Sous la direction des journalistes Benoît Collombat et Thomas Deltombe, de l’historien Amzat Boukari-Yabara et du militant tiers-mondiste Thomas Borrel, le collectif L’Empire qui ne veut pas mourir : une histoire de la Françafrique[1] présente une analyse détaillée des rapports entre la France et l’Afrique, de la période coloniale dès 1940 jusqu’à la période postcoloniale en 2021. Les auteurs se questionnent sur la naissance de la Françafrique, sur son fonctionnement et ses conséquences à travers les époques. Ils soutiennent que la Françafrique est un « système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines » (p.14). Leur démonstration nous éclaire sur la persistance du système de domination, sur plus de huit décennies, tant à travers la décolonisation, la Guerre froide que les nombreux chocs économiques entre 1940 et 2021.
Le choix d’analyser le concept et les rouages de la Franc̜afrique est intimement liée avec le contexte de production de l’ouvrage. Lors de la parution en 2021, plusieurs débats en France contestent l’existence de la Françafrique. Cette position est alimentée par les ex-présidents français Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron qui avancent que la prédation de la France en Afrique est chose du passé. À travers un cadre chronologique qui s’échelonne sur plusieurs décennies, L’Empire qui ne veut pas mourir présente pourtant une France qui, jusqu’en 2021, a conservé le contrôle de ses ex-colonies.
Afin d’étayer leurs idées, les directeurs du collectif font appels à 22 spécialistes, aussi bien des historiens que des économistes, politologues, sociologues et journalistes. Au total, 53 articles, répartis en six sections, nous permettent de retracer l’histoire de la Françafrique. La première section « La Françafrique en germe (1940-1957) » présente les fondements de la Françafrique, particulièrement en faisant un retour sur les principales institutions et les personnalités au cœur de la construction de ce système de domination. Les auteurs prennent soin de souligner que les élites politiques africaines, dont Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny, jouent un rôle clé dans la construction de la Franc̜afrique. La seconde section « Des indépendances piégées (1957-1969) » montre que la décolonisation fut davantage une illusion. En effet, au nom de la coopération, la France parvient à maintenir son influence en territoire nouvellement décolonisé. Les auteurs de cette seconde partie s’intéressent à la période la plus importante dans la construction de la Françafrique. Ils reviennent sur les mécanismes de la coopération franco-africaine, mais aussi sur le rôle important joué par Charles de Gaulle et Jacques Foccart qui développent un réseau unique pour maintenir l’allégeance des dirigeants africains loyaux à la France. La troisième section « La folie des grandeurs (1969-1981) » couvre la période de la Guerre froide, où la politique interventionniste française est mise de l’avant pour défendre ses intérêts en Afrique, autant contre la présence américaine que soviétique. Les auteurs mettent de l’avant les nombreuses interventions faites au nom de la protection du système de la Françafrique partout où l’autorité de la France a été contestée.
La quatrième section « La fausse alternance (1981-1995) » analyse l’État français et ses agissements en continuité avec les 55 dernières années. C’est pendant cette période que l’Élysée ne craint plus de soutenir les dictatures en Afrique et de s’en remettre à la collusion des élites politiques africaines. Au cœur de cette section, le rôle du président François Mitterrand est mis en lumière alors qu’il représente avec acuité la pensée de l’Élysée en Afrique.
Finalement, dans les deux dernières sections « Dévoilement et camouflages (1995-2010) » et « Le temps de la “reconquête” (2010-2021) », la question des critiques contre le système de la Françafrique faisant son arrivée à la fin des années 1990 est d’abord discuté par les auteurs. Ensuite, la majeure partie des chapitres présentent la manière dont le néocolonialisme français a su perdurer jusqu’en 2021 en utilisant toujours les mêmes moyens et les mêmes institutions des premières années de la décolonisation.
Sans contredit, l’originalité de L’Empire qui ne veut pas mourir se remarque à plusieurs niveaux. L’interdisciplinarité fait en sorte que les points de vue et les approches sont différents les uns des autres, tout en convergeant toujours vers des constats similaires. Cela a pour effet de renforcer la thèse des auteurs. Cependant, la dimension militante de l’ouvrage transparait dans l’écriture et le ton des articles[2]. Les auteurs prêtent ainsi le flanc à la critique puisqu’ils affichent ouvertement leurs positions sur un sujet politique toujours d’actualité. Dans une perspective historienne, il aurait été judicieux de présenter les deux côtés de la médaille en nuançant certains points.
En somme, L’Empire qui ne veut pas mourir vient réaffirmer la pertinence de l’étude du néocolonialisme et de la Françafrique pour interpréter l’histoire du développement en Afrique. Dans le champ historiographique de l’histoire du développement en Afrique et des relations franco-africains, le collectif s’inscrit en continuité avec l’étude pionnière de l’économiste François-Xavier Verschave[3]. Celui-ci a popularisé, à partir des années 1990, le terme de Françafrique pour parler négativement de l’emprise de la France en Afrique. Reconnaissant la charge historiographique associée à l’emploi de « Françafrique », les auteurs du collectif L’Empire qui ne veut pas mourir assurent un renouvellement de la définition de ce concept, le présentant de manière complète et intégrée.
Références
[1] Thomas Borrel et al., dir., L’Empire qui ne veut pas mourir: une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021, 992 p.
[2] Par exemple, le néocolonialisme français est régulièrement présenté comme un plan « machiavélique », et la perspective africaine ne fait que très rarement son apparition dans l’ouvrage. Cela nous donne l’impression que certains auteurs, militants, souhaitent surtout souligner les « mauvais » côtés de la France pour des raisons politiques, sinon idéologiques.
[3] François-Xavier Verschave, La Françafrique : le plus long scandale de la République, Paris, Éditions Stock, 1998, 379 p.