L’Université de Montréal et la Deuxième Guerre mondiale

Jeremy Walling, Université de Montréal

 

Le 14 septembre 1954, l’Université de Montréal accueillit deux membres de la famille royale britanniques, la duchesse de Kent et la princesse Alexandra dans le cadre d’une cérémonie solennelle : le dévoilement d’une plaque commémorant la mort d’anciens étudiants qui combattirent lors de la Deuxième Guerre mondiale[1]. Frappée par la rouille, cette plaque en l’honneur « aux fils valeureux de l’Université de Montréal » peut toujours être observée par ceux et celles qui visitent le pavillon Roger-Gaudry[2]. Indiquant aux passants que des membres de l’établissement périrent sur les champs de bataille, elle n’offre cependant aucune information quant au contexte entourant la participation de ces jeunes hommes à la lutte contre les forces de l’Axe ou le rôle que joua leur université dans ce conflit. Souhaitant contextualiser ce monument aux morts et explorer une part généralement négligée de l’histoire universitaire québécoise, la présente étude s’attaquera à la question suivante : quelle fut la contribution des étudiants de l’Université de Montréal à la Deuxième Guerre mondiale ? Dans l’optique de répondre à cette interrogation, les prochaines pages procèderont à une analyse attentive de la mobilisation des étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal dans le cadre de ce conflit en portant une attention particulière à trois éléments : la perception de la guerre par la population étudiante, l’entrainement militaire en milieu universitaire et la contribution financière des étudiants et étudiantes à la lutte armée menée par le Canada. En procédant à une telle analyse, il sera possible de démontrer que, malgré une opposition initiale à l’entrée en guerre du Canada et une résistance continue vis-à-vis de l’imposition de la conscription par le gouvernement, la population étudiante de l’Université de Montréal contribua activement à l’effort de guerre canadien.

Afin de supporter cet argumentaire, le présent texte aura principalement recours au Quartier Latin, le journal étudiant de l’Université de Montréal. Entièrement financé et géré par des étudiants, ce périodique fut publié pendant la totalité du conflit et constituait à l’époque « l’organe officiel de l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal »[3]. Bien qu’elle ne soit pas nécessairement représentative de l’opinion et de la réalité de l’ensemble des étudiants et étudiantes, cette source offre un excellent aperçu du quotidien de ces derniers, de leurs préoccupations, ainsi que des changements occasionnés par la guerre. Conséquemment, une analyse attentive des pages de ce périodique permettra de recréer l’atmosphère qui régnait sur le campus de l’Université de Montréal lors de la Deuxième Guerre mondiale.

Historiographiquement, il est nécessaire de préciser que la mobilisation de l’Université de Montréal lors de la Deuxième Guerre mondiale constitue un sujet d’étude rarissime. Au moment de l’écriture du présent article, seulement quatre textes scientifiques adressent directement la contribution de cet établissement au conflit. Parmi ce quatuor, l’on retrouve deux ouvrages publiés en 2020 sur le laboratoire nucléaire de l’Université de Montréal et sa participation au projet Manhattan : Montréal et la bombe de Gilles Sabourin et Projet Manhattan : Montréal au cœur de la participation du Canada à la bombe atomique américaine d’Antoine Théorêt et Matthieu P. Lavallée[4]. Bien que récents et connexes au présent sujet d’étude, ces ouvrages ne contribuent pas réellement à celui-ci puisque le projet atomique demeura un secret extrêmement bien gardé pendant la totalité du conflit et n’affecta aucunement la population universitaire. Pour trouver une analyse plus générale de l’université pendant la Deuxième Guerre mondiale, il est nécessaire de consulter L’Université́ de Montréal et sa participation à la Deuxième Guerre mondiale, un mémoire de maîtrise déposé en 1995 par Gilles Lafontaine, étudiant de l’Université de Montréal ainsi que « Des étudiants de l’UdeM ont pris part aux deux grandes guerres », un bref article composé en 2000 par l’archiviste Denis Plante[5]. La première étude n’ayant jamais été publiée et la seconde ne disposant qu’un peu plus de 1250 mots afin d’explorer la participation des étudiantes aux deux guerres mondiales, ces dernières ne possèdent que peu de visibilité et poids sur la scène académique. Face aux limitations de ces ouvrages, il est possible de consulter certains textes liés à l’histoire universitaire montréalaise, tels que Impatients d’être soi-même de Karine Hébert et l’Université de Montréal : la quête du savoir d’Hélène-Andrée Bizier quoique leur traitement du conflit se limite à quelques mentions succinctes[6]. En d’autres mots, la mobilisation de l’Université de Montréal lors de la Deuxième Guerre mondiale demeure à ce jour sous-étudiée et méconnue du public.

La perception étudiante du conflit

Pour commencer, il est nécessaire de se questionner quant à la perception étudiante du conflit afin de pouvoir contextualiser la participation des étudiants et étudiantes à l’effort de guerre. Heureusement pour la présente étude, ces derniers furent des plus vocaux quant à leur opinion du conflit. À lui seul, le Quartier latin publia des centaines d’articles touchant de près ou de loin la guerre et plusieurs de ces derniers occupèrent une place de choix au sein du périodique. Sur un total de 130 numéros publiés lors de la Deuxième Guerre mondiale, pas moins de 48 incluent un éditorial qui adresse directement la lutte contre les forces de l’Axe et ses divers aspects. Loin d’être répartis équitablement sur les six années que dura le conflit, ces éditoriaux furent particulièrement nombreux lors des premières années de l’affrontement. Pour être spécifique, le Quartier latin publia dix éditoriaux sur le sujet lors de l’année scolaire 1939-40, neuf en 1940-41, douze en 1941-42, onze en 1942-43, trois en 1943-44 et également trois en 1944-45. Il est ainsi possible de constater que le journal accorda une importance particulière à la guerre lors des quatre premières années de celle-ci et réduisit drastiquement le nombre d’éditoriaux sur le sujet à partir de 1943. Au premier coup d’œil, une telle réduction pourrait être interprétée comme une preuve d’une perte d’intérêt des étudiants et étudiantes pour la guerre ; ceux-ci ayant potentiellement identifié de nouveaux enjeux plus à même de mériter la première page du périodique. Néanmoins, une analyse attentive des éditoriaux en lien avec la guerre démontre que ceux-ci offrent uniquement une interprétation négative du conflit et que cette diminution drastique de leur nombre est plutôt indicative d’une plus grande tolérance et appréciation du conflit par les étudiants.[7]

Un excellent exemple de ce rejet initial du conflit par le Quartier latin est le premier article publié sur le sujet par le périodique soit : l’éditorial du 6 octobre 1939 intitulé « Nous ne parlerons pas de la guerre ». Résumé sommairement, ce texte constitue une attaque en règle de l’imposition de la censure militaire ainsi qu’une condamnation à peine voilée de l’entrée en guerre du Canada. Bien que l’équipe du journal affirme qu’elle respectera la censure et se gardera d’exprimer sa réelle opinion quant à l’effort de guerre canadien, elle souligne que la censure n’interdit pas au journal de « traiter de la conscription, de l’autonomie de la province de Québec, de nos sympathies panaméricaines » et qu’elle n’empêchera aucunement le journal de « travailler à la restauration et à l’identification d’une paix chrétienne » ou de soutenir « qu’en dépit des évènements actuels, nous continuerons de penser que nous vivons sur le continent américain et que notre mission culturelle est toujours en Amérique, quelque paradoxal que cela puisse paraître »[8]. Le dernier segment est particulièrement pertinent puisqu’il démontre que l’équipe du journal percevait le Canada comme une nation fondamentalement nord-américaine ; une nation qui ne possédait pas, selon elle, de réelle raison de participer activement à un conflit se déroulant loin de ses frontières. 

Bravant plus ouvertement la censure dans les prochains mois, l’équipe du journal réitèrera diverses variations de cet argument et rejettera à plusieurs reprises la participation canadienne à la Deuxième Guerre mondiale. La potentielle imposition de la conscription, soit l’entrée en vigueur du service militaire obligatoire, s’avéra un point particulièrement sensible pour les écrivains du Quartier latin qui déployèrent d’importants efforts afin de condamner toute tentative visant à obliger les Canadiens français à combattre hors du Canada. « Nous servirons en Amérique », un éditorial publié par le journal, en décembre 1939, offre un excellent résumé de l’opposition de la population étudiante et canadienne-française à la conscription en soutenant que : 

Nous admettons une participation économique, diplomatique et même s’il le faut l’envoi de volontaires. Mais personne n’a le droit d’exiger de la nation canadienne-française qu’elle consente à s’anéantir surtout quand cet anéantissement ne suffira jamais à déterminer d’une manière prépondérante la marche de la guerre. La guerre actuelle se fait au nom du principe des nationalités. Nous invoquons le même principe quand nous disons : pas de conscription. Nous préférons notre entité catholique et française à cette condition de serviteurs de l’Europe qu’on semble vouloir nous imposer[9].

Aucunement limitée aux pages du journal, cette opposition des étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal à la conscription se manifesta publiquement à plusieurs reprises. Dès 1940, les étudiants manifestèrent leur opposition à l’enrôlement militaire obligatoire en participant à un plébiscite pancanadien mené par la Fédération nationale des étudiants des universités canadiennes sur cette question. Inclus dans le Quartier latin du 15 mars, les résultats de ce vote furent non-équivoques : 900 étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal votèrent contre toute forme de conscription comparativement à seulement 35 qui s’exprimèrent en faveur d’une telle mesure[10]. Moins de deux ans plus tard, alors que l’ensemble du pays s’apprêtait à voter sur cette même question, les étudiants et étudiants de l’Université de Montréal exprimèrent encore plus vocalement leur opposition à cette mesure. Le 30 janvier 1942, l’AGEUM se positionna officiellement contre l’adoption de la conscription. Le 11 février de la même année, la communauté étudiante de l’Université de Montréal se joignit à une importante manifestation contre la conscription organisée par la Ligue pour la défense du Canada et présidée par un récent gradué de l’établissement, un dénommé Jean Drapeau[11]. Quoique ces efforts furent vains, la conscription étant adoptée par le gouvernement fédéral, leur existence exemplifie parfaitement l’opposition des étudiants et étudiantes de l’Université à une intensification de l’effort de guerre canadien lors des premières années du conflit.

Cette opposition perdit toutefois en vigueur à la suite du plébiscite sur la conscription de 1942. Comme le constata la professeure Karine Hébert dans son étude des journaux étudiants montréalais, le Quartier latin et la population étudiante de l’Université de Montréal abandonnèrent progressivement leur remise en question du bienfondé de la guerre et démontrèrent, à partir de 1943, une plus grande compréhension des enjeux soulevés par la guerre européenne ainsi qu’une certaine adhésion « à une partie de la rhétorique de liberté et de démocratie associée au conflit ».[12] Un excellent exemple de ce changement d’attitude est la création, en octobre 1943, d’une chronique militaire au sein du Quartier latin[13]. Impensable au début des hostilités, cette rubrique célébra et défendit régulièrement la contribution de l’université et de ses membres à l’effort de guerre canadien. Vantant le programme d’entrainement militaire offert aux étudiants ainsi que la contribution de ces derniers pour l’effort de guerre, elle ira même jusqu’à publier les photographies et les parcours militaires d’anciens membres de l’établissement qui se portèrent volontaires pour le front[14]. Bien qu’il serait exagéré d’affirmer que les étudiants et étudiantes embrassèrent entièrement l’effort de guerre, l’inclusion de tels articles combinée à une diminution nette des textes condamnant l’effort de guerre démontre clairement que l’opposition préalablement observée perdit en vigueur au fil des années et que les étudiants et étudiantes développèrent progressivement une opinion plus positive du conflit.

Entrainement militaire en milieu universitaire

Qu’elle soit opposée ou favorable à l’effort de guerre canadien, la population étudiante de l’Université de Montréal n’eut d’autre choix que de contribuer activement à celui-ci. Plus spécifiquement, les étudiants masculins d’âge adulte furent mobilisés par les autorités gouvernementales et universitaires via l’imposition de l’entrainement militaire obligatoire. Mis en place à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales en 1940, ce programme d’entrainement força les étudiants canadiens à compléter 110 heures d’entrainement martial lors de l’année scolaire ainsi que deux semaines d’instructions militaires au sein d’un camp d’entrainement estival géré par l’armée canadienne[15]. L’objectif d’une telle initiative était de soustraire les étudiants universitaires du programme de mobilisation militaire qui fut appliqué au reste de la population ; les universités et le gouvernement préférant que les étudiants complètent leur entrainement militaire en parallèle de leurs études afin d’éviter un effondrement de la population universitaire canadienne[16]. Tout individu qui s’opposait à cette mesure courrait le risque d’être conscrit et conséquemment renvoyé de l’université ; un ultimatum qui prit un nouveau sens à la suite du plébiscite de 1942, lorsque le gouvernement s’octroya le droit de déployer les conscrits canadiens hors du pays. En d’autres mots, les étudiants masculins de l’Université de Montréal se retrouvèrent, dès 1940, devant l’obligation de conjuguer études universitaires et entrainement militaire.

Sur le terrain, la majorité de l’entrainement des étudiants fut assuré par le Corps-École d’Officers Canadiens (CEOC) de l’Université de Montréal. Créé en 1913, le CEOC avait comme principale raison d’être d’offrir aux étudiants intéressés la possibilité de compléter une formation d’officier lors de leur parcours universitaire.[17] Originellement composée de volontaires, cette organisation connut une croissance fulgurante à la suite de l’imposition de l’entrainement militaire obligatoire. Ne comptant dans ses rangs que 425 recrues lors de la session d’hiver 1940, le CEOC de l’Université de Montréal dépassa la barre des mille membres dès la session suivante[18]. À la fin de 1943, l’organisation assurait la formation militaire de 1761 étudiants. Ce nombre d’étudiants fit du CEOC de l’Université de Montréal le Corps-École le plus imposant du pays ; l’université du Manitoba occupant une distance seconde place avec 1184 membres[19].

Considérant l’aversion initiale de la communauté étudiante de l’Université de Montréal pour l’effort de guerre canadien et son opposition farouche à l’instauration du service militaire obligatoire, il n’est guère surprenant de constater que celle-ci réagit négativement à l’imposition d’un programme d’entrainement militaire en milieu universitaire. Au sein du Quartier latin, l’entrée en vigueur de la mesure fut froidement accueillie et le CEOC se retrouva rapidement la cible de plusieurs critiques acerbes. Un excellent exemple de ces critiques fut la rédaction d’un article intitulé « l’entrainement et nous », au sein duquel un dénommé Pierre Martineau synthétisa les nombreuses objections de ses camarades aux formations militaires imposées par le gouvernement. Sommairement, il accusa l’entrainement d’être « […] inutile pour l’armée, pour l’effort de guerre et pour l’avancement de l’individu ; nuisible aux études, à la profession, à la société ». De telles critiques reposaient elles-mêmes sur la croyance que la qualité de l’entrainement offert était faible et que les hommes intéressés par le service militaire devraient inévitablement répéter celui-ci une fois recruté par les forces armées[20]

Face à ces accusations, les supporteurs du CEOC utilisèrent également le Quartier latin afin de défendre la pertinence des formations martiales offertes aux étudiants. Toutefois, les arguments choisis ne niaient aucunement l’impopularité de l’entrainement militaire auprès d’une large section de la population étudiante ainsi que la nature monotone des formations. Par exemple, l’auteur de la chronique militaire adressa à diverses reprises le manque d’enthousiasme des étudiants vis-à-vis du CEOC, mais se limita dans une large mesure à minimiser les inconvénients associés à l’entrainement militaire et à rappeler aux étudiants que celui-ci leur permettait de poursuivre leurs études à l’abri de la conscription. Au final, son argumentaire consistait à affirmer qu’« avec de la patience et un peu de bonne volonté il y a moyen de réduire au minimum les désavantages de l’entrainement militaire que personne d’entre nous n’a voulu mais dont nous avons tiré le meilleur parti possible »[21].

Prenant en considération cet apparent manque enthousiasme des étudiants pour l’entrainement militaire, il est des plus curieux de constater que l’imposition de ce dernier fut, dans une large mesure, un succès pour le gouvernement et l’effort de guerre. Malgré les complaintes, les étudiants de l’Université de Montréal se plièrent au règlement et suivirent les cours offerts par le CEOC sans offrir de réelle résistance. Constituant une importante source d’officiers francophones pour les forces armées, l’Université de Montréal ne forma pas moins de 1200 diplômés qui, une fois leurs études terminées, choisirent de se porter volontaires pour les forces armées du Canada[22]

Le fait que plusieurs centaines d’étudiants de l’Université de Montréal aient choisi d’appliquer volontairement les compétences développées par l’entremise du CEOC sur les champs de bataille de l’Europe résulte fort probablement du changement d’attitude constaté lors de la section précédente ; la plus grande appréciation des étudiants pour l’effort de guerre encourageant ces derniers à se porter volontaire en plus grand nombre. Cette théorie est supportée par la surprenante popularité du CEOC à la fin du conflit. Loin de tomber dans l’oubli, l’organisation fut l’objet d’un important projet de réforme mis de l’avant par l’AGEUM afin d’améliorer la qualité des formations offertes et d’assurer une plus grande présence canadienne-française au sein des forces armées du pays[23]. Bien que le nombre d’étudiants inscrits diminuât drastiquement à la suite de l’abolition de l’entrainement militaire obligatoire, le CEOC de l’Université de Montréal comptait toujours 264 membres en 1947 et demeurait le deuxième plus imposant contingent du pays[24]. Bref, l’entrainement militaire obligatoire, malgré sa nature involontaire et impopulaire, permit la mobilisation massive des étudiants de l’Université de Montréal pour l’effort de guerre et le développement d’une plus grande appréciation, au sein de la communauté étudiante, pour le domaine militaire. 

Contribution financière des étudiants et étudiantes

Inversement à l’entrainement militaire qui fut imposé et dirigé par les autorités gouvernementales et universitaires, la décision des étudiants et étudiantes de contribuer financièrement à l’effort de guerre demeura entièrement entre les mains de ces derniers. À l’instar de l’ensemble des citoyens canadiens, la population étudiante était libre d’investir ou non au sein des diverses campagnes pancanadiennes visant à financer l’effort de guerre par la vente d’obligations gouvernementales[25]. Une étude attentive des budgets de l’AGEUM, tels que publiés dans le Quartier latin, démontre qu’à titre de groupe, les étudiants et étudiantes choisirent d’investir des sommes non négligeables auprès de telles campagnes de financement quoique ces investissements tardèrent à se manifester. N’achetant aucune obligation gouvernementale entre 1939 et 1941, l’AGEUM investit au sein des Emprunts de la victoire une somme de 1000 $ en 1942, 2000 $ en 1943 et 3000 $ en 1944 pour un total de 6000 $ à la fin des hostilités.[26] Loin d’être modeste, ce montant correspond aujourd’hui à approximativement 92 000 $ ; une somme conséquente lorsque l’on prend en considération l’ambivalence initiale des étudiantes et étudiantes vis-à-vis de l’effort de guerre canadien[27].

Loin d’être empreinte de ferveur patriotique, l’annonce de ces investissements dans le Quartier latin furent fondamentalement discrète et blasée. Bien que le périodique soit l’organe officiel de l’AGEUM, l’association étudiante n’utilisa pas celui-ci afin de promouvoir ou publiciser sa décision d’investir l’argent des étudiants et étudiantes dans les Emprunts de la victoire. Outre les budgets publiés annuellement, un seul article adressa directement ces investissements et le ton choisi est des plus indicatif du malaise provoqué par ces derniers. Écrit par le président de l’AGÉUM et publié au sein du Quartier latin du 13 mars 1942, l’article en question défendit l’achat des bons gouvernementaux en soutenant qu’il fut uniquement motivé par « un principe de bonne économie ». Du même souffle, l’auteur renia toute affiliation avec « des milieux dont la teinte est franchement participationniste à outrance, tant pour le capital matériel que le capital humain » et réitéra l’opposition de l’AGEUM à l’imposition de la conscription.[28] En d’autres mots, l’AGEUM défendit son achat de bons visant à supporter l’effort de guerre en affirmant que celui-ci constitue un simple investissement financier dénoué de toute implication politique.  

Pour comprendre le désir de l’AGEUM de retirer toute connotation patriotique de sa contribution financière à l’effort de guerre, il est nécessaire de prendre en considération la profonde ambiguïté qui caractérisait alors la participation de la communauté étudiante de l’Université de Montréal à l’effort de guerre. Comme constaté dans le segment dédier à l’évolution de l’opinion étudiante vis-à-vis du conflit, les premières années de la guerre furent marquées par une opposition vocale des étudiants à diverses facettes de la participation canadienne à cette lutte armée. L’une de ces facettes étant l’imposition du service militaire obligatoire, il n’est guère surprenant que l’annonce de l’achat massif de bons gouvernementaux, quelques semaines avant le plébiscite sur la conscription, provoquât une certaine résistance au sein de la communauté étudiante et que les dirigeants de l’AGEUM aient choisi de réduire leur action à un simple placement financier. Similairement, il est possible de constater que l’augmentation progressive des montants investis au sein des bons gouvernementaux concorde avec la diminution de l’hostilité des étudiants et étudiantes envers la participation canadienne à la Deuxième Guerre mondiale quoique les données disponibles ne permettent pas de tirer une conclusion définitive sur le sujet. Toutefois, l’absence d’articles justifiant les investissements consentis par l’AGEUM en 1943 et 1944 laisse croire que la controverse initialement provoquée par l’achat des premiers bons fut alors suffisamment réduite pour que les dirigeants de l’AGEUM se sentent libres d’investir de telles sommes sans sentir le besoin de justifier publiquement leur décision.

Conclusion

En explorant la mobilisation de la population étudiante de l’Université de Montréal lors de la Deuxième Guerre mondiale, le présent article chercha à souligner la contribution de celle-ci à l’effort de guerre canadien. Dans un premier temps, il fut démontré que les étudiants et étudiants de l’Université de Montréal possédaient initialement une opinion négative du conflit et ne souhaitaient pas voir leur pays contribuer de manière excessive à ce dernier. Néanmoins, cette opposition évolua progressivement au fil des années afin de faire place à un support mitigé du conflit. Dans un second temps, l’imposition de l’entrainement militaire obligatoire força des milliers d’étudiants à suivre, contre leur gré, une formation militaire en parallèle de leur étude. Malgré son impopularité, l’application de cette mesure créa un important bassin d’officiers francophones pour les forces armées canadiennes et transforma le CEOC de l’Université de Montréal en l’une des plus importantes organisations de son genre au Canada. Finalement, il fut démontré que les étudiants et étudiantes choisirent, à titre de groupe, d’investir des sommes d’argent non négligeables auprès de l’effort de guerre. Combinées, ces trois sections supportent la conclusion suivante : la mobilisation de la communauté étudiante de l’Université de Montréal fut simultanément controversée et considérable. 

Bien que spécifique à une unique université et relativement brève, cette étude ouvre la voie à un plus grand questionnement de la mobilisation du milieu universitaire canadien-français lors de la Deuxième Guerre mondiale. Comme démontré tout au long de cette étude, le milieu universitaire fut hautement mobilisé par le conflit et contribua de manière non négligeable à l’effort de guerre du pays. Qui plus est, cette mobilisation prit différentes formes et provoqua diverses réactions auprès de la population étudiante ; les étudiants opposant, tolérant et supportant simultanément diverses facettes de l’effort de guerre canadien. Une telle complexité mérite d’être adressée puisqu’elle possède non seulement le potentiel d’améliorer notre compréhension du rôle joué par les établissements d’enseignement supérieur en temps de guerre, mais de transformer notre compréhension toujours limitée de la participation de la population canadienne-française à la Deuxième Guerre mondiale.


Références

[1] Le Quartier latin, « Visite royale à l’Université », Le Quartier latin, 16 septembre 1954, p.1.

[2] Répertoire du patrimoine culturel du Québec, « Plaques des Fils valeureux de l’Université de Montréal », 2013, https://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/detail.do?methode=consulter&id=110985&type=bien

[3] Christine Lemaire, « Les femmes à l’Université́ de Montréal vues à travers un journal étudiant : Le Quartier latin (1927-1945) », Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal, 1990), pp.35-9.

[4] Sabourin, Gilles. Montréal et La Bombe, Québec, Septentrion. 2020 et Antoine Théorêt et Matthieu P. Lavallée, Projet Manhattan : Montréal au cœur de la participation du Canada à la bombe atomique américaine, 2020.

[5] Gilles Lafontaine. « L’Université́ De Montréal et sa participation à la Deuxième Guerre mondiale », Mémoire de maîtrise (histoire), Université́ de Montréal, 1985 et Denis Plante, « Des étudiants de l’UdeM ont pris part aux deux grandes guerres : L’Université a fait sa part dans l’effort de guerre », Forum, Vol. 36, No. 10, 6 novembre 2000.

[6] Karine Hébert, Impatient d’être soi-même : Les étudiants montréalais, 1895-1960, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008 et Hélène-Andrée Bizier, L’Université́ de Montréal : la quête du savoir, Montréal, Libre expression, 1993.

[7] Le Quartier latin, vol. 22-7, 6 octobre 1939 au 23 mars 1945.

[8] Jacques Duquette, « Nous ne parlerons pas de la guerre », Le Quartier latin, 6 octobre 1939, p.1.

[9] Jean Vallerand, « Nous servirons en Amérique », Le Quartier latin, 15 décembre 1939, p.1.

[10] Inconnu, « Résultats du plébiscite sur la conscription », Le Quartier latin, 15 mars 1940, p.6.

[11] Marcel Robitaille, « Conscription », Le Quartier latin, 6 février 1942, p.1.

[12] Karine Hébert, op. cit, p. 179.

[13] Le cadet Décinquante [pseudonyme], « Chronique militaire », Le Quartier latin, 8 octobre 1943, p.3.

[14] Le Quartier latin, vol. 27, no. 12-20, 19 janvier 1945 au 23 mars 1945 Seules les numéros 17, 18 et 19 ne contiennent pas d’articles sur le parcours d’un ancien étudiant devenu soldat.

[15] Archives de l’Université de Montréal Fonds D0035 1471, Lettre ouverte du C.E.O.C. aux étudiants de l’Université de Montréal, 25 septembre 1941.

[16] Anne Millar, « Wartime Training at Canadian Universities during the Second World War », Thèse de doctorat (histoire), Université d’Ottawa, 2015, pp.15–23.

[17] Gilles Lafontaine, op. cit, pp.59-60.

[18] Archives de l’Université de Montréal, Fonds D0035 1467, Lettre adressée à l’officier du district militaire numéro 4, 10 juillet 1940.

[19] Anne Millar, op. cit, p.87.

[20] Pierre Martineau, « L’entrainement et nous », Le Quartier latin 28 janvier 1944, p.3.

[21] C.D., « L’entrainement militaire est-il monotone ? », Le Quartier latin 17 décembre 1943, p.3.

[22] Inconnu, « Le C.E.O.C. et ses anciens », Le Quartier latin 30 novembre 1945, p.4.

[23] Charles-A. Lussier, « Manifeste au sujet de notre C.E.O.C. », Le Quartier latin 20 novembre 1945, p.1.

[24] McGeer, Varsity’s Soldiers: The University of Toronto Contingent of the Canadian Officers Training Corps, 1914—1968, Toronto, University of Toronto Press, 2019, pp. 223 et 339.

[25] Caroline Bédard, « L’expérience quotidienne des Québécoises francophones pendant la Deuxième Guerre mondiale vue à travers La Revue Populaire et La Revue Moderne », Mémoire de maîtrise (histoire), Université du Québec à Montréal, 2011, p. 94.

[26] Florian Leroux, « L’Association générale verse mille dollars à l’emprunt de la victoire », Le Quartier latin 13 mars 1942, p.3 et Fernand Delhaes, « Aux members de l’A.G.E.U.M. », Le Quartier latin, 15 octobre 1943, 6 octobre 1944, 12 octobre 1945, pp. 6, 6 et 4 respectivement.

[27] Banque du Canada, « Inflation calculator », 2021, https://www.bankofcanada.ca/rates/related/inflation-calculator/

[28] Florian Leroux, op. cit, p.3.