle les noms des officiers de milice et des baillis avec ceux des marguilliers élus pour la décennie précédant 1800.

    On retrouve au sein de cette liste de marguilliers un Gagnon, un Dubé, deux Hudon-Beaulieu, un Miville-Deschênes et un Boucher. De plus, parmi les neuf autres familles du second groupe, six d’entre elles, soit les Plourde, Séditot de Montreuil, Santerre, Richard, Ouellet et Chamberland, ne s’infiltrent pas au sein du corps des officiers de milice, ni au sein du baillage à cette époque. On remarque toutefois que ces individus entretiennent des liens privilégiés avec les cinq familles étudiées. En effet, le marguillier Pierre Plourde est marié à la sœur du bailli et enseigne de milice Nicolas Hudon et Jean Plourde à la nièce de ce dernier. Le marguillier Joseph Séditot de Montreuil est quant à lui le gendre du capitaine et bailli Joseph I.

    Finalement, en s’intéressant de plus près au recrutement au sein de trois institutions locales incontournables à la fin du XVIIIe siècle en milieu rural canadien, on constate que les cinq familles identifiées plus haut ont un rôle prépondérant. Mais, à la base, cette élite institutionnelle, est-elle plus fortunée et plus éduquée que la moyenne des familles de la Rivière-Ouelle, de sorte que l’on puisse véritablement parler d’une classe paysanne élitaire?

    Le recensement de 1831 de Rivière-Ouelle suggère effectivement que le niveau de richesse et d’éducation de ces familles est supérieur à la normale. Premièrement, en ciblant quelques descendants des cinq familles, on peut faire ressortir, avec un degré de précision relativement efficace, l’importance de la richesse de ces familles comparativement au reste de la population, notamment en s’attardant au nombre d’arpents cultivés et possédés et à la quantité de minots de blé récoltés. Il faut ici laisser tomber la famille Deschênes dont aucun membre ne figure dans la liste nominative de 1831.

    À la lecture du tableau 3, présentant les résultats obtenus pour quinze individus appartenant à ces familles élitaires, les moyennes d’arpents possédés et cultivés correspondent respectivement à 130 et 72 arpents. Ces individus récoltent approximativement 193 minots de blé cette année-là. Les mêmes calculs ont été effectués pour quatre-vingts autres cultivateurs choisis au hasard, indépendamment de leur appartenance familiale. Pour le nombre d’arpents possédés et cultivés, on obtient des moyennes équivalentes à 102 et 58 arpents. Les récoltes de blé totalisent environ 150 minots. Bref, les moyennes s’apparentant aux familles de l’élite institutionnelle sont plus élevées. Bien entendu, l’incertitude sur ces valeurs est plutôt élevée. Un échantillonnage de quatre-vingts chefs de famille reste limité pour dresser le portrait de l’ensemble des quelque 300 cultivateurs. Mais, le travail suivant ne se propose pas de faire une étude exhaustive sur la question, il entend seulement mettre en valeur le fait qu’il existe des disparités au sein de la classe paysanne. Évidemment, ces inégalités se reflètent tout autant au niveau de l’éducation.

    Tableau 3 – Le recensement de 1831: profil d’une élite par échantillonnage
    IndividuMétier et professionNombre d’arpents possédésNombre d’arpents cultivésNombre de minots de blé
    François-Xavier BoucherCultivateur8686150
    Joseph BoucherCultivateur0.50.50.5
    Clément BoucherCultivateur169110266
    André BoucherCapitaine de milice189129401
    Vincent BoucherCultivateur15987200
    Olivier BeaulieuCultivateur15460275
    Joseph BeaulieuCultivateur195100250
    Alexandre BeaulieuCultivateur7171150
    Abraham GagnonCultivateur13080150
    Jean GagnonCultivateur282881
    Jean-Baptiste GagnonCultivateur16090300
    Clément MivilleCultivateur20875312
    François MivilleCharron15050100
    Romain DubéCultivateur9950106
    Joseph DubéCultivateur16080160

    L’éducation au sein de la classe paysanne est plutôt difficile à cerner. La plupart des habitants sont cultivateurs, journaliers ou artisans, métiers qui n’exigent aucune formation particulière à l’époque. Ainsi, la meilleure façon d’identifier les individus issus d’un milieu légèrement favorisé au sein de cette paysannerie est de déterminer si ceux-ci savent signer ou non. On peut le faire en s’intéressant spécialement aux registres paroissiaux. À cet effet, l’exemple de la famille Boucher participe à nourrir l’hypothèse selon laquelle les élites institutionnelles comptent parmi les éléments les plus favorisés de la paysannerie, notamment au niveau de l’éducation.

    L’exemple de la famille Boucher

    Parmi cette élite institutionnelle, un parcours s’impose : celui de Joseph Boucher I (père). L’homme se voit attribuer des fonctions dans les trois institutions.

    À cet effet, Joseph Boucher I est nommé à deux reprises lieutenant du capitaine en 1760 et 1762. Il devient capitaine de milice en 1776, et d’après l’acte de mariage de son fils, Joseph Boucher II, il occupe d’autant plus cette fonction à la fin novembre 1789 et au moins jusqu’en 1791, lors de la première requête au Grand-Voyer pour la construction d’un premier pont au-dessus de la rivière[18]. Il est d’autant plus élu bailli en 1766 et sous-bailli en 1768. Enfin, il est attitré au conseil de fabrique, en tant que marguillier, entre 1790 et 1800. Il n’est d’ailleurs pas le seul de sa famille à exercer d’éminentes fonctions au sein de la communauté. Pierre Boucher, son père, est nommé sergent en 1760 et 1762. Son frère aîné, Pierre, est élu bailli en 1765. Son second frère, Ignace, est lieutenant en 1791, et François, son frère cadet, est maître de poste la même année[19]. Son fils, Joseph Boucher II, est sous-bailli en 1766 et capitaine de milice en 1800. Son gendre, Joseph Séditot de Montreuil, et son beau-frère, Jean-Baptiste Richard, sont marguilliers entre 1790 et 1800. Enfin, François-Xavier, son petit-fils, devient capitaine de milice en 1813[20].

    Plus encore, les Boucher obtiennent non seulement des charges dans les trois institutions publiques étudiées, mais accèdent à d’autres postes prestigieux. À titre d’exemple, en 1800, Joseph Boucher II est élu député du comté de Cornwallis (Kamouraska)[21]. Alors que les membres du Parlement occupent généralement des professions libérales ou encore s’affichent comme de grands marchands de la région, Joseph Boucher II parvient à se faire élire alors qu’il n’est que cultivateur. Il est évident que son rôle de capitaine de milice et ses antécédents familiaux ont contribué à son avancement social. Par ailleurs, autre preuve de la persistance des réseaux de parenté dans la distribution des charges publiques, son fils, François-Xavier devient commissaire des petites causes en 1830[22].

    En consultant l’acte de mariage de François-Xavier Boucher, on constate qu’un grand nombre de témoins apposent leur signature à sa fin. François-Xavier Boucher, lui-même, sait écrire son nom. Il en est de même pour son père, Joseph, qui pourtant n’a pas signé son propre registre de mariage en 1789, et ses oncles, Ignace et François. Un autre signe apparent de leur prestige familial est de constater que plusieurs de leurs relations, six autres individus dans les faits, sont aussi en mesure de signer leur nom dans ce même acte. Sachant que le taux d’alphabétisation atteint de justesse les 10 % en 1800[23] , on peut croire que son réseau social fait lui aussi partie de l’échelon supérieur de Rivière-Ouelle.

    L’observation du parcours des Boucher peut nous aider à mieux saisir en vertu de quels critères une famille paysanne peut se démarquer au sein de la communauté au début du régime britannique. Avec les Boucher, on constate avec force que le réseau de parenté apparaît déterminant dans l’attribution des charges publiques dans cette paroisse, et que les niveaux de richesse et d’éducation ont également un impact sur l’occupation des charges. Aussi, nous croyons qu’à peu de choses près, l’étude des quatre autres familles paysannes ciblées comme « élitaires » aurait certainement montré plusieurs similitudes avec le cas des Boucher. Mais, comme la reproduction sociale produit à la fois des trajectoires ascendantes et descendantes, nous nous gardons bien de généraliser.

    Conclusion

    En conclusion, l’hypothèse se confirme : il existe une élite locale à Rivière-Ouelle qui tend à conserver les charges publiques entre 1760 et 1800. Il se trouve d’ailleurs que cette élite locale est plus fortunée et éduquée que le reste de la paysannerie. La paroisse de Rivière-Ouelle est représentative de l’ensemble des localités en ce qui concerne l’importance du réseau de parenté dans l’attribution des fonctions publiques et l’hétérogénéité de sa classe paysanne. Il aurait été intéressant de suivre toutes les familles étudiées au-delà de la première moitié du XVIIIe siècle afin de déterminer si elles réussissent à se maintenir au-dessus de tous les autres groupes sociaux, car, on le sait, le développement du capitalisme industriel au Québec a plutôt favorisé la bourgeoisie professionnelle au détriment de toutes les autres classes. Les paroisses avoisinantes pourraient aussi faire l’objet d’enquêtes, dans le but de déterminer si les réseaux de parenté jouent un rôle aussi décisif dans l’attribution des fonctions publiques locales. Cette recherche sur Rivière-Ouelle, du moins, nous aura permis de cerner un peu plus les inégalités qui existent entre les habitants d’une même paroisse et de comprendre comment les réseaux sociaux modulent le pouvoir local.


    Références

    [1] Christian Dessureault, « Parenté et stratification sociale dans une paroisse rurale de la vallée du St-Laurent au milieu du XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, no 3 (hiver 2001), p. 411.

    [2] Fernand Dumont, « L’étude systématique de la société globale canadienne-française », Recherches sociographiques, vol. 3, no 1-2 (janvier-août 1962), p. 277-292.

    [3] Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle (1672-1972), Comité du Tricentenaire, Ottawa, 1972.

    [4] Avec quelques exceptions, dont Jean-René Thuot, « Élites locales, institutions et fonctions publiques dans la paroisse de Saint-Roch-de-l’Achigan, de 1810 à 1840 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, no 2 (automne 2003), p. 173-208.

    [5] Donald Fyson, « La paroisse et l’administration étatique sous le régime britannique (1764-1840) », dans Serge Courville et Normand Séguin, dir., Atlas historique du Québec : La paroisse, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 25.

    [6] Donald Fyson, «La paroisse et l’administration étatique …», loc. cit., p. 26.

    [7] Ibid., p. 30.

    [8] Christian Dessureault et Christine Hudon, « Conflits sociaux et élites au Bas-Canada : le clergé, les notables, la paysannerie et le contrôle de la fabrique », The Canadian Historical Review, no 80 (septembre 1999), p. 414.

    [9] Christian Dessureault., « L’égalitarisme paysan dans l’ancienne société rurale de la vallée du St-Laurent. : éléments pour une réinterprétation », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 40, no 3 (hiver 1987), p. 379.

    [10] Ibid., 378.

    [11] Ibid., 380-396.

    [12] Ibid., 406.

    [13] Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle (1672-1972), Comité du Tricentenaire, Ottawa, 1972, p. 5.

    [14] Ibid., 76-77.

    [15] Ibid., p. 110.

    [16] Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle…, op. cit., p. 38.

    [17] Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, « Structures sociales et niveaux de richesse dans les campagnes du Québec, 1792-1812 », Bulletin d’histoire de la culture matérielle, no 17 (printemps 1983), p. 17.

    [18] Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle…, op. cit., p. 175

    [19] Ibid., 483.

    [20] Institut canadien de micro-reproductions historiques (Ottawa), 1984, Liste de la milice au-Bas-Canada pour 1829, consulté sur microfiche à la bibliothèque de l’Université de Sherbrooke.

    [21] Paul-Henri Hudon, Rivière-Ouelle…, op.cit., p. 486.

    [22] La charge de commissaire au tribunal des petites causes apparaît en 1821. Ces commissaires détiennent le pouvoir de juger sur des causes civiles en matière de rentes, de dettes, de salaires et de biens lorsque le montant en litige est inférieur à 6 livres et 5 sols.

    [23] Pierre Hamelin, « Les progrès de l’alphabétisation sur la Côte-du-Sud », Cap-aux-Diamants, vol. 2, no 3 (automne 1986), p. 23-26.