Femme sorcière et femme salonnière. Femmes et pouvoir à l’époque moderne

Marilyse Solis-Turgeon
Université de Sherbrooke

Résumé : En France, pendant l’Époque moderne, deux figures féminines symboliques sont garantes d’un pouvoir particulier. Alors que la femme sorcière détient un savoir populaire qui se transmet de génération en génération, la femme salonnière, quant à elle, est porteuse d’un savoir intellectuel qui permettra aux femmes de s’affranchir dans le long terme. Or, les autorités de l’époque ne sont guère enclines à l’émancipation de la femme. Cet article met au jour la manière dont évoluent les rapports de force exercés par la femme sorcière, par opposition à ceux de la femme salonnière. En effet, ce pouvoir dont elles étaient porteuses aura été jugé dangereux dans le premier cas et inoffensif dans le second. Leurs conditions sociales respectives les auront amenées à agir, face aux autorités, d’une façon distincte, ce qui aura concouru au destin tragique de la femme sorcière.

 

Table des matières
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    De toutes périodes depuis l’Antiquité, les hommes ont tenté de dissimuler l’existence et les rôles significatifs des femmes, alléguant que leur histoire était répétitive et jugée, par le fait même, inintéressante. L’occultation des femmes par l’« Histoire » s’est avérée récurrente et marque ainsi la domination de l’homme sur la femme, à tous les niveaux. Néanmoins, il est paradoxal de juger anodin le destin des femmes en supposant que ces dernières n’étaient porteuses d’aucun rapport de force significatif, alors qu’à l’Époque moderne, en France, deux catégories de femmes se distinguaient clairement par leurs interactions sociales particulières. D’abord, la femme sorcière était une habitante qui vivait majoritairement en milieu rural et hors des normes collectives. Son comportement était douteux au regard des autorités, ce qui l’a mené à être inlassablement traquée et conduite au bûcher. Ensuite, la femme salonnière a su quant à elle établir, à travers les salons qu’elle tenait, des liens avec les plus grands penseurs de l’époque et même parfois, était à l’origine de leur succès.

    D’une part, à la femme sorcière, était voué un respect digne de l’obédience cléricale et, d’autre part, la femme salonnière portait en quelque sorte sur ses épaules le sort de la richesse et de l’effervescence intellectuelle qui allait atteindre son paroxysme lors du Siècle des Lumières. Puisque ces figures féminines de l’Époque moderne étaient toutes deux très influentes sur le monde qui les entourait, comment expliquer qu’elles aient connu l’une de l’autre un destin si diamétralement opposé? À vrai dire, même si au sein de leur communauté respective elles occupaient un rôle clé et entretenaient un pouvoir considérable, force est de constater que l’autorité qu’elles exerçaient aura été jugée dangereuse dans en cas et inoffensive dans l’autre. À travers les conditions sociales respectives de la femme sorcière et de la femme salonnière, nous verrons donc les pouvoirs dont ces femmes étaient garantes et à quelles fins ces dernières en faisaient usage. Nous observerons que les grandes dualités qui régissaient les mondes opposés dans lesquels évoluaient les deux types de femmes nous permettent de constater l’affirmation suivante : le milieu dans lequel a évolué la femme à l’Époque moderne s’est avéré déterminant pour sa condition et son rapport avec les autorités. Aussi, il sera question du pouvoir incontestable dont ces figures féminines étaient porteuses, pouvoir qui aura été interprété différemment dans chacun des deux cas, expliquant en partie les sorts qu’elles ont connus.

    L’Époque moderne est marquée entre autres par des bouleversements d’ordre religieux qui influenceront le destin de la femme sorcière. Tout d’abord, il y eut la Réforme protestante au XVIe siècle, de laquelle émergea le protestantisme, cette branche de la religion chrétienne qui contesta l’opulence de l’Église catholique romaine. Des guerres de religion déchirant et ensanglantant l’Europe s’ensuivirent jusqu’à la promulgation de l’Édit de Nantes par le roi Henri IV, à la fin du XVIe siècle, qui autorisa la liberté du culte religieux protestant ou catholique. Puis, lors de l’absolutisme monarchique de Louis XIV, au XVIIe siècle, ce dernier révoqua l’Édit de Nantes décrétant ainsi l’interdiction de la pratique religieuse protestante, provoquant un retour aux déchirements internes en France. Il fallut attendre la fin de l’Époque moderne et la Révolution française pour qu’il y ait à nouveau liberté de culte. Dans ces circonstances, nous pouvons d’ores et déjà constater qu’à l’Époque moderne, la femme sorcière est plus susceptible d’être persécutée vu sa prédisposition à rejeter toute confession religieuse chrétienne, alors que la femme salonnière est protégée par les autorités cléricales grâce à sa ferveur religieuse.

    D’entrée de jeu, la personne qui pratique la sorcellerie est, dans une majorité écrasante, de sexe féminin[1]. Cette dernière provient presque exclusivement d’un milieu rural, est âgée la plupart du temps de plus de cinquante ans, âge très avancé pour l’époque, et occupe fort souvent un rôle féminin traditionnel de sage-femme, cuisinière ou encore guérisseuse[2], rôles qui seront analysés dans une tierce partie. Concernant son statut civique et sa condition monétaire, la sorcière est généralement veuve ou célibataire et fort pauvre. Causé en partie par la carence d’un deuxième revenu substantiel et l’âge avancé qui l’empêche de travailler physiquement, cet état de pauvreté et d’isolement la prédispose à vendre ses pouvoirs afin de gagner sa pitance[3]. Aussi, la femme sorcière se distingue du reste de la communauté par son comportement anticonformiste, caractérisé principalement par une conduite religieuse déviante : elle n’adhère bien souvent à aucune religion commune[4]. Subséquemment, l’ensemble de ces caractéristiques fait de la femme sorcière une habitante atypique qui ne correspond pas aux normes attribuées à son sexe et qui est donc marginalisée par l’ensemble de sa collectivité[5], mais respectée pour son savoir. Finalement, il faut relativiser le stéréotype créé au XIXe siècle, de la vieille femme au nez crochu et au dos courbé qui se vêt d’une cape noire et ne se déplace qu’en présence de son chat noir. Cette image grossière et caricaturale s’est davantage forgée dans nos mentalités contemporaines grâce à la cinématographie et aux représentations basées sur des portraits quasi burlesques issus des époques médiévale et moderne.

    Pour sa part, la femme salonnière française est issue de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie. Ses actions sont limitées à un cadre géographique très précis, c’est-à-dire la grande ville de Paris. Le salon est conséquemment un phénomène dérivant du processus d’urbanisation. En France, la mondanité est en effet l’apanage de Paris, qui se distingue par sa cour royale, laquelle atteint son paroxysme de vigueur sous Louis XIV. La plupart des salonnières entretiennent des liens plus ou moins directs avec la cour nobiliaire du roi et se connaissent entre elles; parfois rivales, parfois compagnes. Si parfois les salonnières sont écrivaines, elles entretiennent presque toutes une riche correspondance aussi bien entre elles qu’avec des hommes. À propos de ces contacts, il est évident que la femme salonnière met tout en œuvre pour établir et conserver le plus de relations possible avec les intellectuels du temps, dans l’optique de diriger le salon le plus convié.

    Instruite par sa gouvernante dans un premier temps et par le couvent dans un deuxième temps, la jeune fille de la haute noblesse est vouée à jouer les grandes dames dès son plus jeune âge : tout l’y contraint. Plus cultivée que la moyenne des jeunes filles grâce à un précepteur ou des parents particulièrement soucieux de l’instruction, bien souvent autodidacte puisqu’elle cherche d’elle-même toute occasion susceptible de s’instruire[6], la salonnière est généralement catholique pratiquante[7] et mariée à un gentilhomme de haut rang. Concernant cet état matrimonial, ces Parisiennes avaient des « maris particulièrement libéraux, ou absents, ou morts; des vieilles filles aussi que leurs parents n’étaient plus là pour tenir en lisière[8] ». Il va sans dire que la femme salonnière jouit d’une condition économique et sociale enviable. Aussi, plusieurs caractéristiques sont typiques de cette femme qui tient salon, comme son âge relativement avancé qui lui confère une certaine expérience de vie et, surtout, une connaissance des comportements typiques de la gent masculine[9] telle l’intuition des belles paroles afin d’encenser les invités. Si un immense respect lui est accordé, c’est sans doute grâce à des qualités comme la politesse, la bonté, le sens des convenances, l’art et le raffinement du savoir-vivre, la modestie, l’indulgence et un indispensable tact qui forgent sa personnalité exceptionnelle et tant louangée[10]. Au terme de ces définitions de concepts des deux figures féminines, nous pouvons observer qu’à l’Époque moderne, la femme sorcière et la femme salonnière évoluent parallèlement dans deux mondes complètement différents, faisant en sorte qu’elles sont totalement coupées l’une de l’autre.

    Femmes et pouvoir à l’Époque moderne

    Voici maintenant individuellement les rapports de pouvoir qu’entretiennent la femme sorcière et la femme salonnière sur leur milieu respectif, car le rôle social de chacune d’elles est en effet porteur de pouvoir, l’une dans le monde rural, l’autre dans le monde urbain. Tandis que pour la première ce rôle sociétal de guérisseuse, cuisinière ou sage-femme lui est inaliénable par les nécessités de la vie, la deuxième, quant à elle, s’attribue elle-même la fonction de tenir salon. Néanmoins, ces deux types de femmes se rejoignent sur un point important en cette période de domination masculine : autant l’une que l’autre, elles cherchent à s’approprier l’espace public. Voyons tout d’abord la femme sorcière et sa relation au pouvoir.

    Comme il a été mentionné précédemment, la femme sorcière occupe une place prépondérante dans la société rurale, forte de ses connaissances et de son expérience. Tâche essentiellement féminine à l’Époque moderne, la femme sorcière est avant tout une cuisinière par obligation. Entre autres, cette fonction lui permet de sortir de son espace privé en allant puiser l’eau et, surtout, en ramassant les herbes au jardin : « Cuisinières, elles avaient l’occasion de cueillir les herbes nécessaires à la magie, mais aussi la possibilité de les transformer en potions et en onguents[11] ». Voilà sans doute pourquoi la femme sorcière est si souvent représentée près d’un chaudron, puisqu’il est son principal outil dans la mixture de remèdes. Ensuite, les médecins étant rares dans les villages et souvent trop coûteux pour les maigres bourses paysannes, la femme sorcière tient la plupart du temps, lors des accouchements, le rôle de sage-femme. Encore une fois, les paysannes s’en remettent de bonne volonté à ces femmes garantes d’un savoir particulier, mais n’hésitent pas à les accuser de sorcellerie lorsqu’un bébé est mort-né. Dotée d’un savoir médical particulier de l’anatomie humaine et plus spécifiquement féminine, la femme sorcière fait office de « trait d’union entre le monde et le corps humain[12] ». Ce savoir qui leur est propre ne sera pas sans conséquence auprès des autorités médicales masculines de l’époque qui se sentiront menacées et en perte de contrôle.

    Aussi, pour Jules Michelet et Robert Muchembled, ces femmes sorcières sont bel et bien détentrices d’un savoir médical qui se transmet de mère en fille : « Les filles, elles, continuent dans l’ombre de leur mère à accumuler le savoir de celle-ci, qu’elles reproduiront à leur tour auprès de leurs enfants[13] ». D’une part, cet art de guérir fascine et attire la sympathie des paysans, qui croient dur comme fer que ces femmes sont en mesure de guérir certains maux par leur pharmacopée, et savent qu’en cas de maladie, ils n’ont bien souvent d’autre choix que de s’en remettre à elles. D’autre part, ces mêmes paysans redoutent ces femmes, car si celles-ci ont un don de guérisseuse, elles auraient inévitablement, par le fait même, le don contraire de nuire aux autres.

    Somme toute, un climat constant de crainte anime l’entourage de la femme sorcière. En effet, à cette époque, on s’explique mal les causes des nombreuses calamités auxquelles la population doit faire face, comme le haut taux de mortalité infantile, les mauvaises récoltes, les disettes ou encore les épidémies : « La maladie et la mort ne sont pas naturelles pour les gens du XVe et du XVIe siècle, mais procèdent d’une invasion du corps par des forces néfastes[14] ». Puisqu’elle a donc la réputation de recourir aux forces maléfiques, la femme sorcière est conséquemment davantage suspectée. Par les rôles traditionnels qu’elle occupe, elle est indispensable pour les gens de son entourage, mais suscite aussi crainte et méfiance. Les ruraux entretiennent donc une relation de dépendance envers la femme sorcière, une relation d’« amour-haine ».

    Pour sa part, la femme salonnière s’octroie un rôle de propagation du savoir culturel et intellectuel, c’est-à-dire littéraire, scientifique et artistique. Bien que le but premier de tenir un salon soit de favoriser les rencontres et de déployer toute l’étendue de l’art de la discussion, la femme salonnière aura eu une influence non négligeable sur son milieu, ainsi que pour l’avancement de la condition féminine. En réponse à la brutalité ainsi qu’à la perte de moralité due aux nombreuses guerres externes et conflits internes, les salonnières ont voulu rehausser le sens moral de la société et maintenir un niveau de politesse irréprochable[15] : « Restaurer les mœurs, réformer le langage : une tâche urgente, nécessaire. Ce sont les femmes qui vont l’entreprendre. Et la réussir[16] ». En effet, de nouveaux genres littéraires comme le portrait, le roman et la lettre naissent[17] de l’effervescence de ces salons et de nombreuses discussions autour de la langue française y auront cours, donnant lieu à des modifications substantielles de cette dernière, et plus particulièrement quant à la prononciation de certains mots.

    Alors que les femmes de l’Époque moderne se meuvent à l’intérieur d’un système patriarcal qui tolère jusqu’aux formes les plus grossières d’irrespect envers celles-ci, dans les salons, l’inverse se produit. La considération portée aux femmes atteint un paroxysme jusqu’alors inégalé. Le respect qui leur est voué est impétueusement de rigueur, au point où celui qui se laisserait emporter et y dérogerait se verrait exclu du cercle. De plus, ces hommes invités ont tout à leur avantage de faire preuve de la plus haute galanterie à l’égard de leur hôte puisqu’elle détient en partie le pouvoir de glorifier ou, à l’inverse, de critiquer et blâmer une œuvre. À cette époque, il était extrêmement difficile de vivre de sa plume et la société ne reconnaissait pas de statut propre aux écrivains : « Fréquenter les salons était un passage presque obligé pour un écrivain qui voulait faire carrière dans les lettres au XVIIIe siècle […]. Être reçu [dans un salon] représentait une forme de consécration, une étape importante dans une carrière littéraire[18] ». Par exemple, Mme de Tencin, grande admiratrice de Montesquieu, aura acheté la presque totalité de l’Esprit des lois afin d’en redistribuer les copies[19]. Aussi, plusieurs membres de l’Académie française y ont été admis avec l’aide de ces dames. Mme de Lambert, entre autres, y fit élire Fontenelle et Montesquieu[20]. Cette dernière était réputée pour son sens critique et prétendait que « philosopher c’était rendre à la raison toute sa dignité et la faire entrer dans ses droits, c’était secouer le joug de l’opinion et de l’autorité[21] ». Contre le succès mitigé de la pièce de Molière, Le Cid, les salonnières la défendent avec véhémence malgré l’antiféminisme confirmé de cet artiste qui ne peut être plus clair qu’à travers sa pièce Les Précieuses ridicules. Bien que Molière soutient ne s’attaquer qu’aux femmes ridicules et imbues d’elles-mêmes, nous ne pouvons négliger que « cet antiféministe militant ne peut faire oublier à quel point il se rattache à la tradition médiévale. Précieuses ou savantes, ces femmes veulent échapper à la tradition. Voilà qui fâche […] presque tous les hommes de son temps[22] ». En somme, les salonnières savent consacrer un auteur ou une œuvre comme une réussite, en protégeant et en tenant un artiste sous leurs ailes, ou en démentant le succès d’une autre. Elles ont effectivement régenté les prises de position culturelles, ont été une source d’inspiration pour les intellectuels et hommes politiques de l’époque et ont vu leur prestige s’étendre sur toute l’Europe[23].

    Par ailleurs, plusieurs auteurs s’entendent pour dire que le féminisme est né sous ses premières formes grâce aux mouvements des salons. Alain Decaux dira : « les précieuses mènent aussi un combat : celui du féminisme[24] », et Maurice Lever soutiendra aussi que le féminisme est l’apanage et une invention des salons littéraires du XVIIe siècle. En effet, au début du XVIIe siècle les hommes définissaient les tâches féminines qui se résumaient à la cuisine, la couture et tenir la maison alors que l’instruction des jeunes filles du peuple était inexistante, les salonnières ont été dans les toutes premières femmes à revendiquer pour ces jeunes femmes une instruction adéquate : « au XVIe siècle, les Françaises avaient imaginé la société mondaine et en étaient devenues le centre. Au XVIIe siècle, elles [ont voulu] davantage : conquérir le droit à l’instruction et au génie[25] ». Puisque la femme n’a pas droit à un enseignement supérieur[26], la femme salonnière conteste avec vigueur l’idée stéréotypée qu’une femme ne doit surtout pas en savoir davantage qu’un homme : « La pédanterie n’est pas supportable en un maître ès arts : comment le sera-t-elle en une femme? [27] ». C’est dans les salons parisiens que les femmes prennent conscience que si elles veulent acquérir la liberté et sortir du carcan de la domination masculine, elles doivent avoir droit à une éducation égale à celle des hommes : « une véritable libération de la femme […] passe d’abord par une pleine égalité dans la vie intellectuelle[28] ». Aussi, elles lutteront contre le patriarcat en dénonçant le mariage comme étant un asservissement pour les femmes : « les précieuses lèvent l’étendard de la révolte contre le mariage, tel qu’il est compris dans leur temps, ce mariage qui fait de la femme la pupille de son mari[29] ». Certaines considéreront même que le célibat est la réelle liberté dont peut jouir une femme afin d’« échapper à la tyrannie maritale[30] ». Quant à la maternité, les salonnières ont même proposé, pour éviter les grossesses à répétition qui font courir un risque de mort aux femmes, que « le mariage fût rompu d’office à la naissance du premier enfant, celui-ci étant laissé à la garde du père, qui donnerait à la mère une prime en espèces[31] », puisque l’homme souhaite, selon elles, des enfants pour permettre la continuité de la lignée. Bref, elles dénonceront les inégalités entre les deux sexes qui sont perceptibles dès la naissance de la jeune fille :

    Sa naissance ne donne point au cœur des parents l’ivresse d’un triomphe : elle est une bénédiction qu’ils acceptent comme une déception. Ce n’est point l’enfant désiré par l’orgueil, appelé par les espérances des pères et des mères dans cette société gouvernée par des lois saliques; ce n’est point l’héritier prédestiné à toutes les continuations et à toutes les continuations du nom, des charges, de la fortune d’une maison; le nouveau-né n’est rien qu’une fille et, devant ce berceau où il n’y a que l’avenir d’une femme, le père reste froid, la mère souffre comme une Reine qui attendait un Dauphin[32].

    Bref, ces féministes d’avant-garde auront tendu le fer de lance à celles qui leur emboîteront le pas. La culture se diffusera grâce à la femme salonnière, femme cultivée et intelligente, par l’intermédiaire des salons. Finalement, voici l’interprétation des pouvoirs dont étaient garantes la femme salonnière et la femme sorcière par les autorités dominantes de l’époque afin de comprendre comment l’une d’entre elles s’est vue pourchassée et persécutée.

    Pouvoir inoffensif, pouvoir menaçant

    Vivant sous la contrainte d’un système patriarcal, autant clérical qu’étatique, qui régit et détermine les relations hommes/femmes ainsi que la hiérarchie qui en découle, les deux types de femmes auront connu néanmoins un sort différent. Bien entendu, le pouvoir qui caractérise la femme sorcière et la femme salonnière connaît les limites qu’impose le patriarcat. Malgré cette limitation et les conséquences pouvant découler de la non-conformité à cet ordre préétabli, les deux figures féminines ont dérogé au rôle traditionnel féminin imposé à l’époque : l’un par nécessité, l’autre par plaisir et convenance. Les précieuses ont été de celles qui ont revendiqué le droit à l’éducation pour les femmes, elles ont été en quelque sorte les premières féministes. La femme salonnière aura vaqué avec plaisir à ce passe-temps de tenir salon, distraction réservée à la noblesse et la haute bourgeoisie. Pour sa part, la femme sorcière aura été contrainte à gagner sa vie d’une façon ou d’une autre et à entrer dans le moule de la « sorcière » auquel on l’a assortie afin de subvenir à ses besoins.

    Tout d’abord, la femme sorcière tient un rôle clé dans la diffusion de la culture populaire. Par les trois fonctions traditionnelles, mais potentiellement dérangeantes aux yeux des autorités, de cuisinière, sage-femme et guérisseuse qu’elles occupent, les femmes se côtoient quotidiennement, échangent des savoirs et donc, contribuent fortement à perpétuer la culture populaire si profondément ancrée dans les mentalités paysannes. De toute évidence, le rôle d’« entremetteuse » qui est caractéristique à la femme, le lien de confiance qui se tisse entre la femme sorcière et les paysans, sa fonction de confidente, sa disposition à connaître intimement chaque personne dans son entourage et son savoir de l’anatomie féminine qui échappe aux autorités médicales masculines de l’époque, la place dans une position de pouvoir incontestable. Le respect que les ruraux accordent à ces vieilles femmes dotées d’une expérience réelle leur confère une puissance sociale extraordinaire.

    Cependant, ce pouvoir dont elles sont titulaires s’avérera être une puissante arme contre le nouvel ordre social que tentent d’instaurer les autorités étatiques et cléricales : « Que les magistrats en aient été conscients ou non, les bûchers permettaient à une culture savante et dynamique de repousser et d’affaiblir une culture populaire presque immobile et très ancienne, mais qui opposait une grande force de résistance à tout changement[33] ». Pour ces autorités, il est de toute évidence inacceptable d’imaginer que des femmes qui ne répondent en aucun temps aux « normes » féminines prescrites du temps, puissent contrôler et régir mieux qu’elles les relations interpersonnelles hors des rouages institutionnels : « Dans une société patriarcale, la présence de ces femmes, qui n’étaient sujettes ni d’un père ni d’un mari, était une source de préoccupations, sinon de la peur[34] ». Notamment pour le clergé, cette situation est insupportable, car la femme sorcière résiste à l’assimilation du christianisme et entraîne par son autorité les paysans dans ses croyances reprochables : « les sorcières […] jouent un rôle d’intercesseur entre les âmes qui peuplent le monde et les hommes. Leur fonction est équivalente à celle des prêtres dans la religion chrétienne. […] Comme ces prêtres encore, elles assurent l’équilibre et l’ordre du monde[35] ». Puisque la femme sorcière ne connaît pratiquement aucune contrainte patriarcale de par son statut matrimonial inexistant, ses croyances contraires à la religion prédominante, sa dérogation face au travail conventionnel et son comportement solitaire, elle apparaît comme une anomalie sociétale et une dangereuse concurrente aux autorités.

    Par ailleurs, la femme salonnière, bien qu’elle ait indéniablement révolutionné la pensée mondaine et déploré la différenciation sexuelle, n’a pas été considérée comme dangereuse au même titre que la femme sorcière. Certes, sa liberté aura été assez vaste, mais elle aura été constamment sous la supervision immédiate d’une autorité patriarcale. Cette mainmise patriarcale permet donc d’éviter tout dérapage moral susceptible de compromettre le pouvoir en place. Aussi, le cercle familial est sans conteste plus présent chez la femme salonnière, signifiant que sa sphère d’interactions sociales compte manifestement davantage de figures d’autorité masculine que chez la femme sorcière. De plus, les vertus chrétiennes qui laissaient dominer chez elle la raison plutôt que la passion aux yeux des clercs, lui assurait l’impunité : « Beaucoup d’entre elles furent, sans exagération, des modèles de vertu, bonnes épouses autant que bonnes mères et, en même temps, femmes du monde accomplies[36] ». Les autorités ne voyaient en réalité, dans le monde des salons, que des discussions inoffensives ne soulevant guère de tollés, et où les femmes n’y jouaient qu’un rôle secondaire sans grande participation :

    Elle donnait le ton à la conversation; elle apprenait à louer sans emphase et sans fadeur, à répondre à un éloge sans le dédaigner ni l’accepter, à faire valoir les autres sans paraître les protéger; elle entrait et faisait entrer ceux qu’elle s’agrégeait dans ces mille finasses de la parole, du tour, de la pensée, du cœur même, qui ne laissaient jamais une discussion aller jusqu’à la dispute, voilaient tout de légèreté, et, n’appuyant sur rien plus que n’y appuie l’esprit, empêchait la médisance de dégénérer en méchanceté toute noire[37].

    Voilà ce que considéraient les autorités : une mode où les femmes s’ingénient à la préciosité. Selon ce regard, ces femmes ne les menaçaient en aucune manière. Le pouvoir de la femme salonnière était bien limité et ne contrevenait en rien à l’accomplissement des tâches accordées au sexe féminin : elles tenaient la maison, procréaient et étaient soumises autant à leur mari qu’à l’État ou à l’Église. Bien qu’elles aient abordé plusieurs sujets chers aux féministes comme le droit des filles à l’éducation, le droit de refuser la maternité à répétition ou encore le mariage comme boulet à la liberté, rien de concret ne s’est réalisé et aucun bouleversement social majeur n’en a résulté.

    Conclusion

    Tout bien considéré, la femme sorcière et la femme salonnière auront évolué dans deux univers parallèles. Le pouvoir qui leur était propre aura été interprété différemment dans chacun des cas : selon les autorités de l’époque, la femme sorcière représentait un danger à mater, tandis que la femme salonnière était inoffensive et ses aptitudes jugées sans conséquence pour la société. D’une part, la chasse aux sorcières s’est donc avérée être un moyen de discipliner les insoumises et de contrer du même coup l’expansion de la culture populaire, culture qui, selon le discours hégémonique, confine les paysans dans des mentalités archaïques qui ne conviennent plus aux valeurs et projets d’une société urbaine et moderne en pleine effervescence. Par leurs conditions sociales tout à fait distinctes, ces deux figures féminines de l’Époque moderne auront néanmoins toutes deux fait office de réceptrices et transmetteuses par excellence de la culture. Afin de faire table rase de ces vieilles mentalités, l’époque des bûchers a donc permis d’éliminer les détentrices d’un pouvoir qui faisait concurrence à celui des autorités patriarcales du temps, c’est-à-dire médicales, étatiques et cléricales. D’autre part, les salons auront eu une influence certaine, ils portent d’ailleurs tous le nom de la femme salonnière hôte. Ces femmes auront servi de pivot pour la plaque tournante intellectuelle et culturelle du Siècle des Lumières. À cet égard, le Siècle des Lumières aurait-il eu un apport aussi significatif sans la présence des Précieuses?

    Références

    [1] Jean-Michel Sallman, « Sorcière », Tome 3 : XVIe-XVIIIe siècle, de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge, dir., Histoire des femmes en Occident, éd. Perrin, coll. « Tempus », 2002, p. 522.

    [2] Brian P. Levack, La grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des temps modernes, Mayenne, éd. Champ Vallon, coll. Époques, 1991, p. 139.

    [3] Ibid., p. 141-145.

    [4] Ibid., p. 151.

    [5] Ibid., p. 153.

    [6] Claude Dulong, « De la conversation à la création », Tome 3 de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge, dir., Histoire des femmes en Occident XVIe-XVIIIe siècle, éd. Perrin, coll. « Tempus », 2002, p. 466.

    [7] Roger Picard, Les salons littéraires et la société française 1610-1789, New York, Brentano’s, 1943, p. 153.

    [8] Claude Dulong, « De la conversation à la création », p. 466.

    [9] Serge Grand, « Les “bonnes femmes” du XVIIIe siècle », Historia, no 447 (février 1984), p. 34.

    [10] Edmond et Jules Goncourt, La femme au dix-huitième siècle, la société, l’amour et le mariage, Paris, Flammarion, 1938, p. 46.

    [11] Brian P. Levack, La grande chasse aux sorcières…, p. 139.

    [12] Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe – XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, coll. « L’histoire vivante », 1978, p. 86.

    [13] Ibid., p. 89.

    [14] Robert Muchembled, Culture populaire…, op.cit., p. 93.

    [15] Claude Dulong, « De la conversation à la création », p. 463-464.

    [16] Alain Decaux, « Les Précieuses : pas toujours ridicules », Historama, no 8 (octobre 1984), p. 13.

    [17] Maurice Lever, « Le triomphe des femmes savantes », L’Histoire, no 160 (novembre 1992), p. 38.

    [18] Antoine Lilti, « Les philosophes au salon », L’Histoire, no 307 (mars 2006), p. 55.

    [19] Serge Grand, « Les “bonnes femmes” du XVIIIe siècle », Historia, no 447 (février 1984), p. 38.

    [20] Ibid., p. 36.

    [21] Ibid.

    [22] Alain Decaux, « Les Précieuses : pas toujours ridicules », p. 18.

    [23] Serge Grand, « Les “bonnes femmes” du XVIIIe siècle », p. 34.

    [24] Alain Decaux, « Les Précieuses : pas toujours ridicules », p. 16.

    [25] Ibid., p. 13.

    [26] Claude Dulong, « De la conversation à la création », p. 485.

    [27] Alain Decaux, « Les Précieuses : pas toujours ridicules », p. 13.

    [28] Maurice Lever, « Le triomphe des femmes savantes », p. 38.

    [29] Alain Decaux, « Les Précieuses : pas toujours ridicules », p. 16.

    [30] Ibid.

    [31] Claude Dulong, « De la conversation à la création », p. 474.

    [32] Edmond et Jules Goncourt, La femme au dix-huitième siècle…, p. 7.

    [33] Robert Muchembled, Culture populaire…, p. 288.

    [34] Brian P. Levack, La grande chasse aux sorcières…, p. 146.

    [35] Robert Muchembled, Culture populaire…, p. 116.

    [36] Roger Picard, Les salons littéraires…, p. 153.

    [37] Edmond et Jules Goncourt, La femme au dix-huitième siècle…, p. 46.