Les batailles de mémoire dans le Logone et Chari et leurs enjeux identitaires et politiques

Harouna Barka
Université de Ngaoundéré

Résumé : Cet article se propose d’étudier les différentes actions entreprises par les principales ethnies présentes dans le Logone et Chari, à savoir les Kotoko et les Arabes Choa. Depuis quelque temps, ces deux groupes ethniques se sont lancés dans une production littéraire et historiographique particulièrement marquée par des rééditions d’articles, des motions de soutien, des lettres ouvertes et des mémorandums. L’objectif de cette démarche était de mettre en scène une image d’eux, de se fabriquer une identité qui leur permette de mieux se vendre à l’électorat et de mieux se positionner sur la scène politique locale. La fabrication de cette identité s’est faite non seulement à travers la création de musées, mais aussi par la collecte et la diffusion de leurs mythes d’origine, à travers une histoire sur laquelle ils ont brodé des liens avec l’Égypte pharaonique et sa glorieuse civilisation, et enfin à travers la mise en exergue de leur filiation avec les Sao et leur brillante civilisation de la terre cuite. Nous nous attachons ainsi dans le présent article à recenser les actions mémorielles entreprises ou commanditées par les Arabes Choa, à présenter les réactions de leurs rivaux politiques kotoko destinées à combattre ce révisionnisme, puis à étudier au-delà de ces affrontements mémoriels locaux le message et l’idéologie que chacune des parties veut transmettre dans l’opinion publique nationale et internationale.

Mots-clés : Résurgence – identité – altérité – mémoire – rivalités mémorielles – Logone et Chari

 

Table des matières
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    L’histoire n’a jamais été la propriété privée des historiens, car de tout temps, elle a été investie par des logiques politiciennes et idéologiques, à tel point qu’au fil du temps, son écriture ou sa pratique ont fini par faire d’elle l’instrument le mieux adapté pour formater l’esprit des hommes, afin qu’ils soient plus réceptifs aux idées qu’on veut leur transmettre. De nos jours, celle-ci soulève de nombreux enjeux parmi lesquels figurent des questions identitaires, des défis épistémologiques et des devoirs de mémoire. Depuis 1990, on assiste au Cameroun à une prolifération d’essais, d’ouvrages de mémoire et des mémorandums portant sur l’histoire des communautés locales [1]. Cette profusion tous azimuts des histoires locales s’est parfois accompagnée de cérémonies culturelles au cours desquelles des chercheurs, à l’instigation des groupes ethniques, brossaient l’historique de tel ou tel peuple, mettant ainsi en exergue des pans importants de l’histoire de leur communauté [2]. Ainsi, au fil du temps, dans les mœurs des communautés ethniques, de nouvelles pratiques ont été initiées. Parmi ces pratiques, on pourra donner comme exemple d’avoir recours à des chercheurs chevronnés, à des spécialistes et à des universitaires, afin que ces derniers rappellent à l’assistance conviée pour l’occasion quelques récits importants de leur mémoire ou de leur histoire [3]. Si le débat sur le rôle de Rabah a été très rapidement et définitivement clos sur le plan international et national, il reste que sur le plan régional, ce récit réactualisé continue d’être une question émotionnellement chargée et épistémologiquement orientée au sein des communautés ethniques du Logone et Chari [4]. Partagé entre devoir de mémoire, travail de mémoire et mémoire historique, ce récit parmi tant d’autres, opportunément récupéré, folklorisé à outrance et périodiquement instrumentalisé par les élites politiques, se trouve ultimement au centre d’une bataille de mémoire dont les enjeux sont de l’ordre de la valorisation d’une identité pour les uns, de l’intégration historique pour les autres, et d’un dilemme pour l’historien confronté à ces usages et mésusages des récits historiques.

    Ces exhibitions mémorielles ou historiques n’ont jamais été strictement « artistiques et culturelles » comme ont voulu le faire croire les groupes de pression qui les organisent. Elles ont cessé d’être folkloriques pour être politiques à partir du moment où les élites politiques kotoko ont commencé à utiliser le patrimoine culturel matériel et immatériel kotoko pour se positionner sur la scène politique locale et nationale. Derrière les masques en terre cuite, les sculptures de terre cuite ou de bronze, les musées, les chants et danses traditionnelles, les monographies et aujourd’hui les conférences universitaires, on pouvait clairement entrevoir la volonté de s’affirmer face aux autres communautés. Cette propagande, fondue dans l’écho des tam-tams, disait en sourdine aux autres groupes ethniques de la région : « nous autochtones, avons une histoire, nous sommes les maîtres de la terre, de cette terre [5] ». C’est pourquoi, à croire ces manifestations purement culturelles, à les croire folkloriques et tamtamesques, on se condamne certainement à une lecture naïve des faits et une analyse superficielle des enjeux de la mémoire. Ainsi, ces manifestations de la mémoire, elles-mêmes devenues de véritables objets d’étude pour les historiens du fait de leur réception favorable dans la société et de l’intérêt manifesté par les associations culturelles à leur égard, soulèvent un certain nombre de questions, à savoir : quelles sont les instances où se manifestent les batailles de culture dans le Logone et Chari et quels sont les enjeux qu’elles soulèvent ? Également, quels sont les facteurs qui engendrent leur production et comment à travers ces dernières les groupes ethniques en présence espèrent-ils se positionner sur la scène politique ? Nous émettons l’hypothèse que les groupes ethniques organisés en associations culturelles utilisent leur patrimoine mémoriel et historique pour s’intégrer socialement, pour légitimer leur pouvoir ou pour se positionner sur la scène politique. Plus précisément, nous pensons qu’en se basant sur l’histoire et la mémoire, les groupes ethniques kotoko et arabe-choa se livrent une bataille de mémoire ou de culture dans une logique qui établirait un lien de causalité entre l’antériorité de leur présence sur le territoire, leurs origines prestigieuses, les grandes figures de leur passé et la légitimité ou le droit d’exercer le pouvoir localement.

    Pour analyser l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire dans le Logone et Chari, il est important de faire un certain nombre de mises au point. D’emblée, il convient de souligner que de manière générale, les études historiques et les conférences consacrées à la reconstitution de l’histoire, de la mémoire collective ou du récit de certains groupes ethniques, ont été mobilisées par des associations culturelles organisées en groupes de pression. Ce sont entre autres le La’akam des Bamilékés, le Cercle des amis de la forêt équatoriale (CAFE) des Beti, le South-West Elite Association (SWELA) chez les Bakweri, le North-West Elite Association (NWELA) chez les Nso, la Dynamique culturelle kirdi (DCK) regroupant les élites non musulmanes du Nord-Cameroun [6] et l’Association culturelle sao-kotoko dans le Logone et Chari qui regroupe les élites des principautés kotoko. La démarche de ces associations culturelles et de ces groupes de pression peut être observée à deux niveaux.

    Premièrement, au niveau de la rédaction des mémorandums et des lettres ouvertes, considérées comme une forme de revendications ethno-régionales, ces productions socialisées ont pris de l’ampleur dans les années 1990. Généralement rédigées par les élites politiques et intellectuelles organisées en groupe de pression, ces productions socialisées ont pris de l’ampleur dans les années 1990 et ont été adressées dans la plupart des cas au président de la République, pour lui faire part des problèmes que vivent les communautés au nom desquelles ils sont écrits. Dans la plupart des cas, l’objet de ces productions socialisées porte sur la représentativité de ces groupes ethniques au sein de l’appareil étatique. Comme le souligne le collectif Changer le Cameroun, c’est dans le cadre de ces associations ethno-régionales qu’est née l’idée de la rédaction des mémorandums, avec pour objectif apparent de dénoncer la situation marginale dont sont victimes certaines communautés par rapport à d’autres [7].

    Deuxièmement, ces groupes de pression agissent à travers des journaux, des revues et la presse écrite. À ce niveau, certaines élites politiques se font interviewer par certains organes de presse sur des thématiques centrées et orientées vers la région d’origine de l’élite en question. C’est alors l’occasion pour ces derniers de développer des théories fumeuses et ethnocentristes sur divers aspects de la vie politique de leur région d’origine. C’est le cas d’un Arabe Choa originaire du Logone et Chari, exerçant la fonction de ministre des relations extérieures chargé du monde islamique, qui accorde une interview parue dans un journal lu dans tout le pays [8]. Cette interview controversée suscite des droits de réponse des élites kotoko Hassana Abani, Mamadi Mahamat, Mahamat Amine et du Dr Abouamé Salé, publiés dans le même journal [9].

    En dernière position, on peut mentionner des conférences qu’organisent parfois les étudiants à l’occasion de leur semaine culturelle ou celles organisées par des associations culturelles comme l’Association culturelle sao-kotoko [10]. On peut citer trois conférences tenues à Maroua et à Logone Birni par plusieurs intellectuels et écrivains parmi lesquels figure Dieudonné Gnamankou, à l’occasion du Festival des arts et traditions sao-kotoko. De même, dans le cadre de la promotion de la culture sao-kotoko, des revues sont créées et les articles qu’on y trouve retracent l’histoire de l’ethnie, ses mythes et légendes, ses origines et la richesse de son patrimoine culturel. En effet, plusieurs ouvrages ont été utilisés dans le cadre d’une restauration historique soit dans les lettres ouvertes, soit dans des droits de réponse dans la presse écrite. C’est le cas de Labar, une revue qui paraît à l’occasion de chaque tournée de l’Association culturelle sao-kotoko. On peut noter dans les articles que propose cette revue le recours régulier aux écrivains et ouvrages qui d’une manière ou d’une autre traitent de certains aspects de l’histoire ethnique [11]. Il est très important de souligner que ces ouvrages n’ont aucune prétention ethnocentriste. C’est leur caractère scientifique qui est plutôt utilisé par les groupes de pression ou les associations culturelles dans une logique d’instrumentalisation. En fait, le recours à l’histoire est un gage de légitimité pour ces derniers. En somme, l’historiographie produite par les deux groupes ethniques en confrontation est constituée en majorité de lettres ouvertes, de mémorandums, de revues culturelles, d’articles de presse et de brochures collectées chez des particuliers. La faiblesse de ces sources réside dans le fait qu’elles sont en grande partie constituées de lettres ouvertes, ou d’archives privées. Par conséquent, elles sont pour la plupart signées par des comités ad hoc. Toutefois, leurs contenus assez pertinents nous permettent de vérifier nos hypothèses. Ainsi notre démarche consiste à collecter et à analyser ces productions socialisées de l’histoire et de la mémoire produites par les groupes ethniques arabe-choa et kotoko, en confrontant les articles parus et les droits de réponse des uns et des autres.

    Un bref rappel historique

    Le Logone et Chari a connu au cours des deux dernières décennies une évolution politique due principalement aux bouleversements générés par le vent de démocratisation et l’avènement du multipartisme des années 1990. Ces bouleversements n’ont pas seulement affecté les structures sociales, économiques et politiques, mais ont également atteint les pratiques individuelles et les imaginaires sociaux. Les manifestations de ces changements ont surtout été perçues au sein des deux principaux groupes ethniques en compétition dans la région, à savoir les Kotoko et les Arabes Choa. Ces communautés ont longtemps vécu dans un tacite compromis qui plaçait les nouveaux arrivants sous la vassalité des communautés originelles [12]. Cette situation de vassalité a été entretenue par l’administration coloniale française qui craignait l’émergence d’un panarabisme dans la région [13]. Ainsi, de la période coloniale à la veille de l’ouverture démocratique, le contexte sociopolitique était favorable à la communauté kotoko, qui a joué le rôle d’allié auprès des autorités administratives, grâce à son élite intellectuelle et à la spécificité de l’organisation structurelle de sa société traditionnelle [14]. Pour les autres communautés et principalement la communauté arabe-choa, les politiques ethniques implémentées dans la région sont perçues en termes de marginalisation, d’exclusion et surtout d’injustice, d’autant plus que celle-ci est numériquement la plus importante de la région.

    Après l’indépendance du Cameroun, le gouvernement d’Ahmadou Ahidjo, dans une logique de continuité, a décidé de maintenir le statu quo. Malgré la mise en place d’un parti unique censé empêcher l’émergence des particularismes ethniques et malgré l’établissement d’une politique de quota visant à maintenir un certain équilibre dans la région, la préférence ethnique du président Ahidjo se porte sur les Kotoko [15]. À la veille de l’ouverture démocratique des années 1990, on assiste à un bouleversement qui change la donne au niveau de l’échiquier politique du Logone et Chari. Le repositionnement politique à la faveur de l’ouverture démocratique dans le parti au pouvoir occasionne le renversement de la classe politique kotoko au profit des Arabes Choa. Ce bouleversement a déclenché la lutte pour le contrôle de l’espace politique et économique, entraînant ainsi les populations de la région dans une logique d’arithmétique ethnique et de compétition politique [16]. Dès lors, on assiste au sein de la communauté arabe-choa à l’émergence d’une classe politique constituée des commerçants enrichis qui contrôlent le marché, l’importation des produits manufacturés ou qui s’investissent dans le secteur de l’éducation à travers la construction d’établissements privés [17]. Par ailleurs, ils assiègent le parti au pouvoir le RDPC dans une logique d’entrisme. Cette promotion sociale contraste avec la paupérisation des Kotoko et l’atmosphère reste désormais tendue entre les deux communautés. Ces relations tendues vont conduire en janvier 1992, soit à la veille des premières consultations pluralistes, à des affrontements sanglants et meurtriers entre les deux communautés [18]. L’une des raisons avancées qui expliquent ce conflit est la distribution frauduleuse des cartes électorales. En effet, des cartes d’électeurs auraient été distribuées gracieusement aux populations arabes non camerounaises originaires du Tchad et du Nigéria, avec la complicité des Arabes Choa du Logone et Chari [19]. En fait, il est important de relever que les Kotoko ont souvent considéré les Arabes Choa comme des étrangers dans une région où ils s’estiment uniques et légitimes propriétaires [20]. Après le rétablissement de la paix, un nouveau genre de guerre commence entre les deux communautés, porté cette fois autour des batailles de mémoire. Celle-ci commença par la production dans chaque communauté ethnique de mémorandums comme justificatifs pro domo du conflit armé qui venait de s’achever : accusation de génocide planifié faite par les Kotoko pour alimenter la thèse du complot arabe-choa, instrumentalisation de l’histoire par les Arabes Choa pour se positionner en victimes et bien d’autres artifices caractérisent ce nouveau type de bataille [21]. Sans vouloir illustrer de manière systématique l’ensemble des thèses qui ont été avancées au cours de ces batailles de mémoire, il y a lieu d’exposer un certain nombre de cas tirés de la production historique ou littéraire sur cette question. Ces cas illustrent comment, à travers des exercices épistolaires, ces différentes communautés instrumentalisent les récits historiques et organisent des cérémonies pour cristalliser autour d’eux des partisans dans le but de mieux se positionner sur la scène politique.

    Les batailles de cultures et l’instrumentalisation de l’histoire

    Le 31 mars 1992, les élites kotoko adressent une lettre ouverte au Président de la République, signée de toutes les élites extérieures et des dignitaires locaux, dont Ousmane Mey, ancien gouverneur du Grand Nord [22]. Cette missive avait pour objet de présenter leur version des faits à propos du conflit et de la situation dans le Logone et Chari. Le 27 avril 1992, cette lettre est suivie d’une autre intitulée «Complément à la lettre ouverte », initiée par un particulier kotoko [23].

    Quelques mois après, un comité kotoko fait rééditer un article intitulé « les Chouwa », écrit par Eldridge Mohamadou, dans lequel sont exposées des théories sur les origines des Arabes Chouwa [24]. Le 10 février 1993, un mémorandum titré « Les tenants et les aboutissants de la tragédie du Logone et Chari  [25] » est produit et transmis aux services du premier ministre par la « cellule de communication et de l’information des élites du Logone et Chari ». Ce document est initié par l’élite kotoko et revient sur les différents conflits ayant existé entre les Kotoko et les Arabes Choa, avec un accent particulier sur le conflit de 1992. Dans ce document sont recensées entre autres toutes les injustices en termes d’impunité des coupables et de laxisme dont s’est rendue coupable l’administration camerounaise. Le 21 juin 1993, une « lettre de remerciement et d’encouragements » est adressée au Président de la République signée de plusieurs élites kotoko, félicitant celui-ci pour la réussite de « l’opération Nomade [26] ». Il est important de signaler que cette opération s’est soldée par la capture et la mort de plusieurs coupeurs de route arabes-choa. La lettre des autorités traditionnelles kotoko est donc apparue comme une sorte d’attaque envers la communauté arabe-choa à laquelle la majorité de ces coupeurs de route abattus ou arrêtés appartenaient.

    En mars 1994, une autre lettre de « remerciement et d’encouragement » initiée par les chefs traditionnels kotoko est adressée au Président de la République, le félicitant pour la réussite de « l’opération Scorpion [27] ». Cette initiative du gouvernement destinée à éradiquer le problème de l’insécurité en tenant compte de l’opération précédente se solda curieusement de la même manière, c’est-à-dire par la confirmation que les coupeurs de routes dans la région appartenaient à la communauté arabe-choa.

    En 1994, un comité d’Arabes Choa produit un document dans lequel ils proposent de présenter à la communauté nationale et internationale leur version des faits. Dans ce document, tout y passe : suspicion de racisme à l’encontre des Kotoko, élaboration des théories révisionnistes sur l’islamisation des Kotoko, accusation de génocide, retour sur leur rôle dans l’empire de Rabah, sous-scolarisation des Arabes Choa et la part de responsabilité des Kotoko dans cet échec, accusation de certains cadres du gouvernement accusés de mener une lutte acharnée et aveugle contre la communauté arabe-choa [28]. Bref, une litanie d’accusations, de contestations et de justifications qui remet en cause les lettres ouvertes des élites kotoko [29].

    En 1998, paraît dans le journal El Qiblah un article dans lequel sont développées des thèses qui démontrent les prétentions d’islamisation des Kotoko par les Arabes Choa [30]. Dans ces articles, les Arabes Choa déclaraient être à l’origine de l’islamisation des Kotoko, lesquels sont à l’occasion présentés comme pratiquants d’un islam impur [31]. À en juger par la réplique qui a suivi, il est évident que les Kotoko ont accueilli ces communications comme une atteinte à leur intégrité religieuse et à leur identité culturelle. Ces écrits ont conduit les Kotoko à se lancer à la réhabilitation de leur identité à travers l’histoire et la mémoire [32]. En réponse à cet article jugé tendancieux et outrageant, un groupe kotoko organisé en association culturelle réplique en rétablissant « la vérité » sur l’islamisation des Kotoko, qui serait plutôt d’origine bornouane. Le groupe de pression n’hésite pas à se baser sur des documents scientifiques de référence.

    En 2000, les Arabes Choa produisent une littérature hagiographique de Rabah et organisent des cérémonies à l’occasion du Festival international de Kousseri pour commémorer le centenaire de sa mort [33]. Cette initiative vise l’opinion publique nationale, mais aussi et surtout internationale, à travers l’encodage idéologique de termes comme « résistants » et « collaborateurs », qui sont employés pour discréditer l’alliance entre les Kotoko et l’administration coloniale et pour rehausser la marginalisation des Arabes Choa en la faisant paraître comme une répression de leur anticolonialisme précoce [34]. 

    Le 15 avril, soit une semaine avant l’ouverture du Festival international de Kousseri, le comité publie son rapport sous la forme d’un document de quatre pages [35], que la MURELOCY [36] adresse à l’Association culturelle sao-kotoko à Kousseri, avec recommandation d’ampliation aux autorités administratives, politiques et traditionnelles:

    Il s’est dégagé des discussions que la commémoration de ce centenaire n’est qu’un prétexte à certains nostalgiques pour faire revivre l’esprit de Rabah et le magnifier comme personnage historique […]. Sous le fallacieux prétexte de commémorer cette bataille à l’occasion du Festival international de Kousseri, certains esprits nostalgiques et belliqueux veulent magnifier le personnage Rabah. À vrai dire, le passage de Rabah fut un véritable cauchemar à oublier. En définitive on ne saurait commémorer le centenaire de la mort d’un conquérant aux ambitions machiavéliques et esclavagistes dont les crimes et exécutions perpétrés devraient être considérés comme des CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ [37]. Cette situation nous amène à attirer l’attention du Gouvernement ainsi que des autorités administratives locales sur le caractère dangereux d’une telle commémoration au moment où les esprits sont à l’apaisement dans le département du Logone et Chari.

    Pour les Kotoko, cette initiative n’est plus ni moins qu’une stratégie mise sur pied par les Arabes Choa destinée à opérer une transfiguration du sanguinaire esclavagiste en libérateur anticolonial des peuples africains. Par ailleurs, le groupe de pression kotoko met l’accent sur le fait que la commémoration devrait porter non pas sur la « célébration » de Rabah, mais plutôt sur celle de son « élimination » [39]. Selon eux, les Arabes Choa ont fabriqué une histoire truffée d’amalgames entre islam, Rabah, la colonisation française et les groupes ethniques en présence dans le Logone et Chari [40].

    C’est dans cette optique que le groupe de pression, à travers ce droit de réponse, replace Rabah dans le contexte qui fut le sien en le présentant tel qu’il est toujours apparu dans l’histoire. Pour les Kotoko, il n’était pas question de blanchir les actions de ce marchand d’esclaves qui a semé la terreur dans la région. Ainsi, pour eux, Rabah reste cet esclavagiste de triste mémoire, qui écuma la région du lac Tchad, le Kanem, le Bornou et le Logone et Chari pendant sept années, de 1893 à 1900, au cours desquelles les principautés locales subirent de pires exactions : femmes enceintes éventrées, massacres, exécutions, pillages, viols, incendies et rapts d’enfants [41].

    Cette position claire du groupe de pression s’est accompagnée d’une série d’invectives et de remontrances littéraires qui donnaient à ce droit de réponse les allures d’une bataille de culture. En effet, ils insistèrent sur le fait que l’exécution de Rabah fut un réel soulagement pour les communautés vivant aux abords du lac Tchad, mais soulignent-ils, Rabah « fut néanmoins comme nous le constatons une perte considérable pour ses collaborateurs arabes dont la nature belliciste a épousé parfaitement ces agissements [42] ». Dans leur droit de réponse, ils rappellent aussi que l’usage de l’histoire devrait être d’unir les peuples et non de semer la discorde entre eux : « La référence à l’histoire des peuples devrait permettre de positiver l’avenir pour le construire sur des bases susceptibles d’éviter les défaillances du passé et non servir de socle pour une vendetta fut-elle pour des besoins d’affirmation et de positionnement politique [43] ». 

    En somme, l’ensemble de ces documents ont allégrement mêlé des importations sémantiques, ont réédité et fait circuler des subaltern studies, des postcolonial studies (Zeltner) ou des cultural studies, dans une logique de représentations de la domination et de positionnement politique. À travers ces batailles de culture, on a pu reconstituer l’image que les uns se faisaient des autres. Il semble donc que c’est en stigmatisant l’autre qu’on arrive à définir sa propre identité. L’image que l’ethnie kotoko dans ces moments de crise a de son adversaire politique arabe-choa est celle d’une ethnie allogène ingrate qui, au lieu de se contenter de ses acquis, viole impunément les lois de l’hospitalité et s’érige contre son hôte. Dans un journal national, ceux-ci déclarent :

    Voici une ethnie allogène apatride que la communauté kotoko a accueillie sur ses terres berceau de ses ancêtres sao, aujourd’hui comme témoignage de cette hospitalité après avoir déclenché une guerre meurtrière, avec l’aide des mercenaires recrutés à partir des pays voisins pour examiner les autochtones sans succès, passent par les écrits et les médias pour insulter et dénigrer… 

    Comme on peut le constater, c’est la représentation de l’autre et de l’image qu’on a de soi qui constitue l’articulation principale de ces missives.

    De l’instrumentalisation de l’histoire à la fabrique de l’altérité

    Pour comprendre les motivations de cette poussée historiographique et du besoin désormais impératif des communautés kotoko et arabe-choa de se lancer dans une sorte de fabrique de l’histoire, il est nécessaire de s’intéresser aux transformations politiques et économiques survenues au sein de ces communautés. Les facteurs qui engendrent cette production littéraire sont de plusieurs ordres, parmi lesquelles figure une sorte de chauvinisme qui habite les groupes ethniques en question. Ces derniers ont toujours voulu mettre en exergue les mythes et légendes relatifs à leurs origines [45]. Chez les Kotoko, la fabrication de la mémoire culturelle s’est faite non seulement à travers la création des musées, mais aussi par la collecte et la diffusion de leurs mythes d’origine, à travers une histoire sur laquelle ils ont brodé des liens avec d’une part la glorieuse civilisation de l’Égypte pharaonique et d’autre part avec les Sao et leur brillante civilisation de la terre cuite.

    Chez les Arabes Choa, la démarche fut pareille, dans la mesure où eux aussi se réclamaient descendants des Arabes et faisait remonter leurs origines à Égypte. Comme le relève Antoine Sopca, « les Arabes Choa seraient […] d’origine arabe. Ils seraient probablement des descendants des métissés arabes blancs, d’Éthiopiens, de peuhl et de noirs soudanais originaires de l’île de Choa dans la région du Nil en Égypte [46] ». Ici, l’accent est mis sur le prestige de la race, car ainsi ils se rapprochent des « véritables » Arabes. Par ailleurs, sur le plan religieux, les Arabes Choa se réclament d’un islam pur et non entaché de paganisme comme ceux de leurs rivaux politiques kotoko. 

    Une analyse rétrospective de ces productions sociales, jumelée au contexte sociopolitique qui s’est dégradé progressivement dans la société kotoko, pourrait apporter des explications à cette volonté prononcée de fabriquer une histoire différente de celle dans laquelle ils vivent actuellement. Ainsi, chez les Kotoko, on peut comprendre que dans le but de consolider son identité culturelle et se positionner sur la scène politique régionale, ce groupe ethnique a fait appel à l’histoire et au passé en collectionnant les figures emblématiques prodigieuses, des figures de réussite, les mœurs et les valeurs de civilisations anciennes, pour venir les transplanter dans un corps qui est celui d’une société kotoko qui souffre d’un manque de repères contemporains [47]. On pourrait se poser la question de savoir pourquoi revisiter le passé alors que, fondamentalement, celui-ci n’est pas amené à changer. La réponse pourrait se trouver dans ce qu’on peut nommer l’injonction au souvenir [48]. Il s’agit d’une démarche qui tend à embarquer un certain nombre de personnes sur le terrain tumultueux de la mémoire historique, en leur demandant de consolider dans un présent incertain les acquis d’un passé dont ils n’ont parfois pas été témoins. Cette initiative, souvent employée par des associations culturelles ou des hommes politiques, semble n’avoir qu’un seul but : instrumentaliser les masses à des fins politiques.

    On sait depuis longtemps la propension qu’ont les groupes ethniques, dès que l’occasion se présente, à vouloir démontrer aux autres groupes vivant avec eux qu’ils sont les maîtres et propriétaires du sol. Ainsi, par l’ancienneté et le prestige des grandes figures de l’histoire, les Kotoko n’ont pas manqué l’occasion de réaffirmer l’ancienneté de leur présence dans le Logone et Chari et le prestige de leur civilisation, hérités tout droit des Sao [49]. Qui ne se souvient de la brillante civilisation de la terre cuite, de l’architecture des terres battues ou des récits et des mythes sur ces « géants » aussi grands que des arbres ?

    Ils sont aussi grands que les arbres, d’une main, ils barrent les rivières, leurs mains jonglent avec des crocodiles centenaires, les éléphants et les hippopotames sont des gibiers préférés qu’ils ramènent de leurs battues sur leurs épaules ; leurs cannes de marche sont des troncs de rônier ; ils peuvent communiquer d’un point à l’autre sans se déplacer ; lorsqu’ils toussent, les oiseaux s’envolent ; ils arrachent un arbre comme une touffe d’herbe (…).

     

    Il s’agit donc, en plus du problème de l’ancrage de l’autochtonie, d’un problème de fierté locale et plus particulièrement kotoko parce que le destin et la grandeur des personnalités historiques comme Hannibal rappellent celle des Kotoko [51]. Ainsi, la mise en relief de cette histoire a permis au pays kotoko de revenir sur la scène politique locale et au-delà même. C’est la communauté kotoko tout entière qui est concernée.

    Ainsi, si on applique cette réflexion dans le cadre du Logone et Chari, on peut en déduire en analysant la production littéraire et historique mise en place par les Kotoko que l’injonction au souvenir est portée vers un passé glorieux où ils retrouvent une brillante civilisation ancestrale, une place prestigieuse dans l’administration coloniale française, un rôle important dans celle du premier président camerounais. La volonté de « retourner » à ce passé glorieux prouve que le monde contemporain dans lequel ils vivent a perdu ce prestige au point où c’est leur position de leader qui est menacée. Ainsi, l’une des raisons qui poussent les Kotoko à initier cette injonction se trouve dans une logique de mise en valeur de l’autochtonie, de manière à faire en sorte que les notions de « sol » et d’ « antériorité » qui lui sont attachées leur permettent de mieux faire accepter le leadership qu’ils souhaitent reconquérir.

    À l’opposé, dans la communauté arabe-choa, l’injonction est plutôt axée sur un passé difficile, marqué par la marginalisation, l’exclusion et surtout l’injustice. Concernant ce dernier point, les Arabes Choa estiment par exemple que ce fut une injustice de les assujettir aux Kotoko, étant donné qu’ils sont démographiquement plus nombreux. Les thèmes qui reviennent dans leur bataille de mémoire sont accusateurs et portent sur la responsabilité des autres dans leurs échecs (scolarisation, insertion sociale, présence au gouvernement et dans les postes de responsabilité, etc.). Malheureusement pour cette communauté, les seuls repères passés qui leur donnent l’impression d’avoir eu une heure de gloire sont leur présence auprès de Rabah. Or, la seule fois où ils ont tenté d’instrumentaliser cet instant de gloire, leurs adversaires politiques ont tôt fait de leur rappeler que l’icône emblématique à laquelle ils voulaient s’identifier était associée à la barbarie, aux massacres, à la traite esclavagiste et qu’au lieu de s’en prévaloir, il valait mieux s’en détourner, car pour les Kotoko, Rabah est considéré comme une plaie pour la région du lac Tchad et du Logone et Chari en particulier [52].

    En outre, lorsqu’on analyse l’ensemble de la production littéraire et historique jusque-là recensée et utilisée par ces groupes ethniques, on se rend compte que des deux groupes ethniques étudiés, les Kotoko ont produit une littérature dense sur leurs origines et leur culture [53]. On s’est donc trouvé du jour au lendemain en face d’un « kotokocentrisme » culturel, populaire et folklorique alimenté par des contes et légendes kotoko présentés généralement lors des semaines culturelles muséales, à travers l’exposition des spécificités de l’art des Sao, ancêtres légitimes et glorieux.

    Par ailleurs, ces derniers sont devenus plus exigeants dans les choix qu’ils font désormais des histoires qu’ils utilisent pour se positionner. Ils sont pour ainsi dire passés d’une histoire folklorique à l’usage d’une histoire scientifiquement irréprochable et incontestable. Ainsi, tel que l’illustre le cas d’Hannibal, les Kotoko se sont appuyés sur un courant de fond idéologique et ont fait appel à la sphère intellectuelle pour tenter de faire renaître leur mémoire culturelle, en se basant cette fois-ci sur une histoire scientifique présentée par des chercheurs réputés ou des universitaires chevronnés [54]. 

    Si on analyse ces usages et mésusages de la mémoire du point de vue de l’historien, il s’avère que celui-ci se trouve dans une situation confuse, car son objet d’étude, à savoir la mémoire, est une notion plutôt difficile à cerner, du fait qu’elle se confond facilement à l’histoire et que les deux sont souvent sujettes à instrumentalisation. C’est pourquoi il importe pour l’historien d’identifier quelles interactions peuvent être repérées entre champs scientifique, militant ou éditorial dans ces productions historiques.

    Pour les départager, l’historien est obligé de faire appel à ce qui relève de l’une et de l’autre dans les sociétés dans lesquelles elles sont produites. Les récits produits dans le Logone et Chari relèvent plus de la mémoire que de l’histoire. Il est certes vrai qu’il est possible de considérer cette production littéraire et historique comme une construction du passé à partir des préoccupations du présent. Mais en se référant aux demandes et aux destinataires de ces histoires, on se rend compte qu’elles répondent plus à une demande sociale affective qu’à une posture intellectuelle [55]. En outre, l’une des caractéristiques de la mémoire est le fait qu’elle a toujours été liée à la recherche d’identité qui concerne des individus ou des groupes. De ce point de vue, on peut dire que cette production correspond plus à la mémoire qu’à l’histoire, car sa demande sociale relève plus de l’émotif que du scientifique.

    En outre, l’usage de la mémoire au sein des communautés ethniques donne lieu à une sorte d’ethnocentrisme par lequel on fabrique une mémoire culturelle. En ce qui concerne la société kotoko, celle-ci connaît plusieurs formes de manifestations mémorielles dominantes qui portent toutes sur son identité. Il s’agit entre autres de la dimension patrimoniale, de la culture et la tradition, de ses grandes figures historiques et de son autoreprésentation face à autrui. Ainsi, cette mémoire culturelle cherche à construire l’image d’une société kotoko dépositaire du prestige des Sao. C’est donc dans l’optique de restituer une identité progressivement perdue par la sécularisation de la société et sa dimension de plus en plus cosmopolite que ce groupe ethnique tente de mettre sur pied une mémoire culturelle essentiellement patrimoniale.

    Celle-ci a donné lieu à la construction dans toutes les cités kotoko d’un musée d’art et de culture.

    Notons que ce travail de mémoire se confond dans une certaine mesure avec le travail de l’historien, car de la même manière que des historiens produisent de la mémoire nationale, les groupes ethniques (re)produisent une identité. En ce qui concerne les Kotoko, c’est une affirmation de l’identité culturelle qui les a poussés à produire des documents historiques dans une logique de confirmation de cette identité. Il n’y a pas de dérives dans leur initiative et de l’usage qu’ils font de la mémoire avant 1992, car à cette époque, il n’y avait aucune stigmatisation particulière ou malveillante de l’Arabe Choa. Ils étaient plutôt dans une logique de fabrication de la mémoire culturelle. Or, après 1992, il y a eu des dérives dans ces batailles de mémoire, car l’analyse des discours mémoriels laissait entrevoir que dans ces textes, on fabriquait une frontière entre un « nous » autochtones et les « autres » allogènes ou étrangers. Cette production de récits accompagnés des aspects importants de la mémoire collective a aussi permis de fabriquer de l’altérité tout en contestant la mémoire culturelle de l’autre [56]. Cette réalité est incontournable dans les narrations historiques, comme le relève Reinhart Koselleck :

    En amont de toute narration historique se posaient des questions fondamentales, sous la forme de tensions dynamiques autour d’éléments contradictoires. Elles portent par exemple sur la vie et la mort, l’amitié et l’inimitié, l’inclusion et l’exclusion, les rapports de genre sur lesquels se fondent la reproduction et la stabilisation des sociétés, ainsi que sur les rapports de domination.

    Ainsi, les initiatives qui mettent en relief l’histoire régionale sont essentiellement motivées par une logique d’insertion sociale. C’est pourquoi ces groupes ethniques tentent à chaque fois d’insérer de grandes figures de l’histoire et tout le patrimoine culturel dans la vie locale en lui donnant des racines et en tissant des liens généalogiques pour les populations locales. Toutefois, il est nécessaire de signaler qu’à côté du travail historique de vulgarisation, de mise en scène de la mémoire par les politiques, il s’agit aussi des reconstitutions historiques sur fond de bataille mémorielle. Une mémoire historique qui ne vise pas, comme le souligne Lavabre, la connaissance du passé, mais qui justifie les pratiques et les représentations du présent [58]. La conséquence de ces batailles de mémoire marquées par des contestations, des restitutions de vérité et des accusations de sorcellerie fut la formation dans chaque groupe ethnique d’une sorte de comité de vigilance mémorielle face aux usages et mésusages publics et politiques de l’histoire [59].

    En somme, c’est à travers l’analyse et la compréhension des rapports entre les communautés qu’on peut parvenir à établir le sens de l’altérité dans le temps et dans l’espace. La perception et la description de l’autre ne peuvent véritablement être claires que dans un contexte d’opposition et de conflit. Dans le cadre du Logone et Chari, la représentation des différents groupes ethniques s’est faite à travers un processus d’intégration de grandes figures de l’histoire, répondant ainsi à une nécessité encore plus grande et plus visible au sein des groupes sociaux et des communautés ethniques depuis longtemps, à savoir la production d’une ethnohistoire. Cette ethnohistoire est construite à travers les chemins classiques des recherches historiques, comme ce fut le cas en ce qui concerne l’exploitation des recherches historiques jusque-là produites sur les Arabes Choa, les Kotoko et les Sao, mais aussi à travers la production socialisée des souvenirs essentiellement basés sur la mémoire, dans une logique de fabrication de la mémoire culturelle. C’est donc la volonté d’affirmation de l’identité culturelle qui a poussé les groupes ethniques à produire des documents historiques dans une logique de confirmation de cette identité. Or, les dérives liées à ces exercices littéraires dans le cadre de ces batailles de mémoire ont laissé entrevoir que dans ces textes polémiques, on fabriquait de l’altérité en se forgeant un nouveau passé à travers le révisionnisme, comme ce fut le cas des Arabes Choa avec le personnage de Rabah, mais aussi en contestant l’identité de l’autre comme en témoignent les ripostes épistolaires de leurs adversaires politiques kotoko.

    Références

    [1] Patrice Bigombe Lobe, Construction de l’ethnicité et production du politique au Cameroun septentrional, logiques hégémoniques musulmanes et dynamiques de résistance des Kirdi, Yaoundé, GRAP, 1993.

    [2] Profitant du contexte de tolérance survenu après les années 1990, la libéralisation de la parole et de l’écriture a engendré des œuvres historiques et littéraires en majorité influencées et orientées vers des signifiants identitaires. 

    [3] Les personnes conviées ne sont pas uniquement originaires d’un même groupe ethnique, mais peuvent appartenir à l’ethnie rivale qui partage le même espace géographique.

    [4] Le Logone et Chari est un département situé dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Il partage une frontière commune avec le Tchad et le Nigeria.

    [5] Aujourd’hui, un autochtone est un citoyen qui revendique une certaine filiation avec la terre qu’il habite, filiation telle qu’elle transcende toute autre relation que pourraient entretenir ses compatriotes qui n’ont pas avec lui des affinités ethniques. Il revendique également une filiation qui lui confère des droits inaliénables et transmissibles à ses seuls descendants. C’est dans cet esprit que ce mot semble avoir été inscrit dans la constitution camerounaise.

    [6] Collectif Changer le Cameroun, Le Cameroun éclaté. Anthologie commentée des revendications ethniques, Yaoundé, Éditions Clé, 1992, 592 p.

    [7] Ibid.

    [8] Interview d’Adoum Gargoum accordée au journal El Qiblah, no. 23, 28 février 2001.

    [9] Ibid.

    [10] Dieudonné Gnamankou est l’historien béninois qui s’est rendu célèbre pour avoir situé à Logone-Birni (Cameroun) l’origine d’Hannibal, l’ancêtre noir du poète russe Alexandre Pouchkine. Cf. Dieudonné Gnammankou, Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine, Paris, Présence africaine, 1996. 

    [11] C’est le cas des ouvrages suivants : M.D Lebeuf, Les principautés kotoko : essai sur le caractère sacré de l’autorité, Paris, CNRS, 1969 ; Jean Paul Lebeuf, Les souverains de Logone Birni (Nord-Cameroun), Douala, Etudes camerounaises, 1955; Saibou Issa, « Arithmétique ethnique et compétition politique entre Kotoko et Arabes Choa dans le contexte de l’ouverture démocratique au Cameroun », Africa Spectrum, vol. 40, 2005, p. 197-220; Ramadan Brah, Le sultanat de Logone Birni sous le règne de Marouf Youssouf (1940-1965), Mémoire de Maîtrise (histoire), Université de Ngaoundéré, 2000 ; Alifa Mahamat, Histoire de la ville de Kousseri 1960-2000, Mémoire de maîtrise (Histoire), Université de Ngaoundéré, 2003; Abalélé, Le pouvoir politique et administratif du pays kotoko précolonial : cas du royaume Lagwane (1790-1893), Mémoire de DIPES II (histoire), ENS, Yaoundé, 1998; Abouna Adji, L’histoire de Kousseri, [s.l.],[s.é.], 2001; Abakar Ahmat, Goulfey une cité comme les autres, [s.l.],[s.é.], 1998.

    [12] Thierno Bah et Saïbou Issa, « Relations interethniques, problématique de l’intégration nationale et de la sécurité aux abords sud du lac Tchad », Equilibre régional et intégration nationale au Cameroun. Leçons du passé et perspective d’avenir, Leiden, African Studies Centre, 1997, p. 280-288.

    [13] La France se méfiait de la communauté arabe-choa à cause des rapports qu’elle a jadis entretenus avec Rabah. Cf. Antoine Socpa, « L’hégémonie ethnie cyclique au Nord Cameroun », Afrique et développement, vol. XXVI, no. 1-2, 1999, p. 57-81.

    [14] Il convient de signaler que l’organisation hiérarchisée de la société kotoko a été un atout pour cette communauté, car elle a servi de relais à l’administration coloniale française. Du coup, les deux ensembles se sont mutuellement aidés.

    [15] Saibou Issa, Conflits et problèmes de sécurité aux abords sud du lac Tchad, dimension historique (XVI-XXe) siècle, Thèse de doctorat (histoire), Université de Yaoundé, 2001, p. 208.

    [16] Saibou Issa, « Arithmétique ethnique et compétition politique », p. 197-220. 

    [17] Le collège ITIFAC de Kousseri a été un cadre de scolarisation créé pour résoudre le problème de la sous scolarisation de la communauté arabe-choa.

    [18] Harouna Barka, L’action des partis politiques dans le Logone et Chari : cas de l’UPC, l’UC et l’UDAS, 1944-1965, mémoire de maîtrise (histoire), Université de Ngaoundéré, 2006.

    [19] Antoine Socpa, « Le problème Arabes Choa – Kotoko au Cameroun : Essai d’analyse rétrospective à partir des affrontements de janvier 1992 », The African Anthropologist, vol. 9, no. 1, 2002, p. 66-81.

    [20] Ibid, p. 72.

    [21] L’évocation de Dollé est pour rappeler les exactions faites à l’encontre des Arabes et surtout le massacre qui a eu lieu dans ce village. Les Arabes Choa en attribuent la responsabilité aux Kotoko.

    [22] Anonyme, « Evénement de Kousseri : Lettre ouverte au Président de la République », Yaoundé, 31 mars 1992.

    [23] La logique étant de compléter comme son titre l’indique, mais aussi d’y apporter des clarifications. 

    [24] Archive extraite du journal Cameroun Dimanche, no. 19, 22 juin 1974.

    [25] Archive privée produite par la Cellule de communication et de l’information des élites du Logone et Chari, le 10 février 1993 à Yaoundé. 

    [26] Opération militaire lancée en juin 1993, qui avait pour objectif de mettre fin aux activités des coupeurs de routes (appellation camerounaise des bandits de grands chemins) et de ramener la sécurité dans le département du Logone et Chari. 

    [27] Opération militaire faisant suite à l’opération Nomade et qui se solda de la même manière, c’est-à-dire par la capture et la mort des coupeurs de route arabes-choa.

    [28] En effet, Rabah fut un seigneur de guerre et trafiquant d’esclaves, qui devint sultan du Bornou. Pendant sept ans, il dirigea et administra la région du lac Tchad et ses environs. Après avoir soumis les entités politiques de la région, il établit les bases de son royaume, et laissa en place les sultans vassaux, qu’il mit sous la dépendance de ses lieutenants, arabes soudanais comme lui pour la plupart. Dans le Logone et Chari, il s’allie aux Arabes Choa et soumet les principautés kotoko. Son administration est qualifiée de cruelle et sanguinaire car il n’hésite pas à décapiter les sultans qui s’opposent à ses desseins.

    [29] Archive privée produite par un groupe de pression arabe-choa, 1994.

    [30] Mahamat Amine Barounga, « L’obsession permanente des Arabes Choa », El Qiblah, no. 30, 18 avril 2001.

    [31] Lettre ouverte des Arabes Choa dans laquelle ils s’inspirent des travaux de Zeltner. Ce sont entre autres : Jean Claude Zeltner, « Histoire des Arabes des rives du lac Tchad », Annales de l’Université d’Abidjan, série F, tome 2, 1970, p. 109-123; Jean Claude Zeltner, «L’installation des Arabes au sud du lac Tchad», Abbia, no. 16, mars 1967, p. 129-153.

    [32] Comme réponse à ces insinuations, les Kotoko ont également écrit et publié des documents où ils démontraient qu’ils ont plutôt été islamisés par les Bornouans.

    [33] MURELOCY, « Faut-il commémorer Rabah ? », Yaoundé, inédit, 15 avril 2000.

    [34]  Il est important de rappeler que les Arabes Choa ont joué un rôle important auprès de Rabah pendant son règne aux abords du lac Tchad, mais qu’ils sont plutôt restés effacés en ce qui concerne les luttes nationalistes dans le Logone et Chari. Cf. Harouna Barka, « L’action des partis politiques dans le Logone et Chari ». 

    [35] Le document, intitulé « Faut-il commémorer Rabah ? », est signé par Mahamat Amine Barounga, Hassana Abani et Mamadi Mahamat, tous membres du comité ad hoc formé par la MURELOCY.

    [36] MURELOCY : Mutuelle des Ressortissants du Logone et Chari. Cette association s’est de manière ponctuelle transformée en groupe de pression lorsque ses membres, pour la plupart des fonctionnaires kotoko, estimaient que leur ethnie était visée par les manœuvres arabes-choa.

    [37] Mis en exergue par les auteurs du document, en majuscules et en gras.

    [38] MURELOCY, « Faut-il commémorer Rabah ? », p. 1-3.

    [39] Ibid.

    [40] Ibid.

    [41] Ibid.

    [42] Mahamat Amine Barounga, « L’obsession permanente des Arabes Choa », El Quibla, no. 30, 18 avril 2001, p. 2.

    [43] Ibid.

    [44] Ibid.

    [45] « Nous sommes les fils de la pierre, nous sommes les descendants des Sao, fils de la montagne, de l’eau », etc. 

    [46] Antoine Socpa, « L’hégémonique ethnique cyclique au nord Cameroun », Afrique et développement, Vol. XXIV, No. 1 et 2, 1999, p. 57-81.

    [47] Il faut signaler qu’aujourd’hui, de plus en plus, l’élite kotoko se fait vieillissante et est déconnectée par rapport à une jeunesse déscolarisée en pleine déperdition. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’intérêt de plus en plus marqué des jeunes pour des drogues et des substances qui leur font oublier la dureté de la vie quotidienne et le manque d’emploi.   

    [48] Alain Brossat, « Brèves réflexions sur l’injonction au souvenir », http://www.ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de…et…/reflexion…/brossat.pdf, consulté le 22 juillet 2013.

    [49] Le rapport entre la territorialité et l’ethnicité d’Hannibal est l’ancrage de l’autochtonie. La mémoire d’une communauté comme celle des Kotoko se construit par rapport aux différentes histoires qui ont un rapport ou un lien avec l’espace qu’ils occupent. Cet actif du patrimoine mémoriel se substitue au territoire réel et il se crée ainsi un espace mémoriel, une sorte de territoire de la mémoire. Cette territorialisation de la mémoire confond le territoire réel à l’espace géopolitique où les batailles de mémoire se déroulent. D’où l’idée de braconnage mémoriel quand il s’agit des initiatives et des velléités d’instrumentalisation ou de récupération des autres communautés de s’approprier une partie de cette mémoire comme ce fut le cas avec Hannibal. Il est important de parler dès lors de géopolitique de la mémoire. Le bien-fondé de cette mise en exergue du territoire de la mémoire doit être perçu non dans un espace confiné mais beaucoup plus en termes d’antériorité (longue durée) sur ce territoire. Ce détail peut paraitre minime, mais il est important dans la mesure où c’est en fin de compte de l’ancrage de l’autochtonie dont il s’agit. La logique étant de montrer qu’on est plus anciennement établi sur cette terre et que par conséquent ce fait donne une certaine prérogative ou préséance quant à sa gestion. C’est en définitive un problème de positionnement politique sur l’échiquier local dont il est question.

    [50] Taimou, Adji, « La tradition orale : mythes et légendes », Labar, no. 4, 2010, p. 7.

    [51] Avant que Kousseri ne devienne le chef-lieu du département, Logone-Birni était considéré comme la capitale du pays kotoko. Cf. Ramadan Brah, Le sultanat de Logone Birni.

    [52] Cf. Lettre ouverte écrite par la Mutuelle des ressortissants du Logone et Chari (MURELOCY) à Yaoundé titrée « Faut-il commémorer Rabah ? », écrite le 15 avril 2000, une semaine avant la date d’anniversaire du 22 avril 1900.

    [53] Littérature faite grâce à l’exploitation et la mise en relief des documents produits par certains chercheurs et universitaires. En outre, l’Association culturelle sao-kotoko édite à chaque festival une revue intitulée Labar où sont développés des articles sur la culture sao-kotoko.

    [54] Trois conférences ont été organisées, l’une à Maroua et deux autres à Logone-Birni. En effet, après que la communauté kotoko a dépêché à deux reprises un représentant à Paris pour l’inviter, Dieudonné Gnamankou a finalement consenti à participer au Festival des arts et traditions sao-kotoko, d’autant plus que la dernière édition était organisée à Logone-Birni, la ville natale et d’origine de son personnage historique Ibrahim Hannibal Petrovitch.

    [55] Voir le tableau comparatif entre l’histoire et la mémoire de Charles Heimberg, « La territorialisation de la mémoire et ses usages pédagogiques », www.didactique-histoire.net/article.php3?id_article=137‎, consulté le 22 juillet 2013.

    [56]  L’autre ici, c’est l’Arabe Choa et le Mousgoum avec qui les Kotoko sont en compétition politique. Il faut donc comprendre que c’est dans une logique de contestation et de rétablissement des faits historiques que sont formulés ces documents.

    [57] Charles Heimberg, « La territorialisation de la mémoire et ses usages pédagogiques », p. 2.

    [58] Julian Mischi, « Le travail partisan de légitimation historique dans la stratégie d’implantation du PCF», http://www.histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/MISCHI.pdf‎, consulté le 22 juillet 2013.

    [59] À titre d’exemple, on peut citer toute la littérature arabe-choa qui rend les Kotoko responsables de l’échec de leur réussite scolaire et sociale. Voir à cet effet Alawadi Zelao, « Conflictualité interethnique et régression scolaire dans la ville de Kousseri au Nord-Cameroun », Colloque international Éducation, Violences, Conflits et Perspectives de Paix en Afrique, Yaoundé, 6 au 10 mars 2006.