Anastasie devant le confessionnal: Le discours catholique derrière la censure cinématographique au Québec dans les années 1950

Marc-André Robert
Université de Sherbrooke

Résumé : On ne peut parler de l’histoire de la censure cinématographique, au Québec, sans se heurter au rapport entre l’Église catholique et le cinéma. Ce rapport, bien entamé dès « l’apparition » des premières projections à la toute fin des années 1800, en est un changeant, qui se redéfinira à plusieurs reprises au cours des deux premiers tiers du 20e siècle. Cet article se propose d’étudier ce rapport, mais sous l’angle du discours catholique, et ce pendant la décennie 1950. Prélude à la Révolution tranquille, période d’agitation d’idées, marqueur de transition vers une libéralisation des mœurs, certes, les années 1950 sont le théâtre de plusieurs bouleversements pour la société québécoise. Or, pour l’Église catholique, cette décennie est sans conteste une période critique, une dernière lutte pour la survie de sa mainmise sociétale. En ce qui a trait à la censure cinématographique, il est donc fort à parier que le discours du clergé s’en fit sentir, et que l’orientation de ce même discours risque certainement de refléter les préoccupations des Québécois(es) de l’époque.

 

Table des matières
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    Introduction

    Lorsqu’on étudie la relation entre le clergé catholique et la notion de pouvoir, dans le Québec pré-Révolution tranquille, il est difficile d’ignorer la question de la censure. La censure littéraire[1] est peut-être la plus évidente, quand on pense au fameux Index, mais il ne faudrait pas négliger l’importance de la censure cinématographique. Moins connue, cette manifestation remonte tout de même jusqu’à la fin du 19e siècle. Quelques années suivant les premières projections filmiques, soit en 1899, l’Église catholique entamait des mesures de censure en empêchant la diffusion du cinéma les dimanches, notamment dans le diocèse de Saint-Hyacinthe[2]. Naturellement, ce mariage de pouvoir entre le clergé catholique et le cinéma se transformera au cours des années, se raffinera, et perdurera jusqu’en 1962, alors que le dépôt du rapport du Comité provisoire pour l’Étude de la Censure du Cinéma dans la Province de Québec devait en sceller « définitivement » le sort. En partant d’une thématique comme le pouvoir, il m’apparaît donc intéressant de me pencher sur la question de la censure cinématographique exercée par le clergé catholique québécois avant la Révolution tranquille.

    L’historiographie de la censure cinématographique au Québec, bien que très mince, comporte plusieurs ouvrages de chercheurs ayant soulevé des problématiques intéressantes. Parmi ceux-ci, Yves Lever, célèbre historien du cinéma québécois, s’est penché sur le rôle de l’Église catholique dans le secteur cinématographique, d’abord en 1977, avec son mémoire de théologie[3], puis en 2006, dans une synthèse sur l’histoire de la censure au Québec[4]. Il avait relevé, notamment, que les actions de l’Église catholique à l’égard du cinéma, avant la Révolution tranquille, étaient orientées principalement dans le but de « contrôler » cette forme de loisir afin d’en faire l’instrument de la volonté catholique.

    En 1983, Ghislain Labbé s’est également penché sur la relation entre l’Église catholique et le cinéma avant la Révolution tranquille[5]. Tout comme Lever, il tentait de montrer que l’Église catholique, avant les années 1960, s’assurait une mainmise sur le cinéma et les loisirs, notamment par la censure, afin d’homogénéiser les multiples pratiques culturelles de la société québécoise, selon son projet de « contrôle » du social, ou projet social chrétien.

    Les lacunes de cette historiographie, concentrée surtout sur les buts visés par le clergé catholique québécois en matière de censure cinématographique à cette époque, résident, à mon avis, dans l’absence d’interrogations et de questionnements sur le discours du clergé appuyant cette censure.

    Afin de faire suite aux travaux de mes prédécesseurs, j’ai cherché à savoir comment le clergé catholique québécois construisait son discours sur la nécessité de la censure cinématographique, avant la Révolution tranquille. Pour ce faire, j’ai eu recours aux revues Nos Cours, Relations et Ciné-orientations, à titre de sources pour mon étude.

    J’ai ainsi recensé tous les articles de ces revues, de 1950 à 1959, rédigés par des prêtres, et qui concernaient le cinéma; plus spécifiquement, qui prenaient le cinéma comme objet de discussion. J’ai décidé de concentrer mon étude sur la décennie 1950, notamment en raison de la perte progressive de pouvoir de l’Église catholique, mais aussi en raison de l’influence des idées libérales. Les années 1950 représentent ainsi une période charnière dans l’histoire du catholicisme québécois. Tout au long de cet article, je démontrerai que l’Église catholique, dans son discours censorial, mettait l’accent sur les préoccupations sociétales de l’époque afin d’en justifier l’application. Celles-ci concernaient, principalement, la jeunesse et la moralité.

    Dans un premier temps, il sera question de l’influence du cinéma jugée « négative » chez les jeunes. À cet égard, l’Église catholique soutenait un discours fondamentalement paternaliste dans le but de circonscrire l’intérêt de cette jeunesse pour le cinéma. Il mettra ainsi sur pieds tout un réseau de ciné-clubs visant à éduquer et protéger les jeunes, et aussi à rassurer les parents. Puis, dans un deuxième temps, le discours étant axé également sur la moralité, je présenterai l’effet de la crainte des courants libéraux au sein du cinéma. L’Église catholique condamnait ce genre de cinéma puisque la population craignait, et devait craindre, la prolifération d’une sexualité ouverte, tout comme la dépravation et la violence. Le clergé instaurera rapidement un système de cotes morales des films pour distinguer le « bon » du « mauvais » cinéma.

    L’Église catholique comme figure paternaliste

    Au cours des années 1950, l’éducation et la « sauvegarde » de la jeunesse s’avèrent un élément de plus en plus important dans le discours du clergé appuyant la censure cinématographique. Un de ses plus ardents défenseurs, nommé archevêque de Montréal en 1950 puis cardinal en 1953, Paul-Émile Léger, prêchait régulièrement en faveur d’un tel protectorat de la jeunesse québécoise. De manière générale, on s’accordait pour dire que la jeunesse était facilement corruptible, qu’elle était faible et avide de nouveautés culturelles risquant de compromettre sa santé religieuse. Dans une lettre épiscopale datant de 1954 ayant pour sujet les problèmes du cinéma, le cardinal Léger affirmait justement : « L’attitude d’agressivité devant l’obligation morale est un symptôme de fixation infantile et d’immaturité adolescente. L’Église ne craint pas la beauté et l’art […] mais Elle rappelle à toutes les générations que le Beau, le Vrai et le Bien s’identifient et qu’une œuvre qui exalterait le vice ne pourrait pas être classée parmi les choses qui sont belles[6]. »

    On comprend bien ici l’attitude paternaliste du cardinal Léger à l’égard de la jeunesse. Et fréquemment, dans les multiples sources dépouillées, retrouve-t-on cette prise de position plutôt « réductrice » de la jeunesse : un enfant en manque d’intelligence et de discernement, puis un adolescent immature et impulsif. Dans Ciné-orientations, on consacre plusieurs articles sur l’enfance et l’adolescence, en lien avec le cinéma, dans lesquels on peut lire, notamment : « Des études et des observations récentes ont prouvé que, au contraire, l’intelligence du cinéma pose des problèmes très délicats et que la pleine compréhension de tous les procédés cinématographiques ne s’acquiert pas avant l’âge de 12-13 ans[7]. »

    Cette vision infantilisante, voire pessimiste, de l’enfant est tout à fait perceptible, et ce tout au long des différentes années de publication des revues. Pour ce qui est de l’adolescence, encore une fois l’opinion est rigide et dévalorisante : « C’est-à-dire que les problèmes sont les mêmes, mais qu’il faut tenir compte de plusieurs éléments, notamment la plus grande impressionnabilité de l’adolescent, son manque de maturation morale et spirituelle et surtout la complexité de ses problèmes personnels qui peuvent provoquer des réactions tout à fait inattendus [sic] [8]. »

    C’est à partir d’un tel discours que l’Église catholique construisait sa rhétorique sur la nécessité de l’encadrement de la jeunesse par la censure, en ce qui touche au cinéma. En d’autres termes, afin de justifier une certaine prescription de films, voire même une proscription, encore fallait-il identifier le problème que posait cette jeunesse. Chose certaine, relate Yves Lever, le clergé catholique se méfiait réellement des jeunes cinéphiles. « La plus grande partie des pointes de cette problématique concernait, au dire des analystes du temps, la protection de l’enfance[9]».

    Jeunesse et cinéma : la nécessité d’encadrement

    Après avoir identifié le problème que posait la jeunesse dans sa nature propre, l’Église catholique disposait désormais d’une rhétorique suffisante pour s’attaquer au cinéma. Dans ce cas-ci, il s’agissait alors, pour le clergé, d’élaborer un discours condamnant certains types de films jugés « mauvais » (généralement sous les thèmes de la violence et de la sexualité) en appuyant son argumentaire sur les conséquences nuisibles d’un tel cinéma chez les jeunes. Cette forme de censure, moins directe que l’interdiction, était plutôt de nature prescriptive. À travers ses articles, on allait chercher la fibre sensible des gens en leur prescrivant, indirectement, quoi voir et quoi ne pas voir.

    Deux des éléments les plus marquants de ce discours sur la jeunesse et le cinéma sont ceux de l’éducation cinématographique et du rôle des parents dans cette même éducation. En ce qui a trait à l’éducation cinématographique, on insiste beaucoup sur la nécessité pour les parents d’accompagner leurs enfants dans les salles. C’est d’ailleurs cet esprit qui inspirait la loi de 1928 sur l’interdiction de fréquentation des salles de cinéma pour les moins de 16 ans. Pour ce qui est du rôle des parents, on remarque que le clergé tentait alors de leur inspirer une certaine crainte. Cette crainte, celle de voir son enfant se dépraver par le cinéma, devait insuffler aux parents le devoir de l’encadrement. Par ricochet, les parents pouvaient ainsi, à leur tour, être meilleurs critiques face aux différents films qu’ils visionnaient eux-mêmes. Dans Relations, on parle souvent de vigilance devant le potentiel « dévastateur » du cinéma : « On acceptera aussi, compte tenu des trois premiers principes, qu’une vigilance spéciale doive s’exercer sur un système d’influence capable de contagionner tout un peuple, et que cette vigilance vise surtout à tenir hors de la portée des jeunes une nourriture intellectuelle et affective qui n’est pas de leur âge, voire à préserver de l’intoxication possible les adultes eux-mêmes[10]. »

    Dans Nos Cours, ici encore, on retrouve un exemple de ce discours sur la nécessité d’encadrement des jeunes, en rapport à la notion de conscience :

    Il est reconnu, sans conteste, l’encyclique [Vigilanti Cura] le signale, que l’influence du cinéma s’exerce particulièrement sur l’âme des jeunes. […] Aux éducateurs et aux parents revient aussi le soin d’éduquer la conscience des enfants en cette matière particulière afin que ceux-ci puissent, un jour, faire eux-mêmes le choix des films et en tirer les profits désirables. Le prêtre par lui-même ou par d’autres personnes compétentes les aidera dans l’accomplissement de cette tâche[11].

    Par ailleurs, outre ce devoir d’éducation des parents, on insiste également beaucoup sur la méthode d’éducation. La modération demeure la méthode privilégiée, toujours en vue de limiter l’influence du cinéma chez les gens. « Une fréquentation excessive du cinéma même moral ne tarderait pas à déséquilibrer une âme[12] », peut-on lire dans un article de la revue Nos Cours. Faut-il donc suivre certaines règles dans l’enseignement que le parent prodigue à l’enfant. Ces règles passent par le choix des films, selon leurs thèmes, naturellement, mais vont même jusqu’à circonscrire l’heure de visionnement! « En général, l’heure qui convient le mieux […] est l’après-midi, entre trois et cinq heures. Ce temps occupe pratiquement tout l’après-midi, permettant cependant aux enfants de rentrer avant l’obscurité complète, même en hiver[13]. »

    Aussi, et ce depuis le début du 20esiècle, l’Église catholique réclamait l’interdiction de fréquentation des salles de cinéma le dimanche. Dans son mémoire de maîtrise, Yves Lever mentionne qu’en 1927, le clergé terminait une réflexion sur « le cinéma et le dimanche ». On pouvait y lire au point f) : « De façon générale, le cinéma est immoral. Le mieux serait de s’en débarrasser complètement, mais ce n’est pas possible. Alors que si, dans l’état actuel des choses, c’est un mal inévitable, du moins essayons de le diminuer. Et gardons intacts de cette lèpre les dimanches[14]. »

    Plutôt que de se « battre » contre le cinéma en soi, il s’agissait alors davantage de prescrire la bonne conduite à adopter, de façon à réguler son influence. Le discours de l’Église catholique à l’égard de la jeunesse et du cinéma en était donc un purement prescriptif. En proposant des règles et en incitant les parents et les éducateurs à adopter des mesures d’encadrement, on limitait, du même coup, l’influence et la prolifération du « mauvais » cinéma, celui empruntant à la violence, à la sexualité et aux comportements déviants. On souhaitait donc créer une certaine forme de conscience collective par rapport au cinéma, la jeunesse étant un outil, ou un prétexte, de discours permettant l’accomplissement de cette volonté.

    Le mouvement des ciné-clubs

    Jusqu’à maintenant, avec l’idée d’éducation cinématographique et de rôle d’encadrement des parents, on touchait davantage à une censure de type prescriptive. Toutefois, l’Église catholique ne s’est pas limitée qu’à ces « recommandations ». Pour que l’entreprise de censure cinématographique fonctionne, en ce qui touche à la jeunesse, encore fallait-il exercer une certaine interdiction, ou proscription. C’est ainsi qu’en 1949, la Jeunesse Étudiante Catholique (JEC) lançait le mouvement des ciné-clubs[15]. À travers cet organisme, on faisait la promotion des « bons » films, d’une part, et d’autre part, on interdisait les films jugés « immoraux » pour les jeunes. Marie-Paule Vinay, dans Nos Cours, affirmait, à propos des ciné-clubs : « Un ciné-club est un endroit où l’on travaille en petit groupe, pour que chacun puisse parler, être formé individuellement, et étendre sa connaissance générale de la morale chrétienne dans les problèmes de la vie, ses connaissances psychologiques sur la nature humaine, et sa connaissance des pouvoirs du cinéma[16]. »

    Dans la revue Ciné-orientations, on dresse même un portrait d’une séance de ciné-club, avec ce qu’elle doit comporter : sa durée, ses buts et son cadre[17]. Le rôle des ciné-clubs en était donc un de spécialisation de l’encadrement cinématographique des jeunes. Et la formule convenait et satisfaisait aux attentes du clergé. Le ciné-club était un réel projet social. Dans un article à l’occasion du premier anniversaire du Centre catholique du Cinéma, fondé en 1953, le prêtre Jules Godin dictait les différents mandats du Centre, dont celui des ciné-clubs : « Le Centre se propose de multiplier de plus en plus les ciné-clubs d’adultes et de jeunes dans les différents milieux, et par l’intermédiaire des organismes déjà existants. Il verra également à propager la formule des ciné-forums. Ce mode d’éducation cinématographique est évidemment plus souple et aussi plus apte à atteindre le grand public et la masse des fervents du cinéma[18]. »

    Autrement dit, le mouvement des ciné-clubs répondait clairement à la préoccupation censoriale du clergé catholique face à la jeunesse et au cinéma. Il s’agissait d’un lieu où l’on essayait, tant bien que mal, de limiter l’influence « négative » du cinéma chez les jeunes et les adultes. Toutefois, il est important de préciser, comme l’a démontré Olivier Ménard (2006), que les ciné-clubs n’ont pas été que des lieux de censure.

    La moralité comme forme de censure

    Outre la jeunesse, c’est la moralité qui s’inscrit en tant que second thème majeur de la construction du discours de l’Église catholique sur la censure cinématographique. À travers les différentes revues étudiées, on remarque bien que cette moralité constituait certainement une préoccupation de la société de l’époque. Pendant la décennie 1950, il s’agissait alors pour le clergé de « s’emparer » de la morale pour en faire un pilier central de son discours sur la censure, et ce afin de saisir les gens et de les « forcer » à acquiescer à leurs prescriptions et proscriptions cinématographiques. Comme en témoignent ces quelques lignes écrites par Mgr Montini à l’occasion du 1erCongrès de l’Association des Exploitants catholiques du Cinéma de la région lombarde, la primauté de la morale était capitale dans le problème que posait le cinéma pour le clergé : « Parmi les nombreux aspects que pourrait offrir à notre considération un fait aussi riche que celui du cinéma […] il en est un qui prévaut à mes yeux, comme d’ailleurs aux yeux de tous ceux qui portent la responsabilité du bien spirituel d’autrui : c’est l’aspect moral. […] Ainsi, appliquer au cinéma la considération morale, c’est attester sa grande et fructueuse valeur humaine[19]. »

    Par ailleurs, la question de la moralité en est une fondamentalement subjective. Ce qui s’avérait « moral » pour l’Église catholique, dans ce cas, était davantage ce qu’elle pouvait « rendre moral », ou ce qu’elle considérait comme « moral ». Toutefois, ce discours s’accompagnait souvent de fausses logiques. C’est ainsi que dans un article de la revue Nos Cours, dans lequel on posait les principes de la critique cinématographique pour le public, son auteur Jacques Mordret affirmait que le respect des valeurs chrétiennes et catholiques était la première base de cette critique. L’objectivité en était la seconde[20]. Il ne semble point y avoir de problème de logique, ici, pour l’auteur. On peut très bien disposer d’une « attitude critique, attentive et juste », pour employer ses propres termes, tout en ne permettant pas à l’art de « s’affranchir des lois morales ». « On ne peut admettre, surtout dans le cinéma, la théorie de ‘l’art pour l’art’, » disait-il. Une position très objective, effectivement…

    À partir du moment où le clergé s’empare de la morale afin de dicter ce qui est « bon » de ce qui ne l’est pas, dans le cinéma, on se retrouve avec une rhétorique plutôt intéressante :

    Qui de nous pourrait nier, dans ses souvenirs de spectateur, avoir au moins une fois souhaité, de manière plus ou moins consciente, bien sûr, mais certaine, que l’héroïne du film abandonne un mari peu compréhensif et laid, pour un amant séduisant et plein de charme? Ou qu’un voleur, incarné par notre acteur préféré, échappe à la poursuite de la police et puisse passer le reste de ses jours dans la jouissance paisible de l’argent volé? Ou qu’un mari généreux mette fin à ses jours en se suicidant, pour ne plus empêcher son épouse de rencontrer le ‘grand amour’[21]?

    Ce sont là des questions éminemment morales et objectives que le frère Bonneville pose afin d’énoncer les dangers typiques du cinéma. L’utilisation de la moralité comme thème central du discours sur la censure cinématographique servait alors principalement à la promotion des valeurs catholiques, et non à une prétendue objectivité. Autrement dit, l’emploi de la notion d’objectivité, dans cet article, présente davantage la construction de la subjectivité catholique de l’époque, et dresse un portrait des intentions cachées derrière le discours.

    Le cinéma : porteur d’idées libérales

    Cette « utilisation » de la moralité à travers le discours sur la nécessité de la censure cinématographique n’était cependant pas qu’un outil supplémentaire dans toute la chaîne argumentaire de l’Église catholique. Elle relevait d’un but précis. D’abord, elle permettait au clergé de cimenter la structure de son encadrement auprès des jeunes, autant dans les ciné-clubs que dans le milieu familial. Bien qu’il fallût encadrer cette jeunesse face à un cinéma « corrupteur », on se devait néanmoins de justifier la pertinence de ce discours paternaliste. La moralité servait justement à cela. Le discours paternaliste faisait référence au cinéma dans sa nature propre, tandis que le discours sur la moralité concernait plutôt les types de films, ou les messages qui s’y véhiculaient.

    Comme en fait foi cet exemple : « Flagrante, aux observateurs les plus divers, une constatation s’impose : la violence et la sexualité règnent en maîtresses au cinéma[22]. » C’est ainsi que le père Joseph d’Anjou amorce son article : « L’amour au cinéma », dans la revue Relations. Cette affirmation contient, à elle seule, toute la justification du discours clérical sur la moralité dans le cinéma. L’auteur poursuit : « Car le cinéma, par son obsession érotique exerce une séduction universelle : sur les adultes mal formés ou frustrés, sur les autres aussi, et davantage encore sur les adolescents et la jeunesse qui forment le gros de sa clientèle. Il importe donc que parents et maîtres, prêtres et apôtres laïques prennent conscience de la portée d’une influence qui, à elle seule, peut ruiner tous les efforts possibles d’éducation[23]. »

    Dans cet exemple, c’est la sexualité qui est lourdement condamnée. Dans un autre article, le père d’Anjou renchérit :

    Le prêtre Ludmann, qu’on n’accusera pas d’hostilité à l’endroit du cinéma, a des mots très durs pour caractériser les résultats actuels de cette influence : dépersonnalisation ou aliénation psychologique, corruption ou dissolution morale des spectateurs. Il explique la première par l’idolâtrie des stars et la standardisation des comportements superficiels en amour comme dans la vie sociale en général; la seconde, par le culte de la violence et de l’arrivisme à tout prix, par la commercialisation d’un érotisme débridé et obsessif, par l’exploitation du débraillé et de l’impudeur dans la manifestation des réalités qui exigent secret ou du moins discrétion, par l’étalage du cynisme sous prétexte de sincérité, enfin par la généralisation d’une fausse morale qui n’est rien d’autre qu’une démission infantile devant des modes et des conventions de pure façade[24].

    C’est donc dire que la critique que le clergé adressait au cinéma en était une très sévère. Celle-ci servait principalement à asseoir son discours sur la moralité. Il est intéressant de noter, dans cet extrait, que l’auteur emploie le terme « fausse morale », pour décrier le cinéma. Comme si la morale de l’Église catholique était tout simplement plus « vraie »… On tentait, en quelque sorte, de créer un monstre, un monstre auquel on devait obligatoirement s’attaquer, sans quoi on risquait d’y laisser notre âme. C’est de cette façon que le clergé jouait sur la sensibilité des gens afin de justifier l’exercice d’une censure cinématographique.

    Par ailleurs, ce discours sur la moralité ne servait pas qu’à condamner certains types de messages au cinéma. Il visait aussi à condamner le cinéma étranger (américain et français). Dans le cas du cinéma français, par exemple, comme le mentionne l’abbé Janssens vander Sande : « Un grand nombre de pays refusent la majorité des films français parce qu’immoraux. Il est intéressant de constater qu’aux États-Unis le plus grand souci de la Ligue de la Décence est le film français. […] Je suis loin de dire que la production des autres pays ne demande pas des réserves, mais il ne faut pas oublier que vu l’orientation spéciale des idées en France, l’on y produit beaucoup plus de films à thèse que des autres pays[25]. »

    Outre la violence et la sexualité, les valeurs libérales, telles que prônées dans le cinéma français de l’époque, constituaient donc une justification supplémentaire à l’application d’une censure cinématographique au Québec.

    Du côté du cinéma américain, ce n’était pas l’ensemble des productions cinématographiques qui posait problème; c’était davantage l’industrie hollywoodienne qui inquiétait l’Église catholique. Après tout, la Legion of Decency, aux États-Unis, assurait déjà, de par son influence considérable, un contrôle des productions filmiques. Fondée en 1933, et allant de pair avec la droite chrétienne américaine, qui constitue encore aujourd’hui un groupe d’influence très puissant, la Legion of Decency s’assurait d’appliquer une censure rigoureuse sur le cinéma.

    Les cotes morales

    Depuis 1948, à Montréal, on pouvait lire dans la revue hebdomadaire Ciné-service une série de critiques de films, à laquelle on associait des cotes morales précises. À Québec, c’était dans la rubrique « Ciné-bulletin » du quotidien L’Action catholique que l’on retrouvait l’établissement de cotes morales pour les films en salles. On n’était pas encore en présence d’un phénomène généralisé; la pratique était circonscrite. À partir de 1955, le système des cotes morales prend véritablement de l’ampleur avec la publication, par la Fédération des Centres diocésains du cinéma, de l’Index de 6000 films avec leur cote morale (1948-1955) [26]. Cette élaboration d’un système de cotes morales pour le cinéma représentait l’aboutissement pratique du discours sur la moralité. De cette façon, l’Église catholique pouvait généraliser ses prescriptions cinématographiques à l’ensemble de la population.

    Après la publication de l’« Index de 6000 films avec leur cote morale » en 1955, la nécessité des cotes morales devient un élément fondamental du discours clérical. Dans Ciné-orientations, en 1956, alors qu’on produisait un article sur le cinéma et la morale, on ne peut s’étonner de constater que l’utilisation des cotes morales était hautement conseillée :

    Si les catholiques sont invités par l’Église à suivre rigoureusement les indications données par les cotes morales, c’est parce que ces indications sont entourées de garantis [sic] indispensables pour assurer leur autorité. […] Peu de catholiques ont la conscience de leur devoir de collaboration dans ce domaine. Or, c’est une obligation pour tous. […] Les catholiques sont invités à respecter la cote morale d’abord pour leur salut personnel : il s’agit d’éviter les occasions de péchés[27].

    Il y avait donc ici toute une rhétorique associée aux cotes morales, qui obligeait les gens à les respecter sous peine de péché. On voit bien, dans cet extrait (qui d’ailleurs pourrait être multiplié avec d’autres articles), que le clergé se servait de la moralité, par l’entremise des cotes morales, pour assurer l’application d’une censure prescriptive.

    Toutefois, il va de soi que ce discours n’était pas complètement absent avant 1955, comme en fait foi cet exemple de la revue Nos Cours, en 1952. L’auteur suggère ici une procédure à suivre dans le choix des films à visionner : « Nécessité d’utiliser les revues spécialisées et index indiquant la cote morale des films. Les adultes encourent une grave responsabilité s’ils omettent ces précautions tant pour eux que pour leurs enfants. Cela fait partie de leurs devoirs vis-à-vis de la santé de leur âme, et de celles des leurs[28]. »

    On est donc à même de constater toute l’importance accordée aux cotes morales. Elles symbolisaient, en quelque sorte, l’aboutissement du discours sur la moralité, lequel devait nécessairement toucher la fibre sensible des gens.

    Conclusion

    Le présent article avait pour but d’interroger le discours de l’Église catholique en lien avec la censure cinématographique au Québec, au cours des années 1950. Pour ce faire, j’ai retenu trois revues d’inspiration religieuse : Nos CoursRelations et Ciné-orientations, à partir desquelles j’ai recensé tous les articles ayant pour sujet principal le cinéma. J’ai tenté de démontrer que le clergé catholique québécois de l’époque justifiait son application de la censure cinématographique en mettant l’accent sur les préoccupations sociales et spirituelles des gens. Je fus à même de constater que ces préoccupations relevaient principalement de deux thèmes centraux : la jeunesse et la moralité.

    Tout cet effort de censure du cinéma, au cours de la décennie 1950, visait à prévenir la prolifération des valeurs libérales au sein de la société québécoise. Et quand on pense à la période en question, laquelle précède immédiatement la Révolution tranquille, on ne peut s’étonner de pareille affirmation. Comme le mentionne l’historien Jean Hamelin dans son ouvrage sur le catholicisme québécois,

    Dans l’après-guerre, l’Église catholique n’a plus la capacité d’imposer un ordre socio-politique [sic]. Son emprise sur la population décroît. En son sein, surgissent des mouvements divergents qui affaiblissent son leadership. L’heure est aux discussions, aux tâtonnements, aux replis inquiets et aux affrontements[29].

    On comprend donc que l’Église catholique tentait fort probablement de s’accrocher à son pouvoir, par le biais d’une censure davantage prescriptive. Il n’était plus temps d’exercer un contrôle répressif d’interdiction; il fallait œuvrer dans la subtilité. Voilà pourquoi le clergé mit de l’avant un réseau de ciné-clubs, en plus d’un système de cotes morales. Il s’agissait de jouer sur la sensibilité des gens, sur leurs préoccupations, afin de mener à terme l’objectif de censure, du moins en ce qui touche au cinéma.

    Par ailleurs, le clergé bénéficia indirectement, il ne faut pas l’oublier, de l’avènement de la télévision en 1952. L’entrée de la télévision dans les ménages québécois fit en sorte que le taux d’entrées en salles chuta considérablement pendant la période de la décennie 1950. Le nombre de productions cinématographiques était également en baisse.

    Cependant, la prolifération des valeurs libérales et progressistes était déjà bien amorcée à cette époque. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’un remaniement structurel en profondeur ne s’exécute au sein de la société québécoise, ce que devait être la Révolution tranquille. En 1962, le rapport du Comité provisoire pour l’étude de la Censure dans la Province de Québec (Rapport Régis) interrogea formellement la pratique de la censure cinématographique. Cinq ans plus tard, soit en 1967, une loi était finalement adoptée mettant fin à la coupure de pellicules et aux rejets de films.

    Est-ce à dire que la censure cinématographique fut complètement balayée avec la loi de 1967? À ce titre, je me référerai à l’ouvrage de Pierre Hébert (2004), dans lequel il affirme qu’il ne se trouve pas que deux formes de censure (prescriptive et proscriptive). Il se trouve aussi une forme de censure beaucoup plus insidieuse et moins perceptible : la censure constitutive[30]. C’est une censure inhérente à la mise en commun des gens et des populations en sociétés, « consubstantielle à la régulation sociale ». Celle-ci dicte ce qui est socialement accepté et ce qui ne l’est pas. Très difficilement quantifiable, elle est également très difficilement identifiable, comme le mentionne Hébert.

    Ainsi, à la question justement posée, appuyant le propos du littéraire Hébert, je répondrai que la censure cinématographique, affaire de l’Église catholique ou pas, est un phénomène sociétaire. Parfois plus apparente, parfois moins, elle est présente. Le fait, par exemple, de restreindre l’accès, pour différents groupes d’âge, à certaines productions filmiques (16 ans et plus, 18 ans et plus…) constitue en soi une forme de censure, plus actuelle. Aussi, personne ne se dira probablement surpris de constater que les films contenant de la violence à outrance ou de la sexualité soient réservés, encore aujourd’hui, en fin de soirée, à la télévision. On s’objecterait même (avec force!) de voir ces films diffusés en après-midi ou en matinée.

    Socialement, nous nous imposons certaines règles, certaines normes, en matière de visionnement cinématographique. Et ce sont ces normes qui s’avèrent tout autant des formes de censure (« constitutive » dirait Pierre Hébert), comme le furent les cotes morales ou encore les ciseaux de la vieille Anastasie dans la première moitié du 20e siècle. Autre époque, autres mœurs.

    Pourrait-on entrevoir un avenir où la censure du cinéma ne serait plus que chose du passé? Sans toutefois verser dans le mélodrame, j’en doute fort. La vieille Anastasie guette toujours. Dans sa petite robe de ménagère, sa chouette scrutant l’horizon sur son épaule. Ses grands ciseaux ne sont jamais bien loin. Elle a la mémoire longue cette Anastasie, et surtout, elle n’oublie pas.

    Références

    [1] À ce titre, voir l’ouvrage de Pierre Hébert, Censure et littérature au Québec : des vieux couvents au plaisir de vivre, 1920-1959, Montréal, Fides, 2004

    [2] Yves Lever, « Cinéma », dans Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry, Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, p. 17.

    [3] Yves Lever, « L’Église et le cinéma au Québec », Mémoire de maîtrise (théologie), Montréal, Université de Montréal, 1977.

    [4] Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry, Dictionnaire de la censure au Québec…, Montréal, Fides, 2006.

    [5] Ghislain Labbé, « L’Église, le loisir et la censure au Québec, avant 1960 », Mémoire de maîtrise (récréologie), Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1983.

    [6] Paul-Émile Léger, « Le problème du cinéma », Nos Cours, vol 15, no 26 (mai 1954), p. 12.

    [7] Anonyme, « Cinéma et enfance », Ciné-orientations, vol 3, no 3 (1957), p. 42.

    [8] Anonyme, « Cinéma et enfance », op.cit., p. 54.

    [9] Yves Lever, L’Église et le cinéma au Québec…, op. cit., p. 51.

    [10] Joseph d’Anjou, « Les effets du cinéma », Relations, no 216 (décembre 1958), p. 317.

    [11] Bernardin Verville, « Le cinéma et la responsabilité du clergé », Nos Cours, vol 14, no 2 (octobre 1952), p. 14.

    [12] Bernardin Verville, « Le cinéma et la responsabilité du clergé », op. cit., p. 13.

    [13] Anonyme, « Cinéma et jeunesse », Ciné-orientations, vol 3, no 3 (1957), p. 79.

    [14] Chanoine Harbour, « Dimanche vs Cinéma », Œuvre des Tracts, no. 97 (1927), p. 6, cité dans Yves Lever, op.cit., p. 36.

    [15] Voir le mémoire de maîtrise d’Olivier Ménard, « Le ciné-club étudiant au Québec, un véhicule d’ouverture à la modernité culturelle, 1949-1970 », Mémoire de maîtrise (histoire), Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2006, 172 p.

    [16] Marie-Paule Vinay, « Rôle des parents et des éducateurs à propos du cinéma », Nos Cours, vol 14, no 2 (octobre 1952), p. 16.

    [17] Anonyme, « Une séance de ciné-club », Ciné-orientations, vol 1, no 4-5 (1955), p. 45-46.

    [18] Jules Godin, « Le Centre catholique du Cinéma », Ciné-orientations, vol 1, no 1 (1954), p. 4.

    [19] Jean-Baptiste Montini, « La primauté de la morale dans le problème du cinéma », Ciné-orientations, vol 3, no 1 (1956), p. 35-36.

    [20] Jacques Mordret, « Principes de critique cinématographique », Nos Cours, vol 14, no 8 (novembre 1952), p. 11.

    [21] Léo Bonneville, « La promotion des bons films », Ciné-orientations, vol 3, no 4-5 (1957), p. 69.

    [22] Joseph d’Anjou, « L’amour au cinéma », Relations, no 205 (janvier 1958), p. 16.

    [23] Joseph d’Anjou, « L’amour au cinéma », op. cit.

    [24] Joseph d’Anjou, « Les effets du cinéma », Relations, no 216 (décembre 1958), p. 318.

    [25] Janssens vander Sande, « L’influence du cinéma dans le monde », Nos Cours, vol 14, no 1 (septembre 1952), p. 14.

    [26] Yves Lever, « Index de 6000 films avec leur cote morale (1948-1955) », dans Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry, Dictionnaire de la censure au Québec…, op. cit., p. 338-342.

    [27] Anonyme, « Cinéma et morale », Ciné-orientations, vol 2, no 3-4 (1956), p. 74-75.

    [28] Bernardin Verville, « Les catholiques et le cinéma », Nos Cours, vol 14, no 2 (octobre 1952), p. 16.

    [29] Jean Hamelin, dans Nive Voisine, dir, Histoire du catholicisme québécois : volume III : le 20e siècle : tome 2 : De 1940 à nos jours, Montréal, Boréal, 1984, p. 109.

    [30] Pierre Hébert, Censure et littérature au Québec…, op. cit., p. 31-38.