Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie

Kim Perron
Université de Sherbrooke

 

« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays[1] ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette percutante citation n’est guère la thèse défendue par un récent ouvrage voulant promouvoir une quelconque « théorie du complot ». En effet, c’est plutôt l’ouverture de Propaganda, œuvre marquante rédigée en 1928 par Edward Bernays, souvent considéré comme le père de l’industrie des relations publiques aux Etats-Unis. Toujours très actuel malgré ses 80 ans, Propaganda a récemment été traduit en français et réédité par les éditions Lux. On peut d’ailleurs se questionner sur la pertinence d’ajouter un sous-titre tel « Comment manipuler l’opinion en démocratie » sinon que pour orienter de facto notre perception quant à l’ouvrage. Qu’importe, le livre est très bien introduit par Normand Baillargeon qui présente l’auteur (peu connu malgré son importance) et situe l’ouvrage dans son contexte de production. Les nombreuses notes en bas de page qui jalonnent cette réédition sont d’ailleurs très précieuses à notre compréhension.

Dans l’Amérique des « années folles », Edward Bernays agit comme un pionnier de l’industrie des relations publiques. Les nombreuses campagnes de propagande qu’il va mener avec un retentissant succès lui permettront de devenir un homme très influent. Neveu du célèbre psychanalyste Sigmund Freud, il s’inspire de ses théories pour l’exercice des relations publiques. Son livre Propaganda constitue une tentative de théorisation des pratiques de cette nouvelle discipline ainsi que de son arme principale, la propagande.

C’est d’ailleurs avec sa vision relative à cette arme que Bernays débute son ouvrage. Il marque vite le ton en faisant l’apologie de la propagande, en militant pour la réhabilitation de son sens linguistique et en la présentant comme l’outil nécessaire permettant « d’organiser le chaos » (p. 1) de cette société américaine de plus en plus complexe. Selon la réflexion de Bernays, « […] les minorités intelligentes doivent, en permanence et systématiquement, nous soumettre à leur propagande » (p. 21), car seule cette minorité est apte à gouverner et orienter l’ensemble des activités politiques, économiques, sociales et culturelles. Soumis à l’effet de la propagande, le défi du système démocratique n’est donc plus de gouverner aux vues des revendications populaires, mais simplement de convaincre les masses d’adhérer à un modèle préétabli. C’est précisément le rôle du conseiller en relations publiques (c.r.p.), qui peut être à la solde autant des entreprises, des hommes politique, que des groupes de pression. Il doit pour ce faire, maîtriser toutes les techniques modernes de communication parmi lesquelles figurent les médias (presse, radio, cinéma[2]) et la psychologie des masses (basée sur les théories freudiennes psychanalytiques). Paradoxalement, Bernays insiste sur les règles d’éthique devant régir une telle profession. « L’honnête » c.r.p. « […]se refusera néanmoins à apporter ses services à un client qu’il estime malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause qu’il juge antisociale. » (p. 34)

La suite de l’ouvrage sert à exposer les applications concrètes du conseiller en relations publiques et de la propagande dans les deux domaines majeurs que sont l’économie et la politique. (chap. 5-6) Au niveau économique, se mettant au service des entreprises, le c.r.p. doit orienter les choix des consommateurs en plus d’embellir efficacement l’image de la compagnie qu’il représente au moyen de techniques publicitaires ingénieuses. Dans une économie en changement, où « […] » (p. 48), le c.r.p agit comme une courroie de transmission entre le public et l’industrie pour que tous y trouvent leur compte. Suit la section sur le monde politique dans laquelle Bernays critique les techniques archaïques utilisées par les politiciens qui devraient s’inspirer du monde commercial dans leurs méthodes de promotion. Ainsi, les campagnes électorales constituent des moments clés durant lesquelles la propagande doit être utilisée efficacement et logiquement pour toucher l’émotion du public en fonction de ce qu’on veut promouvoir. Bref, pour qu’il ait un réel impact, l’irrationnel doit être manipulé de façon rationnelle. Une fois au pouvoir, la propagande se poursuit pour que la population suive son représentant dans la voie que celui-ci veut l’emmener.

Dans les courts chapitres sept à dix, Bernays veut convaincre de la pertinence d’utiliser la propagande en illustrant, à l’aide d’exemples concrets, comment certains domaines (les activités féminines, les œuvres sociales) ont développé une efficace propagande « moderne et humaniste » (p. 113) et pourquoi d’autres domaines (éducation, sciences, arts) auraient tout intérêt à y recourir. Par exemple, selon Bernays, le monde de l’éducation devrait utiliser la propagande non seulement dans la promotion de sa profession, mais dans son exercice. Ainsi, la tâche de l’enseignant devrait être double : « L’enseignement à dispenser aux élèves en tant que professeur, et l’enseignement à dispenser à l’opinion en tant que propagandiste. » (p. 98)

En général l’ouvrage de Bernays est assez clairement rédigé. Les exemples sont clairs très nombreux, peut-être même trop, car on se questionne parfois à savoir jusqu’à quel point ils servent à illustrer les idées ou promouvoir les prouesses passées de Bernays. De plus, il est assez frappant de constater l’élitisme sous-tendant ses propos, voire le mépris qui s’en dégage envers le peuple, cette « masse irrationnelle ». La conclusion l’illustre bien : « La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »(p. 130) Néanmoins, il est bien sûr tendancieux de critiquer une œuvre rédigée 80 ans plus tôt, car c’est bien en tant que source historique que Propaganda devrait être étudié et analysé. En ce sens, l’œuvre de Bernays est très riche et elle témoigne bien des valeurs et idéologies inspirant une partie non négligeable de la bourgeoisie américaine des « années folles ». De plus, il contribue au questionnement actuel, en ce sens que le modèle sociétal décrit dans Propaganda est-il si loin de celui qui prévaut généralement en Occident?

Références

[1] Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Montréal, Lux éditeur, 2008 (1928), p. 1.

[2] Pour Bernays, c’est l’outil le plus efficace, car il « […] a le pouvoir d’uniformiser les pensées et les habitudes de vie de toute la nation. » (p. 128).