Le « prospectivisme » de Frantz Fanon et la construction des États-nations africains : entre prédilections, critiques et mises en garde

Boris Lukić
Université de Sherbrooke

Biographie : Boris Lukic est présentement candidat à la maîtrise de type recherche au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke. Sous la supervision du professeur Patrick Dramé, il entreprend un mémoire qui se place dans le giron des études coloniales et postcoloniales, notamment dans une approche d’histoire intellectuelle. Plus particulièrement, son sujet d’étude porte sur la pensée et la théorie du psychiatre martiniquais Frantz Fanon (1925-1961).

Résumé : Que pouvons-nous dire sur Frantz Fanon aujourd’hui ? Cette question revient fréquemment, et non sans intérêt pour notre actualité. Depuis la décennie 1970, sa pensée et ses théories sont de nos jours revisitées à travers un regard nouveau. Étudier la pensée de Fanon dans une perspective contemporaine témoigne de sa pertinence à une époque marquée par les luttes de décolonisation en Afrique au milieu du XXe siècle. Aborder sa pensée, c’est faire renaître la prévenance des désordres laissés par le colonialisme. Son imposant corpus nous est légué, dont le but est de dévoiler toutes les facettes et les tares laissées par le colonialisme et la décolonisation. Cette renaissance intellectuelle sur Fanon permet de jeter un regard nouveau sur l’état et l’évolution des politiques, de l’économie, de la culture et du social dans les États-nations africains. Dans notre article, nous proposons d’étudier la théorie de Fanon relative aux enjeux entourant la construction des États-nations africains nouvellement décolonisés.

Mots-clés : Frantz Fanon, colonialisme, décolonisation, postcolonialisme, idéologies, États-nations, élites politiques, bourgeoisie nationale, lumpenprolétariat.

 

Table des matières
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    Introduction

                Les décolonisations sont des phénomènes historiques importants dans la deuxième moitié du XXe siècle. C’est une époque marquée d’États-nations émergents en Afrique, qui naissent à travers de longues luttes pour l’indépendance[1]. Durant les premières années de la guerre d’Algérie (1954-1962), le Front de Libération National (FLN) à la tête du mouvement indépendantiste justifie sa légitimité à diriger la lutte, mais aussi à manœuvrer dans ses choix et ses actions[2]. Le phénomène du support intellectuel sur le plan politique de la lutte d’indépendance voit le jour. En ce sens, plusieurs intellectuels arabes, africains subsahariens et antillais s’allient aux politiciens insurgés pour contribuer à la cause indépendantiste en établissant le dogme idéologique de la révolution[3]. Ces regroupements d’intellectuels arabo-musulmans et noirs (caribéens, antillais et africains) combattent et supportent les luttes par leurs écrits, les articles de journaux ou bien des capsules radio. 

                En 1962, la période postcoloniale débute en Algérie. Cette période est ciblée par la pensée « décoloniale » du psychiatre martiniquais Frantz Fanon[4]. Son implication dans la guerre d’Algérie, sa relation avec le FLN et ses membres ainsi que ses rapports avec le gouvernement émergeant en exil font de lui une figure intellectuelle importante. Sans nous attarder à tous les détails de sa vie, et pour éviter de s’enliser dans un portrait exhaustif[5], nous cherchons brièvement à voir ici, à travers un prisme biographique, les engagements de Fanon au sein de la lutte anticoloniale. Nous verrons comment son parcours de délégué du FLN lui permet de réaliser que l’idéologie des indépendances se dévoie graduellement à travers les changements d’attitudes, les actions et les politiques des élites au pouvoir[6].

                Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France en Martinique, dans une famille de petite bourgeoisie aisée issue de la strate peu nombreuse des békés, qui forme la petite bourgeoisie martiniquaise. Volontaire et combattant dans les Forces Françaises Libres durant la Seconde Guerre mondiale, il se retrouve, à la fin du conflit, étudiant en Martinique sous la tutelle d’Aimée Césaire, puis transite en France en 1947. Il devient bachelier et poursuit ses études médicales à l’Université de Lyon, où il soutient son doctorat en 1952.

                En 1953, il rejoint l’hôpital de Blida dans l’Algérois en qualité de chef de section. C’est véritablement à partir de 1955 qu’il observe les débuts de la résistance algérienne[7]. Le contact entre Fanon et les maquisards du FLN constitue un point tournant dans ses constats sur les réalités brutales de la guerre d’Algérie. En décembre 1956, Fanon démissionne de ses fonctions. Il rédige une lettre dénonciatrice au gouverneur général et ministre de l’Algérie, Robert Lacoste, et lui expose les raisons de son geste : 

    Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique […] M. le ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est pas ni un accident ni une panne du mécanisme. Les événements de l’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple[8].

                Fanon perçoit la situation coloniale et l’expérience vécue du colonisé comme une cause directe à sa « décérébration », donc à l’aliénation de ses facultés mentales. À ses yeux, les désordres infligés aux colonisés ne se réduisent pas seulement à leur dépersonnalisation identitaire et à leur dépossession culturelle, mais s’étendent aussi aux troubles comportementaux et affectifs[9]. Fanon découvre l’impossibilité de sa mission psychiatrique à l’hôpital de Blida[10]. Il perçoit que le rôle de la psychiatrie en Algérie se résume à sa participation au régime de violence et contribue à la dépersonnalisation de l’individu colonisé[11].

                À sa démission, Fanon s’engage ouvertement dans le FLN, ce qui cause son expulsion de l’Algérie par ordre des autorités françaises. Il quitte Alger et transite à Paris avant de rejoindre Tunis en mars 1957. Deux volets se développent dans les premiers moments des engagements de Fanon dans la lutte anticoloniale. Dans un premier temps, il devient journaliste pour le compte de la revue El Moudjahid[12]. Il est appelé à participer aux Services de Presse du F.L.N., puis il est nommé représentant de la presse et porte-parole pour le FLN[13].

                La seconde « phase » de l’engagement de Fanon est marquée par sa nomination en qualité d’ambassadeur délégué par le gouvernement provisoire algérien. Durant son expérience journalistique, les intérêts révolutionnaires et anticoloniaux chez Fanon grandissent au-delà des frontières de l’Algérie. Cette phase est très importante à souligner dans notre analyse, car il étend ses observations et ses engagements en Afrique subsaharienne durant son mandat diplomatique. C’est une étape marquante qui projette les bases de ce qui mènera éventuellement à la rédaction des Damnés de la terre en 1960.

                La participation de Fanon aux congrès et aux conférences de 1956 jusqu’à la fin de 1960 lui permet de tester ses théories et d’exposer sa pensée à ses homologues. Notamment, durant la conférence d’Accra en avril 1958, Fanon fixe son discours sur les questions de la violence et de la non-violence, mais aussi sur une collaboration possible avec l’ex-nation colonialiste[14]. Nous voyons ici les premières réflexions sur l’usage de la violence et de son rôle, de son importance, dans la théorie fanonienne, ainsi que les premières traces des perspectives postcoloniales de Fanon après les indépendances[15].

                Durant son mandat ambassadorial qui s’étend jusqu’en fin 1960, Fanon rencontre les politiciens et les dirigeants des États-nations africains. Il se lie notamment d’une courte amitié avec le président Kwame N’krumah du Ghana. En qualité de délégué représentant du FLN, il traverse les États nord-africains et subsahariens de l’Ouest. Il étudie les réalités socioéconomiques et politiques mises en place par les dirigeants tels que Habib Bourguiba en Tunisie, Sékou Touré en Guinée, Ahmadou Ahidjio au Cameroun et Sylvanus Olympio au Togo. Ceux-ci ayant obtenu leurs indépendances dans la décennie 1950-1960, Fanon remarque qu’ils s’engouffrent rapidement dans des dérives autoritaristes, ils mettent un terme au multipartisme en faveur d’un parti unique et abrègent le vote démocratique. Le caractère dictatorial qui marque les indépendances est clairement perçu par Fanon. Alors qu’il rédige les damnés de la terre, sa subtile critique contre les élites politiques au pouvoir vise indirectement l’Algérie, dont il prédit des dérives idéologiques, politiques et socioéconomiques au même titre que les États-nations africains décolonisés.

                Malgré son intimité avec le FLN, Fanon est écarté du cercle politique et démissionne de ses fonctions vers 1960. La cause de cette divergence idéologique réside dans les orientations et les choix politiques préalables des élites du FLN, qui d’après Fanon, pervertissent les fondements de l’État-nation en construction. À travers sa dernière étude, Les damnés de la terre, il entreprend une critique contre ces élites politiques du FLN en exil. Tout comme les nombreux intellectuels supportant le parti au pouvoir, Fanon fut « intellectuellement » utile à son édification, pour en être finalement ostracisé.

    Objet d’étude, problématique et hypothèses

                Dans cet article, nous analysons la pensée de Fanon relative aux enjeux entourant la construction des États-nations africains nouvellement décolonisés. Plus précisément, nous voyons comment les expériences acquises durant son engagement dans la lutte algérienne lui permettent de prévoir en quelque sorte les réalités socioéconomiques et politiques du futur État algérien. Pour Fanon, la décolonisation et l’indépendance constituent des nouveaux de départs pour l’ancien colonisé, qui se doit de mettre en œuvre les voies et les moyens afin d’exorciser les méfaits du colonialisme. Or, il met en garde contre les dévoiements qui guettent les nouvelles élites postcoloniales africaines et algériennes dans leur projet de « révolution » postcoloniale.

                Nous cherchons à évaluer ici le portrait qu’il dresse des élites algériennes ; en l’occurrence leurs attitudes durant le parcours vers la libération nationale. Nous verrons la nature des choix, mais aussi des stratégies politiques et socioéconomiques que ces élites commencent à mettre sur pied dans l’optique de la deuxième phase de décolonisation. Une attention particulière est donc portée sur la manière dont Fanon appréhende les élites locales, qu’il qualifie de « bourgeoisie nationale », dont l’action politique s’apparente déjà à un dévoiement de l’idéologie de la libération. Ces réflexions nous permettent de sous-tendre notre problématique autour d’une question majeure. Nous nous questionnons à savoir quel regard Fanon pose-t-il sur la construction des sociétés postcoloniales, notamment algérienne, et en particulier à travers sa volonté de « mise en garde » contre les dérives autoritaristes des élites politiques décolonisées en vue de la construction de l’État-nation ?

                La pensée de Fanon, exprimée à travers ses quatre études marquantes[16], constitue une condamnation des effets du colonialisme ainsi qu’une mise en garde des « élites décoloniales »[17] quant aux dérives et perversions des idées révolutionnaires pouvant ternir leurs actions. Fanon porte un regard prospectif quant à la construction des sociétés postcoloniales. Il perçoit dès les premiers moments de la libération nationale que les nouvelles élites politiques ne cherchent pas à redonner le pouvoir aux masses. L’euphorie de la décolonisation ne voit en rien les intentions camouflées de l’élite politique décolonisée. Fanon soutient qu’il subsiste un revirement idéologique de la part du parti à la tête de l’État-nation en construction. Nous soutenons ici que Fanon porte un regard prospectiviste par son observation critique sur l’ensemble des situations politiques, sociales et économiques en Afrique. En soi, il prédit les apparentes dictatures des États-nations subsahariens à la veille de leur indépendance.

    Cadre conceptuel

                Le présent article sera structuré autour de deux concepts. Dans un premier temps, l’accent sera mis sur le concept de « prise de parole ». Michel de Certeau nous donne une définition limpide du concept, il affirme que la « prise de parole » prend la forme d’un refus ; elle dénote une protestation et ne s’exprime qu’en contestation, ayant pour caractère principal de témoigner que du négatif[18]. C’est bien l’attitude adoptée par Fanon dans son étude Les damnés de la terre, dans laquelle il ressort et démontre les nombreuses et profondes tares laissées par le colonialisme dans le contexte de décolonisation en Afrique au XXe siècle. De Certeau mentionne également la dimension du choix dans cette prise de parole, qui selon lui, se prouve provocatrice et révélatrice tout en impliquant et en exigeant un choix[19]. C’est par ce choix que s’entame l’action de contestation à travers le pouvoir de parler et d’agir[20].

                La « prise de parole » implique l’action d’un intellectuel et d’un militant, mais sollicite aussi l’opinion publique et l’action de la population à s’impliquer activement dans des enjeux sociopolitiques sur des polémiques précises, à travers un engagement, une pensée critique ou une théorie. Fanon apparaît ainsi comme un militant anticolonial tout en se positionnant en faveur de la liberté. À travers son style d’écrivain engagé, l’implication de Fanon dans sa rédaction raconte non seulement son parcours et son expérience de vie, mais aussi son militantisme, sa véhémence, son opinion critique et sa pensée[21]. À travers ce concept, nous allons démontrer comment Fanon se démarque en tant qu’écrivain insurgent et penseur critique postcolonial.

                Nous exploiterons également le concept de « prospectivisme ». Même si ce concept n’est pas, à proprement parler, un terme en soi, et loin de nous la prétention de créer un néologisme, il cadre toutefois très bien à la pensée visionnaire de Fanon dans Les damnés de la terre. Ce que nous entendons par « prospectivisme » n’a rien à voir avec le terme philosophique du même nom[22], mais se définit plutôt par un regard porté par un individu sur une situation donnée, et de sa capacité à observer et à anticiper les travers et les changements drastiques menant à une situation nouvelle, ou bien à un état nouveau[23].

                Cette observation se fait habituellement à l’appui de situations similaires ou connexes à celle étudiée par le témoin. Ce « prospectivisme » est présent notre source sous la forme d’une critique politique et socio-économique. Alors que la première phase de décolonisation de l’Afrique est majoritairement achevée en 1961[24], la situation des États-nations indépendants devient un terrain propice aux bouleversements politiques, culturels et socio-économiques. La manière dont Fanon appréhende ces changements, à travers ses observations, amène le constat que la nouvelle dynamique « décoloniale » s’apparente à une forme presque semblable à l’administration coloniale précédente. Fanon démontre que le mode de gouvernement des élites postcoloniales à la tête des nouveaux États-nations en construction se transforme rapidement en une forme de pouvoir centralisé et autocratique. Il prévoit cette même situation pour l’Algérie, en se basant sur ses plus récentes observations des nouvelles orientations des nouveaux États tels que le Ghana, la Guinée, le Madagascar, le Maroc, la Tunisie et bien d’autres[25].

    Méthodologie

                La source principale mobilisée, Les damnés de la terre, est publiée en 1961[26]. Elle est l’ouvrage ultime et le legs de Fanon qui débute sa rédaction quelques mois après son diagnostic d’une leucémie en 1960. Dans les damnés de la terre, il critique inlassablement les espérances perverties des indépendances. Nous percevons chez lui un désenchantement total vis-à-vis les espoirs des décolonisations. L’aspect de l’ouvrage qui intéresse particulièrement est le regard prospectif que Fanon porte dans le chapitre III « Mésaventures de la conscience nationale » et le chapitre IV « Sur la culture nationale », en lien avec la construction des États-nations en Afrique à l’aube de la décolonisation et des indépendances nationales. Dans ces chapitres, il s’agit de porter une attention particulière sur la critique que Fanon effectue sur ce qu’il considère comme étant des dérives qui sous-tendent les actions et les choix des élites politiques postcoloniales dans son diagnostic socio-économique de l’Algérie de 1954 à 1960[27]. Plus particulièrement, nous effectuons un croisement entre ces deux chapitres pour démontrer la transition entre le contexte des décolonisations et celui des indépendances.

    Survol historiographique

                Puisque notre article porte surtout sur la situation postcoloniale algérienne, il est alors pertinent d’évaluer les études critiques, contemporaines à Fanon ou actuelles, examinant elles aussi les dérives autoritaristes des élites politiques décolonisées afin d’établir un lien avec le « prospectivisme » et les mises en garde de Fanon.          

                La décennie 1980 est marquée en Afrique par le constat de l’échec des politiques de développement lancées dans les années 1960. Elle coïncide avec l’éclatement de la crise de la dette dans le Tiers monde postcolonial et les interventions du Fonds monétaire international (FMI) afin d’imposer ses politiques économiques d’ajustements structurels (PAS). Dans ce contexte, Hélé Béji écrit en 1982 son essai où elle évalue, dans une perspective critique, le bilan de la deuxième phase de décolonisation dans le Maghreb[28]. Béji soutient que l’idéal socialiste et démocratique qui a accompagné la première phase des décolonisations est dévoyé. Selon elle, les manœuvres politiques autoritaires et « tyranniques » des nouvelles élites instaurent des logiques de domination et d’oppression qui dévoient les espérances de la décolonisation[29]. Dans la même dynamique, le deuxième chapitre de l’essai publié en 2000 par le politologue Achille Mbembe traite des stratégies déployées par les gouvernements postcoloniaux dans le but de transformer les ressources publiques et domestiques en gains privés[30]. L’auteur soutient que les pratiques de prédations économiques des gouvernements coloniaux sont reprises par les nouveaux États-nations postcoloniaux[31]

                Alors que Mbembe analyse les dévoiements économiques par les élites, l’étude du politologue Nigel C. Gibson traite de « l’imaginaire postcolonial »[32] en Afrique en lien avec la pensée de Fanon[33]. L’auteur souligne que durant la deuxième phase de décolonisation, l’organisation politique dominante use de la centralisation des pouvoirs pour imposer un autoritarisme étatique[34]. Ce regard sur l’État postcolonial africain est important dans l’optique où notre article soulignera que cette tendance de centralisation est, selon Fanon, une forme de despotisme hérité du colonialisme.

                Dans la lignée des critiques sur la conduite des élites politiques postcoloniales et le fonctionnement des Partis-États, l’étude Memmi dresse un bilan du désenchantement vécu par le décolonisé dans le Maghreb[35]. Il souligne que l’obtention de l’indépendance nationale n’assure ni la liberté promise ni une amélioration de la situation économique du décolonisé. Memmi soutient aussi que l’absence de démocratie est accentuée par l’inexistence de la liberté d’expression et d’une transparence des droits humains. Ces répressions du peuple par les élites deviennent endémiques dans le nouvel État-nation. Similairement à l’étude de Gibson, l’analyse d’Ato Sekyi-Otu réfléchit sur l’existence hypothétique d’un « imaginaire postcolonial » dans la pensée de Fanon[36]. L’auteur avance l’idée selon laquelle les politiciens de l’Afrique contemporaine imitent les comportements dévoyés de la « bourgeoisie nationale », identifiés ainsi par Fanon dans Les damnés de la terre[37].

    1. Le « prospectivisme fanonien » : entre prédilections, critiques et mises en garde sur les fondements du futur État-nation

    1.1. La bourgeoisie nationale

                Dans Les damnés de la terre, Fanon nous donne une définition bien précise de ce qui constitue la bourgeoisie nationale et comment elle-même se définit dans son identité ainsi que son rapport au pouvoir : « La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer[38]. » Le terme même de « bourgeoisie nationale » est employé par Fanon pour substituer le terme « d’élites politiques » à laquelle elle adhère. Dans son étude Afrique noire, l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch propose une définition très précise de cette strate sociopolitique: 

    Le terme d’élite – qui met l’accent sur l’influence culturelle occidentale – est d’ailleurs peu satisfaisant. Il s’agit, bel et bien, de la formation de classes moyennes, c’est-à-dire de groupes sociaux d’origine diverse aspirant au statut et aux droits d’une bourgeoisie à l’européenne ; ces droits leur étaient en grande partie déniés – sur le plan économique comme sur le plan politique – par la coercitive coloniale : leur objectif est donc […] non pas de rejeter les Blancs, mais d’en assimiler les savoirs, de se faire reconnaître comme leurs égaux, et de participer à ce titre à l’exercice du pouvoir […] On ne peut parler de nationalisme qu’à partir du moment où les militants entrent en lutte ouverte contre le régime colonial, afin de devenir juridiquement maîtres de leur décision nationale[39].

                Dans le portrait que Fanon dresse de cette bourgeoisie, le ton est complètement différent comparativement à Coquery-Vidrovitch. Fanon dédie à son analyse une critique totale des attitudes et des actions entreprises par cette classe : « Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale s’est facilement convaincue qu’elle pouvait avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine. L’indépendance qui la met littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l’obliger à lancer des appels angoissés en direction de l’ancienne métropole[40]. » Pour Fanon, il existe une attitude de paresse chez cette bourgeoisie qui, comparablement au contexte du régime colonial précédent, constitue une faiblesse de la conscience nationale dans les pays sous-développés[41]. Nous retrouvons dès lors une critique de l’indigence de cette bourgeoisie, qui selon lui, incarne un esprit profondément cosmopolite et se voit essentiellement dévorée par ses propres contradictions[42].

                Malgré les qualificatifs d’incompétence manifestés par Fanon quant aux élites nationales, il regard leur passage comme une phase plus ou moins « normale », ou plutôt prévisible, dans l’évolution de la structure sociale chez les pays sous-développés après l’indépendance : « Il ne faut donc pas dire que la bourgeoisie nationale retarde l’évolution du pays, qu’elle lui fait perdre du temps ou qu’elle risque de conduire la nation dans des chemins sans issue. En fait la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés est une phase inutile[43]. » D’après Fanon, ce passage qui marque habituellement les indépendances se résume par un vide. Il se ne passe rien durant cette période ; aucune modernisation industrielle ni aucune évolution économique ou sociale. C’est véritablement au moment où cette caste est anéantie qu’il faille tout reprendre du début. Selon Fanon, cet « arrêt » qui marque la société africaine après l’indépendance ne peut reprendre son cours qu’à son anéantissement et par la responsabilisation des masses.

    1.2. Les masses urbaines, paysannes et le « lumpenprolétariat »

                Dans les damnés de la terre, il est important de prendre en considération le portrait que Fanon fait des masses et de l’analyse qu’il effectue sur ses différents types, c’est-à-dire des couches ou strates sociales qui composent cette classe. Nous devons également prendre en compte l’étude que Fanon porte sur le rôle que jouent ces différentes classes dans la révolution algérienne, mais aussi de comprendre comment leur statut social ou condition socioéconomique évolue au sein de l’État-nation postcolonial. 

                Selon Fanon, trois classes majeures apportent leur soutien à la lutte indépendantiste[44]. La première est celle de la masse paysanne, ou rurale. Ensuite, la masse urbaine compose la deuxième et puis la troisième est celle du lumpenprolétariat. La définition de celui-ci est, chez Fanon, très simple : « …le lumpen-prolétariat, cette masse d’affamés et de déclassés[45]. » Ce terme est en effet très populaire chez les auteurs marxistes et se définit souvent comme étant une « sous-classe », qui vit souvent dans l’insalubrité de bidonvilles et constitue la portion de la population la moins éduquée. Fanon les décrit ainsi : « En abandonnant les campagnes où la démographie pose des problèmes insolubles, les paysans sans terre, qui constituent le lumpenprolétariat, se ruent vers les villes, s’entassent dans les bidonvilles et tâchent de s’infiltrer dans les ports et les cités nés de la domination coloniale[46]. » Fanon perçoit que durant l’insurrection révolutionnaire algérienne, les leaders qui composent la classe des intellectuels au sein de la lutte indépendantistes puisent les ressources humaines chez ce lumpenprolétariat. Ils prennent conscience du rôle qu’ils peuvent jouer et ils comprennent le caractère spontané et radical qui réside chez les masses lors d’un soulèvement. En revanche, ils n’entrent pas en contact direct avec elles. Selon Fanon, ces leaders espèrent qu’elles se soulèveront et qu’elles encaisseront tout ce que l’arsenal militaire de la puissance coloniale pourrait lancer sur eux[47].

                Lorsque nous analysons, à travers l’étude de Fanon, l’évolution du statut socioéconomique et politique de ces masses au sein de l’État-nation postcolonial, nous remarquons qu’il n’y a pas de changement drastique qui se crée. Dans Les damnés de la terre, les conditions ne s’améliorent pas pour autant chez la population : « Dans un pays sous-développé, la mise en place de directions régionales dynamiques stoppe le processus de macrocéphalisation des villes, la ruée incohérente des masses rurales vers les cités […] dès les premiers jours de l’indépendance[48]. » Fanon perçoit néanmoins un exode dans le contexte d’après l’indépendance. Il soutient que les masses paysannes et le lumpenprolétariat qui a rejoint le milieu rural à l’époque coloniale et durant la décolonisation cherchent à rejoindre les milieux urbains des villes. Nous pouvons toujours ici remarquer comment Fanon critique l’ingérence de l’administration gouvernementale quant à cet exode. Selon Fanon, les élites politiques ne savent tout simplement pas comment gérer un tel phénomène, il poursuit ainsi :

    Sinon, autour du leader s’amassent les responsables du parti et les dignitaires du régime. Et le rêve de tout citoyen est de gagner la capitale, d’avoir sa part de fromage. Les localités sont désertées, les masses rurales non encadrées, non éduquées et non soutenues se détournent d’une terre mal travaillée et se dirigent vers les bourgs périphériques, enflant démesurément le lumpen-prolétariat[49].

                À travers ce phénomène d’urbanisation en contexte postcolonial, Fanon comprend que ces ex-paysans s’engagent dans un processus d’organisation sociale à l’intérieur des milieux urbains. Il perçoit la vulnérabilité de ces nouveaux citadins en quête d’emplois face au régime qui s’établit après l’indépendance. Nous verrons maintenant comment Les damnés de la terre constitue une véritable mise en garde contre le dévoiement des élites politiques quant à l’idéologie des indépendances, mais aussi des espoirs renfloués de la décolonisation.

    1.3. Les dévoiements idéologiques, sociopolitiques et économiques des élites

                Le cœur de la critique chez Fanon quant aux dévoiements idéologiques des élites politiques réside dans le portrait qu’il fait de leurs actions et leurs choix au moment de leurs décisions économiques et sociales. Dans le contexte des indépendances, ces décisions incluent notamment la nationalisation de l’économie et des ressources naturelles du pays, la mise en place d’un système démocratique électoral ainsi que plusieurs libertés individuelles. Nous allons voir comment ces espérances ont été, selon Fanon, dévoyées.

                Dans son portrait, il début en affirmant que dans un pays sous-développé ayant acquis son indépendance, « une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée […] c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales[50]. » Selon Fanon, les élites se détournes de cette voie en adoptant l’attitude d’une bourgeoisie classique qu’il qualifie de « …platement, bêtement, cyniquement bourgeoise[51]. » Il applique cette attitude à toutes les bourgeoisies qui se forment à la vieille des indépendances, et il perçoit qu’elle s’identifie, sur le plan psychologique, à la bourgeoisie occidentale sur laquelle elle se base[52]

                Dans ce constat, Fanon remarque que ce lien avec la bourgeoisie métropolitaine ouvre la porte à une forme de néocolonialisme économique : « Les circuits économiques du jeune État s’enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L’économie nationale, autrefois protégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons […] les chefs d’État eux-mêmes […] se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux[53]. » Cependant, Fanon ne critique pas sans fondements. Il souligne les réalités qui causent ce dévoiement économique :

    Comme la bourgeoisie n’a ni les moyens matériels ni les moyens intellectuels suffisants […] Dorénavant elle va exiger que les grandes compagnies étrangères passent par elle, soit qu’elles désirent se maintenir dans le pays, soit qu’elles aient l’intention d’y pénétrer. […] Comme on le voit, il ne s’agit pas d’une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste. La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale[54].

                La critique de Fanon sur ces pratiques néocolonialistes de la bourgeoisie cerne ses effets néfastes et affirme qu’elles détruisent les fondements de l’indépendance. Fanon ne rejette pas l’idée d’une collaboration éventuelle entre l’ancienne métropole et l’État-nation, mais cette mentalité « d’hommes d’affaires politiques » mène à d’autres problèmes, notamment à plusieurs inégalités sociales. Sur cela, Fanon renchérit qu’il existe à l’intérieur du nouveau régime « une inégalité dans l’enrichissement et dans l’accaparement. […] Les passe-droits se multiplient, la corruption triomphe, les mœurs se dégradent. Les corbeaux sont aujourd’hui trop nombreux et trop voraces eu égard à la maigreur du butin national. Le parti, véritable instrument du pouvoir entre les mains de la bourgeoise, renforce l’appareil d’État et précise l’encadrement du peuple, son immobilisation[55]. » Dans son portrait, Fanon décrit le parti au pouvoir comme étant un simple instrument de coercition et s’identifie rapidement à une attitude antidémocratique[56]

    Le parti est objectivement, et quelquefois subjectivement, le complice de la bourgeoisie mercantile. De même que la bourgeoisie nationale escamote sa phase de construction pour se jeter dans la jouissance, pareillement, sur le plan institutionnel, elle saute la phase parlementaire et choisit une dictature de type national-socialiste. Nous savons aujourd’hui que ce fascisme à la petite semaine […] est le résultat dialectique de l’État semi-colonial de la période d’indépendance[57].

                De plus, la création du parti unique est un phénomène critiqué par Fanon dans son portrait. Il soutient que cette caste réunie autour d’un leader autocrate est « la forme moderne de la dictature bourgeoise […] Elle n’arrête pas de sécréter sa propre contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans le marasme[58]. » Fanon étend son analyse sur le plan intérieur, mais aussi dans le cadre administratif, institutionnel, de cette bourgeoisie qu’il qualifie de dictatoriale. Il soutient que ses choix et décisions plongent le gouvernement dans l’ingérence et prouve son incapacité :

    Économiquement impuissante, ne pouvant mettre au jour des relations sociales cohérentes, fondées sur le principe de sa domination en tant que classe, la bourgeoisie choisit la solution qui lui semble la plus facile, celle du parti unique. Elle ne possède pas encore cette bonne conscience et cette tranquillité que seules la puissance économique et la prise en main du système étatique pourraient lui conférer. Elle ne crée pas un État qui rassure le citoyen, mais qui l’inquiète[59].

                À travers ses expériences ambassadoriales dans les États-nations subsahariens de l’Ouest, Fanon réalise que le gouvernement au pouvoir n’hésite pas à recourir à l’armée et d’établir un appareil étatique policier :

    Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l’armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui […] sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation[60].

                Dans le portrait qu’il dresse sur les outils employés par le régime pour maintenir l’ordre, l’armée devient un soutien dans l’élaboration d’une répression systématisée : « En l’absence d’un parlement, c’est l’armée qui devient l’arbitre […] Ainsi, l’ancienne métropole pratique le gouvernement indirect, à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise[61]. » C’est de cet instrument de répression que Fanon étudie le lien entre les volontés autocratiques du parti unique et leurs stratégies de prédations économiques vouées au profit individuel.

    1.4. Les stratégies de prédations économiques et la création d’un corporatisme d’État

                Dans Les damnés de la terre, Fanon brosse un portrait évolutif de l’économie nationale et cerne la transition des méthodes d’exploitations économiques entre le contexte colonial et postcolonial. Il soutient que l’économie coloniale n’est pas complètement intégrée à l’ensemble du territoire de la colonie et qu’elle est toujours disposée à servir les différentes métropoles à travers ses rapports de complémentarité[62]. Selon Fanon, le colonialisme n’exploite jamais la totalité des ressources naturelles du territoire colonial, mais se contente de les extraire et de les exporter vers les industries métropolitaines[63]

                Cette pratique ne fait qu’approfondir, d’après Fanon, le sous-développement du territoire colonial. En revanche, une alternance apparaît au lendemain de l’indépendance nationale. Fanon soutient que « …les propriétaires fonciers exigeront des pouvoirs publics qu’ils centuplent à leur profit les facilités et les passe-droits dont bénéficiaient autrefois les colons étrangers. Il n’y aura pas de modernisation de l’agriculture, pas de plan de développement, pas d’initiatives[64]. » Fanon cible que toutes les initiatives impliquant des risques sont rejetées par la bourgeoisie terrienne. Il soutient que la bourgeoisie agricole refuse de parier sur les risques, elle exige des résultats rapides et solides[65]. Ce phénomène projette très rapidement la société rurale dans les circuits autrefois employés en contexte colonial[66]. Fanon renchéri sur la polémique :

    Le comportement des propriétaires fonciers nationaux s’identifie pratiquement à celui de la bourgeoisie des villes. Les gros agriculteurs ont, dès la proclamation de l’indépendance, exigé la nationalisation des exploitations agricoles. […] Mais ils n’essaient pas de renouveler l’agriculture, de l’intensifier ou de l’intégrer dans une économie réellement nationale[67].

                Dans la théorie postcoloniale de Fanon, nous devons distinguer deux types de dévoiements économiques par les élites : les stratégies de prédations par la privatisation de certaines ressources nationales et la mise en place d’un corporatisme d’état. La manière dont Fanon décrit ces élites et leur attitude envers l’économie nationale est très limpide : « Au sein de cette bourgeoisie nationale, on ne trouve ni industriels ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie[68]. » Fanon comprend que l’économie de la période d’indépendance n’est pas réorientée et aucune industrie n’est développée sur le territoire, qu’elle soit agricole ou urbaine[69]. Selon Fanon, le blâme à porter est le fardeau de la bourgeoisie :

    Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d’exiger la nationalisation de l’économie et des secteurs commerciaux. C’est que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la totalité de l’économie au service de la nation […] Pour elle, nationaliser ne signifie pas ordonner l’État en fonction de rapports sociaux nouveaux dont on décide de faciliter l’éclosion. Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones des passe-droits hérités de la période coloniale[70].

                Pour Fanon, la bourgeoisie est incapable de gérer l’économie, et cette ingérence mène à une stagnation. Le bilan qu’il dresse du programme économique établi par le régime se résume par sa critique de ce qu’il qualifie « d’ignorance » à l’égard de l’économie nationale de l’État[71]

    Conclusion

                Pour conclure, nous avons vu que Fanon souligne l’existence d’une contradiction essentielle entre les visées de la bourgeoisie nationale et l’orientation idéologique adoptée par le régime. Les réalités politiques et socioéconomiques auxquelles sont confrontés les décolonisés maghrébins et africains subsahariens durant la deuxième phase des indépendances nous permettre de démontrer que les mises en garde de Fanon sont justes dans le contexte des deux premières phases des indépendances africaines. En tant que critique précoce de l’État-nation postcolonial, mais aussi des élites politiques, Fanon comprend non seulement les problématiques liées aux sociétés durant la transition coloniale, « décoloniale » et postcoloniale, mais aussi quelles sont les causes qui mènent à ces complications. Sur son lit de mort, Fanon affirme ceci : « Reconnaître que les élites africaines africanisaient le colonialisme ne m’a pas aidé à aller mieux. Quelle horreur l’avenir de l’Afrique va être ? Je suis reconnaissant de ne pas être là pour assister à l’horreur des présidents à vie dans toute l’Afrique[72]. » Il est difficile à savoir si les mises en garde de Fanon sur les dévoiements de l’idéologie des décolonisations sont dans un but d’action ou simplement de prédilection. Nous ne pensons pas que son œuvre est seulement une critique, mais bien qu’à travers son caractère préventif, un devoir fondamental est déclaré : celui de ne pas répéter la désillusion.

    Références

    [1] Maurice Demers et Patrick Dramé, Le Tiers-Monde postcolonial : espoirs et désenchantements, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 10-11.

    [2] Bernard Crochet et Gérard Piouffre, La Guerre d’Algérie, Paris, Novedit, 2013, p. 25-33.

    [3] Parmi ces intellectuels, il y’a entre autres l’homme politique algérien Messali Hadj qui contribua à la rédaction du Manifeste du peuple algérien en 1943. Aussi, nous pouvons mentionner ici le trio fondateur du courant littéraire noir de la Négritude dans les années 1930, soit Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas, tous des influences incontournables pour Frantz Fanon durant son parcours académique en Martinique et en France.

    [4] Nous souhaitons préciser ici que Fanon est mort en 1961, mais qu’il prévoit d’une manière la situation postcoloniale en Algérie en se basant sur ses récentes observations faites durant son parcours au Ghana et dans les nouveaux États-nations d’Afrique de l’Ouest et Équatoriale. Ceux-ci démontrent une forte tendance à plonger dans un système dictatorial.

    [5] Pour les lectures approfondies sur les nombreuses biographies de Fanon, voir Renate Zahar, Frantz Fanon: Kolonialismus und Entfremdung[Frantz Fanon: Colonialisme et Aliénation], Frankfurt am Main, Europäsche Verlagsanstalt, 1969 ; David Caute, Frantz Fanon, Paris, Seghers, 1970 ; Peter Geismar, Fanon, New York, The Dial Press, 1971 ; Irène L. Gendzier, Frantz Fanon: A Critical Study, New York, Pantheon Books, 1973 ; Emmanuel Hansen, Frantz Fanon: social and political thought, Columbus, Ohio State University Press, 1977 ; David Macey, Frantz Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2000 ; Joby Fanon, Frantz Fanon : De la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, Paris,  Harmattan, 2004 ; Pierre Bouvier, Aimé Césaire, Frantz Fanon : Portraits de décolonisés, Paris, Les Belles Lettres, 2010 ; Alice Cherki, Frantz Fanon – Portrait, Paris, Seuil, 2011 ; Joby Fanon, Frantz Fanon, My Brother: Doctor, Playwright, Revolutionary, Londres, Lexington, 2014 et Christian Filostrat, Le dernier jour de Frantz Fanon, Lake Oswego, Char White Legacy Publishers, 2017.

    [6] Pour un survol chronologique sur les dates importantes de la vie de Fanon, voir Jean-François Gomez, « Frantz Fanon, quelques dates repères d’une vie fervente », Vie sociale et traitements, no 89 (janv. 2006), p. 19-20.

    [7] Delas, Fraiture et Geneste, « À propos des Œuvres de Fanon », p. 93-98. Fanon se rallie à la voie que le peuple algérien choisie, soit la violence, et Bouvier affirme que la destruction de l’ordre colonial lui apparaît comme une méthode à valeur thérapeutique globale.

    [8] Frantz Fanon, « Lettre au ministre résident », dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015, p. 367.

    [9] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Découverte, 2002 (1961), p. 239.

    [10] Homi Bhabha, « Remembering Fanon, Self, Psyche and the Colonial Condition », dans Nigel C. Gibson, dir., Rethinking Fanon, the continuing dialogue, New York, Humanity Books, 1999, p. 181.

    [11] Nigel C. Gibson et Roberto Beneduce, Frantz Fanon, Psychiatry and Politics, Londres, Rowman & Littlefield International, 2017, p. 173.

    [12] Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, Découverte, 2006 (1964), p. 7. Dans sa note d’éditeur, François Maspero précise que les articles intégrés dans l’ouvrages n’ont jamais véritablement été signés par Fanon. Un travail d’archive, de datation, d’analyse littéraire ainsi que l’aide d’identification apportée par sa femme Josie ont contribué à certifier que Fanon a bel et bien écrit les articles parus dans El Moudjahid. Maspero affirme ceci dans sa note : « Les articles d’El Moudjahid n’étaient jamais signés. L’anonymat y était total. Les articles publiés ici, sous le contrôle de Madame F. Fanon, sont seulement ceux dont nous avons la certitude irréfutable qu’ils ont été écrits par F. Fanon. »

    [13] Peter Hudis, Frantz Fanon: Philosopher of the Barricades, Londres, Pluto Press, 2015, p. 82-84. Lors de ces années de participation à El Moudjahid, la contribution essentielle de Fanon porte sur l’évolution de la situation en France (Sa critique de la gauche française et son inaction dans son destin historique à se soulever contre le colonialisme), le vécu du peuple algérien à l’intérieur du pays et le devenir politique du continent algérien.

    [14] Bouvier, Aimé Césaire, Frantz Fanon, p. 172. Du 19 au 22 septembre 1956, Fanon participe au 1e Congrès des écrivains et artistes noirs, où il expose son fameux discours « Racisme et Culture. La conférence qui marque le plus son parcours est celle d’Accra en avril 1958. Il participe aussi au 2e Congrès des écrivains et artistes noirs du 26 mars au 1e avril 1959 à Rome ; à la conférence de solidarité afro-asiatique à Conakry du 11 au 16 avril 1960 ; à la conférence des États indépendants d’Afrique à Addis-Abeba du 14 au 20 juin 1960 ; à la conférence panafricaine au sujet des problèmes du Congo à Léopoldville vers la fin août au début septembre 1960. Son discours durant ces congrès est surtout centré sur la nécessité d’une solidarité interafricaine.

    [15] Joby Fanon, Frantz Fanon : De la Martinique à l’Algérie et à l’Afriqueop. cit., p. 191.

    [16] Pour les notices originales des études, voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Maspero, 1952 ; Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961 ; L’an V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1959 et Pour la révolution africaine, Paris, Maspero, 1964.

    [17] Nous souhaitons préciser ici l’appréhension du terme « élites décoloniales », qui est un substitut du terme « bourgeoisie nationale » utilisé par Fanon dans ses études, et dont la définition est fondamentalement similaire ; la différence résidant uniquement dans notre choix de termes. Celui-ci se justifie par notre souhait de conserver un regard objectif, afin de ne pas entrer dans un complexe de subjectivité que l’on peut reprocher de « fanonien ».

    [18] Michel de Certeau, La prise de parole : pour une nouvelle culture, Bruges, Desclée de Brouwer, 1968, p. 27.

    [19] Ibid., p. 32.

    [20] Nous souhaitons référer le lecteur à Arlette Farge, « L’existence méconnue des plus faibles », Études, vol 404, no 1, janv. 2006, p. 35-47. Dans son article, Farge démontre la prise de parole des méconnues qui, à l’instar de l’enfermement de leur voix dans la sémiologie journalistique et de la transparence de la manipulation évidente des Chefs d’États, se manifestent unie afin d’éliminer les limites des voix singulières. À travers son concept de « prise de parole », Farge démontre la défense des inopportuns. Par exemple, elle affirme qu’un chômeur est plus qu’un simple chômeur et qu’il un être de passions et d’intelligence ; qu’une femme ne se définit pas que par son sexe, mais aussi par son intelligence et en étant un membre à part entière de la société économique. C’est d’ailleurs ce que Fanon dit lorsqu’il prend parole, il affirme que le prolétaire colonisé est un être avec des droits de libertés inaliénables, et lorsqu’il étudie les femmes algériennes, il prend en compte l’importance de leur rôle socioéconomique dans la société en développement. 

    [21] Daniel Delas, Pierre-Philippe Fraiture et Elsa Geneste, « À propos des Œuvres de Fanon », Études Littéraires Africaines, n33, 2012, p. 86.

    [22] Dans le domaine des études philosophiques et sociologiques, ce terme est connu pour son utilité de revue littéraire ou historiographique. Cette méthode consiste à aller chercher des œuvres ou des concepts postérieurs et revisités au sujet présentement étudié par le chercheur, pour ensuite en arriver à des conclusions liées intrinsèquement avec l’influence des concepts ou des idées diffusées par ces œuvres.

    [23] Nous sous-entendons ici le « prospectivisme » de Fanon, par lequel il met en garde contre les élites, dans leurs choix idéologiques dans la construction des États-nations

    [24] Mis à part celle de l’Algérie qui se fait véritablement en 1962.

    [25] Nous souhaitons préciser ici que nous n’allons pas étudier les pays mentionnés ci-haut et qu’ils ne nous seront utiles que en tant qu’analogies et bases de compréhension pour la situation algérienne. Plus précisément, si nous prenons les cas du Ghana avec le président K’wamé N’Krumah, la Guinée avec Sékou Touré ou bien la Tunisie avec Bourguiba, il y’a une fréquence du revers de l’idéologie de la décolonisation et, rapidement, ces pays se transforment en dictatures, dirigées par un parti unique. Nous utiliserons donc ces exemples pour démontrer que le même phénomène se produit en Algérie après l’indépendance en 1962.

    [26] Il y eut trois éditions consécutives de l’étude, la première en 1961, puis les suivantes en 1968 et 2002. Chaque édition comporte la préface originale de Jean-Paul Sartre, toutefois en intégrant une seconde préface en 1968 par Homi Bhabha, puis en 2002 par Alice Cherki avec une postface de Mohammed Harbi. Par souci d’accessibilité, nous utiliserons l’édition de 2002.

    [27] L’intérêt porté à conclure le diagnostic de Fanon en 1960 réside dans le contexte de rédaction. Alors que le succès de l’indépendance algérienne n’est qu’une question de temps en 1960, avec les cessez-le-feu officiels entre la France et le FLN, Fanon entame de son côté Les damnés de la terrepour le finaliser en 1961 quelques mois avant sa mort en décembre et quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie en 1962. L’ouvrage légué par Fanon est une sorte de mise en garde, et les éléments que nous lui soutirons démontrent qu’il anticipe la situation socio-économique et politique en Algérie postcoloniale.

    [28] Hélé Béji, Désenchantement national : Essai sur la décolonisation, Tunis, Elyzad, 1982. Nous souhaitons préciser ici que son étude dénonce les espérances refoulées de la décolonisation et condamne les projets politiques nationaux dans la société postcoloniale tunisienne notamment.

    [29] Dans notre objet d’étude, nous rappelons la mise en garde de Fanon quant aux élites politiques qui auraient tendance à dévoyer les espoirs de la décolonisation. Parallèlement à notre observation sur Fanon, Béji analyse et critique les choix et les politiques socio-économiques établies par l’élite tunisienne. Cela contribue ainsi à soulever une réalité qui s’inscrit dans notre étude et que nous pouvons utiliser dans notre analyse sur la critique des politiques sociales et économiques de Fanon sur l’élite postcoloniale.

    [30] Achille Mbembe, De la Postcolonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Éditions Karthala, 2000.

    [31] À cela, l’auteur étudie aussi l’instrumentalisation de la violence par les nouvelles élites comme forme de légitimation de la domination postcoloniale. Cette étude de Mbembe est très importante car elle s’inscrit dans l’anticipation de Fanon quant aux possibilités de privatisations économiques des ressources domestiques par la « bourgeoisie nationale ».

    [32] Robert Young, Postcolonialism: An Historical Introduction, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2001. Dans son étude, Robert Young définit « l’imaginaire postcolonial » comme une perception critique des réalités, qui nous mènent à reconsidérer la narrative historique coloniale et postcoloniale. De plus, Young soutient qu’il faut observer cette narrative à partir du point de vue de ceux qui en ont subi les effets, pour ensuite transiter par une analyse de son impact culturel, économique et social sur le monde contemporain africain. C’est une sorte de réflexion « aller-retour » entre le présent et le passé dans le but d’agir sur le présent.

    [33] Nigel C. Gibson, Fanon: The Postcolonial Imagination, Cambridge, Polity Press, 2003. Notamment, Gibson tourne autour d’une réflexion centrée sur le type d’organisation politique qui se développe, à travers un regard critique sur les politiques sociales et économiques, dans les États-nations africains.

    [34] Nous faisons référence ici aux prémices de la formation des Partis-États, tel que le FLN en Algérie.

    [35] Albert Memmi, Portrait du décolonisé arabo-musulman et quelques autres, Paris, Gallimard, 2004. L’étude de Memmi est une critique du bilan socio-économique créé par l’élite postcoloniale. Cela revient alors à ce que Fanon théorise comme une mise en garde anticipatrice des dévoiements des élites. Memmi soutient que l’époque postcoloniale est marquée par une désillusion et une déresponsabilisation des Partis-États au pouvoir, notamment lorsque les échecs économiques apparaissent vers les années 1980.

    [36] Ato Sekyi-Otu, « Fanon et the Possibility of the Postcolonial Critical Imagination », dans Living Fanon: Global perspectives de Nigel C. Gibson, dir., New York, Palgrave MacMillan, 2011, p. 45-60.

    [37] D’après Sekyi-Otu, les projets politiques et économiques des élites caractérisent « l’effondrement précoce » des sociétés décolonisées. Cela dirige les pays africains vers de nouvelles problématiques sociales comme la pauvreté générale dans les strates déjà défavorisées de la société, mais aussi d’une désorganisation et d’une réduction drastique du rendement agricole par les producteurs.

    [38] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, p. 146.

    [39] Catherine Coquery-Vidrovitch, Afrique noire : permanences et ruptures, Paris, Payot, 1985, p. 338-339.

    [40] Fanon, Les damnés de la terre, p. 146.

    [41]Ibid., p. 145-146.

    [42] Ibid.

    [43] Ibid., p. 169.

    [44] Peter Worsley, « Frantz Fanon et le lumpenprolétariat », trad. de l’anglais par Stéphanie Templier, Les Temps modernes, vol. 55, no 1 (janv. 2014), p. 86.

    [45] Fanon, Les damnés de la terreop.cit. p. 132.

    [46] Ibid., p. 110-111.

    [47] Ibid., p. 113-114. Se référer ici sur le sujet des relations disparates entre les dirigeants révolutionnaires algériens et les masses.

    [48] Ibid., p. 177-178.

    [49] Ibid.

    [50] Ibid., p. 147.

    [51] Ibid.

    [52] Ibid., p. 149.

    [53] Ibid., p. 161.

    [54] Ibid., p. 148-149.

    [55] Ibid., p. 165.

    [56] Ibid.

    [57] Ibid.

    [58] Ibid., p. 159.

    [59] Ibid.

    [60] Ibid., p. 165.

    [61] Ibid., p. 167. Nous souhaitons préciser ici que Fanon soutient que dans un pays sous-développé, le passage d’une bourgeoisie nationale est impossible et qu’il devient évident qu’une dictature policière se met en place. En revanche, il affirme que la création d’une société bourgeoisie serait éventuellement mise en échec.

    [62] Ibid., p. 154.

    [63] Ibid.

    [64] Ibid., p. 150.

    [65] Ibid., p. 151. Ici, Fanon critique la politique du « laissé pour compte » par cette bourgeoisie agricole. Il soutient qu’elle ne réinvestit pas les bénéfices dans le revenu national ni dans la modernisation d’une économie industrialisante.

    [66] Ibid., p. 154.

    [67] Ibid., p. 150.

    [68] Ibid., p. 146.

    [69] Ibid., p. 148.

    [70] Ibid.

    [71] Ibid., p. 147.

    [72] Christian Filostrat, Le dernier jour de Frantz Fanonop. cit., p. 100.