Esthétique de l’évasion. L’homme moderne et son environnement dans Little Nemo in Slumberland

Benoît Tellez

Université François Rabelais

 

 

Table des matières
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    Il n’appartient pas au sociologue de juger du caractère indispensable d’une œuvre ou d’un artiste. Il a beau étudier les processus de légitimation qui ont cours dans le domaine artistique, ce n’est pas à lui d’élever au rang de chef d’œuvre ou de rejeter au salon des refusés. En revanche, il arrive souvent que certains hommes, par leur vie, ou, quand ils sont artistes, par une pièce ou par l’ensemble de leur œuvre, parviennent à en dire plus, à voir plus loin, à exprimer plus justement une chose, une idée, une réalité, au nez et à la barbe du sociologue. Ainsi me semble-t-il particulièrement intéressant, lorsque l’on veut comprendre le rapport qu’entretient l’homme de la modernité avec son environnement urbain, de s’attarder sur l’œuvre de Winsor McCay, l’auteur et dessinateur de Little Nemo in Slumberland.

    Winsor McCay est lui-même fondamentalement moderne sur trois plans. D’abord, puisque je suis ici accueilli dans une revue historienne, et même si l’idée de modernité comme période historique qui débute et finit n’est pas celle que j’aimerais retenir, rappelons qu’il est né en 1867 [1] et mort en 1934, et qu’il a donc vécu la majeure partie de sa vie dans ce monde moderne décrit par C.A. Bayly [2]. Ensuite, sur un plan géographique, sa vie est marquée par un déplacement toujours au plus près du centre du monde moderne. Il est un enfant de cette migration qui a quitté le vieux continent pour le nouveau; ses grands-parents ont émigré de l’Écosse pour le Canada. Puis, il s’échappe lui-même du cadre sauvage et boisé de l’Ontario, où il a grandi, pour Détroit, Chicago et enfin New-York, ville phare d’une modernité américaine, à laquelle son œuvre ne cesse de marquer l’attachement. Enfin, McCay est un progressiste dans son art. Il n’a de cesse dans ses dessins de retranscrire au mieux le mouvement, d’être finalement le plus fidèle à ce que la vie a d’apparent. Il invente et transforme les cadres de la bande dessinée à cette fin, avant de se faire pionnier de l’animation.

    La deuxième chose qui rend McCay particulièrement révélateur dans le sujet qui nous occupe, c’est qu’il prend le rêve pour « gimmick » dans ses deux œuvres majeures Little Nemo in Slumberland [3] et Les cauchemars de l’amateur de fondue au chester [4]. Or le rêve, c’est le lieu où l’individu peut rejouer son environnement. C’est là qu’il fait valoir ses désirs, qu’il prend ses revanches sur son quotidien, se construit ses défenses contre son monde. Chez McCay, la rencontre entre réalité et fantasme se déroule souvent dans des frontières opaques, mais le conflit qui va naître laisse la trace du rapport entre l’homme et son environnement. 

    J’annonçais en titre appuyer mon commentaire sur Little Nemo, je m’appuierai en fait dans un premier temps sur Les cauchemars de l’amateur de fondue au chester. Little Nemo (1905), c’est l’histoire d’un enfant qui, la nuit, fuit son quotidien pour aller cheminer en rêve dans un pays merveilleux. On assiste ainsi à une incursion du banal [5] dans le fantastique. Les cauchemars de l’amateur de fondue au chester (1904) raconte les rêves de personnages chaque fois différents qui n’ont pour lien que l’environnement urbain d’où ils naissent en forme d’événements localisés. C’est donc à l’inverse de Nemo, l’incursion du fantastique dans la banalité d’une ville moderne.

    Appuyer la première partie de mon article principalement sur Les cauchemars me permettra de commencer par donner des éléments de description de l’environnement urbain moderne. L’environnement urbain a l’intérêt majeur de poser avec plus d’acuité la question de la construction identitaire de l’individu parce qu’il la remet en question.

    Caractéristiques de l’environnement moderne et nécessité de l’évasion

    La foule et l’identité

    Un premier point qui caractérise l’environnement urbain moderne chez McCay et en accord avec Baudelaire, c’est la possibilité de faire foule. Dans une ville, il y a des endroits, des heures de foule. Nous pourrions même tenter l’hypothèse que les villes sont des lieux et des moments de foule dans le sens où elles se construisent à des carrefours de la circulation humaine. À l’inverse, une ville, par laquelle plus personne ne passe, ne tarde pas à devenir une ville fantôme.

    McCay nous fait fréquemment, dans ses planches des Cauchemars de l’amateur de fondue au chester, le récit de la naissance d’une de ces foules [6]. Des personnages apparaissent au fur et à mesure des cases, on passe de deux à trois, puis cinq individus, avant d’être vite dépassé par les silhouettes. La vitesse exponentielle avec laquelle les foules grandissent semble démontrer que plus il y a de monde amassé, plus cela attire de nouveaux passants. Les passants semblent ameutés par le groupe, il s’agit d’en faire partie. Les prétextes à la formation des foules sont si faibles (tantôt des conflits entre partisans de Roosevelt et de Parker, tantôt l’appât du gain) qu’ils ne trompent personne, c’est la constitution de la foule pour elle-même qui est recherchée. McCay utilise deux façons de représenter la foule. La première, que nous appellerons foule à l’égyptienne [7],consiste à représenter en premier plan un certain nombre de personnages complets avant de les reproduire partiellement de plan en plan, jusqu’à l’arrière-plan. Dans cette représentation, on joue sur la constance des postures individuelles et sur l’effet de profondeur pour donner à voir le nombre. La seconde manière qu’utilise McCay pour donner à voir la foule est la représentation d’une masse gesticulante et désorganisée du type mêlée de rugby. On y décèle moins une suite de corps, qu’un enchevêtrement de membres d’où l’on distingue, ici, une jambe, là, un bras. L’impression de nombre vient dans ce cas du caractère indénombrable. 

    Les foules à l’égyptienne permettent de mettre l’accent sur la communauté de ce qui meut les individus qui la composent. Ils sont tous là pour les mêmes raisons, ils agissent tous de la même façon, ils se rendent tous au même endroit. Il y a univocité, unanimité de la foule. À l’inverse, les foules massées confusément ne paraissent partager que leur individualisme gouailleur. Chacun veut parler plus fort que tous, faire un profit sur le dos des autres, faire valoir son droit au-dessus de celui des autres. Le piège ici est de croire qu’il n’y a pas de foule, chacun, cherchant à oublier les autres et voulant se croire seul, partage finalement avec tous un même objectif.

    Dans les planches, les visages se différencient sans problème dans un premier temps, les formes sont détaillées, caractéristiques. Les individus restent dénombrables au début; mais vite, la foule devient indéchiffrable. Les corps s’uniformisent. Nous pourrions développer l’exemple de la planche du 28 septembre 1904. Deux hommes s’y croisent et chacun envoie à l’autre un sarcasme sur son adhésion à tel ou tel candidat politique. De case en case, d’autres partisans des deux bords affluent et chacun tente de placer son mot, son argument, d’avoir raison des autres. Un coup de poing fuse dans un visage que l’on devine appartenir à l’un des deux premiers protagonistes alors que l’ensemble de la foule crie d’une voix « You are a liar ». On ne sait alors plus très bien si tous s’adressent au malheureux qui se prend un coup de poing au visage ou si tous s’en prennent à chacun, mais déjà les corps se perdent dans une bagarre orgiaque. Cette planche apparaît tout à fait représentative de cette menace que représente la foule. Ceux qui prétendent encore pouvoir prendre la parole sont traités de menteurs et sont menacés physiquement dans l’intimité même du corps, dans la personnalité du visage. Le mensonge dénoncé par tous, c’est peut-être le plus probablement celui de l’individu qui croit pouvoir développer une opinion différente, personnelle, pouvant être entendu au-dessus des autres.

    McCay capte au passage combien la foule est fragile, propice à l’éclat. La rapidité avec laquelle la violence peut y naître est radicale. Le pugilat généralisé est sans doute la forme la plus complète de la foule, elle parvient alors à se faire véritablement corps, les coups donnés et rendus sont autant d’actions et de réactions organiques. La théorie de la violence mimétique de René Girard n’est pas si loin : les différences sont nécessaires au bon ordre des sociétés, si elles disparaissent, comme c’est le cas dans la foule, le conflit éclate.

    Comment alors se connaître soi-même au cœur de la foule? Dans la multitude, nous ne sommes plus nous-mêmes [8]. Comment savoir où commence et où termine notre identité personnelle, noyée dans un bain d’altérité. On accuse souvent les mouvements de foule d’être responsables de tel ou tel acte criminel et cela a généralement pour conséquence de diminuer les manquements individuels. Cela révèle clairement notre croyance en une responsabilité collective qui viendrait prendre le relais des responsabilités individuelles dont elle est composée. Et si nous ne sommes plus responsables de nos propres actes, notre capacité à nous identifier nous-mêmes n’en souffre-t-elle pas nécessairement. Ne reste plus alors que le fantasme perdu d’avance de parvenir à être un visage dans la foule.

    L’architecture du progrès et la survivance des traditions

    La modernité est souvent vue comme la modification du rapport entre tradition et progrès. Nous pourrions ne citer que Baudelaire pour mettre en avant l’idée d’abandon d’un passé monumental – « assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux » [9] – dans une époque rutilante et asphyxiée où les frêles et éphémères surgissements de la beauté sont les seuls espoirs permis. « Tirer l’éternel du transitoire » [10], mission sacrée du Peintre de la vie moderne, c’est poser la question de la possible survivance du monde clos des traditions scandées dans le déroulement infini des nouveaux mondes éphémères.

    L’environnement urbain est, comme nous le montre Winsor McCay à plusieurs reprises, empreint de ce conflit. En effet, une des choses les plus innovantes de McCay est la précision qu’il attache à la composition de ses planches. Or, nombreuses d’entre elles, dans les Cauchemars [11], mettent en écho des décors urbains (façades d’immeubles, tramways, rues) avec la mise en page, les formes et la disposition des cases. Il se dessine alors un agrégat de liens entre des éléments de nature hétérogène qui nous disent la complexité de la modernité dans des mises en abyme signifiantes.

    La planche que nous lisons est issue des techniques d’impressions de la presse moderne; la bande dessinée, par nature, se développe à l’âge de la reproductibilité. L’unique n’a plus de sens, tout est à penser en matière de production rationalisée, séquencée par les tours de rotative. Le dessin, en revanche, est tracé à main levée. Des traits artisanaux qui cherchent à coller au mieux aux formes droites et géométriques optimisées par l’architecture de l’âge industriel qu’ils souhaitent représenter. La main de l’auteur fond son intervention sur le monde séquencé qui l’entoure en amont (le réel de la production industrielle de l’environnement urbain moderne) et en aval (les procédés modernes de diffusion par lesquelles cheminera le dessin vers ses lecteurs).

    Il me semble intéressant de noter en bon moderne ce que l’on perd et ce que l’on gagne à ce choix de mimétisme qui appuie les similitudes existantes entre planche et façade d’immeuble (verticalité, superposition des strips, cases comme des fenêtres, bandeau de titre comme enseigne…) ou entre des cases et les compartiments d’un train. Il est flagrant que l’on perd en clarté de la narration. Chez McCay, on ne sait plus toujours très bien dans quelle chronologie faire balader notre regard, le récit en pâtit parfois et il est souvent tentant d’en rester à une lecture globale de la planche plutôt qu’à une lecture fouillée des cases les unes après les autres. Ce qu’y gagne le lecteur, c’est une reconstitution au plus juste des mouvements. Les gestes et changements de perspective sont séquencés avec une grande précision. Déjà, dans Little Sammy Sneeze [12], où il reprenait le même découpage d’un enfant qui éternue, McCay avait montré son obsession pour les séquences photographiques de Muybridge. Lorsqu’il utilise l’empilement vertical des étages d’immeuble ou l’empilement horizontal des wagons de train ou tramway pour séquencer les actions de ses personnages, il inscrit, par là, l’urbanisme dans un déploiement de mouvements qui vient masquer le développement d’un récit.

    Ainsi McCay décrit-il l’environnement urbain comme un monde de répétition, d’empilement des pareils, qui favorise la visualisation des gestes et des actions, mais gêne l’efficacité narrative. Ce qu’il perd en efficacité, le récit, comme transmission d’un agencement de gestes et d’action, le gagne potentiellement en variété : si les actions sont l’alphabet des histoires, le nombre d’histoires à raconter est d’autant plus vaste que les actions sont nombreuses et détaillées. Il est assez simple de faire le parallèle entre mouvement et progrès d’une part, et récit et tradition, d’autre part, et de percevoir de cette façon la reconfiguration moderne du rapport entre tradition et progrès.

    L’urbanisme entre cohésion et séparation

    La modernité marque les paysages par le développement des villes et l’abandon massif des villages. Si le village est caractérisé par une certaine stabilité, liée notamment à son lien fort avec la terre, la ville ne peut pas être comprise sans une pensée du mouvement. La ville, nous l’avons vue, est la cristallisation matérielle des réseaux d’interactions entre des individus, elle n’est faite que de passages et de croisements. La temporalité tend toujours à n’y être plus dictée par le cours naturellement répétitif des choses (saisons, jour et nuit, etc.) comme dans le village, mais par l’accélération sans fin du flux. Dans la ville réduite à un réseau de transports qui ne s’arrête jamais, les hommes doivent s’adapter à la circulation au risque de se mettre en danger. Nombre de planches [13] montrent des hommes aux prises avec la circulation, renversés par des transports en commun ou provoquant des catastrophes en sortant de la route tracée pour eux; ces rêves marquent le poids d’une certaine injonction à la synchronie avec le rythme de la ville. Dans L’homme à la caméra (1929), Dziga Vertov nous montre une journée dans la ville d’Odessa. Il montre la vie de la ville en la mettant au diapason avec celle d’une femme. Je crois que la métaphore n’opère pas dans la ville moderne américaine, chez McCay, ce sont les hommes qui doivent se plier, au sens propre comme au sens figuré, pour s’adapter.

    L’urbanisme est la tentative de soumettre le réseau continuellement en mouvement – la ville – par un pouvoir institutionnel. Si une ville est, par essence, toujours parcourue, celui qui veut avoir du pouvoir sur elle doit toujours tâcher de contrôler au mieux les parcours empruntés. Les transports en commun sont un moyen de s’assurer qu’un maximum de personnes traverse la ville comme le politique en a l’envie. Beaucoup de planches et de dessins éditoriaux [14] de McCay évoquent des voyages en bus; dans la plupart, le surnombre et la contiguïté de ces lieux de transit sont mis en avant. Il trace, ainsi, le paradoxe entre le bus qui est en mouvement, qui permet de plus rapides déplacements, et la condition laborieuse des passagers à l’intérieur qui ne parviennent qu’avec peine à circuler. Les individus sont comme dépossédés de leur capacité à se mouvoir. 

    Nous n’avons encore rien dit sur l’objectif que poursuivent ces trajectoires entremêlées. La réponse nous est donnée dans la planche du 7 mai 1912 où une femme monte dans le bus et doit se faufiler entre les jambes disproportionnées des usagers tous aveuglés par les journaux qu’ils ont sous les yeux. Pourquoi s’inflige-t-elle ce parcours du combattant? Elle a vu une place vide. De l’espace vide, libre, voilà ce que poursuivent les personnes dans les villes, un espace pour eux, un endroit à habiter, une fonction à occuper. Et si la place recherchée doit être vide, c’est parce qu’elle doit pouvoir nous appartenir personnellement, elle doit nous permettre de nous inscrire dans l’environnement. La question de la place est tout aussi géographique qu’existentielle.

    La problématique est différente dans le cadre d’un village où le paysage est antérieur; les immeubles, en ville, marquent la création d’espaces vierges sans fonction prédéfinie par un relief, une ressource souterraine ou une exposition au soleil ou au vent. Dans New York Délire, Rem Koolhaas [15] prétend que dans la ville, il devient impossible de planifier la culture. Pourtant, il me semble que cette hypothèse est à relativiser, car comme le montre McCay ici, le cheminement libre n’a que peu de marge de manœuvre tant l’urbanisme clôt les possibles.

    Réduction de l’environnement et nécessité de l’évasion

    L’environnement, c’est ce qui est offert à notre saisissement dans le monde, c’est une forme d’horizon des sens. Dans une planche capitale des Cauchemars [16], nous voyons très concrètement la ville se refermer en boucle autour d’un homme, qui s’enfuit en courant pris comme dans une cage à hamster. Nous voyons au sens de sa course qu’il veut rentrer chez lui. La ville apparaît alors comme une force supérieure qui tient les hommes à sa merci.

    Les villes de McCay apparaissent toujours comme des villes-monde, espaces à la fois totaux et infinis. La ville étant une massification de flux d’échange et de circulation, le trajet de l’homme qui veut sortir de la ville est toujours, en germe, l’extension de la ville. L’emprisonnement des sens semble aller de pair avec une sorte de croissance architecturale et il est permis de se demander avec Winsor McCay s’il est finalement possible d’échapper aux hautes murailles de l’environnement urbain. Jean-Luc Nancy [17] considère la ville comme séparée de la terre. Dans cette perspective, il faudrait s’interroger sur l’existence d’un retour à la terre possible. Question d’autant plus vitale que le retour à la terre a tout à voir avec le retour à la mère, le retour chez soi, à l’origine, pièce maîtresse de l’identité. La ville nous fait perdre une sorte d’essentialité, c’est aussi l’Idéal qui s’oppose au Spleen chez Baudelaire, ce que l’on a quitté et ne cessera jamais vraiment de chercher dans une quête nostalgique sans fin. On se demandera donc à la lecture des Cauchemars de l’amateur de fondue au chester si la ville, en déploiement continu jusqu’à la mégalopole, pourra s’arrêter avant la ville-monde, écrasement définitif de tout ailleurs et donc de tout espoir de s’échapper.

    Les portes de l’environnement

    Projection utopique des technologies d’avenir et interstices créatifs dans la tradition

    Le progrès, vu de façon étroite comme succession d’inventions qui s’enchaînent et se suivent, laisse entrevoir un ailleurs potentiellement atteignable. Il nous est raconté par exemple l’histoire d’un vagabond qui se retrouve, par hasard, propulsé dans une montgolfière avec laquelle il s’enfuit [18].

    Notons au passage la récurrence du thème de l’évasion par les airs. Le chemin privilégié pour toute évasion de la ville semble être le bleu du ciel. Comme le dit Rem Koolhaas : « [dans l’environnement urbain] plus la distance par rapport au sol est grande, plus le contact est proche avec ce qui subsiste de la nature (à savoir la lumière et l’air)[19]». Nous voyons de façon récurrente dans Les cauchemars de l’amateur de fondue au chester comme dans Little Nemo de fantastiques échappées aériennes [20] qui ne sont pas sans préfigurer, à la suite de Jules Verne et de Georges Méliès, le fantasme américain de la conquête spatiale à venir. En 1900, c’est aussi dans le ciel que la maison de Dorothy fut emportée par une tornade vers le monde d’Oz de L. Frank Baum [21]. La question n’est pas de savoir si l’homme a su aller partout sur Terre et qu’il doit aller voir ailleurs, le fait est que sa rotondité fait de la Terre un espace fini et que l’homme moderne a besoin d’infini. Le bleu du ciel qui plafonne les villes jouera donc le rôle de la porte qui ouvrira le monde clos antique. Toutes les machineries volantes imaginables sont réquisitionnées dans l’œuvre de McCay pour extirper ses rêveurs de leur quotidien par le bleu du ciel. 

    La chaîne continue des inventions et des découvertes humaines offre une forme particulière de progrès. Ce progrès n’est pas nécessairement amélioration, mais il est mouvement et promesse que ce mouvement se poursuivra, que la partie sera rejouée indéfiniment. L’innovation constante est une fenêtre vers l’utopie fantasque et absurde qui laisse toujours entrevoir des mondes. Il y aura toujours des nouveaux mélanges de causes à expérimenter et de nouveaux résultats à exposer. Le progrès technologique se construit non pas au futur, mais au conditionnel, il dit « et qu’est-ce qu’il se passerait si… ». C’est parce qu’il y a cette idée que les inventions technologiques peuvent aller dans tous les sens, que des hommes endormis peuvent rêver d’une voiture dont les pneus seraient gonflés au fromage [22] et que les hommes pourront toujours cultiver un espoir d’améliorer leur sort.

    Si le progrès technologique offre des voies d’évasion, il ne faut pas pour autant abandonner les traditions qui contiennent, elles aussi, leur potentialité d’évasion. Si la tradition est le maintien d’une scansion donnée dans l’organisation de la vie, le caractère périodique de la vie traditionnelle s’accorde alors très bien avec le goût de McCay pour la répétition. Répétition des mimiques de l’enfant sur le point d’éternuer dans Little Sammy Sneeze, répétition des moues de la petite fille qui pleure parce qu’elle a faim dans Hungry Henrietta, et évidemment répétition de l’image de l’homme qui se réveille et regrette d’avoir mangé trop de fromage la veille, ou de Nemo dans son lit après une nuit de gambade à Slumberland.

    De même, les grandes fêtes annuelles, par exemple, ont souvent été l’occasion pour McCay de faire des planches grandioses [23]. Pâques, Thanksgiving, Noël et surtout le Jour de l’An ont beau être les produits d’une société et de son histoire, ils ne sont pas nécessairement à jeter sous prétexte que le progrès ne souffre pas la survivance des choses anciennes. Au contraire, la contrainte que représentent ces thèmes répétés année après année semble permettre à McCay de se dépasser et d’expérimenter des effets visuels et des trouvailles scénaristiques toujours plus originales et novatrices. Il s’agit de ne pas contourner la contrainte du thème, mais bien de s’y frotter sérieusement pour en faire jaillir du neuf, pour visiter de nouveaux imaginaires. Il propose ainsi des hybridités entre les personnages de son Slumberland et le lapin de Pâques, le Père Noël ou les gardiens des années. La trame de l’enfant qui rêve s’avère d’ailleurs totalement propice aux rencontres des mondes. L’aspect hybride d’une rencontre entre Flip et le Père Noël rend plus crédible l’idée que nous avons accès à un vrai rêve d’enfant au cœur duquel les souvenirs et les fantasmes impatients se mélangent en mondes complexes. 

    Les infinis et le Tout

    Dans sa construction globale, Little Nemo in Slumberland illustre parfaitement les luttes et conciliations entre la raideur close des Antiques et l’ouverture infinie des Modernes. Tout d’abord, l’histoire merveilleuse de Nemo n’est pas faite d’un seul bloc, on sent à sa lecture que McCay fonctionne par univers référentiels. Ainsi en est-il pour la séquence du palais des illusions ou de la visite de la ville des bas-fonds. Nous ne sommes pas très loin de l’univers forain où chaque attraction est un îlot aux référents particuliers. Nous pouvons penser en particulier à Disney Land dont le parc est divisé en un certain nombre d’espaces qui développent des thèmes particuliers. Il semble que les ailleurs visés par l’imagination sont en fait des déploiements en mondes d’idées ou de mots. Pensons à des cristaux et faisons plusieurs pages sur une partie de Slumberland où il y aurait des grottes et des falaises de diamants et d’émeraudes. Il en est de même avec l’idée de police, de grandeur et petitesse ou de pauvreté. L’intégration forcée d’une chose dans le principe de la séquence en force le déploiement. Il n’y a pas à représenter la planète Mars, il y a à la représenter dans sept cases, puis dans 17 planches. Il faut ouvrir suffisamment la chose pour permettre au lecteur d’entrevoir le monde qu’elle contient. Cela doit suffire à rendre curieux et à donner envie d’explorer plus loin. 

    Mais je crois qu’il nous faut surtout penser aux immeubles dont le concept repose sur l’idée de schisme vertical que je reprends à Rem Koolhaas. Il dit :

    Il ne doit y avoir aucune « fuite » de symbolisme d’un étage à l’autre. En fait, l’agencement schizoïde de plans thématiques suppose une stratégie architecturale pour l’aménagement de l’intérieur du gratte-ciel, devenu autonome grâce à la lobotomie : cette stratégie est le schisme vertical, ou exploitation systématique de la séparation schizoïde entre les étages. En niant toute dépendance entre les niveaux, le schisme vertical permet leur distribution arbitraire au sein d’un même édifice. Il s’agit là d’une stratégie essentielle pour le développement du potentiel culturel du gratte-ciel : elle accepte l’instabilité de la composition définitive du gratte-ciel, tout en spécifiant au maximum, voire en surdéterminant, le cadre de chacune des affectations connues.

    Ibid., p. 107.

    Slumberland comme les constructions typiques de la modernité new-yorkaise est un tout qui contient un certain nombre d’infinis des possibles. La diversité des mondes traversés est telle et le passage d’un monde à l’autre est si rapide que l’on ne peut que soupçonner l’existence d’autres parcelles inexplorées. Je pense au mot « musique » et je me dis qu’il doit y avoir, quelque part dans Slumberland, une salle magistrale remplie d’instruments de musique de toutes les formes. Little Nemo in Slumberland est une porte maintenue ouverte.

    L’urbanisme déjoué

    Plusieurs planchesmontrent des hommes devenus géants qui détruisent des villes, qui font de la place avec une sorte de retournement de situation qui laisse penser que hors du fantasme, c’est la ville qui écrase les hommes [25]. De même, dans ses dessins éditoriaux [26], McCay met l’accent sur une certaine inquiétude qui semble être la sienne vis-à-vis de l’explosion urbaine. Certains dessins de presse ont ouvertement pour objectif de mettre la polémique urbaniste sur la place publique; le trait insiste en général sur l’oppression terrible de la ville, toute en façades, fenêtres et briques. Le rectangle est caractérisé par la droiture de ses angles, sa rigidité. Quelques pics d’immeubles en rajoutent généralement à l’aspect menaçant des skylines, horizons en mâchoire. La prise de position n’est sans doute pas bien polémique, il s’agit en général de solliciter les pouvoirs publics afin qu’on maintienne des parcs dans les villes, qu’on fasse des transports en commun plus confortables ou même qu’on évite de faire ses achats de Noël à la dernière minute. 

    Mais généralement, le dessin est trop optimiste pour que la dénonciation fonctionne réellement. Or si McCay, qui a une si grande maîtrise de son trait, ne parvient pas pleinement à son objectif, il me semble que c’est tout simplement parce qu’il n’y croit pas. Il ne croit pas aux interdits aliénants d’un plan d’occupation de l’espace urbain. Peu importe, si les penseurs de l’urbanisme sont parvenus à prendre le pouvoir sur la ville, s’ils ont déjà attribué à chaque espace ses rôles. La fantaisie et le jeu trouvent toujours à s’adapter.

    C’est ce que semblent montrer les déambulations perpétuelles de Nemo et ses amis. Ils escaladent, s’adaptent au décor et le détournent. Il s’agit autant d’emprunter les passages secrets que les voies officielles. En cela, nous devons noter également que l’histoire de Nemo n’est pas un récit d’élection anodin. Je définirais le récit d’élection par ces histoires, présentes à l’excès dans le cinéma de grande distribution [27], où un personnage lambda se retrouve projeté dans un monde parallèle (par un quelconque levier scénaristique) et dont il s’avère être une sorte d’élu. L’histoire de Nemo commence comme celles-ci, il devient l’hôte prestigieux du roi Morphée, l’ami de la princesse, mais Nemo va vite préférer les chemins de traverse, les passages à gué. Dès l’épisode où Flip est condamné à mort [28], Nemo prend le parti de la marge. Accompagné des deux renégats du royaume – un enfant-adulte monstrueux et un sauvageon – il va tourner le dos à tout ce faste créé pour lui. Il s’en prend aux autorités de Slumberland, désobéit à tous les ordres. Recherchés dans tout le royaume pour participer à tout un tas de cérémonies en grande pompe, les trois fuyards se cachent où personne ne les cherche : dans les salles du palais qui ne se visitent pas (cuisine, salle de garde, couloirs et passages).

    C’est avec une forme d’exhaustivité que Nemo visite Slumberland. Il y a quelque chose comme du stoïcisme dans le rapport à l’environnement, il faut en affronter tous les aspects sans reculer. Apprendre à prendre du plaisir malgré l’objet, contre la volonté fonctionnelle de l’objet. C’est aussi une façon de dompter l’espace. Comme au rodéo, il s’agit d’épuiser l’espace avant qu’il ne parvienne à nous rejeter. On pense beaucoup aux pratiques récentes des parkours, ces groupes de jeunes qui se retrouvent et s’imposent des chemins impertinents où ils pourront multiplier les cascades et les sauts. Si le sol nous est enlevé, si nous n’avons plus d’endroits où courir et jouer, qu’à cela ne tienne, le toit n’aura plus la fonction de plafond, mais de terrain de jeu. Il y a toujours moyen de détourner ce qui nous est donné et, pour les esprits voyageurs, en particulier, ceux de l’enfance, de continuer à s’évader, d’aller dénicher sa place. C’est ce que McCay semble avoir en tête et c’est pour cela que ses dessins pour dénoncer l’urbanisme n’ont pas le mordant qu’ils devraient.

    L’évasion d’un environnement est donc moins la création inatteignable de son absence que l’imprégnation gloutonne de tout ce qu’il peut proposer. L’homme doit travailler à l’observation et au relevé systématique de tous les possibles du monde. Il doit emprunter tous les sentiers sauf ceux qu’il est invité trop ostensiblement à prendre s’il veut trouver une chance de s’évader. Là, par son cheminement minutieux, il finira non pas par s’évader totalement, mais il parviendra à une sorte de conciliation sur le fil du rasoir avec son environnement, une adaptation réciproque sans cesse à renouveler. 

    Là, il aura trouvé pays qui lui ressemble.

    Références

    [1] C’est en tout cas l’hypothèse retenue par John Canemaker dont la biographie fait autorité : John Canemaker, Winsor McCay : his life and art, New York, Harry N. Abrams, 2005.

    [2] Christopher Alan Bayly, La naissance du monde moderne, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2007, Coll. « L’atelier en poche ».

    [3] Les planches citées de Little Nemo seront toujours tirées de Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, Canada, Sunday Press Books, 2005.

    [4] Pour les planches des Cauchemars de l’amateur de fondue au chester, je citerai chaque fois possible le contexte d’édition d’origine ainsi que la référence pour les retrouver dans l’ouvrage Winsor McCay, Dreams of the rarebit fiend, Ulrich Merkl, 2007.

    [5] Nemo par son étymologie latine contient explicitement le caractère privatif, le non-homme, l’homme inexistant, sans valeur, qualité ou caractère.

    [6] Je me réfère ici à des planches comme celles parues les 28 septembre 1904 et 5 avril 1905 dans le New York Evening Telegram (la deuxième planche et la 58ème selon le catalogue raisonné constitué par Ulrich Merkl). 

    [7] Par cette idée de foule à l’égyptienne, je fais référence à cet effet graphique que l’on retrouve dans les fresques égyptiennes où les silhouettes de profil se superposent pour donner un effet de multitude.

    [8] De même, dans le film La Nuit du Chasseur (1955) de Charles Laughton, que devient le sympathique couple Spoon au milieu de la foule de lyncheurs qui veut la peau du révérend Powell?

    [9] Charles Baudelaire, « Spleen » dans Les Fleurs du Mal, Paris, Pocket, 1998, p. 98.

    [10] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la ville moderne » dans Curiosités Esthétiques, l’Art Romantique et autres Œuvres Critiques, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 466.

    [11] Le commentaire s’appuiera par exemple sur les planches 402, 417, 559 et 583 du catalogue raisonné d’Ulrich Merkl, qui sont parues respectivement les 18 juin et 8 août 1908 dans le New-York Evening Telegram (N.Y.E.T.) et les 11 septembre 1910 et 2 avril 1911 dans le Wheeling West Virginia Register (W.W.V.R.).

    [12] Winsor McCay, Little Sammy Sneeze, Canada, Sunday Press Books, 2007.

    [13] Retenons par exemple les planches parues les 15/12/04, 18/03/05, 29/04/05, 1/12/06 et 22/06/07 dans le N.Y.E.T et celle parue le 22/06/13 dans le New York Herald (respectivement les planches no 23, 50, 63, 244, 300 et 615 chez U. Merkl).

    [14] La planche du 7 mai 1912 dans le New York American (no 775 chez U. Merkl) est un exemple très intéressant.

    [15] Rem Koolhaas, New York Délire, Marseille, Éditions Parenthèses, 2002, p. 85.

    [16] Parue le 9 février 1913 dans le New York Herald (NYH), référencée en planche no 596 par Ulrich Merkl.

    [17] Jean-Luc Nancy, « Un art de la ville », Anglophonia, no 25, 2009, p. 11-22.

    [18] La planche no 700 chez U. Merkl.

    [19] Ibid., p. 82.

    [20] Par exemple, les planches parues les 21/03/08 dans le N.Y.E.T. (no 378 chez U. Merkl), 24/04/10 dans le W.W.V.R. (no 551 chez U. Merkl), la planche 705 chez U. Merkl, ainsi que la planche de Little Nemo in Slumberland du 3 décembre 1905.

    [21] L. Frank Baum, The Wonderful Wizard of Oz, Great Britain, Penguin Popular Classics, 1995.

    [22] N.Y.E.T. du 28 juin 1905, planche no 80 chez U. Merkl.

    [23] S’il ne fallait en retenir qu’une, je choisirais sans hésiter la planche du 27 décembre 1908 de Little Nemo in Slumberland.

    [24] Ibid., p. 107.

    [25] Par exemple, dans Les Cauchemars de l’amateur de fondue au chester, la planche parue le 7/01/05 dans N.Y.E.T. (no 30 chez U. Merkl) et la planche du 29 septembre 1907 dans Little Nemo in Slumberland.

    [26] Dessins éditoriaux du 10/12/10, 18/07/14, 25/07/14, 08/09/15 et 26/09/15, tirés de Winsor McCay, Editorial Works, Ohio, Checker Book Publishing Group, 2006.

    [27] Matrix, Le monde de Narnia, Le secret de Télabithia, John Carter, Le labyrinthe de Pan, Alice aux pays des merveilles dans la version de Tim Burton, pour ne nommer que quelques exemples.

    [28] Planche du 18 novembre 1906.