Les usages du passé sur les réseaux sociaux ou comment faire vivre la Grande Guerre sur Facebook

Catherine Bouko
Université Libre de Bruxelles.

Résumé : En 2013, soucieux de sensibiliser les jeunes générations à la guerre de 14-18, le Musée de la Grande Guerre de Meaux a créé Léon Vivien, un poilu virtuel qui fait vivre aux internautes son expérience au quotidien du conflit grâce à sa page Facebook. Dans cet article, nous examinons dans quelle mesure cette opération, si elle ne déréalise pas l’événement stricto sensu, implique une nouvelle lisibilité et visibilité au conflit, en articulant les approches narrative et analytique du témoignage et des documents visuels historiques.

 

Table des matières
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    Comment intéresser les jeunes générations à la Guerre de 14-18, alors qu’ils s’en sentent très éloignés, notamment parce qu’ils n’en connaissent pas de témoins directs, ne fut-ce que par le biais des médias, contrairement aux générations précédentes? Le Musée de la Grande Guerre de Meaux (au nord de Paris) a choisi de répondre à cette question par le web 2.0 en menant une opération sur Facebook — l’expérience Léon Vivien — au printemps 2013[1]. Pendant plusieurs mois, ce poilu virtuel posta des messages et des documents presque quotidiennement sur sa page, auxquels réagissaient une dizaine d’autres personnages (épouse, mère, amis, camarades de front). Relayée par de nombreux médias et « aimée » par plus de 60 000 personnes, la page a engendré plus de 6000 commentaires d’internautes qui ont suivi le quotidien de ce soldat au front.

    Unique en son genre[2], nous verrons que cette expérience dote le conflit de nouvelles lisibilité et visibilité qui modifient sensiblement notre rapport à l’Histoire. Dans un premier temps, nous aborderons le traitement de l’Histoire par les médias et par les pratiques muséologiques contemporaines. Dans un deuxième temps, nous examinerons les procédés de narrativisation et de mise en images de la Grande Guerre dans le cadre de l’opération Léon Vivien.

    L’Histoire au prisme des médias : vers une déréalisation?

    Nous savons que le support de diffusion participe à la mise en discours de l’événement; il ferait même partie intégrante de l’Histoire elle-même. Pierre Nora insiste sur la déréalisation de l’événement, qui perd sa substance intrinsèque au profit de sa mise en discours médiatique :

    La transformation en profondeur de la notion même d’événement qui tient en un mot : l’événement s’est “déréalisé”, ou si l’on préfère désubstantialisé. Il s’est passé dans l’économie événementielle la même chose que dans l’économie monétaire avec l’abandon de la garantie or. L’événement médiatisé n’est plus une garantie de réel puisque c’est la médiatisation qui le constitue[3].

    Ceci semble s’être accentué avec le développement de l’accès à la télévision. Isabelle Veyrat-Masson établit un lien entre les « débuts de la profonde mutation de la conscience historique et nationale » et l’introduction de la télévision dans les foyers français, au milieu des années soixante-dix. Pour la chercheuse, cela peut en partie s’expliquer par les points de convergence entre la représentation de la mémoire et le support télévisuel :

    […] Par de nombreux aspects la représentation du passé sur le petit écran est souvent plus proche de la mémoire collective que l’histoire-discipline. La mémoire […] partage en effet bien des caractéristiques avec les émissions historiques : absence de chronologie, de hiérarchie, mélange de faits avérés et imaginaires. […] Comme à la télévision, la mémoire « peut soit conduire à l’histoire, soit l’en détourner[4] ». 

    Les réseaux sociaux entraînent aujourd’hui de nouvelles pratiques de rencontre avec l’Histoire, notamment par la spécificité des contenus qui s’adaptent aux conventions de ces interfaces (fréquence élevée de diffusion des messages, primauté de l’image et du vécu personnel, etc.)[5].  Le communiqué de presse publié lors du lancement de la page Léon Vivien sur Facebook présente le dispositif comme un « formidable instrument de connaissance et de mémoire collective ». Comme pour la télévision, est-il ici également question de « mémoire collective »? Ce concept est-il le plus adéquat? La notion de mémoire collective est en effet polysémique, aux contours fluctuant au gré des disciplines, voire des chercheurs, qui la mobilisent:

    Il n’y a pas si longtemps encore le terme mémoire renvoyait avant tout à la faculté individuelle du souvenir. […] Aujourd’hui, […] on pourrait leur adjoindre les notions de “lien social” voire de “citoyenneté”. […] Les usages et instrumentalisations du passé expriment moins “la mémoire” et “l’identité” que la volonté politique qui vise adhésion et identification[6]. 

    Ce glissement terminologique souligné par Marie-Claire Lavabre semble parfois rapprocher la mémoire collective de l’idée d’« usage public du passé ». Cette dernière notion paraît davantage caractériser l’expérience Léon Vivien : il s’agit en effet d’une utilisation du passé par divers acteurs sociaux et politiques[7] qui a pour objectif la sensibilisation citoyenne des jeunes générations par l’adhésion au récit d’un personnage fédérateur.  Dans le cas présent, le recours à la notion de mémoire collective peut même sembler dissonant et illustre les malentendus inhérents à un usage trop étendu de ce concept, puisque l’opération est construite autour d’un poilu fictif. Certains internautes ont d’ailleurs regretté le caractère artificiel de ce récit dans les tranchées, d’autant plus compte tenu de la multitude des témoignages existants. Dans ce contexte, il s’agira donc d’examiner dans quelle mesure les usages du passé proposés par de telles expériences 2.0 conduisent le (jeune) internaute à l’Histoire ou l’en détournent.

    Les travaux portant sur les docudrames ou autres formes hybrides invalident souvent la portée historique, à l’instar de la position de Brian McConnell : « Le docudrame ne représente pas le fait historique, ou l’histoire, ou du journalisme, mais un divertissement militant avec des faits soigneusement taillés afin de soutenir une intrigue nette et afin de convenir à un point de vue social, politique ou religieux particulier[8] ». La page Facebook de Léon Vivien n’est pas directement concernée par ces questions dans la mesure où elle propose de suivre le quotidien d’un instituteur mobilisé et n’offre pas de traitement politico-factuel du conflit. Le point de vue se place uniquement à hauteur d’homme, ce qui en fait sa singularité. Le déroulement de la guerre est peu mentionné et aucun repère spatial n’est indiqué : on ne prend pas connaissance du camp d’entraînement précis, des tranchées dans lesquelles Léon Vivien combat, du nom des villages détruits que les soldats traversent, etc. L’action se situe donc dans un espace indéterminé, totalement fictionnalisé. L’internaute ne dispose pas non plus de repères temporels du conflit. L’interface est rythmée par les posts datés de Vivien ; ce dernier renvoie très peu aux événements réels qui auraient pu se produire au même moment.

    L’objet au musée et quelques tendances historiographiques contemporaines

    Les traitements de l’Histoire comme celui que propose le Musée de la Grande Guerre de Meaux sur Facebook nous invitent à réfléchir sur les rapports entre Histoire et fiction. Cette question est ici traitée du point de vue de l’historiographie : comment les historiens mettent-ils aujourd’hui ces deux notions en relation?

    Alors que l’anglais distingue les termes story et history, la notion d’histoire en français revêt une double signification qui cristallise certains débats historiographiques : à la fois l’objet (l’action exposée) et le mode de diffusion (narration de cette action). François Dosse  souligne en effet le retour en force de « l’histoire-récit[9] », après sa relative disparition des méthodes historiennes des 19e et 20e siècles : « […] l’historien est de nouveau invité à s’interroger sur son acte d’écriture, sur la proximité de celui-ci avec l’écriture fictionnelle et en même temps sur la frontière qui distingue les deux domaines[10]».

    Dans son ouvrage The New History, Alun Munslow rejoint cette position et insiste sur le caractère inévitablement narratif de l’écriture historienne : l’Histoire, tout comme le langage, est toujours une forme de représentation; toute pratique culturelle est intrinsèquement discursive et invalide l’hypothèse d’une position extérieure à l’objet. En conséquence, il paraît impossible de « “découvrir la véritable signification” du “passé donné”[11] ». L’Histoire se dégage d’une approche en tant que matière inerte, disponible pour un traitement référentiel extérieur, neutre et objectif. Le texte historique témoigne donc de cette double posture inscrite au cœur même du terme français histoire : pour Munslow[12], il s’agit d’une « structure littéraire » de « nature référentielle » puisqu’il fait allusion à un passé réel. L’approche de l’historien se loge dès lors dans une tension entre les modes « narratif-linguistique » et «empirique-analytique[13] », entre « identité narrative et ambition de vérité[14] ». Dans son modèle de « l’imagination historique[15] », White met en évidence combien les types d’explication déterminés par l’historien traduisent déjà une forme de représentation de l’événement traité : la forme de l’histoire choisie, le point de vue moral privilégié, etc. Munslow rappelle quant à lui que ce processus s’enclenche dès la simple sélection de certains faits historiques. En conséquence, « au-delà de la dimension référentielle, la plausibilité narrative — la vérité narrative — est la première mesure de l’histoire[16]  » et l’historien peut difficilement prétendre à une certaine neutralité.

    Pour Dosse, cette prise en compte de la mise en récit inévitable de l’Histoire va de pair avec un processus plus large d’« humanisation[17] » des sciences humaines. La mise en récit plus ou moins assumée de l’Histoire s’inscrit dans une attention croissante pour l’événement historique — dont la contingence contraste avec les invariants de « l’histoire immobile[18] » — et pour les acteurs qui le vivent. Le traitement historique se déplace des chaînes causales des faits vers la sphère intime de l’acteur. Dans cette perspective, le témoignage constitue un accès à l’événement privilégié aujourd’hui. Ceci constitue une entreprise délicate; le recours au témoignage pose en effet la difficulté de la prise en compte du contexte spatio-temporel de son énonciation. Premièrement, comme Jacques Rancière l’a montré, le risque est réel de trahir la parole du témoin en voilant sa singularité, en la dégageant de son « terreau[19] », du « foyer matériel dont elle ne serait que l’expression[20] ». Deuxièmement, dans le cas de la Guerre de 14-18, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker soulignent combien les témoignages des soldats sont des énonciations construites après le conflit, qui auraient dès lors tendance à présenter une image plus « acceptable » de ces témoins, les positionnant par exemple en tant que victime : « […] du point de vue du témoin, il n’est pas difficile d’imaginer que presque tous ont voulu exorciser et reconstruire une guerre différente, qui leur permette de vivre avec le traumatisme de l’expérience traversée[21] ». Dosse[22] souligne le double point de vue sur ces soldats, perçus soit comme des « victime(s) d’une hiérarchie militaire », soit comme les acteurs « d’une culture de guerre faite de brutalisation et source de consentement ». C’est assurément la première approche que l’expérience Léon Vivien a choisi de mettre en avant. Ces différents points de vue construits a posteriori mettent en évidence la nécessité de prendre en compte le contexte précis des témoignages auxquels il est fait référence.

    L’expérience Léon Vivien ne constitue bien entendu pas une expérience historiographique en tant que telle, puisqu’elle n’a pas pour but de participer à l’écriture de l’Histoire. Ces quelques considérations historiographiques nous montrent dans quel contexte épistémologique cette expérience sur les réseaux sociaux s’intègre et quels points de convergence peuvent être identifiés entre les démarches narratives et analytiques. C’est ce que nous allons voir à présent.

    La mise en récit de la Grande Guerre : quelques stratégies scénaristiques

    La mise en fiction du quotidien de ce poilu peut être mise en parallèle avec certaines techniques de scénarisation des films à succès. Examinons-en les plus importantes.

    Il est intéressant de constater que la structure du récit, qui vise effectivement une apogée dramatique, peut être découpée selon la théorie des trois actes d’Aristote. Le découpage est fidèle aux règles d’équilibre entre les actes : le premier dure trois mois et demi; il a pour fonction essentielle de présenter le contexte puis les débuts du conflit d’un point de vue extérieur, Vivien n’étant pas encore mobilisé. Le deuxième acte est le plus long, comme il se doit (cinq mois et demi), et sert surtout à relater le quotidien des entraînements et des réserves, tandis que le troisième est le plus court (un mois et demi) et le plus intense dramatiquement: Vivien y relate l’horreur du front en mentionnant de nombreux événements particulièrement violents.

    Neuf personnages composent le réseau des relations entre les acteurs. Ils remplissent tous une des fonctions identifiées par la célèbre consultante en scénario américaine Linda Seger[23]. Vivien, Derème et Lignan remplissent essentiellement la « fonction narrative » : ce sont les personnages qui fournissent l’essentiel des informations. Leur personnalité est par ailleurs très proche : tous les trois adoptent une attitude digne, un propos nuancé, sans éclats de voix.

    Les autres figures  masculines remplissent quant à eux la « fonction de parler à propos, de révéler ou d’incarner le thème » : moins utilisés comme des vecteurs d’informations, leurs posts consistent essentiellement dans des points de vue spontanés, vifs et peu nuancés. La plupart de leurs commentaires témoignent de leur sentiment d’injustice ou de colère face à la monstruosité de la guerre, qui est un thème très présent dans cette expérience Facebook. Ils contribuent ainsi à développer cette thématique. Ils remplissent également la « fonction d’ajouter de la couleur et de la texture » : ces personnages spontanés, qui n’ont pas la langue dans leur poche, donnent un certain relief aux interventions. Les noms du Cabot Germain ou de Lulu L’Andouille en sont les premiers signes. Madeleine Vivien remplit essentiellement la « fonction d’aider à révéler le personnage principal », qui, par les confidences et les marques d’amour entre elle et son époux, révèle une facette plus intime de Léon Vivien.

    L’expérience Léon Vivien se centre sur l’humain avant le soldat. La mise en avant de la dimension humaine du conflit se concrétise par trois stratégies. Premièrement, de nombreux posts évoquent les détails du quotidien des soldats, en dehors des opérations militaires, ou relèvent des détails anecdotiques ou encore des instants légers, précieux ou émouvants : Vivien évoque et « photographie » une pyramide humaine formée par des soldats, les instants intimes des soldats aux toilettes, son nouveau-né, les corvées de nettoyage, etc.

    Deuxièmement, d’autres posts font mention des sensations physiques éprouvées par le soldat, dont le corps est visiblement mis à rude épreuve. Les descriptions détaillées de sensations perçues par les cinq sens offrent à l’internaute une vision particulièrement précise du calvaire enduré par les soldats : le sac qui broie le doc après une journée de marche, la boue, « plus froide encore que les corps inertes », etc.

    Troisièmement, une vingtaine de posts témoignent d’une tension entre le banal et l’épouvantable; ils relatent soit à la fois l’horreur de la guerre et le quotidien du peuple ou des soldats français; soit un post comprenant l’un est directement suivi par un post comprenant l’autre. Le 22 octobre 1914, par exemple, Vivien annonce que Madeleine est enceinte. Son message suivant indique qu’il est convoqué par le médecin militaire. Deux posts cruciaux se succèdent ici, associant les registre privé et militaire, ce qui accentue davantage l’intensité. La joie cède en effet rapidement la place aux craintes.

    L’internaute est véritablement invité à vibrer avec le personnage. Il est d’ailleurs significatif que le post le plus « aimé » (près de 3000 like) soit celui comprenant la photographie de leur nouveau-né. La famille a reçu de très nombreuses félicitations.

    D’autres posts exploitent la stratégie de la sensation, mêlée à l’émotion, en fournissant en détails des informations très crues ou froides et distantes à propos du sergent qui tient ses entrailles pour qu’elles restent en place, du pied arraché par un éclat d’obus, du chat cuisiné ou d’un soldat transpercé. La sensibilité du lecteur est donc mise à rude épreuve.

    Nous constatons donc rapidement ici que tant la structure et les composantes du récit que les stratégies mises en œuvre pour évoquer au plus près l’humanité du soldat obéissent au fondement de la fiction selon lequel celle-ci invite le lecteur à vivre une véritable expérience. Pour John Truby : « Bien raconter une histoire, ce n’est pas simplement raconter au public ce qui se passe dans une vie. C’est lui donner l’expérience de cette vie[24] ».

    La guerre de Léon Vivien par l’image

    Un véritable travail sur l’image a été réalisé pour cette opération 2.0. Il renvoie aux discussions concernant le rapport entre réalité et fiction des docudrames et autres productions qui mêlent plusieurs types d’énonciation. 

    L’hybridité du docudrame réside dans son articulation entre des événements réels et leur re-création audiovisuelle. Steven N. Lipkin souligne combien le docudrame implique une suspension spécifique de l’incrédulité du spectateur :

    On nous demande d’accepter que dans ce cas, la re-création soit un mode de présentation nécessaire. Si nous acceptons la substance historique des événements préfilmiques, on nous demande aussi de concéder que ces événements aient pu se produire d’une façon assez similaire aux descriptions que l’on s’apprête à voir[25].

    Dans le cas de l’expérience Léon Vivien, la visée authentifiante ne se produit pas  essentiellement par la re-création d’événements réels; d’ailleurs il y en a très peu, les événements étant présentés de façon archétypale dans un espace-temps indéterminé. L’impression de vérité repose surtout sur l’utilisation abondante de la riche collection de documents visuels (et de quelques documents sonores) dont dispose le musée.  Une centaine d’images a été intégrée au récit. Les éléments visuels et sonores présentés sur la page Facebook sont des documents authentiques fictionnalisés. Le récit n’est donc pas seulement basé sur des faits réels, mais sur ces documents que l’on intègre et adapte au récit. Plusieurs procédés de mise en récit sont à l’œuvre. Avant de les examiner, mentionnons que quelques documents sont insérés au récit sans aucun commentaire de la part de Léon Vivien. Il s’agit essentiellement de documents écrits qui se suffisent à eux-mêmes pour que l’on en comprenne le contenu : Vivien a par exemple posté les « devoirs du soldat en garnison », la face avant d’une carte postale du soldat en permission, dont le texte mentionne de quoi il s’agit, ou des documents humoristiques/caricaturaux. Ces quelques documents font figure d’exception, l’immense majorité étant en effet intégrée et adaptée au récit. Plusieurs procédés sont utilisés à cette fin; examinons-en quatre ci-après.

    Le premier procédé consiste à personnifier des documents vierges. Utilisé à deux reprises, il s’agit d’intégrer les noms des personnages dans les espaces prévus à cet effet, laissés blancs dans les documents vierges. L’équipe a ainsi personnalisé l’ordre d’appel sous les drapeaux  de Vivien et le brevet de Marraine d’Eugène Lignan. Il est à noter qu’autant le premier document est facilement compréhensible par les lecteurs, autant le second, moins connu, reste quelque peu obscur dans la mesure où il n’est pas accompagné d’un texte expliquant en quoi consistent ces « marraines ». Nous voyons bien que l’objectif de l’intégration des documents n’est pas prioritairement de fournir des explications sur la guerre mais de servir de support à la fiction. En effet, le commentaire renvoie uniquement au récit.

    Le deuxième procédé met en contexte les objets photographiés. Une douzaine de clichés témoigne d’une modification du rapport à l’objet : la photo originale, qui comprend un cadre neutre et fait apparaître l’objet en tant qu’élément de la collection du musée, a été modifiée afin d’y inclure le contexte narratif. Les commentaires de Vivien qui accompagnent ces photos accentuent cette mise en récit. La valeur de l’objet n’est plus seulement intrinsèque mais dépend surtout de sa possible intégration à la fiction.

    Par exemple, la photo « universelle » du sac à dos du poilu est personnalisée pour Léon Vivien. Il est désormais photographié dans sa chambre. Vivien consolide cette mise en récit du sac en indiquant que c’est le sien. L’objet fictionnalisé est ainsi fortement mis en lien avec l’individu qui l’utilise. Certains objets sont photographiés sur une table en bois ou sur un drap de lit; d’autres dans les mains de Vivien. D’un regard « neutre », l’internaute passe à un point de vue subjectivé, empreint du regard du soldat-photographe qui vit avec ces objets.

    Le troisième procédé repose sur l’effacement des légendes et des contextes des photographies. La dimension plastique de ces dernières (grain, couleur, taille) a été uniformisée, renforçant la cohérence fictionnelle entre les documents aux origines diverses. Une petite dizaine de photographies comprennent initialement une légende ou un contexte qui a été gommé pour les posts. Ces cadres initiaux sont remplacés par les commentaires de Vivien qui les placent dans l’espace-temps de la fiction : une photographie du réveil à la chambrée, de la chambre, d’un entraînement de boxe, de blessés, etc.

    Enfin, certains documents ont subi une modification afin de « coller » davantage au récit. Les extraits musicaux ont été salis afin que le grain s’entende et que l’internaute soit plongé dans une certaine époque révolue. Une photographie connue du conflit a été modifiée de façon à ce qu’elle ne soit plus identifiable et ne se place pas en travers du récit. L’indétermination de l’espace-temps fictionnel est ainsi renforcée.

    Une demi-douzaine de photographies ont subi des transformations importantes : modification du visage, du cadre, ajout et/ou suppression d’éléments. Il s’agit de photographies en gros plan, comme celle de Lulu qui fait l’andouille en avalant sa soupe; d’autres plans d’ensemble ont été retouchés. Outre une adaptation au récit, ces manipulations pouvaient également avoir pour objectif la recherche d’un effet visuel plus fort en mettant en avant certains éléments du document.

    Ces quatre techniques illustrent combien l’objectif consiste à faire parler les images, à rendre leur contenu vivant et humain. Cette position s’inscrit dans une démarche plus générale qui vise à « présentifier » le passé, comme l’a montré Dominique Trouche qui mentionne le trouble du rapport à l’Histoire que cela engendre : « […] elle n’est plus ce qui était, dans un espace-temps révolu, elle devient ce qui va advenir[26] ».

    Loin d’un traitement politico-factuel du conflit, cette utilisation nous invite à suivre au jour le jour des « tranches de vie » vraisemblables plus que véridiques, des symbolisations plus que des représentations pour Trouche[27], mais qui ne se sont pas produites en tant que telles. Jost[28] nous rappelle par ailleurs combien la logique du vraisemblable relève du registre de la fiction plutôt que du réel.

    Cette utilisation importante des documents visuels soulève quelques questions. Dans son analyse de la série documentaire Apocalypse, diffusée sur la chaîne française France 2 en 2009, Thierry Bonzon dénonce une omission des sources des documents audiovisuels qui tend à déréaliser l’événement en le transformant en fiction. Pareil reproche ne peut être strictement tenu à l’encontre de l’opération Léon Vivien, puisqu’elle se présente en tant que fiction et déréalise précisément les documents employés. Cependant, l’ambition de ce dispositif relevait à la fois de la fiction et de l’authentique. Si les communiqués de presse mentionnent la dimension fictive, l’internaute qui ne fait pas de recherches annexes n’est, lui, pas informé de la nature hybride des événements relatés sur cette page Facebook. À aucun moment l’équipe ne fait mention des principes de construction de cette fiction. Sans cadrage interprétatif, la puissance de vérité de l’image tendrait à conférer au dispositif un statut d’authenticité auquel il ne prétend pas explicitement, mais qu’il ne dément pas non plus. Bonzon rappelle la mise en garde formulée par André Bazin : « Le principe de ce genre de documentaires consiste essentiellement à prêter aux images la structure logique du discours et au discours lui-même la crédibilité et l’évidence de l’image photographique. Le spectateur a l’illusion d’assister à une démonstration visuelle quand ce n’est en réalité qu’une suite de faits équivoques ne tenant que par le ciment des mots qui les accompagnent »[29]. Le principe évoqué par Bazin ne s’applique par à l’expérience Léon Vivien; par contre, l’absence d’informations quant au traitement des documents engendre un risque réel de malentendus interprétatifs vis-à-vis de la valeur de démonstration des images. Quelques commentaires laissés par les internautes laissent penser qu’ils oublient le traitement fictif des documents et les abordent comme preuve d’une réalité.

    Thierry Bonzon regrette lui aussi la non-mention des sources dans Apocalypse et souligne la perte de valeur de telles images : « […] des images sans substance, plus ou moins interchangeables, car ayant perdu leur valeur documentaire, des images dont l’utilisation donne lieu à de multiples mésusages[30]». Dans le cas de Léon Vivien, cette « perte de substance » est compensée par une inscription dans la fiction; sa valeur strictement documentaire ne serait pas la priorité des concepteurs, qui se focaliseraient sur le caractère vraisemblable de la fiction présentée.

    Au demeurant, afin de devenir un véritable outil pédagogique, l’expérience Léon Vivien doit s’accompagner d’une réflexion sur la production et les modes de diffusion de la connaissance historique, en particulier sur la complexité des images et de leur usage en tant que trace, et montrer en quoi il s’agit ici d’un réel sciemment reconstruit. Tant l’expérience en tant que telle que son analyse en classe deviendront alors des activités uniques et passionnantes.

    Références

    [1] Cette initiative a été imaginée par l’agence de communication DDB Paris, qui fait par ailleurs partie du groupe Omnicom, l’une des plus grosses agences de communication dans le monde.

    [2] L’opération Louis Castel, GI qui participera au débarquement, est menée entre décembre 2013 et juin 2014 sur Facebook et Twitter par le Mémorial de Caen, dans le cadre des célébrations des soixante-dix ans du débarquement.

    [3] Pierre Nora, Leçon inaugurale de la rentrée 2006-2007 à l’occasion du 60e anniversaire du Centre de formation des journalistes, 13 octobre 2006, archives Gallimard, 245, cité dans François Dosse, La Renaissance de l’événement, Paris, P.U.F., 2010, p. 244.

    [4] Isabelle Veyrat-Masson,   Télévision et histoire, la confusion des genres : docudramas, docufictions et fictions du réel, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 274.

    [5] Une opération comme Léon Vivien engendre des mécanismes de réception eux aussi propres au web 2.0. « L’espace d’affinités » (Gee 2005) qui se crée autour de Léon Vivien permet le partage de connaissances sur la Grande Guerre entre les internautes, mais crée surtout un espace d’interaction au sein duquel chacun peut exprimer son opinion sur le conflit, ses souvenirs familiaux ou ses émotions face aux épreuves subies par les soldats.  Nous avons étudié les pratiques de réception et d’interaction des internautes qui ont suivi l’opération Léon Vivien ; celle-ci sera publiée dans les Actes du colloque Les Jeunes, acteurs des médias qui a eu lieu à Lyon les 11 et 12 avril  2014.

    [6] Marie-Claire Lavabre, « Usages du passé, usages de la mémoire », Revue française de science politique, no 3, 1994, pp. 481-485.

    [7] Ici le Musée de la Grande Guerre de Meaux, soutenu dans le communiqué de presse par Jean-François Copé, président de la communauté d’agglomération du Pays de Meaux et président de l’UMP, parti politique de Nicolas Sarkozy.

    [8] Brian McConnell, « Errors, Omissions and TV Docudrama », British Journalism Review, vol. 11, no. 54, 2000, p. 54. (traduction personnelle de l’anglais)

    [9] François Dosse, L’Histoire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 87.

    [10] Ibid.

    [11] Alun Munslow, The New history, Harlow, Pearson Longman, 2003, p. 140. (traduction personnelle de l’anglais)

    [12] Ibid., p. 150.

    [13] Ibid., p. 152. (traduction personnelle de l’anglais)

    [14] Dosse, La Renaissance de l’événement, p. 186.

    [15] Hayden White, Metahistory, Baltimore, John Hopkins, 1973 cité dans Alun Munslow, The New history, p. 152.

    [16] Alun Munslow, The New history, p. 154. (traduction personnelle de l’anglais)

    [17] François Dosse, L’Histoire, p. 6.

    [18] Ibid., p. 1.

    [19] Ibid., p. 95.

    [20] Ibid.

    [21] Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 58, cité dans François Dosse, La Renaissance de l’événement, p. 294.

    [22] Ibid.

    [23] Linda Seger, The Art of Adaptation: Turning Fact and Fiction into Film, New York, H. Holt and Co., 1992, pp. 122-125. (traduction personnelle de l’anglais)

    [24] John Truby, Anatomie du scénario : cinéma, littérature, séries télé, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, pp. 10-11.

    [25] Steven N. Lipkin, « Real Emotional Logic: Persuasive Strategies in Docudrama », Cinema Journal, vol. 38, no 4, 1999, p. 68. (traduction personnelle de l’anglais) 

    [26] Dominique Trouche, Les Mises en scène de l’histoire. Approche communicationnelle des sites historiques des Guerres mondiales, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 89.

    [27] Ibid., p. 200.

    [28] François Jost, Comprendre la télévision et ses programmes, Paris, Armand Colin, 2009, pp. 79-90.

    [29] André Bazin, Qu’est-ce que le Cinéma? Ontologie et Langage, Paris, Cerf, 1975, cité dans Thierry Bonzon, « Usages et Mésusages des Images d’Archives dans la Série Apocalypse », Vingtième Siècle, vol. 3, no 107, 2010, p. 176.

    [30] Ibid., p. 178.