Jusqu’à l’avènement de la Troisième République en 1870, la France connait plus de quatre-vingts ans d’instabilité politique qui se caractérisent par une succession de plusieurs régimes. Entre la Révolution française et la Troisième République, le pays traverse treize régimes distincts : la monarchie constitutionnelle, la Première République, la Terreur, la période thermidorienne, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Première Restauration, les Cent-Jours, la Seconde Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde République et le Second Empire. L’instabilité politique engendrée par la Révolution française voit la naissance d’un nouveau type de politicien qui prend son essor dès la chute de l’Empire : la « girouette ». Ce personnage politique est difficile à cerner et à conceptualiser, car il ne se définit dans aucun groupe en particulier. Personne ne revendique être une girouette. Pourtant, ce phénomène est présent dans toutes les sphères de la société française postrévolutionnaire. On n’observe pas seulement cet opportunisme en politique, mais aussi dans l’armée, l’administration, les domaines religieux et scientifiques.
Dans cet essai, nous répondrons à la problématique suivante : en quoi la figure de la girouette témoigne-t-elle de son époque et permet-elle de nouvelles réflexions sur le plan historiographie? Cette figure témoigne par ses représentations diverses exposant les multiples opinions des Français devant leur passé révolutionnaire. De plus, la « girouette » reflète les inquiétudes de la population envers son élite versatile et l’instabilité politique du pays. La figure dérange la classe politique, car elle remet en question les politiques d’oubli et de flexibilité du gouvernement en rappelant le manque de loyauté de ses agents, ou du moins, une loyauté pécuniaire[102]. La « girouette » donne un nouvel angle à l’histoire politique du premier XIXe siècle en l’observant par une image satirique et les multiples interprétations qui en découlent. Nous comprenons aussi mieux les interprétations socioculturelles de la girouette comme Fabrice Erre avec la figure de la poire[103].
Notre champ chronologique se limite à la Restauration (1814-1830) et à la Monarchie de juillet (1830-1848). Sous ses deux régimes composant le premier XIXe siècle, les Français tentent de stabiliser le pays suite aux périodes révolutionnaires et impériales. Ces régimes cherchent à équilibrer avec leur héritage politique à la fois d’Ancien Régime et révolutionnaire. De profonds questionnements se posent aussi sur le rôle que pouvaient assumer les élites des régimes précédents dans l’instauration d’un nouveau régime. De plus, le terme « girouette » est conceptualisé et popularisé sous ces deux monarchies postrévolutionnaires.
Notre réflexion se divise en trois parties. Dans un premier temps, nous proposerons une définition de la girouette et en ferons l’historiographie. Par après, nous observerons les origines sociopolitiques de la girouette. Enfin, nous réfléchirons sur le témoignage que cette figure comme objet de compréhension de son époque. Nous regarderons aussi en quoi cette représentation du climat politique pouvait être dérangeante aux yeux de ses contemporains.
Définition et historiographie de la girouette
Définition de la girouette
On définit le terme « girouette », à la suite de l’historien Pierre Serna, comme une expression désignant les hommes opportunistes qui conservent des charges politiques, militaires, religieuses, intellectuelles ou administratives importantes en dépit des changements de régime ou de leurs propres opinions[104]. Nous ajoutons à cette définition le fait que plusieurs girouettes sont accusées de profiter de leurs changements d’opinion. Le terme peut être utilisé comme une insulte ou peut servir à entacher la réputation de quelqu’un. On use de cette expression afin de freiner l’ascension sociale de ses opposants en remettant en question leur intégrité, même avec des charges manifestement calomnieuses[105]. Nous pouvons faire un parallèle avec nos politiciens actuels en ce qui a trait à la corruption. Ce type d’accusation péjorative rend toutefois problématiques la conceptualisation et la perception des comportements attribuables aux girouettes.
Bien que cette forme d’opportunisme existât auparavant, surtout lors de périodes de crise, l’originalité du XIXe siècle français est sa sensibilité envers ce phénomène ainsi que sa médiation massive[106]. Malgré cela, la figure de la girouette reste difficile à cerner, puisque personne ne s’en revendique, on ne le devient qu’à travers le regard des autres.
Toutefois, nous pouvons constater plusieurs caractéristiques communes à travers les différents ouvrages sur le sujet. Les Dictionnaires des girouettes nous exposent des girouettes ayant des opinions, des motivations et des allégeances variées. Certains demeurent loyaux à la droite, par exemple les légitimistes s’alliant à la Monarchie juillet et votant les lois conservatrices. Nous pouvons mentionner aussi ceux passant d’un extrême politique à l’autre, les simples artistes courtisans ou tout simplement, ceux « tournant à tout vent [107]». L’autre principal point commun aux girouettes est que leur pérennité est due à leurs compétences sollicitées par les régimes et à leurs capacités à justifier leurs actes.
Survol historiographique
L’historiographie de l’étude de la girouette demeure restreinte. En effet, le champ chronologique des recherches dépasse rarement 1820. Pierre Serna a rédigé le seul ouvrage entièrement dédié à ce sujet : La république des girouettes ,1789-1815 et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre[108]. Toutefois, d’autres historiens se sont intéressés à la figure de la girouette. Jean-Luc Chappey a écrit Sortir de la Révolution. Inventer le XIXe siècle : Les dictionnaires des contemporains (1815-1830) et Ordres et désordres biographiques : Dictionnaires, listes de noms, réputation, des Lumières à Wikipédia dans lesquels il étudie les girouettes à travers leur parcours dans les dictionnaires biographiques[109]. Alan Spitzer observe plutôt la présence problématique de la girouette au début de la Restauration. Selon l’historien américain, les « girouettes » symbolisent par leur seule présence, l’échec de la Restauration des Bourbon. Les personnes représentées par cette figure pérennisent l’héritage révolutionnaire empêchant un retour complet de l’Ancien Régime[110]. Certains chercheurs ont étudié le phénomène à travers des études de cas ou des recherches sur des sujets connexes comme les autres représentations de l’opportunisme politique. Par exemple, Emmanuel de Waresquiel et Pierre Karila-Cohen se sont penchés sur personnalité considérée comme étant girouette[111]. Le premier analyse le parcours de l’un des politiciens les plus opportunistes de cette époque : Talleyrand. Waresquiel présente les actions politiques du « diable boiteux » d’un point de vue positif. Karila-Cohen illustre le maintien et la cohérence du parcours de Bourgeois de Jessaint, préfet de la Marne lors d’une des périodes les plus instables de France (1800-1838). D’autres historiens analysent de manière sociopolitique des figures satiriques du XIXe siècle. La « poire » très présente au début de la Monarchie de Juillet a été étudiée par plusieurs historiens, dont Ségolène Le Mens et Fabrice Erre[112]. Dans Le règne de la poire, Erre étudie les origines et les symboles de cette figure tout en se penchant sur les impacts passés et actuels de cette métaphore de la Monarchie de Juillet.
Origine de la figure de la girouette
Une origine sociale ou politique?
L’origine de la girouette, bien qu’encore floue, a été étudiée par Pierre Serna et Alan Spitzer. Chacun arrive à une conclusion distincte : l’origine serait d’ordre sociologique pour Spitzer et politique pour Serna. Alan Spitzer met en corrélation l’ascension de la bourgeoisie avec celui du girouettisme. Selon l’historien, le nombre important de girouettes dans ce corps social et le détachement des bourgeois envers l’Ancien Régime justifie cette corrélation. Spitzer affirme que ces deux groupes partagent des valeurs communes : le libéralisme, le carriérisme et l’idée d’une certaine méritocratie[113]. Il explique également l’avènement du girouettisme par la perte d’une fidélité absolue de la population, blasée suite aux nombreux changements de régime, envers son souverain.
Serna argumente plutôt que ce sont les traumatismes révolutionnaires qui poussent les « girouettes » à commettre des actes versatiles. Afin de limiter les passions et les possibilités d’instabilité politiques, une politique extrême-centre est instaurée dans les différents régimes auxquels ont contribué les « girouettes ». Selon ces politiciens, la politique doit avoir uniquement un rôle de gestion. Le « girouettisme » est donc une union des modérés contre le fanatisme. Tous leurs actes ont pour objectif de calmer les ardeurs des extrémistes. Toutefois, ces politiques centristes ont souvent mené à la dictature comme le prouve le cas de Napoléon présenté par l’auteur[114].
Nous pensons que l’origine du phénomène de la girouette est d’ordre sociopolitique. L’instabilité politique ambiante pousse les acteurs politiques et administratifs vers la versatilité afin de survivre ou de se maintenir socialement. Cette élite fait appel à son double héritage révolutionnaire et d’Ancien Régime afin d’instaurer une stabilité politique et de s’adapter aux différentes mutations sociopolitiques. La majorité de la population vit un « girouettisme de l’indifférence[115] » caractérisée par un suivisme dépolitisé en réponse à la morosité de l’instabilité de l’État.
On constate que l’opportunisme politique ne touche pas uniquement la bourgeoisie, mais, au contraire, est généralisé. Le phénomène ne manifeste pas uniquement chez les élites révolutionnaires ou impériales, car la noblesse d’Ancien Régime le pratique également. On l’observe à travers le chapitre VII : brève histoire des girouettes dans la république des girouettes de Pierre Serna et les Dictionnaires des girouettes[116]. Dans ce dernier ouvrage, on y énumère des gens ayant des situations, des origines et des motivations variées. On y observe aussi des personnes hors des pouvoirs économiques, administratifs ou politiques comme des artistes et des cuisiniers[117].
L’origine médiatique : réappropriation de l’image de la girouette
L’origine de la girouette s’est manifestée dans les médias à travers la diffusion et la popularisation du phénomène. La figure de la girouette trouve son origine dans les journaux libéraux qui critiquaient la corruption et le manque de conviction de toutes les élites sans distinctions partisane[118]. L’expression apparait pour la première fois dans l’article du 20 janvier 1815 du journal satirique le Nain jaune. On y voit la caricature d’une femme dont la robe est poussée aux quatre vents avec la notice : « girouette tournant à tout vent, tête de femme dessinée d’après nature [119]». Les auteurs du journal y dénoncent le manque de conviction de plusieurs politiciens en les accusant de manquer de virilité. La girouette du Nain jaune évolue vers une critique plus allégorique à partir de février 1815. Dans l’article du 20 février 1815, on présente dans une série d’articles satiriques et fictionnels nommés « l’ordre de la girouette[120] ». Dans ceux-ci, de nombreux acteurs politiques et administratifs, connus pour leurs comportements versatiles, sont réunis dans une société secrète dirigeant le pays. Pour accentuer le côté satirique, ces derniers portent des girouettes au sommet de leurs chapeaux.
Plusieurs articles sont écrits sur le sujet dans ce même journal jusqu’à la fin des Cent-Jours en juin 1815. La figure de la girouette est reprise dans plusieurs ouvrages de l’époque, dont le journal ultra-royaliste, le Nain vert. Ce journal change la signification de l’expression à partir de la seconde chute de Napoléon. Le Nain vert présente une critique plus axée sur le manque de fidélité des acteurs politiques considérés comme étant girouettes lors des changements de régime. De plus, la dénonciation se concentre sur la situation des anciennes élites impériales et révolutionnaires[121].
Le terme « girouette » ne devient une expression commune qu’à partir de la publication du Dictionnaire des girouettes de 1815 par Alexis Eymeric. Ce dictionnaire eut un tel succès qu’il se développe un engouement et une médiatisation autour du phénomène et du terme « girouette [122] ». Cet ouvrage tente implicitement de banaliser le phénomène en exposant que les situations variées découlent de l’instabilité politique des 25 dernières années[123].
Cet engouement entraîne un débat sur le rôle et la conceptualisation de la figure entre les différents dictionnaires biographiques et groupes politiques. Ceci indique que l’image de la girouette était déjà ambigüe dès son apparition, car elle fait l’objet de différentes interprétations. Pierre Serna parle d’un débat entre la vision de la girouette et de l’anti-girouette. Pour certains, les girouettes sont des personnes opportunistes, corrompues et ne sont fidèles qu’à eux même. Pour d’autres, elles représentent plutôt un esprit pratique devant les événements exceptionnels. Une dernière interprétation tente de faire la part des choses en argumentant que les situations des personnes qualifiées de girouettes sont propres à chacune d’entre elles[124]. Chappey précise l’opinion de ces différents ouvrages biographiques: l’Almanach des cumulards les critique, le Censeur les encense et le Dictionnaire biographique des hommes vivants tente d’émettre une opinion nuancée[125]. Malgré ce débat, la connotation péjorative colle à la girouette pour la majorité des Français du XIXe siècle. Cette image demeure la personnification des problèmes institutionnels vécus par les Français. Ceci cause plusieurs amalgames avec des phénomènes connexes comme le régicide et le cumulard[126].
Un témoignage de la France du premier XIXe siècle
De par son omniprésence dans les corps sociaux, la « girouette » est aussi un témoignage sociopolitique de la France de cette époque. Elle donne un portrait général et varié de la société française de l’époque, du moins de sa perception, à travers les médias prenant cette figure pour sujet.
Cette figure pose des questionnements politiques sur la construction de la société postrévolutionnaire. Elle témoigne des rapports d’intégration, de continuité et de compositions avec des notables venant des régimes précédents. La figure de la girouette permet également de comprendre le rapport qu’entretenaient les différents gouvernements au sujet de l’acceptation du passé révolutionnaire. Cette relation est vécue différemment par chacun des rois des monarchies postrévolutionnaires. Louis XVIII condamne officiellement les « girouettes », mais il les maintient en poste officieusement. Charles X les écarte pour placer des personnes fidèles à sa conception du régime. Louis-Philippe est ouvertement en faveur des « girouettes », car il désire un gouvernement dirigé par les meilleurs. Le « roi-citoyen » est flexible envers leur passé politique. Les Dictionnaires des girouettes témoignent aussi de l’importance des élites impériales et de la Révolution durant le premier XIXe siècle. Les ouvrages exposent l’omniprésence des girouettes dans les postes clés politiques et administratives du pays comme les préfets, les pairs de France ou les ministres. De plus, l’opportuniste touche aussi les élites provenant de la Restauration et de la Monarchie de juillet. En observant le phénomène sur une longue durée, on constate que les girouettes conservent leurs influences et leurs postes au-delà dans les différents régimes.
Utilisations et attributions
La figure de la girouette témoigne aussi de son époque par l’utilisation sociale qui en est faite. On peut le voir comme un moyen indirect d’appréhender les valeurs de la société, du moins celles des groupes dénonciateurs à travers les caractéristiques qu’on attribue à cette figure. Le terme de girouette est utilisé comme une insulte et un moyen de limiter l’ascension sociale de ses opposants. On peut le considérer comme un contre-exemple du politicien idéal, surtout chez les conservateurs. La critique envers la girouette permet de voir que les valeurs recherchées par les dénonciateurs sont la loyauté, l’intégrité et le respect envers les institutions instaurées. Toutefois, l’effet nuisible de cette attribution demeure limité comme on le constate avec l’influence de plusieurs d’entre elles comme Talleyrand. Ce dernier, comme bien d’autres, est même acclamé par ces contemporains pour ses actes versatiles sous la Monarchie de juillet. Ses actions sont perçues comme des mesures pragmatiques et amorales servant les intérêts du pays[127].
La figure de girouette se manifeste uniquement à travers la critique et la délation d’autrui rendant ses caractéristiques relatives. Effectivement, les caractéristiques de la girouette dépendaient de la conceptualisation de chacun de ces dénonciateurs. Cette situation prouve bien l’ironie du concept même des Dictionnaires des girouettes. Le sous-titre des ouvrages affirme que le dictionnaire est « écrit par l’une d’entre-elles[128] », c’est-à-dire par une « girouette ». Le dénonciateur devient ironiquement la girouette elle-même rendant implicitement la figure comique par la dérision de l’attribution du terme en lui-même. Le sous-titre suggère ainsi la banalisation et la déconstruction de la figure.
Témoin du rapport des Français envers leur passé
Au-delà de cette figure péjorative, la girouette est aussi la personnification d’une France prise entre le passé et le présent. Dans les ouvrages la mentionnant, l’idée du parcours et de l’omniprésence dans l’actualité sociopolitique de la girouette étaient très importantes. Caron parle d’une société se concevant comme étant prisonnière entre deux époques[129]. Certains surnoms de politiciens sont révélateurs de cet état d’esprit. Sous la Restauration, Talleyrand était parfois considéré comme « l’histoire secrète vivante de [son] époque [130]». Cette métaphore le représente à la fois comme faisant partie de l’Histoire par son expérience et du présent par son influence.
Ce rapport entre passé et présent touchait également au contexte de publication. Les événements politiques dépassent parfois la rédaction des dictionnaires, comme on le constate avec le Dictionnaire des girouettes de 1815. Effectivement, l’ouvrage est rédigé durant la période 1814-1815 dans laquelle la France change quatre fois de régime. Plusieurs notices de la Première et de la Seconde Restauration, mais aussi des Cent-Jours s’y côtoient, prouvant un dépassement devant les rapides évènements. Certaines notices glorifient parfois malhonnêtement des régimes déjà tombés lors de la publication finale[131].
Plusieurs Dictionnaires des girouettes incarnaient cette dichotomie temporelle sous différentes formes. Les dictionnaires de 1815 et de 1831 mettent plus d’accent sur le passé des girouettes, car ils ont été rédigés lors d’une période de transition politique. Étant dans un contexte politique stable, l’ouvrage de 1842 et l’Almanach des cumulards[133] renvoyaient plutôt aux actions contemporaines des girouettes.
Une figure dérangeante
Toute cette réflexion ramène à un questionnement primordial : quel est l’intérêt d’étudier l’opportuniste politique de la France du XIXe siècle? Effectivement, cette attitude politique se manifeste à d’autres époques et dans d’autres pays surtout lors de période de crise. Par exemple, l’historienne Katia Béguin expose ce phénomène à l’époque de la Fronde et Matthijs Lok avec la Hollande Post-Napoléonienne[134]. La différence avec le XIXe siècle français c’est qu’elle possède une sensibilité et un intérêt populaire envers le phénomène. Dans une société recherchant une stabilité, les Français se questionnent sur le rôle des notables des précédents régimes dans l’instauration d’un nouveau régime.
Cette question de la sensibilisation amène une réflexion plus profonde : pourquoi cette figure dérangeait-elle autant? Selon Caron, la France de cette époque pratique une politique de réconciliation dans chacun des nouveaux régimes. Cette mesure se caractérise par l’oubli des actes versatiles et l’intégration des girouettes plutôt qu’au pardon de celles-ci. Cette figure remet en question cette réconciliation sociale récemment instaurée en rappelant les actes de plusieurs membres de son élite. Le régime nouveau perd ainsi beaucoup de sa légitimité[135]. Pour Spitzer, la seule présence de la girouette personnifie l’échec de la France à tourner la page de son épisode révolutionnaire et à réinstaurer l’Ancien Régime[136]. Par exemple, la figure remet en question la légitimité et la vision de la loyauté des nobles émigrés, ceux-ci sentant que les « girouettes » menaçaient leur place dans la société. Les personnes qualifiées de « girouettes » possédaient souvent plus compétences et connaissances sur le fonctionnement de cette France postrévolutionnaire[137]. L’ancienne élite émigrée cherchait à ravoir ses biens et ses privilèges d’avant 1789 en participant et en ayant des postes au sein de la monarchie restaurée. Ils sont toutefois dépassés devant une France postrévolutionnaire qu’ils méconnaissent par leurs 25 ans d’exil.
La figure de la girouette dérange pour plusieurs raisons. Premièrement, elle reflète les inquiétudes et les désillusions des Français envers les changements politiques ayant traversé le pays. Pour Spitzer et Caron, la « girouette » rappelle l’échec d’une unité retrouvée par chacun des régimes, du moins sur le plan iconographique. Elle reflète aussi toute la difficulté qu’éprouve la France à composer avec son passé révolutionnaire et d’en assumer l’héritage[138].
Deuxièmement, la girouette symbolise l’omniprésence de l’opportunisme dans la société française, car elles sont influentes et majoritairement encore actives dans celle-ci. L’existence et la médiatisation des gens traversant les régimes inquiétaient, car leur manque de loyauté questionne la stabilité du pays. La méfiance de la population et des rois envers ces gens reflète le manque de confiance envers les institutions en elle-même. Elle effraie les élites, car la « girouette » symbolise constamment le reversement possible de leur légitimité. La versatilité représentée par cette figure questionne la loyauté au sens classique en la conceptualisant de façon plus personnelle et relative.
Troisièmement, la girouette symbolise la perte des grands idéaux exposés lors des changements de régime, passant des convictions initiales aux intérêts désillusionnés et égoïstes d’une réalité désenchantée. Cette désillusion se caractérise différemment selon les sources. Elle est pécuniaire dans l’Almanach des cumulards[139]. Elle personnifie la Monarchie de juillet n’ayant pas répondu aux attentes libérales de son instauration dans le Dictionnaire des girouettes de 1842[140]. La « girouette » représente surtout la désillusion face aux grands idéaux révolutionnaires. La figure reflète une France ayant perdu ces convictions suite aux conséquences de la Révolution. La « girouette » représente aussi un pays qui ne change pas, car ce sont les mêmes acteurs politiques et administratifs qui détiennent toujours le pouvoir.
En résumé, on constate que la figure de la girouette représente le contexte d’instabilité politique du premier XIXe siècle français. Ce contexte politique est à l’origine de la conception de cette figure. Les actes versatiles des politiciens et la sensibilité de la population envers ce phénomène découlent des profonds changements politiques que vivait la France. Cette image est aussi le témoin de l’instabilité du pays, mais aussi de l’adaptation des Français à ce contexte. La girouette est aussi le témoin du rapport ambigu qu’entretiennent les Français avec leur passé révolutionnaire. Finalement, cette représentation politique reflète les inquiétudes politiques des Français et remet en question la fragile réconciliation construite par chacun des régimes.
La contribution historiographique de cet essai est d’avoir observé « la girouette » à la fois sur l’angle social et politique. La médiatisation et la sensibilité des Français envers ce phénomène ont eu un rôle essentiel dans la conception de cette figure. Contrairement à la majeure partie de l’historiographie, nous affirmons que la « girouette » se manifeste de façon variée autant sur le plan des dénonciateurs que des personnes visées. La figure ne se limite pas à une représentation de « l’extrême centre ». Le fait d’observer la girouette au-delà 1820 permet de mieux comprendre son importance, la pérennité et son influence sur l’ensemble du premier XIXe siècle français
L’analyse de la figure de la girouette permet de faire un parallèle sur notre rapport actuel avec la politique et ses représentations médiatique. L’opportunisme politique et le changement d’allégeance partisane sont actuellement mal perçus tant par la société que par les médias. Les politiciens qui optent pour ce genre d’attitude sont considérés comme étant des carriéristes subordonnant le bien-être collectif à leurs fins personnelles. Observer les « girouettes » met en perspective notre rapport à la loyauté politique et aux changements d’opinion. Nous pouvons ainsi nuancer les concepts qui sont encore d’actualité comme l’opportunisme, la droiture des opinions et le pragmatisme politique. Nous pouvons réfléchir sur les éléments caractérisant un bon politicien, mais aussi à l’évolution du rapport de fidélité et des principes en politique. Bref, pour qui devons-nous être fidèles? Cet essai ainsi que l’histoire de l’opportunisme illustrent bien que l’importance n’est pas le changement d’opinion, mais plutôt les actes commis subséquemment.
Références
[102]Alan Spitzer, « Malicious Memories: Restoration Politics and a Prosopography of Turncoats », French historical studies, vol. 24, no 1 (2001), p. 39.
[103]Fabrice Erre, Le règne de la poire : caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 257 p.
[104] Pierre Serna, La république des girouettes, 1789-1815 et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005, 570 p.
[105]Spitzer, «Malicious Memories », p. 48.
[106]Jean-Luc Chappey, « Sortir de la Révolution. Inventer le XIXe siècle. Les dictionnaires des contemporains (1815-1830) », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 1, no. 40 (2010), p. 43-57.
[107]Bibliothèque nationale de France (BNF), Département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, section Tolbiac, dossier 8-LB48-82(A), Dictionnaire des girouettes, ou Nos contemporains peints d’après eux-mêmes … par une société de girouettes.., 1815, 443 p.
[108] Pierre Serna, La république des girouettes, p. 305.
[109]Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation, des Lumières à Wikipédia, Seyssel, Champ Vallon, 2013, 400 p.; « Sortir de la Révolution », p. 43-57.
[110]Spitzer, «Malicious Memories », p. 37-61.
[111]Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, un prince immobile, Paris, Texto, 2015, 1090 p.; Pierre Karila-Cohen, « L’inépurable. Bourgeois de Jessaint, préfet de la Marne (1800-1838) », dans Marc Bergère et Jean Le Bihan, dir., Fonctionnaires dans la tourmente. Épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Chêne-Bourg, Georg, 2009, p. 77-121.
[112]Erre, Le règne de la poire.; Ségolène Le Mens, Daumier et la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008, 239 p.
[113]Spitzer, «Malicious Memories », p. 45.
[114] Serna, La république des girouettes, p. 134
[115]Ibid., p.386.
[116]Ibid., p.357.
[117]Dictionnaire des girouettes, ou Nos contemporains peints d’après eux-mêmes, 1815.
[118]Serna, La république des girouettes, p. 176.
[119]Spitzer, « Malicious Memories », p. 57.
[120]Serna, La république des girouettes, p.207.
[121]Ibid., p.213.
[122]Ibid., p.196.
[123]Dictionnaire des girouettes, ou Nos contemporains peints d’après eux-mêmes, 1815, p. 2.
[124]Sern, La république des girouettes, Chapitre V : La girouette, p.194-250, Chapitre VI : La contre-girouette, p. 251-304.
[125]Chappey, « Sortir de la Révolution », p. 48.
[126] Emmanuel Fureix, « Regards sur le(s) régicide(s),1814-1830 : Restauration et recharge contre-révolutionnaire. », Siècle : miroir et mémoire sur la Révolution française, n° 23 (2006), p. 44.
[127] De Waresquiel, Talleyrand, p. 863.
[128] Dictionnaire des girouettes, ou Nos contemporains peints d’après eux-mêmes, 1815, p. 3.
[129] Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2015, p. 259.
[130] Bibliothèque national de France (BNF), Département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, section Tolbiac, dossier 8-LB51-955, Nouveau dictionnaire des girouettes ou nos grands hommes peints par eux-mêmes, pairs, hommes d’Etat, hommes de lettres, généraux, évêques, chansonniers, préfets, journalistes,… etc. par une girouette inamovible, 1831, p. 481.
[131]Dictionnaire des girouettes, ou Nos contemporains peints d’après eux-mêmes, 1815.
[132]Ibid. ; Nouveau dictionnaire des girouettes, 1832.
[133]Havard Library, Hollis classic, widerner offsite storage FR 1645.136. Petit dictionnaire de nos grandes girouettes, d’après elles-mêmes, biographies politiques contemporaines, 425 p., 1842; Bibliothèque nationale de France (BNF). Département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, Section Tolbiac, dossier 8-LC22-96, Almanach des cumulards, ou dictionnaire historique desdits individus cumulards, avec la note très-exacte de leurs divers appointemens, traitemens, pensions, etc. Le tout mis en lumière par un homme qui sait compter. Première année, 1821, 204 p.
[134]Matthijs Lok, « ‘’Renouer la chaîne des temps’’ ou ‘’repartir à zéro’’ ? Passé, présent, futur en France et aux Pays-Bas (1814-1815) », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 2, no 49 (2014), p. 79-92.; Katia Béguin, « Changements de partis et opportunisme durant la Fronde : la mort de la politique ancienne? », Politix, vol. 14, no 56 (2002), p. 43-54.
[135]Caron, Frères de sang, p. 151.
[136]Spitzer, « Malicious Memories », p. 63.
[137]Serna, La république des girouettes, p. 176.
[138]Caron, Frères de sang, p. 259.; Spitzer, « Malicious Memories », p. 61.
[139]Almanach des cumulards, p. 11.
[140]Petit dictionnaire de nos grandes girouettes, 1842, p. 19.